La Corée ou Tchösen/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Ernest Leroux (Tome 26ep. 23-33).


IV. — À LA COUR CORÉENNE


Le palais royal consistait, en 1888, en une collection de constructions semblables aux vieux temples, entourées de hauts murs et communiquant entre elles par des portes intérieures. Depuis lors, un architecte français, M. Salabelle, avait été chargé, par Sa Majesté, de lui construire un palais moderne dont la construction a été arrêtée faute d’argent. En attendant, le roi continue à habiter ses anciens bâtiments qu’il a fait éclairer à la lumière électrique. Le roi en est tellement satisfait qu’il a supprimé la nuit, par décret royal, en tenant sa cour pendant toute la nuit — éclairée a giorno, — et se couchant pendant le jour ; de cette façon, il est sûr, dit-il, de ne pas être dérangé par le redoutable dragon.


Palais d’Été (du roi Li-Hi).


Le matin du 16 novembre 1887 avait été fixé comme jour de ma réception par Sa Majesté. À la dite heure, je me suis rendu en chaise à porteurs au palais, accompagné de M. Wo-In-Tak, l’interprète de notre légation. Suivant l’étiquette de la cour, les représentants des puissances étrangères sont tenus de quitter leur chaise à une centaine de mètres de la grande porte, pour, de là, gagner la salle de réception à pied. Mon gouvernement, ainsi que ceux de mes collègues, à l’exception du résident chinois, se sont accordés pour accepter cette humiliation. M. Yuan-Sie-Kouai montre son dédain en entrant par la grande porte avec sa chaise et en ne descendant qu’à la porte même de la salle d’audience. À la salle d’attente, nous sommes reçus par Son Excellence Shim-Pansa, grand maître des cérémonies, qui nous fait entrer dans la salle où rogne un froid intense. En attendant le plaisir de Sa Majesté, M. Shim nous fait avaler du champagne et du sul. Profitons de ce délai pour décrire le costume de M. Shim, qui est celui de tout courtisan de service au palais, qu’il soit pansa, tchampan, tchamwie ou tchousa.

La coiffure est faite de tiges de bambous ou de lanières de crins de cheval en forme de toque ou plutôt de mitre, ayant des projections de chaque côtés, semblables à des oreilles et à des ailes, avec l’intention ainsi de symboliser l’aptitude de son porteur à écouter les ordres et à voler les exécuter. La tunique est composée d’une robe en soie verte foncée qui descend aux chevilles, montrant les revers des bottes en feutre noir ; un ceinturon, orné de morceaux de verre et de jade, entoure la poitrine. Sur les plastrons, attachés sur la poitrine et sur le dos, se trouvent brodées des figures de cigognes et de tigres, selon le rang du porteur. C’est un costume unique, mais bien loin d’être joli.


Fig. 9. — Un dignitaire du palais. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Shim-Pansa, après une longue attente, fut enfin sommé de se présenter et nous le suivîmes sur un seul rang, marchant avec lenteur, pareils aux oies, auxquelles nous ressemblions pas mal. Nous traversâmes plusieurs cours en franchissant quelques portes et arrivâmes, après maints détours prescrits par l’étiquette, devant une salle ouverte où se trouvait le roi, debout, entouré de ses eunuques et de ses ministres au second rang. Shim-Pansa, qui avait tenu le dos courbé et tête en bas, se prosternait sur le ventre et, dans cette attitude, s’est mis à imiter le crabe, grimpant rapidement les marches ; et ainsi, marchant de côté, il gagna la salle. M. Wo, mon interprète, suivit Shim et, seul, je montai les escaliers et, marchant droit, je me trouvai en présence du roi. M. Wo vient en même temps prendre sa place, indiquée d’avance, entre le roi et moi. Wo courbe son dos, laisse tomber ses mains jusqu’à ce que ses doigts touchent le parterre et, dans cette pénible posture exigée par l’étiquette, débute mon audience avec le Tai-Tchösen-Tai-Koun-Tchou.

Sa Majesté Li est de petite taille, la figure est douce, le teint est jaune et les yeux noirs. Il portait ses vêtements de cérémonie : une robe en soie rouge, ornée de plastrons attachés sur la poitrine et sur le dos, brodés de figures de tigres et de dragons ; un ceinturon d’or entoure sa poitrine. Sa toque est faite de la même étoffe et du même modèle que celles portées par ses courtisans, mais dépourvue des appendices. Les eunuques, selon l’étiquette, lui servent comme souffleurs, lui disant à l’oreille ce qu’il devra dire, et ensuite le roi dit au tchousa, et le tchousa de répondre :

Sa Majesté est très heureuse de votre arrivée dans sa capitale.

Sa Majesté demande si vous avez eu une traversée agréable.

Sa Majesté demande à savoir si vous êtes en bonne santé.

Sa Majesté s’informe de la santé de votre Président.

Sa Majesté désire savoir votre opinion sur sa capitale.

Comme on le voit, ces questions, élaborées et arrêtées d’avance dans un conseil des ministres, ne sont pas de nature à fatiguer trop l’esprit du roi ni de ses conseillers.

Pendant l’audience, on entendait des bruits pareils à des coups de pistolets, dont le roi paraissait beaucoup s’amuser ainsi que les eunuques. M. Wo me disait après l’audience que c’étaient les dames du harem qui, pour s’amuser et pour voir l’étranger nouvellement arrivé, perçaient de leurs doigts les murs, couverts seulement d’un papier parchemin. M. Wo était au bout de ses forces quand le roi donna le signal de la retraite. Le maître de cérémonies et l’interprète exécutèrent des mouvements pareils à ceux par lesquels ils s’étaient présentés et disparurent ; de mon côté, je m’inclinai et me retirai. Une visite fut faite ensuite au prince héritier, jeune homme de seize ans, de peu d’intelligence ; puis, ayant terminé ce devoir officiel, j’ai pu regagner la salle d’attente où, avant de m’en aller, Shim-Pansa avait tenu à me faire prendre encore du Champagne et du sul.

Le chinois est usité pour la littérature, mais le coréen, qui est une langue polysyllabique, est, par le fait, la langue la plus usitée de la cour.

Dans l’entourage du roi se trouve un corps de lettrés. Ils tiennent un journal quotidien de tous les événements du royaume, ainsi que des faits et gestes du souverain, et la tradition veut que celui-ci ne s’informe jamais de ce qu’ils ont écrit, afin de n’exercer sur eux aucune influence et de leur laisser la plus grande indépendance pour la rédaction de leur chronique. Mais la fonction principale des lettrés est de tirer des horoscopes et d’indiquer les jours fastes et néfastes. Cette prédiction est de la plus haute importance pour les fêtes et cérémonies, qui ne peuvent avoir lieu que dans une journée heureuse. Le roi ne sort presque jamais et n’entreprend quoi que ce soit sans l’avis de ses astrologues. On les dit d’ailleurs aussi habiles à tirer parti de leur art qu’autrefois les prêtres de Jupiter Ammon ou les augures de Rome.

Les astrologues se servent d’une boussole, constituée par une coupe creusée dans un bloc rond de bois dur d’environ un pied de diamètre. Sur la face supérieure du bloc sont tracés plusieurs cercles concentriques comme ceux qu’on marque encore sur l’horizon de bois de nos globes célestes. Les cercles embrassent les douze heures doubles, les dix symboles, les huit diagrammes et les autres signes du zodiaque chinois. Autrefois, on remplissait la coupe d’eau pour faire flotter une aiguille aimantée : tel fut le compas en usage en Chine au ive siècle (avant notre ère), et un auteur inconnu en a parlé comme de l’aiguille dont se servaient également des professeurs de géomancie à la cour de Chine sous la dynastie des Tsin, 265 ans après J.-C. Le même auteur raconte, qu’en 1122 un ambassadeur chinois, se rendant en Corée, vit, sur le navire où il a pris passage, une aiguille aimantée servant à donner la route. C’est la première mention qui est faite du compas de mer, et cela paraît trancher la question de priorité en faveur des Célestes. À cette époque, l’aiguille était toujours portée par un flotteur sur un vase rempli d’eau. Mais sous la dynastie des Mings, des jonques japonaises ayant été capturées par les Célestes, ceux-ci y trouvèrent des compas à sec avec une aiguille portée sur un pivot. Dès lors, les Chinois adoptèrent le principe du pivot, et le compas sec devint d’un usage courant. C’est ainsi que les marchands arabes, allant aux Indes et en Chine, connurent l’usage du compas.


Fig. 10. — Chaise fermée d’une dame. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Pendant mon séjour en Corée, j’ai pu me procurer un compas dans le genre de ceux dont se servent les astrologues à la cour, pour déterminer les jours heureux, etc., et, de retour à New-York, j’en ai fait cadeau à la Société de géographie de cette ville.

Le roi de Corée se fait voir rarement de son peuple ; il est tenu, cependant, par un ancien usage, une fois au moins pendant l’année, de sortir de son palais en procession pour aller au temple sacrifier aux mânes de ses ancêtres. Ce jour heureux est une affaire grave pour les astrologues qui jouent de leur réputation si, par malheur, ils choisissent une mauvaise journée. En l’année 1888, la procession, connue sous le nom à Que-Dong, avait lieu le 14 mars, et j’ai eu l’heureuse chance d’y assister ; j’avais pris avec moi un objectif dont le Coréen n’avait pas eu jusque-là la moindre notion ; je le note ici, car plus tard cet incident servit de prétexte à une émeute de la populace contre les étrangers ; j’y reviendrai plus loin ; parlons maintenant de la procession. À la tête du cortège passa d’abord le maréchal du Que-Dong, perché haut sur une chaise, espèce de monocycle ; la roue du centre supportait le poids de la chaise où était assis le maréchal ; les timons, en avant et en arrière, étaient tenus par des coolies qui, en tirant et en poussant, imprimaient au véhicule une vitesse vertigineuse. En avant et sur les flancs passaient d’autres coolies armés de gourdins avec lesquels ils flanquaient, à ceux qui ne cédaient pas facilement le chemin, de rudes coups. Les soldats des différentes casernes venaient ensuite prendre le chemin et, sous les ordres du général Han, formaient un rang de chaque côté de la rue.

Une musique baroque et où on distingua la terrible cornemuse annonça l’arrivée du roi. D’abord, il était précédé de serviteurs portant haut l’immense ombrelle en soie rouge, emblème de la royauté en Corée ; ensuite, le roi, assis sur une chaise couverte d’une large couronne en soie rouge et portée sur les épaules des nombreux coolies ; puis, autour de la chaise royale, se trouvaient des favorites du roi, les eunuques tenant le premier rang ; tous éventaient Sa Majesté, sans doute pour chasser les odeurs insupportables et non pas certainement pour le rafraîchir, car la tempérarature était basse et il gelait ferme. Au moment de son passage, toute la foule s’inclina en koteou (prosternations) car l’usage ne veut pas qu’on regarde Sa Majesté de face ; venaient ensuite des étendards jaunes, blancs, rouges, sur lesquels étaient inscrites des devises curieuses. Les porte-drapeaux ainsi que les coolies criaient à tue-tête des notes accoutumées, mais tout à fait intraduisibles par la plume. Le prince héritier suivait la chaise du roi ; il était escorté par une centaine de garçons de dix à quinze ans, coiffés de chapeaux en paille jaune et habillés en robes de soie jaune et rouge.


Fig. 11. — Le Maréchal du Que-Dong. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


L’arrière-garde était composée de gens armés et vêtus, comme les anciens guerriers, en cotte de mailles avec casque en fer sur la tête ; de longs cheveux noirs, qui tombaient sur leur figure, leur donnaient une mine vraiment sauvage. D’un autre côté, leurs montures extrêmement petites — les poneys coréens — les faisaient ressembler aux singes qu’on voit parfois paraître dans les foires. Il était tard lorsque la procession rentra en ville et, passant par la même rue, regagna, dans l’obscurité de la nuit tombante, les portes du palais au moment où la cloche d’In-Kioung sonna la retraite.


Fig. 12. — Domestique du palais. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Plaçons ici l’incident de la photographie auquel j’ai fait allusion tout à l’heure. Les Coréens éprouvent des préjugés très prononcés contre l’étranger, et il ne manque pas à la capitale de gens haut placés qui guettent l’occasion d’exploiter ce sentiment, espérant qu’une émeute quelconque pourra leur donner le pouvoir. Le Tai-Ven-Koun, père du roi actuel et, pendant quelque temps, régent, aspire à succéder à son fils, dont la faiblesse de caractère aurait déjà perdu le trône sans la reine, femme à laquelle on attribue une forte intelligence et beaucoup de mérite. Le Tai-Ven-Koun travaille toujours à pousser la populace à massacrer les étrangers. Il intrigua contre les Japonais d’abord, en 1882 et 1884 ; mais les Japonais se défendirent si bien qu’il fallut abandonner la partie. En 1888, les Européens, peu nombreux, et surtout les missionnaires, offraient une meilleure chance de succès. Les agents du Tai-Ven-Koun lui rapportèrent la présence dans la capitale de la mystérieuse photographie, et on lui parla des secrets de la chambre noire ! Le vieux conspirateur vit là une arme dont il ne tarda pas à se servir. On faisait courir le bruit que les missionnaires employaient des agents pour voler des enfants coréens, et que ceux-ci, après avoir été bouillis, étaient mangés par des missionnaires, les yeux de ces enfants étant utilisés pour produire les images sur les plaques qu’on montrait aux indigènes comme preuve indiscutable de ce qu’on avançait. Le 17 juin 1888, la capitale était en émoi ; le roi était dans la plus grande crainte et, cette fois, une catastrophe paraissait imminente. Ce jour-là, en traversant la place, de retour d’une promenade à cheval, je vis de mes yeux les cadavres de sept ou huit malheureux qui jonchaient la terre, lapidés par la foule qui les avait attrapés, ayant avec eux des enfants volés ; ces enfants, paraît-il, avaient été prêtés pour l’occasion et confiés à quelques agents inconscients destinés à être victimes de la fureur de la populace, qui voyait en eux les agents des missionnaires.


Fig. 13. — La famille d’un coolie. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Le lendemain, une proclamation du Ministère des Affaires étrangères montrait que le Tai-Ven-Koun ne manquait pas de coadjuteurs gouvernementaux et qu’il allait peut-être arriver à son but. Cette proclamation est citée pour montrer le degré de civilisation que la Corée avait atteint en 1888 ; la voici :

« Dernièrement, il est arrivé à notre connaissance des rumeurs que le peuple perd ses enfants et que les étrangers les achètent et ensuite les font bouillir et les mangent ; plusieurs voleurs d’enfants ont été attrapés dans les rues. S’il était vrai que les étrangers mangent des enfants, nous ne pourrions retenir notre indignation, mais nous ne savons pas encore si c’est vrai. Lorsque la vérité sera connue, notre Ministère agira. Lorsque le peuple verra un voleur d’enfants, qu’il le suive et ainsi vérifie à qui les enfants sont vendus et ensuite qu’il vienne faire son rapport à ce Ministère. Nous nous mettrons en correspondance avec les représentants des nations étrangères, et, s’il y a des coupables, ils seront exécutés, n’importe à quel pays qu’ils appartiennent. Il vous est commandé de ne pas ajouter à l’agitation actuelle, mais bien de chercher à trouver les coupables. »


Fig. 14. — Femmes coréennes. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Cette proclamation, signée de la plus belle plume de M. Tcho-Pyong-Sik, le ministre des Affaires étrangères, fut considérée par les représentants des puissances étrangères comme une provocation directe à émeuter la populace, et, d’un commun accord, les représentants de la France, de la Russie et des États-Unis demandèrent à leurs vaisseaux de guerre dans le port de Tchemulpo des détachements de marins. Leur arrivée inopinée mit fin à la conspiration du Tai-Ven-Koun, qui espérait faire égorger une centaine de résidents européens, sous prétexte qu’ils étaient mangeurs de leurs enfants, et, dans le désordre qui suivrait, classer le roi, son fils, et se mettre à sa place.