La Corée ou Tchösen/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Ernest Leroux (Tome 26ep. 51-56).


VII. — UNE FÊTE CORÉENNE


Le 21 de la 3e lune de l’année 498 de la dynastie coréenne actuelle, qui correspondait au 1er mai 1889, je reçus une invitation à déjeuner chez Son Excellence Tcho-Pyong-Sik, le président du Ministère des Affaires étrangères coréen. L’invitation, qui fut adressée également à tous les membres du corps diplomatique et consulaire, était écrite en chinois. Le billet portait la figure d’une femme assise sous l’ombre d’un chrysanthème, fleur chère aux Coréens comme aux Japonais mêmes. Cela n’avait pas une signification spéciale si nous n’avions été prévenus d’avance que M. Tcho allait réunir, à cette occasion, toutes les kisangs ou danseuses dont nous avons parlé comme formant partie de toute fête officielle. L’invitation était drôlement conçue, la voici :


« Le rouge est en train de disparaître, le vert devient gras, ce qui annonce que le printemps est arrivé. C’est la saison de la joie. Ne viendrez-vous donc pas me prêter le plaisir de votre présence et vous joindre à moi et à mes amis pour festoyer des bonnes choses que j’ai préparées à cette intention, à midi du 1er mai.

« Signé : Tcho-Pyong-Sik. »


« Le rouge est en train de disparaître, le vert devient gras », qu’est-ce que cela peut dire, Monsieur Wo ? Et ce dernier a répondu : « En Corée, les fleurs fleurissent avant les feuilles. » Et, en effet, en regardant par la fenêtre, je me suis rendu compte de la vérité, et la métaphore employée par M. Tcho n’était que l’affirmation d’un fait banal.


Fig. 15 — Femmes coréennes. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


À midi donc, exactement je me trouvai avec mes collègues chez M. Tcho. Le ministre est un homme de soixante-cinq ans. Et puisque la vieillesse est considérée comme honorable en Corée, le meilleur compliment qu’on puisse faire c’est de dire : « Votre Excellence a l’air fatiguée aujourd’hui », ou bien : « Monsieur le Ministre, vous avez vingt ans de plus que vous n’aviez hier. » Le ministre en sera fort content et sans doute rendra votre politesse par un compliment pareil. Comme on le voit, il y a loin de ce code-là en Occident !

M. Tcho m’a accueilli avec ses cordiales salutations et m’a complimenté au sujet de mon âge, ce qui ne m’a fait aucune impression fâcheuse. De la salle de réception où je me trouvai obligé d’accepter un verre de sul, nous passâmes à la salle à manger, où notre hôte nous plaça à table : à côté de chacun de nous se tenait une de ces singulières créatures, les kisangs. La table était garnie de fleurs ou plutôt des fleurs de cerisier et de prunier, qui prêtaient un air d’élégance à la salle en même temps qu’elles exhalaient un parfum exquis. La nourriture coréenne est loin d’être appétissante, et ne plaira jamais à un palais raffiné ; il suffit de mentionner le poisson, qui est préféré à un état presque putride, et le kimtchie, espèce de choucroute pourrie dont l’odeur est insupportable : deux plats qui indiquent la cuisine du pays. On ne nous a pas assujettis à ce menu, mais à un repas européen, préparé par un cuisinier chinois et servi par les garçons chinois et japonais, qui ont appris leur métier, pour la plupart, à bord des navires de guerre européens.

Le marché de Séoul est rempli en abondance, sans parler du choix, du meilleur gibier : oies et canards sauvages, cygnes, outardes, faisans, cailles, lièvres. Comme poissons : le taï, goujons et d’autres espèces. Le seul fruit qui arrive à la perfection est le kam ou plaquemine qui, en Corée comme au Japon, est un fruit aussi gros qu’une pomme ordinaire et vraiment délicieux.

Après le Champagne, on nous servit du sul chaud, et malgré que ce liquide soit fort capiteux il en faut une quantité considérable pour enivrer le Coréen, grand buveur d’ailleurs. La conversation à table, cela se comprend, roule entre les Européens ; les kisangs boivent sec mais sont très réservées à l’adresse des étrangers, se contentant de nous envoyer des regards fauves.

La femme coréenne est loin d’être jolie, et sa coiffure n’est pas faite pour compenser cette qualité qui lui manque. Ses cheveux, très noirs, sont plâtrés sur la tête avec de l’huile rance, séparés au milieu de la tête et rassemblés à la nuque par des épingles en argent longues de 0m,25. Elle a le teint jaunâtre, de petits yeux, le front très proéminent et la figure marquée de variole, maladie à laquelle peu d’indigènes échappent. La femme marche peu et possède des pieds excessivement petits et très jolis, sans avoir recours aux moyens employés par les Chinoises. Sa robe décolletée laisse voir les seins, et la ceinture remonte si haut qu’on peut se demander si elle peut mériter ce nom. Elle doit porter beaucoup de sous-vêtements d’après le volume de sa robe, ce qui donne au tout ensemble l’apparence d’une bouteille ou plutôt d’une cruche. Elle est chaussée de petits souliers en drap bleu clair avec les pointes retroussées à la façon des babouches turques. Le chapeau est de deux sortes : un pour la toilette, l’autre pour la petite tenue. Le premier est à peu près de même modèle que celui porté par l’ancien soldat tartare ; c’est un chapeau en feutre noir, à larges bords et à fond conique duquel pend une aigrette en laine ou en crin de cheval, teinte en rouge ou bleu. L’autre est une casquette ressemblant à celle portée par nos cavaliers lorsqu’ils font un service de corvée, coquettement ornée de cordons rouges relevés par derrière, on dirait un chapeau de vivandière.


Fig. 16. — Jeune acrobate. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Après le déjeuner interminable, les portes ou fenêtres furent enlevées, comme cela se fait dans toute maison coréenne ; on eut ainsi une salle de spectacle qui donnait sur le jardin, où un trapèze avait été construit pour le service des acrobates et une plate-forme pour les danseuses et les musiciens convoqués. L’acrobate, un garçon de quinze ans, se montra assez habile et se retira au milieu des applaudissements des invités et d’une foule de non-invités qui, attirés par le bruit, entrèrent comme chez eux et ne furent point inquiétés.

Après, les kisangs entrèrent en scène, acclamées par tout le monde. L’orchestre, assis par terre, émit de ses instruments à cordes des sons peu agréables à nos oreilles, mais qui donnent aux Coréens des sensations de rapsodies. Les deux premières qui s’avancèrent se nommaient, d’après ce que me dit M. Tcho : Miung-Chou (bouquet de lumière), et Koum-Wha (fleur en soie) ; c’étaient les danseuses les plus réputées de la Corée. Elles allaient exécuter la danse des sabres. D’abord, elles commencèrent par la pose, les bras étendus, marchant lentement en avant, et puis, en se retirant, touchant alternativement le parquet des pointes du pied et des talons, battant le temps et se balançant, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Deux sabres se trouvaient par terre ; maintenant, aux notes du cumingo, du piri et d’un tambour semblable au darabouk des Arabes, les danseuses s’emparèrent chacune des sabres, et alors commença une bataille feinte entre ces deux adversaires pour se ravir leurs armes ; ce combat devint de plus en plus furieux et dura jusqu’à ce que les deux danseuses tombassent par terre presque évanouies de fatigue mais couvertes d’applaudissements effrénés. Ensuite, il en vint d’autres, et parmi celles-ci : Ok-Tchiou (belle de jade), Koum-Hong (soie rouge), Kouk-Ki (bienheureuse fleur d’automne), Houk-Hi (bienheureuse grue), Tcho-Whei (couleur heureuse), Koum-Wha (velours rouge) et Kioung-Ok (heureuse de jade), et toute la bande alors s’engagea ensemble dans une danse finale, dont le succès fut éclatant au point de vue indigène ; mais quant à nous autres, il était loin d’être à la hauteur de sa réputation, et nous fûmes plus que contents lorsque l’heure arriva, et lorsque, au milieu des cris de nos coolies, nous prîmes place dans nos chaises, laissant M. Tcho à la porte de sa maison, les mains croisées, se donnant à lui-même des poignées de main, comme cela se fait en Corée : Pan anyi Kassio ! (Ami, que la paix soit avec toi !).

La vie coréenne est remplie de cérémonies et de fêtes. Le Tchong-Tcho est le premier jour de l’année ; comme dans l’Occident, on se fait des visites, on s’envoie des cadeaux et, de plus, on consomme une quantité effrayante de sul ou eau-de-vie de riz. Le roi envoie, à ceux qu’il veut honorer, de la viande de bœuf, des poulets, du gibier en masse, des œufs, etc.

Le jour de Tchong-Tcho, chaque habitant, suivant un ancien usage, allume devant sa porte un feu dans lequel il jette tous les cheveux qui sont tombés de sa tête pendant le cours de l’année précédente ; il les a conservés religieusement pour les brûler ce jour-là, afin d’éloigner le mauvais dragon.

Le Tchong-Wal succède à cette fête. Tout bon Coréen qui désire une bonne et heureuse année doit, ce jour-là, jeter dans la rue des mannequins en paille dans lesquels il met autant de sapèques qu’il a d’années ; on appelle cela rejeter le malheur. Les rues sont remplies de bandes de coolies et de gamins qui ramassent les mannequins en criant à tue-tête : Acmaji jou ! (Donnez-nous du bonheur). Ils les ramassent et font bonne chère avec leur contenu.

Vient ensuite la fête du nettoyage des tombeaux. Chaque famille emporte avec elle des provisions et la cérémonie se termine par un festin monstre, après lequel les convives ont grand’peine à regagner leur demeure.

En Angleterre, il est bon de le noter, il se fait des cérémonies en l’honneur des morts qui sont tout aussi étranges que celles que je viens de citer. Vient, à son tour, le jour où la ville entière est ornée de lanternes en papiers de toutes nuances : la saison des cerfs-volants, un sport très recherché des hommes aussi bien que des enfants ; les batailles à coups de pierres ; le jour où le roi envoie des éventails à tous ses officiers, l’éventail étant un accessoire indispensable à tout gentilhomme ; le jour des distributions de grains et de fleurs. Et, pour ne pas continuer cette liste trop longue, la fête de Tap-Kio ou « traverser le pont », quand les Coréens se rassemblent et traversent, à pied, un certain pont ; un tel acte, selon une vieille tradition, les met à l’abri du danger d’avoir les membres cassés pendant toute la durée de l’année.