La Coupe en forêt/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 391-396).
◄  V.
VII.  ►


VI


Laissant les soldats raisonner sur la manière dont les Tatars s’étaient enfuis devant l’obus et pour quel but ils étaient allés là-bas, et s’il y en avait encore beaucoup dans la forêt, je m’éloignai à quelques pas de là avec le commandant de la compagnie et m’assis sous un arbre, en attendant les côtelettes hachées qu’il me proposait.

Le chef de la compagnie, Bolkhov, était un des officiers qu’au régiment on appelait les bons jours. Il avait de la fortune ; il servait auparavant dans la garde et parlait bien le français ; mais malgré cela, les camarades l’aimaient. Il était assez intelligent et avait assez de tact pour porter des vestons de Pétersbourg, faire un bon dîner et parler français sans trop blesser la société des officiers. En causant sur le temps, sur les incidents militaires, sur les officiers et les connaissances communes, et convaincus, d’après les questions et les réponses que nous avions les mêmes idées, involontairement des conversations plus intimes s’engagèrent entre nous. En outre, au Caucase, quand des hommes du même monde se rencontrent, même si elle n’est pas exprimée, transparaît très évidemment la question : Pourquoi êtes-vous ici ? Et à cette question muette il me semblait que mon interlocuteur voulait répondre.

— Quand se terminera cette expédition ? — fit-il d’un ton nonchalant. — C’est ennuyeux.

— Je ne m’ennuie pas — dis-je. — Dans l’état-major c’est encore plus ennuyeux.

— Oh ! dans l’état-major c’est dix mille fois pire — fit-il avec colère — Non ! Quand tout cela finira-t-il tout à fait !

— Que voulez-vous donc qui finisse ? — demandai-je.

— Tout, tout à fait !… Eh bien ! Les côtelettes sont prêtes, Nikolaiev ? — demanda-t-il.

— Pourquoi donc avez-vous pris du service au Caucase, — dis-je — si le Caucase vous déplaît tant ?

— Savez-vous pourquoi ? — répondit-il avec une franchise résolue… — Par tradition. En Russie il y a une tradition étrange d’après laquelle le Caucase est une terre promise pour les hommes malheureux de toutes sortes.

— Oui, c’est presque la vérité, — dis-je. — La plupart de nous…

— Mais ce qu’il y a de mieux — m’interrompit-il — c’est que nous tous qui allons au Caucase par tradition, nous nous trompons horriblement dans nos calculs, et je ne comprends nullement pourquoi, à cause d’un amour malheureux ou d’un dérangement dans nos affaires, il faut aller servir au Caucase plutôt qu’à Kazan ou à Kalouga. En Russie on se représente le Caucase majestueux, avec des glaces éternelles, avec des torrents impétueux, avec les poignards, les bourka, les Circassiennes. Dans tout cela il y a quelque chose de terrible, et en réalité tout cela n’a rien de gai. S’ils savaient au moins que nous ne sommes jamais allés dans les glaces vierges, qu’il n’y a rien de gai à y être, et que le Caucase est divisé en provinces de Stavropol, Tiflis, etc…

— Oui — dis-je en riant — en Russie, nous regardons le Caucase tout autrement qu’ici. N’avez-vous jamais éprouvé cela : quand on lit des vers dans une langue qu’on connaît mal, on se les imagine beaucoup mieux qu’ils sont en réalité ?

— À vrai dire, je ne sais pas, mais ce Caucase me déplaît terriblement.

— Non. Pour moi le Caucase est bon, même maintenant, mais autrement…

— Peut-être est-il bon — continua-t-il avec un certain énervement. — Je sais seulement que moi je ne suis pas bon au Caucase.

— Pourquoi donc ? — dis-je pour parler.

— Premièrement, parce qu’il m’a trompé. Tout ce dont, d’après la tradition, j’étais venu me débarrasser au Caucase, tout cela m’est arrivé ici avec cette seule différence qu’auparavant tout était sur une grande échelle, et maintenant à une échelle mesquine, malpropre, à chaque degré de laquelle je trouve des millions de petits ennuis, de lâchetés, d’offenses. Deuxièmement parce que chaque jour je me sens tomber moralement de plus en plus bas, et principalement, parce que je me sens incapable du service d’ici. Je ne puis supporter les dangers,… tout simplement, je ne suis pas courageux…

Il s’arrêta et me regarda sans plaisanterie.

Bien que cet aveu spontané m’étonnât extrêmement, je ne le contredis pas comme mon interlocuteur semblait le vouloir, mais j’attendis de lui-même l’objection à ses paroles, comme il arrive toujours en pareil cas.

— Vous savez que cette expédition est la première affaire militaire dans laquelle je me trouve, — continua-t-il ; — et vous ne pouvez vous imaginer ce que j’ai éprouvé hier. Quand le sous-officier a apporté l’ordre d’après lequel ma compagnie était désignée pour la colonne, je suis devenu blanc comme un linge et d’émotion je ne pouvais parler. Et si vous saviez comment j ai passé la nuit ! S’il est vrai que les cheveux blanchissent de peur, alors je devrais être tout à fait blanc aujourd’hui, car, assurément, pas un seul condamné à mort ne souffrit autant dans une nuit que moi. Même maintenant, bien que je me sente un peu mieux que cette nuit, en moi, ici, voilà ce qui se passe — continua-t-il en agitant le poing devant sa poitrine. — Et ce qu’il y a de ridicule, c’est que le drame le plus terrible se joue ici et qu’on mange des côtelettes hachées avec des oignons et qu’on affirme que c’est très gai. Y a-t-il du vin, Nikolaïev ? — ajouta-t-il en bâillant.

— C’est lui, mes frères ! — fit entendre à ce moment la voix émue d’un soldat. Et tous les yeux se tournèrent à la lisière de la forêt lointaine.

Au loin grossissait, et, porté par le vent, se soulevait un nuage bleuâtre de fumée. Quand je me rendis compte que c’était le coup de l’ennemi dirigé contre nous, tout ce qui était devant mes yeux prit soudain un caractère nouveau, majestueux. Les faisceaux de fusils, la fumée des bûches, le ciel bleu, les affûts verts et le visage rembruni et moustachu de Nikolaïev, tout semblait me dire que l’obus qui, déjà sorti de la fumée volait en ce moment dans l’espace, se dirigeait peut-être tout droit sur ma poitrine.

— Où avez-vous pris ce vin ? — demandai-je d’un ton négligent à Bolkhov — tandis que dans la profondeur de mon âme deux voix parlaient avec une égale netteté — l’une : « Seigneur, reçois mon âme en paix ; » l’autre : « J’espère ne pas m’incliner mais sourire quand volera l’obus. »

Et en ce moment même, siffla sur nos têtes quelque chose d’horriblement désagréable et à deux pas de nous éclata l’obus.

— Voilà, si j’étais Napoléon ou Frédérik, — prononça, en ce moment Bolkhov, en se tournant vers moi, tout à fait calme, — je dirais certainement un bon mot quelconque.

— Vous venez de le dire — répondis-je en cachant avec un effort le trouble produit en moi par le danger passé.

— Mais qu’importe ce que je dirai, personne ne l’inscrira.

— Moi, je l’inscrirai.

— Mais si vous l’inscrivez, c’est pour le critiquer, comme dit Mistchenkov — fit-il en souriant.

— Fou maudit ! — prononçait en ce moment, derrière nous, Antonov, en crachant de côté avec dépit. — Il a failli me tomber sur les pieds.

Tous nos efforts pour paraître indifférents, toutes nos phrases apprêtées me semblèrent tout à coup insupportablement sottes après cette naïve exclamation.