La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/26

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XXVI

« FLORETE, FLORES MARTYRUM. FLEURISSEZ, FLEURS DES MARTYRS. » — LES TONG-HAK. — MASSACRE DU PÈRE JOZEAU

… 21 septembre 1839 : trois condamnés à mort sortent de Séoul, ils se dirigent vers le fleuve Hang-Kang ; non loin du rivage, ils sont dépouillés de leurs vêtements, garrottés ; des soldats s’avancent avec de grands cris et des hurlements de bêtes fauves, ils frappent un coup de sabre, et la tête des condamnés roule sur le sol.

Cinquante et un ans se sont écoulés, et nous sommes au 21 septembre 1890, à Paris, dans l’église du séminaire des Missions étrangères. Un jeune prêtre, à genoux devant un vieillard, reçoit l’onction qui sacre les pontifes ; les chants d’allégresse résonnent sous la voûte sainte ; l’orgue éclate sonore et vibrant, les lumières brillent, jetant l’éclat de leur or sur l’assistance nombreuse, émue, fervente.


Il est là, couronné de la mitre aux glands d’or,
Appuyé sur son sceptre et frémissant encor.
D’une main bénissant la foule,
Devant ses pas chacun se prosterne en priant,
Tous les cœurs sont émus, et, flot vivifiant,
Le bonheur en larmes s’écoule.


Ce consacré était Mgr Gustave Mutel, le successeur d’Imbert. de Berneux, de Daveluy, les martyrs ; de Ridel, le confesseur de la foi. Ancien missionnaire en Corée, rappelé en France pour être directeur du Séminaire des Missions étrangères, il avait été élu vicaire apostolique du pays que naguère il avait évangélisé. Quelques jours après sa consécration il reprit le bâton de l’apôtre pour aller là-bas, disions-nous alors, cueillir la moisson semée dans le sang et dans les larmes.

Le nouvel évêque prit cette belle devise : Florete, flores martyrum. « Fleurissez, fleurs des martyrs. » Du tombeau des martyrs s’élevaient en effet les belles et radieuses fleurs de la liberté, de la charité, de la victoire. Elles fleurissaient, jetant partout leurs parfums fortifiants et féconds, réjouissant de leur brillant et pur éclat, embellissant de leur splendeur la mission de Corée.

Mais, hélas ! sont-ce des fleurs d’immortalité, ou bien, semblables aux fleurs de la terre, ne sont-elles nées le matin que pour disparaître le soir ?

Une secte étrange s’est formée en Corée sous le nom de Tông-hak, ou doctrine de |’Est, dont la propagation a inquiété le gouvernement.

En 1893, la capitale et les huit provinces furent mises en émoi par les menées de ces doctrinaires, qui étaient avant tout de vulgaires rebelles. Depuis longtemps, de soi-disant prophéties, colportées dans tout le pays, annonçaient que la dynastie actuelle ne dépasserait pas la date fatidique de cinq cents ans. Or cette date expirait en 1892. On devait s’attendre à voir, à cette époque, surgir des amateurs de nouveauté, qui volontiers donneraient un coup de main à la roue de la fortune pour hâter l’accomplissement des prophéties. Et puis il y a toujours les mécontents qui attendent le redressement de leurs griefs, les nobles sans place qui escomptent d’avance l’avènement d’une nouvelle dynastie, les désœuvrés enfin. — et leur nombre n’est que trop considérable en Corée, — qui volontiers pécheraient en eau trouble. Tout ce monde s’est donc réuni comme par enchantement, et, comme il est dangereux d’être rebelle ou de passer pour tel, on prit une enseigne doctrinale afin de se cacher plus aisément.

Il est assez difficile de se faire une idée des enseignements de la secte, et les livres édités par elle sont d’une obscurité parfaite. Un de ses chefs paraît avoir eu autrefois des relations avec les chrétiens ; il raconte dans un de ses livres comment, en 1864, alors qu’il était anxieux de savoir s’il devait ou non embrasser le catholicisme, il eut un songe : un esprit lui apparut qui, tout en louant son désir de parvenir à la vérité, lui dit de laisser de côté la religion du Maître du ciel telle qu’elle est enseignée par les hommes venus de l’Occident, promettant de l’en instruire lui-même ; la doctrine qu’il recevrait et qu’il serait chargé de répandre porterait le nom de Tong-hak.

S’il y a là autre chose que les rêveries d’un illuminé, il est bien évident que l’ange qui a parlé au prophète n’est point un ange de lumière.

Au nom de Dieu (Htyen-tjyou) et à quelques lambeaux de vérités empruntés au catholicisme, sont mêlées les idées les plus incompréhensibles, tirées généralement du livre des Mutations (I-King), et des formules de magie et quelques fragments de prières. D’ailleurs, le très grand nombre des partisans du Tong-hak ignorent absolument la doctrine qu’ils sont censés professer ; son nom seul leur est un signe de ralliement.

En décembre 1892, plusieurs milliers de ces nouveaux sectaires s’assemblèrent dans la province du Sud. Leur programme avéré était de monter en masse à Séoul et d’en chasser tous les étrangers ; mais très certainement les meneurs avaient un autre but. Pendant tout l’hiver, il ne fut bruit que de leur rassemblement ; nombreux furent les badauds qui abandonnèrent leur métier et la culture de leurs champs, croyant qu’après le grand coup frappé on pourrait vivre sans travailler. Dans les campagnes, la crainte était vive, surtout chez nos chrétiens, et à chaque instant il arrivait à l’évêque des courriers pour lui dire de prendre garde ; que cette fois sa perte et celle de la mission était certaine. Habitués aux exagérations des Coréens, les missionnaires ne prêtèrent qu’une médiocre attention à tous ces dires.

« Le 25 mars, jour que l’on disait fixé pour le massacre général, se passa sans la moindre alerte. Un peu plus tard, l’époque ordinaire des examens amena nombre d’étrangers à Séoul : on disait partout que les Tong-hak s’étaient joints aux candidats, et que « la danse allait commencer ».

Le 1er avril, des placards contenant des injures et des menaces contre les étrangers étaient affichés aux portes de plusieurs ministres protestants américains.

Le commissaire de France écrivit à Mgr Mutel pour lui demander si pareil fait s’était produit chez lui ; mais l’évêque. ne découvrit rien, et cependant sa résidence était plus à portée, puisqu’elle est au milieu de la ville.

Quelques jours plus tard, un nouveau placard, affiché comme la première fois chez un ministre protestant, amusa beaucoup la colonie européenne. En dehors des Révérends, il était évidemment l’œuvre d’un mécontent sorti de chez eux, par la fenêtre peut-être, mais qui avait assez bien appris à connaître ses maîtres pour faire d’eux un portrait fort ressemblant, point flatté du tout ni flatteur.

Cependant les Tong-hak, qui menaçaient de loin de tout mettre à feu et à sang, se calmèrent en arrivant à la capitale. Ils se contentèrent de présenter au roi une requête lui demandant de vouloir bien chasser les étrangers du pays. On les laissa plusieurs jours prosternés le front dans la poussière devant le palais, puis le roi leur fit dire de se retirer. Comme ils se faisaient prier, la police fut lancée à la recherche des principaux meneurs, et bientôt on n’entendit plus parler des Tong-hak à Séoul. Ils se retirèrent en masse sur une haute montagne appelée Syokri-san, aux confins des deux provinces de Tchyoung-tchyeng et de Kyeng-Syang ; on envoya des soldats pour les déloger, mais avant l’arrivée des troupes tous avaient disparu. On pouvait craindre que l’agitation produite dans le pays par ces menées de Tong-hak fût nuisible à l’évangélisation. Grâce à Dieu, i} n’en fut rien ; si quelques catéchumènes remirent à des temps plus tranquilles de compléter leur instruction et de recevoir le baptême, la plupart tinrent bon, et des dix-huit cents qui avaient demandé à se faire chrétiens dix-sept cent vingt-quatre reçurent le baptême en 1893. C’était un chiffre qui jamais n’avait été atteint. Peu ont manqué à l’appel, puisque nous avons cette année dix-sept cent vingt-quatre quatre baptêmes d’adultes, chiffre que nous n’avions jamais atteint.

Cependant les sectaires reparurent bientôt, et les troubles furent plus grands, surtout quand les Japonais, désireux de s’emparer de la Corée, eurent déclaré la guerre à la Chine.

Le Céleste Empire envoya des troupes qui, très indisciplinées et mal commandées, portèrent le désordre à son comble. À la haine des Japonais les soldats chinois ajoutaient la haine des Européens et particulièrement des missionnaires ; aussi un des plus jeunes apôtres de la Corée, le Père Jozeau, tomba bientôt sous leurs coups.

Depuis quelque temps il était le plus menacé ; à plusieurs reprises les rebelles envahirent sa résidence, et trois fois même ils le couchèrent en joue ; chaque fois le Père s’était avancé, découvrant sa poitrine et leur disant de tirer s’ils l’osaient. Sa bonne contenance seule les avait fait reculer. Toutefois cette situation violente ne pouvait durer, et le Père Jozeau ne se faisait point illusion ; car, le 16 juillet, il écrivait en tête de son testament :

« Au milieu des désordres où je me trouve, je m’attends d’un jour à l’autre à succomber sous les coups de quelques sauvages. Peut-être mon sang serait-il nécessaire pour empêcher le massacre de mes chrétiens ; s’il en est ainsi, je le donne de tout mon cœur pour la plus grande gloire de Dieu. »

Le 11 juillet, Mgr Mutel recevait à Séoul la dépêche suivante :

« Les Pères et tous les chrétiens vont mourir. »

Il renouvela aussitôt par télégramme l’ordre déjà donné par lettre pour le cas où la situation deviendrait désespérée :

« Que les Pères fuient ou viennent ici. »

Dès qu’il eut connaissance de ce nouvel ordre, le Père Jozeau partit pour la ville de Tjyen-Tjyou, dont il était éloigné de cinquante lys environ, et de là il se mit en route pour Séoul. Les Pères Baudounet et Villemot, serrés de moins près, résolurent d’attendre encore. Le Père Jozeau partit le 27, à cheval, accompagné d’un domestique. Quatre autres chrétiens le suivaient à pied ; mais ils furent bientôt devancés de trente ou quarante lys par le missionnaire, qui avait résolu de gagner Séoul en quatre jours. Il passa le fleuve de Kong-Tjyou le 28, après-midi, et alla coucher à quarante lys de là, à une auberge appelée Koang-tjyeng.

Le lendemain matin 29, il se remit en route ; mais à peine avait-il fait quelques lys, qu’il rencontra l’armée chinoise fuyant sur Kong-tjyou. Les premiers bataillons le laissèrent passer. Un peu plus loin il se butta à un groupe de rebelles coréens, et c’est très probablement à leur suggestion que le général chinois qui se trouvait là le fit arrêter par ses soldats.

« Je dois faire remarquer ici, écrit Mgr Mutel, que, depuis le 23 juillet, un grand changement s’était produit dans les esprits des rebelles, et peut-être aussi des Chinois. En s’emparant du palais royal et en mettant la main sur la personne du roi, les Japonais blessèrent le sentiment national des Coréens ; les rebelles qui précédemment étaient partis en campagne contre l’administration du roi se donnèrent, à partir de ce moment, comme les défenseurs de son autorité ; ils s’allièrent alors aux Chinois pour pouvoir se venger des Japonais et même des Européens, que le peuple croyait plus ou moins complices de leur agression.

« Les Chinois, déjà en partie défaits et à la veille d’être culbutés de leurs positions par les Japonais, acceptèrent volontiers l’alliance des rebelles Tong-hak, qu’ils étaient venus combattre. Ils voulaient sans doute s’en servir comme guides et comme approvisionneurs de leurs troupes en fuite.

« Le général chinois dont il s’agit ici est appelé par les témoins coréens Syep-tai-in (en chinois : Iei-ta-jén). Ce renseignement est absolument certain. Il vient d’un des soldats de la suite du général. Les Coréens lui ayant demandé par écrit quel était le nom du général, il écrivit de son doigt sur le sable les trois mots Iei-ta-jén. »

Après avoir fait arrêter le Père Jozeau, le général, assisté d’un interprète coréen, l’interrogea.

« De quel pays êtes-vous ?

— Je suis Français.

— D’où venez-vous ?

— Je viens du Tjyen-la-to, des environs du Tjyen-tjyou.

— Que faites-vous dans le Tjyen-la-to ?

— Je ne me suis jamais mêlé de rien que d’enseigner la doctrine chrétienne.

— Pourquoi donc avez-vous quitté le Tjyen-la-to ?

— J’ai dû partir à cause des Tong-hak, qui nous menaçaient de mort, moi et les chrétiens.

— N’avez-vous point vu des Japonais ?

— Non.

— Où allez-vous ?

— À Séoul.

— Puisque vous allez à Séoul, retournons ensemble à Kong-tjyou ; de là nous ferons route de concert pour Séoul. »

Le Père Jozeau vit bien sans doute qu’on lui tendait un piège ; mais, dans l’impossibilité de résister, il se laissa conduire où l’on voulut. Une escouade de soldats le mit entre ses rangs et le fit marcher à pied en le gardant de près ; de temps en temps ces soldats poussaient des cris sauvages. Après avoir ainsi cheminé quelque temps, le missionnaire, fatigué de la marche et de la chaleur très vive, fit signe à son domestique, qui conduisait son cheval par la bride, d’approcher des rangs ; mais on ne voulut pas permettre au Père de monter à cheval, et il dut bon gré mal gré continuer son chemin de croix.

Avant d’arriver au fleuve de Kong-tjyou, il y a sur le bord de la route, à une auberge appelée Kam-na-mou-Kol, un petit pavillon ouvert, entretenu par l’administration de la ville et servant de salle d’attente pour les hôtes de distinction qui y arrivent. C’est là que les mandarins sortant de charge ont coutume d’échanger la politesse d’usage avec ceux qui viennent les remplacer. Le gouvernement de Kong-tjyou, apprenant l’arrivée des troupes chinoises, envoya à l’encontre du général le mandarin et le juge criminel, tous deux magistrats de la ville. La rencontre se fit précisément dans ce pavillon.

Après les premières politesses échangées, le général chinois entra dans le pavillon et s’y assit ; à sa droite et à sa gauche s’assirent également le mandarin titulaire et le juge criminel. Le Père Jozeau, harassé de fatigue, s’arrêta comme tout le monde devant l’auberge, et là nombre de Coréens s’assemblèrent en curieux autour de lui. Aucun n’osait, à cause des soldats, lui adresser la parole. L’apôtre dit alors à haute voix :

« Je suis missionnaire français, j’ai été arrêté par les Chinois ce matin, et je n’ai rien pris de la journée ; donnez-moi, s’il vous plaît, une tasse de vin. »

L’aubergiste en apporta aussitôt une tasse. Le prêtre y porta ses lèvres, mais les soldats ne lui donnèrent pas le temps de la vider ; ils se jetèrent brutalement sur lui, et le vin tomba en partie à terre.

À ce moment, le général fit appeler le missionnaire par son interprète à son tribunal. Le Père Jozeau crut l’occasion favorable de s’expliquer plus clairement près de deux magistrats coréens, et il essaya d’entrer à son tour dans le pavillon. Les soldats le repoussèrent violemment et même le forcèrent à s’agenouiller sur la terre nue, comme un criminel, en présence de ses trois juges. Il y eut là un nouvel interrogatoire de quelques instants. Tout ce que l’on sait, c’est que le prisonnier renouvela devant ses juges sa déclaration :

« Je suis un missionnaire français. »

Puis le cortège se remit en route. En arrivant sur la rive droite du fleuve qu’il fallait traverser pour gagner Kong-tjyou, le mandarin militaire et le juge criminel entrèrent dans une barque, et le général chinois dans une autre. Le Père Jozeau monta dans la barque du général. Celui-ci, extérieurement du moins, ne parut pas s’en offenser ; mais presque aussitôt des soldats chinois se jetèrent sur le prêtre et l’entraînèrent de force dans une autre barque, déjà remplie de leurs camarades et qui passa la première.

En débarquant sur l’autre rive, le missionnaire fut aussitôt entouré et serré de près par les soldats passés avec lui. Autour d’eux, à peu de distance, se tenait la foule des Coréens sortis de la ville en curieux pour voir défiler les troupes. Il y avait parmi eux des chrétiens, dont l’un reconnut immédiatement le prisonnier pour un missionnaire, l’autre pour le Père Jozeau, qu’il avait vu précédemment. Beaucoup de curieux païens disaient à haute voix que c’était l’Européen qu’on avait vu passer la veille montant à Séoul.

Le Père Jozeau[1] avait le bas de ses vêtements tout mouillé et couvert de boue ; il se tenait droit au milieu du cercle des soldats chinois, dans une attitude tranquille ou plutôt résignée. Tantôt il les regardait avec assurance comme un homme sans peur et sans reproches ; tantôt il levait les yeux au ciel, dans l’attitude de la prière.

Brusquement, un soldat s’approcha par derrière, lui prit la tête entre les deux mains et fit un effort violent comme pour le soulever ; les témoins pensent qu’on voulait par là allonger le cou de la victime et le rendre plus souple au coup de sabre.

Presque aussitôt on vit le missionnaire faire un bond en l’air : les uns pensent qu’il fut à ce moment piqué aux reins par les soldats et que la douleur subite le fit ainsi bondir ; d’autres, qu’il essaya peut-être de s’arracher à ses bourreaux pour se jeter dans le fleuve et tenter de se sauver à la nage. Mais il fut retenu par quatre soldats, qui, lui prenant les bras, les ramenèrent derrière le dos ; il tomba la tête en avant. À ce moment, d’autres soldats le frappèrent de leurs sabres. Le premier coup porta sur la nuque, le second sur la tête même, et on vit la cervelle jaillir. La victime ne s’affaissa qu’au cinquième coup de glaive, mais la tête ne fut pas entièrement séparée du tronc. On le frappa aussi sur les bras et sur les jambes. Il était environ cinq heures du soir, le dimanche 29 juillet.

Le lieu de l’exécution est la plage de sable de la rive gauche du fleuve, lieu qui sert à la ville de Kong-tjyou pour l’exécution des criminels de marque.

Le domestique du missionnaire avait assisté à son exécution ; il était là à quelques pas de la scène, tenant toujours le cheval par la bride. Les soldats chinois ne paraissaient pas faire attention à lui, quand un des Tong-hak qui les accompagnaient s’écria ;

« Et ce coquin de valet, où est-il ? »

En entendant ces mots, le pauvre homme essaya de fuir ; mais il fut appréhendé au bout de quelques pas par des soldats, qui le frappèrent de deux coups de sabre sur le cou. Il s’affaissa ; mais, comme il respirait encore, on l’acheva de deux coups de fusil tirés dans le dos à bout portant. C’était un nouveau chrétien que le Père Jozeau avait engagé à la ville de Tjyen-tjyou pour ce voyage seulement. Il laisse une femme et un enfant de six ans.


Légation japonaise de Séoul.

Les barques du général chinois et des mandarins coréens n’accostèrent sur la rive gauche qu’après ce double meurtre ; ils virent de leurs yeux les cadavres des deux victimes, sans paraître d’ailleurs se soucier de ce qui venait de se passer. Un soldat chinois, arrivé après l’exécution, fouilla les habits du Père Jozeau et lui enleva son crucifix, son scapulaire et son chapelet ; ce que voyant, les deux autres chrétiens coréens crurent que ce soldat était aussi chrétien ; mais ils furent bientôt détrompés en voyant ce misérable faire rouler d’un coup de pied le cadavre du prêtre sur la berge du fleuve, et le laisser à moitié plongé dans l’eau.

Pendant deux jours et deux nuits, les chrétiens cherchèrent en vain l’occasion de confier à la terre les restes abandonnés du missionnaire ; le passage continuel des troupes et l’affluence des curieux les en empêchèrent. Enfin, dans la nuit du 31 juillet au 1er août, réussissant à tromper toute surveillance, ils creusèrent tant bien que mal dans le sable, et non loin de la rive, une fosse où ils déposèrent en toute hâte les dépouilles vénérées de leur père, qu’ils enveloppèrent d’une simple natte.

Le Père Baudounet, resté à Tjyen-Tjyou, ayant appris le meurtre de son confrère, adressa le 4 août au gouverneur de Kong-Tjyou le télégramme suivant :


« Le Père Jozeau a été tué sur le bord du fleuve : pour quelle raison ? Qu’est devenu son cadavre ?

« Baudonnet, missionnaire français. »


Le gouverneur envoya des satellites pour procéder à l’enterrement du missionnaire ; ceux-ci, trouvant la chose faite, se contentèrent d’enterrer le domestique.

Le gouverneur répondit, le 5, par cette étrange dépêche :


« On dit que quand les soldats chinois ont passé le fleuve, ils ont exécuté un Japonais, et que son corps a été enterré par les soins d’un mandarin local.

« Gouverneur de Kong-Tjyou. »


« C’est là un mensonge administratif dont Coréens et Chinois sont coutumiers, dit Mgr Mutel. Personne d’ailleurs n’a pu se méprendre et ne s’est mépris sur la nationalité et la qualité du Père Jozeau. Le bruit de sa mort se répandit dans tout le pays comme une traînée de poudre, et les chrétiens même très éloignés en ont su la première nouvelle par la rumeur publique.

« Sans parler de la perte inappréciable pour nous d’un missionnaire tel que le Père Jozeau, je puis dire que sa mort a été pour la Mission le plus grand de tous les malheurs. Les Tong-hak, qui jusque-là n’avaient osé porter la main sur les missionnaires, se mirent à les poursuivre comme des bêtes fauves recherchant une proie. Pour éviter de tomber sous leurs coups, les deux Pères Baudonnet et Villemot ont dû se réfugier dans les cavernes des montagnes, où ils ont passé quinze jours. Quant aux chrétiens, s’ils avaient déjà beaucoup souffert, leur position devint à partir de ce moment absolument intolérable. Dans les deux provinces Tjyen-la et de Tchyoung-tchyeng, il n’est peut-être pas un seul village chrétien qui n’ait été pillé et saccagé. Les habitants sont tous en fuite, et l’on se demande avec douleur aujourd’hui s’il restera des survivants de ces onze mille chrétiens.

« Je note aussi que les soldats chinois, et un général à leur tête, n’ont pas craint de tremper leurs mains dans le sang d’un missionnaire français quelques jours seulement après que la mission française de Séoul avait donné abri et refuge au moment du danger au secrétaire de la légation chinoise, deux jours après que la canonnière française le Lion, ayant à son bord ce même secrétaire, axait arraché à une mort certaine une cinquantaine de soldats chinois naufragés du Kao-cheng. »

Cette mort, le Père Jozeau l’avait vaillamment acceptée d’avance. Le récit de son évêque nous le prouve, et le martyr lui-même nous le dit dans la lettre suivante, datée du 25 juin :


« Nous sommes ici dans une véritable guerre engagée depuis un mois par des rebelles[2] ; le canon et les fusils retentissent de tous côtés : je me trouve juste au milieu du mouvement. Chaque jour des centaines de soldats ou rebelles voyagent continuellement autour de chez moi. Les insurgés voudraient nous chasser ; jusqu’à ce jour ils n’ont osé, sachant qu’à la capitale, et tout près, des vaisseaux de guerre de toute nationalité sont là pour nous défendre. Qu’en résultera-t-il ? On ne peut encore le savoir. Les Coréens, incapables de supprimer cette rébellion, ont appelé les Chinois à leur secours. J’espère par la divine Providence n’avoir point d’affaires, et après tout, s’il faut y mourir, je n’aurai vraiment aucun regret en mourant à ma tâche.

« N’ayez point souci de cette affaire ; car jusqu’à présent il n’y a aucun risque. Du haut de mes montagnes, j’ai vu incendier la plus grande ville capitale de ma province ; beaucoup de morts et de blessés chez les rebelles et dans la population. Priez Dieu de nous secourir, nous et nos chrétiens.

« Adieu, monsieur le curé. Tout à vous in Christo.

« M. Jozeau, Missionnaire apostolique en Corée. »


Cette lettre est arrivée en France le 29 août. Ce jour même, seize jeunes prêtres quittaient le séminaire des Missions étrangères, et parmi eux deux étaient destinés pour la mission de Corée.

Un des partants a traduit par un chant la joie sainte et les désirs ardents qui, de tous temps, animèrent les aspirants missionnaires à la nouvelle de la mort sanglante de leurs anciens dans la carrière apostolique.


Un de tes fils est mort ! Chante, ô noble Vendée[3] !
Il est tombé là-bas aux champs de la Corée,
Fauché dans son printemps par le glaive chinois.
À son Alleluia nous mêlons notre voix :
Car ce n’est pas des pleurs qu’on étonne à ces apôtres,
On ne sait que chanter au martyre des nôtres,
Et l’œil est fier de voir briller sur le drapeau,
Avec Cornay, Vénard, ce nouveau nom : Jozeau !
Depuis longtemps déjà les courriers de l’Asie
N’apportaient au pays que des bruits d’accalmie.
On bénissait le ciel…, mais on rêvait tout bas,
Près des cangues des preux, à leur heureux trépas ;
Et c’est par un soupir qu’en montrant leurs reliques,
On commençait ainsi : « C’était aux temps antique… »
Bref, l’espoir s’éteignait comme un feu qui s’endort.
… Voilà qu’il se ranime au seul bruit de ta mort,
Jozeau ; car ton martyre est un phare d’espoir.
Nous qui partons demain sous l’étoile des mages,
Nous saluons joyeux l’horizon plein d’orages.


Sentiments admirables d’âmes saintes heureuses de donner leur sang pour la gloire du Christ Jésus ; et pourtant, ô mon Dieu, notre dernière et notre plus ardente prière n’est pas pour demander la grâce du martyre, mais la paix, la liberté, qui rendent plus facile et plus rapide le triomphe de votre nom. Mon Dieu, daignez nous exaucer !

  1. Lettre de Mgr Mutel, Missions catholiques, 9 novembre 1894.
  2. À ce moment, il ne s’agissait que d’une guerre civile ; la Chine et le Japon n’avaient encore ni déclaré ni commencé les hostilités.
  3. Le Père Jozeau était Vendéen, né à La Boissière-Thouarsaise (Deux-Sèvres), le 9 février 1866, missionnaire en Corée en 1888.