La Corée ou Tchösen/Chapitre III

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Ernest Leroux (Tome 26ep. 13-23).


III. — DE NEW-YORK À SÉOUL


Le 3 septembre 1887 je quittai New-York pour mon poste lointain, et après un séjour à San-Francisco, m’embarquais à bord du City of Peking, de la Compagnie le Pacifique-Mail, pour Yokohama, on nous arrivâmes le 10 octobre, — vingt jours de mer sans escale. Je n’étais donc pas fâché d’apprendre qu’il fallait y attendre une huitaine de jours le départ du steamer le Higo-Maru, de la Compagnie japonaise le Nippon-Yusen-Kaisha, faisant le service entre Yokohama et Nagasaki, en correspondance avec Tchemulpo, port ouvert de la Corée.

J’ai profité de ce délai pour connaître le Japon, Yokohama et ses environs et la capitale, Tokio ; j’emportai les meilleurs souvenirs d’un peuple qui a été appelé le Français d’Orient, vu sa cordiale hospitalité, son goût artistique et raffiné, et je regrettai vivement que mon mandat ne me permît pas un séjour plus prolongé.

Parti le 20 octobre, nous arrivâmes à Nagasaki le 24.

Nous y descendîmes pour prendre un autre bateau de la même Compagnie, arrivant à Tchemulpo dans la matinée du 28.

Tchemulpo est le principal port de la Corée. En 1882, l’année des traités, c’était un petit village connu sous le nom d’Inchon ; aujourd’hui il a acquis quelque importance sous l’influence des marchands chinois et japonais, lesquels, en dehors d’une dizaine d’Européens, constituent le plus gros de sa population. Déjà, il y a deux hôtels, l’un tenu par un Chinois, l’autre par un Japonais, Daibutsu ; ce dernier était un ancien chef de cuisine à bord d’un navire américain, qu’il quitta pour s’installer dans la ville, d’abord comme boulanger et ensuite boucher, banquier, cordonnier, à ces métiers ajoutant celui d’hôtelier.

Le matin du 29, j’ai quitté Tchemulpo pour la capitale, distante, par voie de terre, de 35 kilomètres. La chaise à porteurs étant le seul moyen de transport permis à un officier, c’est ainsi que je me suis mis en route, porté par huit coolies. La route n’offre rien de remarquable ; elle traverse des champs de blé ou de riz et des villages composés des misérables huttes des coolies. Mappo, sur le côté droit de la rivière Han, que nous traversons en bac, est situé à 10 li ou 4 kilomètres de la capitale, dont il est, par le fait, un faubourg. C’est un village mesquin, habité par les riverains pêcheurs qui font le service entre la capitale et le port de Tchemulpo.

Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes devant les murs imposants de Séoul, et, franchissant la porte ouest, nous passâmes rapidement par les rues étroites pour gagner la résidence des États-Unis, accostés à chaque instant par des curieux qui, sans la moindre gêne, plongeaient leurs figures par les fenêtres de ma chaise en demandant : Nou-Gounya ? (Qui vive ?) et mes porteurs répondaient : So-Yang-Saram, un homme venu de l’Océan occidental ; ceci étant la désignation de tout étranger européen.

La résidence de tout gentilhomme, en Corée, est composée de plusieurs petites maisons, entourées de hauts murs, et c’est dans une de ces maisonnettes, peu confortables, que j’allais habiter pendant mon séjour en Corée.


Fig. 4. — Coolie (porteur de chaise). (D’après un croquis d’un artiste coréen.)


Séoul, la capitale, vue de loin, dans la grande clarté d’un jour ensoleillé, a l’air pittoresque et enchanteur ; vue de près, jamais désillusion plus profonde. Il n’y a que deux choses de jolies, ce sont les deux montagnes : le Pok-San et le Nam-San, montagnes nord et sud qui sont vraiment grandioses et paraissent deux sentinelles qui tiennent la veille sur la ville couchée à leurs pieds. Et sentinelles, elles le sont par le fait, car, suivant un très ancien usage, les feux-signaux sont allumés sur leurs sommets chaque nuit, pour indiquer aux habitants, suivant leur nombre, que le pays est tranquille ou qu’il court un danger.


Séoul en hiver.


Bâtie par le fondateur de la dynastie actuelle, en 1392, la ville est entourée d’une muraille d’environ 20 pieds de hauteur sur 3 d’épaisseur. Sept portes monumentales donnent accès à l’intérieur. Elles ont été construites dans le style chinois, reste de l’art bouddhique, dont il y a quelques temples et monuments encore debout.

Les murs de la capitale, ainsi que les enceintes des fortifications, qu’on appelle les citadelles du roi, ont été bâtis par le roi Tadjo ; ce souverain ordonna que tout habitant, entrant ou sortant, porterait une pierre d’un certain poids ou d’une certaine taille et la déposerait sur le revêtement. La pensée du roi fut trouvée heureuse, et les murs de la ville, ainsi que ceux des fortifications désignées, grandirent comme par magie.

Les portes de la ville ont chacune une affectation particulière : la porte du Nord est affectée spécialement au service de Sa Majesté ; la porte du Sud est pour les nobles ; la porte Est amène au temple du roi, et c’est par là que Sa Majesté sort lorsqu’elle va, en procession, sacrifier aux cendres de ses ancêtres ; la porte Ouest est celle dont se servent les visiteurs ou résidents européens. Celle du Sud-Est est celle par laquelle sortent les processions funéraires ; la porte Sud-Ouest est celle où passent les criminels à exécuter ; la porte Nord-Ouest mène à Pékin.

En dehors des quelques habitations des étrangers et des palais et résidences européens récemment construits, Séoul, avec ses 250,000 âmes, se compose de misérables huttes couvertes de chaume, autour desquelles se trouvent des mares d’immondices qui défient toute description. Le choléra s’y trouve à l’état endémique, mais le grand fléau du pays est la variole. Si le traitement n’est pas efficace, il est au moins excessivement simple ; la pharmacie coréenne est peu compliquée, la seule médication employée étant un bouillon de chien ! Sa Majesté Li-Hi use fréquemment de ce remède dont il absorbe un verre ou deux à la moindre indisposition.

Lorsque le potage de chien est sans efficacité et que le malade se trouve à l’agonie, on a recours au moutang : une bande de vieilles femmes, sorcières armées de gongs et d’autres instruments de musique analogues, entourent le moribond et le gratifient d’une symphonie infernale, afin de chasser le maudit dragon qui a pris possession de son corps. Si le malheureux n’a pas succombé à la maladie, il est sûr de ne pas échapper au moutang.

Le mode de chauffage des habitations empêche la population d’être asphyxiée par les émanations pestilentielles de la ville. Dans le sous-sol de toute habitation est construit un fourneau destiné à chauffer l’appartement : la cheminée débouche dans la rue. Au coucher du soleil, les feux sont allumés et, deux ou trois heures après, une chaleur intolérable pour un Européen règne dans l’intérieur. En même temps, des nuages d’une fumée noire et épaisse se répandent dans l’atmosphère, entraînant sans doute au loin les miasmes délétères de ce foyer d’infection, mais suffoquant celui qui, par malheur, aurait à traverser la ville pour gagner sa demeure.

D’après un ancien usage, une immense cloche, appelée In-Kioung, donne le signal auquel tout Coréen obéit en gagnant au plus vite sa cabane. Ainsi, toute boutique se ferme et, en un clin d’œil, les rues qui, tout à l’heure, fourmillaient de monde, sont silencieuses et désertes. Enfermé chez lui, le Coréen, grand buveur et grand joueur de son naturel, se livre aux jeux et à une consommation formidable de sul, eau-de-vie de riz, sorte de saki, boisson dont il est fort amateur.

Dès que la nuit est tombée, une obscurité profonde règne sur la ville et le silence n’est guère rompu que par quelques rares policiers armés de barres de fer auxquelles sont attachées des chaînes dont on entend de loin le bruit : c’est pour avertir les malfaiteurs de s’éloigner et non pour les arrêter, — ou par les aboiements des chiens qui, en dehors du service qu’ils rendent à la pharmacie du pays, et à la voirie, sont aussi les fidèles gardiens de l’habitation du coolie. Les portes de la ville sont fermées vers les 8 heures du soir, et personne ne peut entrer ni sortir avant 3 heures du matin, heure réglementaire où elles sont ouvertes par les soldats gardiens.


Femme coréenne en toilette de promenade. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


On a rapporté que, si les hommes avaient été privés de sortir le soir, ce privilège était réservé aux femmes. Ce droit leur est certainement acquis, mais il n’y en a pas qui en profitent, par cette raison que les rues ne sont pas éclairées ; s’il n’y a pas danger de se noyer dans les mares d’immondices qui bordent les passages, il y a parfois risque de rencontrer des léopards et des tigres même qui, poussés par la faim, pénètrent, surtout en hiver, jusqu’au centre de la ville.


Fig. 5. — Chaise fermée. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


La femme coréenne est tenue plus isolée que partout ailleurs, en Orient ; à partir de sept ans, la fille est séparée des enfants mâles dont elle partageait la société jusque-là. Dorénavant, elle vit en cachette et n’attend que le moment où elle doit habiter chez un mari auquel elle est fiancée depuis son enfance. Elle peut sortir, faire des visites, mais soigneusement enveloppée — à la turque — et mise dans une chaise fermée, toujours accompagnée d’une ou de deux vieilles servantes. Les vieilles femmes du coolie et les kisang ou danseuses, voilà les seuls échantillons du beau sexe qu’on voit en Corée, et la vue n’est pas toujours très attrayante. Les kisang, par leurs costumes, chants et mœurs, rappellent les almées ou ghawazi égyptiennes. Elles dépendent du gouvernement qui leur alloue une certaine compensation pour leur assistance aux fêtes officielles ou banquets donnés au nom du gouvernement.


Fig. 6. — Femme coréenne. (D’après le croquis d’un artiste coréen).


Le costume coréen est bizarre, c’est le même que portaient autrefois les Chinois. Les Mantchous, vainqueurs des Chinois et des Coréens coalisés, imposèrent aux premiers, en signe de mépris, l’obligation de porter cette queue, devenue aujourd’hui, chez eux, une marque d’honneur et de distinction, et qui dégénère même en fanatisme. Moins rigoureux envers le Coréen, les Mantchous lui permirent de porter les cheveux comme il l’entendait ; depuis cette époque, il les laisse pousser de toute leur longueur. Les jeunes gens jusqu’à leur mariage doivent les porter, sans aucune coiffure, séparés au milieu de la tête et réunis en une seule tresse tombant dans le dos, ce qui leur donne l’air de jeunes filles. Dès qu’il est marié, le jeune homme les ramasse en un chignon sur le sommet de la tête ; alors pour la première fois, il peut porter le chapeau, qui constitue une dignité à laquelle aboutit l’ambition de tout jeune Coréen. Ce chapeau, ou kat, est d’un même modèle pour toutes les classes. Il est formé de tiges de bambou ou de lanières de crins de cheval finement tressées ; la calotte a une forme ronde et les bords sont très larges. Elle est fort ridicule, cette coiffure coréenne, mais pas plus, il faut l’avouer, que notre chapeau de haute forme qui fait rire les Orientaux.


Fig. 7. — Type coréen. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


La robe en coton ou en soie descend jusqu’aux chevilles ; elle est serrée à la taille par une cordelière en soie noire. Sous la robe, est un court veston en soie rouge ou bleue, et un large pantalon doublé de ouate en hiver. La chaussette est une espèce de botte en coton blanc doublé en ouate ; quand il sort, le Coréen met, au-dessus de celle-ci, de gros souliers en drap noir ou bleu qui sont laissés à la porte en entrant.

Un autre costume encore plus curieux est celui du deuil. Quand un parent meurt, les mâles sont tenus rigoureusement, qu’ils soient princes ou paysans de prendre le deuil dont la durée est de trois ans. S’il a le malheur, dans l’intervalle, de perdre un autre parent, c’est à recommencer. Il y a des gens en Corée qui n’ont porté de leur vie que ce costume. Il consiste en une robe en toile de lin écrue, étoffe grossière ; elle est serrée à la taille par une corde ou ruban de même matière.


Fig. 8. — Coréen en deuil. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Les souliers sont de même étoffe, ainsi que l’éventail.

Le chapeau, un véritable parapluie, en paille jaune et tombant sur les épaules, cache absolument le visage du porteur. Il peut voir, mais ne peut être vu ; d’ailleurs on ne cherche pas à le voir, car l’usage veut que ce costume mette le porteur à l’abri du plus curieux. Ce costume a été adopté par les missionnaires catholiques qui, grâce à son inviolabilité, ont pu faire la propagande de leur foi pendant de longues années. À la mort du roi, le costume serait porté par la nation entière.

La vie à la capitale manque de la gaieté, comme on peut se le figurer. Les rues proprement dites n’existent pas ; il n’y a pas d’hôtels, ni de cafés, ni de théâtres ; on ne sort qu’en chaise et pour se rendre chez ses collègues aux dîners donnés réciproquement, qui constituent les seuls événements qui rompent la monotonie d’une existence plus que paisible. Hors la ville, on trouve une jolie campagne et des routes suffisamment bonnes pour permettre des promenades à cheval.

La monnaie du pays consiste en un alliage de cuivre et de fer. Il n’y a qu’un seul étalon, le sapèque ou le cash, dont il faut trois cents environ pour faire un franc. Chaque pièce est percée au milieu et on les enfile dans une ficelle comme un chapelet. Le yen en argent, ou piastre japonaise, a cours seulement parmi les Européens, Japonais et Chinois. Le gouvernement de la Corée, comme celui de Chine, maintient le cash pour des raisons politiques, car, vu les obstacles que cette dernière monnaie présente pour son transport, elle empêche ainsi l’étranger de pénétrer à l’intérieur.

La division du temps est basée sur le système chinois. Le jour solaire est divisé en douze heures ou si : le si en huit keik et le keik en quinze pun. L’heure coréenne étant le double de la nôtre, le keik vaut quinze minutes, et le pun une minute. Au lieu d’être désignées par des numéros, les heures prennent le nom d’un des signes du zodiaque auquel on ajoute le mot si : Ho-si, l’heure du tigre ; Riong-si, l’heure du dragon. Il n’y a ni montre, ni horloge, la mesure du temps est indiquée au moyen des occupations ordinaires de la vie ; ainsi, pour midi, on dira pap (riz), l’heure du repas.