La Coupe en forêt/Chapitre 8

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 402-404).
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VIII


Tous ceux qui prenaient part au combat éprouvaient sans doute ce sentiment étrange, non logique, mais très fort, d’horreur pour l’endroit où quelqu’un est tué ou blessé. Mes soldats, au premier moment, obéissaient visiblement à ce sentiment quand il fallut soulever Velentchouk et le transporter à la voiture qui s’avançait.

Jdanov, avec mauvaise humeur, s’approcha du blessé, et malgré ses cris grandissants le prit sous les bras et le souleva. « Pourquoi vous arrêtez-vous comme cela ? Prenez-le ? » cria-t-il ; et aussitôt le blessé était entouré de dix hommes, parmi lesquels se trouvaient même des aides inutiles.

Mais à peine Velentchouk fut-il soulevé qu’il se mit à crier horriblement et à se débattre.

— Pourquoi cries-tu comme un lièvre ? — fit brutalement Antonov en le retenant par la jambe.

— Nous te laisserons.

Le blessé se tut et seulement de temps en temps poussait quelques gémissements : » Oh ! c’est ma mort ! oh ! mes frères ! »

Quand il fut dans la voiture, il cessa même de gémir et je l’entendis prononcer quelques paroles aux camarades, probablement : adieu, d’une voix basse mais distincte.

Pendant le combat, personne n’aime à regarder les blessés, et instinctivement, me hâtant de m’éloigner de ce spectacle, j’ordonnai de le transporter plus vite à l’ambulance et m’approchai du canon. Mais quelques minutes après, on me dit que Velentchouk m’appelait et je rejoignis la voiture.

Au fond de la voiture, se cramponnant des deux mains au bord, gisait le blessé. Son visage, sain, large, en quelques secondes s’était tout à fait transformé. Il semblait amaigri et vieilli de plusieurs années. Ses lèvres étaient pincées, pâles, contractées par une tension visible. L’expression hâtive et béate de son regard faisait place à une lueur brillante et calme, et sur le front et le nez ensanglantés se voyaient déjà les traces de la mort.

Bien que le moindre mouvement lui causât des souffrances insupportables, il me demanda de lui ôter de sa jambe gauche le tcheresok[1] avec l’argent.

La vue de sa jambe nue, mais blanche et saine, quand on ôta la botte et détacha la tcheresok me produisit une impression horriblement pénible.

— Il y a trois pièces d’or et cinquante kopeks, — me dit-il, pendant que j’ouvrais le tcheresok. — Vous les garderez.

La voiture allait se mettre en route, mais il l’arrêta.

— J’ai confectionné un manteau pour le lieutenant Soulimovskï ; il m’a donné deux pièces, j’ai acheté pour un rouble et demi de boutons, et il y a cinquante kopeks dans mon sac avec les boutons. Remettez-les-lui.

— Bon, bon, — dis-je. — Guéris, frère !

Il ne me répondit pas : la charrette se mit en route et il recommença à gémir et à pousser des oh ! d’une voix lamentable qui fendait l’âme. On eût dit qu’après en avoir fini avec les choses de ce monde, il ne trouvait plus de motifs de se retenir et de ne se pas permettre ce soulagement.

  1. Tcheress (diminutif tcheresok) ; c’est une bourse en forme de ceinture, que les soldats portent ordinairement au dessous du genou. (Note de l’Auteur.)