La Corée ou Tchösen/Chapitre VIII

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Ernest Leroux (Tome 26ep. 57-61).


VIII. — LE PROLÉTARIAT DE TCHÖSEN


S’il y a des personnes qui croient que l’agitation qui règne parmi la classe ouvrière date de ces derniers temps, ils n’ont qu’à se reporter aux Annales chinoises pour se convaincre du contraire et ainsi s’assurer que, depuis un temps très reculé, à travers des siècles, l’ouvrier a essayé de se protéger contre les injustices du gouvernement ou d’une classe favorisée. C’est ainsi que fut organisée, à Rome, 67 ans avant le Christ, par les ouvriers, une Société connue sous le nom de Collegia opificum, qui était devenue tellement puissante qu’elle avait excité la jalousie de l’élément aristocratique, et que le sénat dut décréter son abolition. Plus tard, elle fut rétablie par Publius Pulcher Clodius, puis abolie de nouveau par Julius César. Sous Constantin le Grand, il y a déjà trente guilds d’ouvriers à Rome. Théodoric a fondé, lui aussi, des guilds à Constantinople, et l’histoire nous dit que Charlemagne, pour apaiser le peuple indigné de certains empiétements sur ses privilèges, confirma les guilds langobardes et conféra aux maneru ou maçons les mêmes privilèges que possédaient les libres Francs ; de là, l’origine de l’expression franc-maçon.

Il suffit de mentionner les apôtres du prolétariat depuis le dernier siècle, tels que Babœuf, Cabet, Saint-Simon, Fourrier, Louis Blanc, Proudhon, Marx, Robert Lassalle, pour montrer que la question du travailleur avait déjà occupé l’attention du monde et qu’elle n’est pas née sous l’inspiration des agitateurs modernes.

En Chine, les guilds, connus sous le nom de Wei-Kouan, chambre de commerce, et Koung-So, « Trades-Union », existaient depuis une époque très reculée.

Le guild de Shan-Toung de Ningpo a fait, il y a plusieurs années, l’édit suivant :

« Préambule. — Nous apprenons que Shoun (2255 années avant le Christ) rendait uniformes les poids et mesures et corrigeait les pesons ; dans la période ancienne de Tchou, les mesures furent établies par le gouvernement et gravées de caractères descriptifs ; les poids estampés furent confectionnés ; les heures du marché réglées et un crédit de dix jours permis. Il paraît donc que des arrangements furent conclus depuis l’ancienne période pour faire des transactions sur des bases équitables, comme nous les désirons aujourd’hui. À présent, l’empire est prospère, la mer n’est plus infestée de pirates et les navires, comme les nuages, sont libres de passer du nord au sud et vice versa. À moins que la simple promesse de l’homme ait la valeur de 1,000 cattiés d’or, il n’aura pas de crédit nulle part. Les marchandises devraient être transportées à l’avantage de tous les intéressés : Ceci est un axiome.


Fig. 17. — Noce coréenne. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


« Le temps et les circonstances changent, et les anciens usages exigent qu’ils soient adaptés aux nouvelles conditions ; pour être équitables et conformes aux sentiments humains, ils devraient être aussi égaux qu’une balance, aussi uniformes que l’océan sans vagues, et observés avec une ponctualité aussi sûre que la marée montante, pour que la confiance soit maintenue. »

Dans la constitution et dans les règlements du guild de Ningpo, la raison d’être de ces guilds est ainsi exprimée :

« Les Wei-Kouan ont été établis au Métropolis par les mandarins, parmi leurs compatriotes, pour se protéger mutuellement ; subséquemment, les marchands formèrent, de leur côté, des associations semblables à celles des mandarins, et maintenant ils existent partout en Chine. »

Les Koung-So ou « Trades-Unions » sont composées, pour la plupart, des petits marchands et des artisans. Ils font souvent grève contre leurs patrons ; et, semblables aux autres guilds, ils sont régis par leurs règlements écrits. Un appel à une réunion des maréchaux-ferrants de Wen-tcheou mérite d’être cité, il dit :

« L’art métallurgique a existé depuis un temps fort ancien, dans l’ère Tchou des vases et des trépieds furent fondus, comme nous l’apprenons du Livre des Codes. Ainsi, nos confections ont duré depuis des milliers d’années et, heureux dans leurs produits, ils continuent encore aujourd’hui. Mais, dernièrement, nous qui sommes engagés dans le métier de fondre vases et marmites et confectionnons les ustensiles en fer, nous avons découvert que la dépréciation des dollars était due en partie à l’augmentation des travaux publics ; nos règlements, pour notre protection, étant insuffisants, exigeraient que nous les rendions plus clairs. Donc, nous avons organisé une séance au temple et, pendant le spectacle et la fête, nous nous sommes accordés au sujet et un nouveau tarif de gages pour notre travail et le prix de nos confections. Une infraction à ces règlements sera punie par l’amende d’une représentation théâtrale et trois tables de liqueurs et mets. »

Boy cotter — mettre en interdiction quelqu’un — on pourrait croire que c’est là un système moderne ; mais pas du tout ; car il paraît qu’un règlement de tous les guilds chinois déclare que, pendant le litige avec les patrons ou avec les maisons visées, il est défendu aux membres des guilds d’avoir aucun trafic avec eux, et on cite le cas suivant pour montrer la rigueur avec laquelle cette loi était observée. L’empereur avait besoin d’une grande quantité de feuilles d’or ; l’ouvrage pressait et un membre dit au fonctionnaire que s’il pouvait avoir plus de travailleurs que le nombre prescrit par le guild, l’ouvrage serait plus tôt fini. Le gouvernement céda à cette suggestion, mais le guild s’informa et, outragé de la violation de ses lois, il condamna le malheureux ouvrier-adjoint à être mordu jusqu’à la mort. Cent vingt-trois membres du guild, chacun à son tour, mordit le malheureux qui ne manqua pas de succomber. Pour être sûr que personne n’aurait failli à son devoir, aucun membre du guild n’eut la permission de quitter l’atelier à moins que sa bouche sanglante ne témoignât de sa participation à l’acte. Il est vrai que l’ouvrier qui mordit le premier fut découvert et décapité, mais les cent vingt-deux autres ne furent pas inquiétés.

Les salles des guilds, en Chine, dans chaque ville, sont des constructions élégantes et tout ce que l’art peut faire pour les rendre dignes de ces sociétés est fait. Une partie de l’édifice est réservée aux représentations théâtrales et aux sacrifices aux dieux ; et, aux balcons, des visiteurs peuvent assister et regarder le spectacle tout en festoyant et en buvant du saki.

Comme ou le voit, le prolétaire, en Chine, est bien en avant de son frère occidental et le lecteur sera sans doute étonné d’apprendre que le Coréen, s’inspirant de l’histoire chinoise, a organisé aussi un système de guilds qui lui offre une certaine protection contre la classe gouvernementale. Comme nous l’avons dit, c’est le système féodal où tout fonctionnaire est réputé un voleur et celui qui ne l’est pas, un volé. Pour se défendre contre la rapacité des Yang-ban-Nom, la classe la plus élevée, et des Song-Nom, la classe qu’on peut désigner comme les bourgeois titrés, voleurs tous deux, le peuple, le marchand et le coolie se sont également entendus pour établir un guild connu sous le nom du Pusang, société qui date de la fondation de la capitale. Le Pusang est composé de petits marchands et de la classe ouvrière, et on dit qu’il compte deux cent mille membres. La Société est régie par un grand chef élu par elle. Toute propriété est commune et le produit du travail est versé au trésor de la Société. À la façon des francs-maçons, les membres se font connaître par des signes et, en cas de besoin, tout membre a le droit de demander aide à ses confrères ; s’il meurt, il est enterré aux frais de la Société, une taxe peu élevée étant réservée spécialement pour cet objet. Les membres du Pusang sont d’ailleurs indispensables au pays, ils sont les commissionnaires et porteurs de marchandises entre les tchangs ou marchés qui ont lieu dans les différentes provinces. La classe gouvernementale, jalouse de la popularité du Pusang, a organisé, depuis quelques années, une Société, connue sous le nom de Posang.

Il y a quelque temps, le gouvernement de Tchösen, agissant sous l’inspiration de cette Société, a arrêté le grand-maître de la Société Pusang contre lequel on avait porté des accusations de haute trahison et l’a fait décapiter.

M. Guizot a dit, dans son Histoire de la civilisation en Europe, sur les institutions monarchiques : « Les relations féodales du maître et du vassal et les sociétés de libéraux existaient en même temps ; ils furent souvent confondus et se cédèrent continuellement la place entre eux. » Tel était le caractère de la féodalité au moyen âge en Europe, et le lecteur sera sans doute étonné de trouver qu’il en a été ainsi dans l’Extrême-Orient et que c’est encore au milieu de conditions semblables que se maintient, à l’heure qu’il est, le prolétaire coréen.