La Croix de Berny/1

La bibliothèque libre.


LA
CROIX DE BERNY

ROMAN STEEPLE-CHASE.




I


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Paris, 16 mai 18…

Vous êtes une grande prophétesse, ma chère Valentine ; tout ce que vous avez prédit est arrivé : grâce à mon caractère incorrigible, me voici déjà dans la position la plus insupportablement fausse qu’un esprit raisonnable et un cœur romanesque aient jamais pu combiner. J’ai toujours été sincère avec vous, d’abord par nature et puis aussi par instinct ; il est si difficile de vous tromper, et je vous ai vue tant de fois ramener d’un seul regard dans le droit chemin de la franchise des confidences effarouchées qu’un peu de honte et d’orgueil commençaient à faire dévier. Je vous dirai donc toutes mes misères ; vos conseils peuvent encore me sauver. Vous comprendrez peut-être que je ne suis pas trop ridicule d’être si malheureuse d’un événement que tout le monde regarde comme un bonheur. Entraînée par ma faiblesse, ou plutôt par ma raison fatale, je me suis engagée… Oh ! mon Dieu ! c’est donc vrai que je suis engagée… à épouser le prince de Monbert. Si vous connaissiez ce jeune homme, vous ririez de ma tristesse et des airs désolés que je prends pour vous annoncer cette nouvelle. M. de Monbert est, de tous les jeunes gens de Paris, le plus spirituel, le plus aimable ; il est noble, dévoué, généreux ; il est charmant, et je l’aime ; lui seul me plaît ; je m’ennuie à mourir tous les jours où je ne le vois pas. Quand il est là, tout m’amuse ; je passe des heures entières à l’écouter ; je n’ai foi qu’en ses jugements ; je reconnais avec orgueil sa supériorité incontestable, je l’honore, je l’admire, et… je le répète, je l’aime… et cependant la promesse que j’ai faite de lui donner ma vie m’épouvante, et depuis un mois je n’ai qu’une pensée, c’est de retarder ce mariage que j’ai souhaité, c’est de fuir cet homme que j’ai choisi !… Et je m’inquiète… j’interroge mon cœur, mes souvenirs, mes rêves, je me demande la cause de cette inconcevable contradiction… je ne trouve, pour expliquer tant de craintes, que des niaiseries de pensionnaire, des enfantillages de poëte, dont une imagination allemande ne voudrait même pas, et que vous ne me pardonnerez que par pitié ; car vous m’aimez et vous me plaindrez de souffrir, bien que mes souffrances soient une folie.

Le croirez-vous, ma chère Valentine, je suis aujourd’hui plus à plaindre que je ne l’ai jamais été dans mes jours de misère et d’abandon. Moi, qui ai bravé avec tant de courage ce qu’on appelle les coups de l’adversité, je me sens faible et tremblante sous le poids d’une fortune trop belle. Cette destinée heureuse, dont je suis responsable, m’alarme bien plus aujourd’hui que ne m’alarmait il y a un an le sort malheureux qu’il me fallait subir malgré moi. Les ennuis de la pauvreté ont cela de bon qu’ils rendent le champ de notre pensée très-aride et qu’ils empêchent nos tourments indigènes de germer en nous. Quand on a subi les tortures de sa propre imagination, quand on s’est vu aux prises avec les violences, les angoisses, les intempéries de son propre caractère livré à lui-même, on regarde presque avec indulgence les chagrins qui viennent du dehors, et l’on finit par apprécier les soucis de la pauvreté comme des distractions salutaires aux inquiétudes maladives d’une intelligence désœuvrée. Oh ! je suis de bonne foi en disant cela ; je ne fais pas de la philosophie d’opéra-comique ; je n’ai point ce fier dédain des faiseurs de romances pour la fortune importune ; je ne regrette ni mon gentil bateau, ni ma chaumine au bord de l’eau ; je ne regrette pas aujourd’hui, dans ce beau salon de l’hôtel de Langeac où je vous écris, ma triste mansarde du Marais, où je travaillais nuit et jour du plus insipide travail ; parodie coupable des arts les plus nobles et qu’on doit toujours saintement respecter ; littérature de confiseur, peinture de vitrier, labeur sans dignité qui rend la patience et le courage ridicules ; plaisanterie amère qu’on fait en pleurant, jeu cruel qu’on joue pour vivre en maudissant la vie… Non, ce n’est pas cela que je regrette, mais la quiétude ou plutôt la paresse d’esprit où me laissait ce vulgaire travail. Alors point de résolutions à prendre, point de caractères à étudier, et surtout point de responsabilité à supporter, rien à choisir, rien à changer ; il n’y avait qu’à suivre aveuglément chaque matin le chemin monotone que la nécessité avait tracé fatalement la veille ; et si la journée avait été bonne, si j’avais pu copier, trier ou même imaginer quelques centaines de devises, si j’avais eu assez de carmin et de cobalt pour enluminer les mauvaises gravures de mode qu’il me fallait livrer le lendemain, si j’étais parvenue à trouver quelques dessins nouveaux de broderies et de tapisseries, j’étais contente, et je me permettais pour ma récréation, le soir, les plus douces, c’est-à-dire les plus absurdes rêveries. Alors, pour moi, la rêverie était la distraction ; aujourd’hui la rêverie est le travail, et ce travail, quand il est le seul, est dangereux ; alors les bonnes pensées venaient m’assister dans ma misère ; aujourd’hui les fâcheux pressentiments viennent me tourmenter dans mon bonheur. L’incertitude de mon avenir me laissait maîtresse des événements. Je pouvais me choisir chaque jour un nouveau destin et des aventures nouvelles ; mon malheur subit et si peu mérité était si complet que je n’avais plus à attendre que des consolations, et j’éprouvais une reconnaissance vague pour ces secours inconnus que j’espérais avec confiance. Souvent je passais de longues heures à regarder dans le lointain une petite lumière qui brillait à un quatrième étage en face de ma fenêtre. Quelles étranges conjectures n’ai-je pas faites, les yeux fixés sur ce fanal mystérieux ! Parfois, en le contemplant, je me rappelais les poétiques questions que Childe Harold adresse à la tombe de Cécilia Métella, lorsqu’il interroge la pierre muette et lui demande si celle qui l’habite était une jeune et belle femme, au profil pur, à l’œil noir, qui eut le destin que le ciel réserve à ceux qu’il aime : une mort prématurée ; ou si elle était une vénérable matrone morte avec les cheveux blancs, après avoir survécu à tous, à ses charmes, à ses amis, à ses enfants… Moi, de même, j’interrogeais ce phare mélancolique, je lui demandais à quel être affligé il prêtait son secours : était-ce une mère inquiète, veillant et priant auprès d’un berceau menacé ? était-ce quelque studieux jeune homme, se plongeant chaque soir, avec une âpre volupté, dans les arcanes de la science, pour arracher aux esprits révélateurs des nuits quelque vérité lumineuse ? Mais si le poëte interrogeait avec tant d’intérêt le passé et la mort, moi, j’interrogeais la vie, et il m’a semblé plus d’une fois que le lointain fanal me répondait. J’allais enfin jusqu’à me figurer que cette lampe laborieuse s’entendait avec la mienne, et qu’elle épiait son signal pour s’allumer et pour s’éteindre… Je ne la voyais qu’à travers l’épais feuillage des arbres. Un grand jardin, planté de peupliers, de pins et de sycomores, séparait la maison où je m’étais réfugiée de la haute maison dont la dernière fenêtre chaque soir s’illuminait pour moi. Comme je n’ai jamais pu parvenir à m’orienter nulle part, je ne savais pas dans quelle rue était cette maison, ni de quel côté donnait sa façade ; je ne savais donc pas non plus qui l’habitait ; n’importe, cette lumière était pour moi une amie : elle parlait à mes yeux un langage sympathique ; elle me disait : Courage, tu n’es pas seule à souffrir à cette heure ; derrière ces arbres et sous ces étoiles, il y a là aussi, en face de toi, quelqu’un qui veille, qui travaille, qui rêve… Et quand la nuit était majestueuse et belle, quand la lune s’élevait solennellement dans l’azur, comme une rayonnante hostie que l’invisible main de Dieu offrait à l’adoration des fidèles qui prient, qui gémissent et meurent la nuit ; quand ces splendeurs toujours nouvelles éblouissaient mon esprit troublé ; quand je me sentais saisie de cette poignante admiration des cœurs solitaires, qui leur fait trouver presque une douleur dans une joie sans aide et sans partage… il me semblait qu’une voix chérie venait m’assister dans cette trop violente admiration et me criait avec enthousiasme : N’est-ce pas que cette nuit est belle, et qu’il est doux de pouvoir ensemble l’admirer ?

Quand le rossignol, trompé par le silence de ce quartier désert, attiré par ces noirs ombrages, venait se faire Parisien pendant quelques jours et rajeunir de ses chants printaniers les vieux échos de la cité, il me semblait encore que la même voix venait m’avertir et me disait tout bas, à travers les feuilles tremblantes : Il chante ! viens donc l’écouter !

Et mes tristes nuits s’écoulaient doucement à l’aide de ces rêveries insensées.

Souvent aussi j’évoquais mon cher idéal : fantôme bien-aimé, protecteur de toutes les âmes honnêtes, rêve orgueilleux, choix parfait qui préserve des choix vulgaires, amour jaloux qui rend quelquefois impossible tout autre amour !… Ô mon bel idéal ! il me faut donc te dire adieu ! Maintenant, je n’ose plus t’évoquer. Enfantillage impardonnable ; le souvenir de cet idéal me trouble comme un remords ; il me rend injuste pour de nobles et généreuses qualités que je devrais apprécier plus dignement. Ne vous moquez pas de moi, Valentine ; mais, je l’avoue, c’est là ce qui fait mon malheur ; c’est que… vous allez dire que je suis folle, c’est que celui que j’aime… ne ressemble pas du tout à mon idéal, et cela me gêne pour l’aimer. Je ne saurais me faire illusion ; le contraste est frappant ; jugez-en par vous-même. Je vais tâcher de plaisanter pour que vous ne vous fâchiez pas trop contre moi. Tout le secret de mes chagrins est dans la différence de ces deux portraits ; riez-en donc à votre aise :

Celui que j’aime a de jolis yeux bleus pleins de finesse et d’esprit ; — mon idéal a de beaux yeux noirs pleins de tristesse et de feu, non pas de ces grands yeux de troubadour qui ont des paupières trop longues et qui chantent au lieu de parler ; non, mon idéal n’a pas un regard de roman langoureux et d’une tendresse timide ; c’est un regard puissant, fier et profond, un regard de penseur qui, par hasard, brûle d’amour, un regard de héros désarmé ou d’homme de génie dompté par la passion.

Celui que j’aime a une taille haute et svelte ; — mon idéal n’est pas petit, mais il ne pourrait pas être grenadier… Allons ! j’arrive à plaisanter assez facilement, je me moque de moi presque aussi bien que vous.

Celui que j’aime est d’une franchise admirable. — Mon idéal n’est pas fourbe, mais il est mystérieux ; il ne dit jamais sa pensée, il vous la laisse deviner, ou plutôt il vous la donne ; et elle est la vôtre depuis longtemps déjà, quand vous vous apercevez qu’elle était la sienne.

Celui que j’aime est ce qu’on nomme un bon enfant ; on est tout de suite en confiance avec lui.

Mon idéal n’est pas du tout un bon enfant ; bien qu’il vous inspire une foi profonde, on n’est jamais à son aise avec lui ; il a dans le maintien une dignité gracieuse, et dans les manières une douceur imposante, qui vous cause toujours une sorte de crainte ; si j’osais, je dirais un agréable effroi. Vous vous rappelez, Valentine, quand nous étions toutes jeunes filles, nous nous demandions souvent, en relisant les histoires des temps passés, quelles situations nous auraient plu, quels rôles nous aurions voulu jouer, quelles grandes émotions nous aurions voulu éprouver, et vous aviez toujours pour mes choix étranges le plus superbe dédain : mon rêve par excellence, c’était toujours de mourir de peur. Je n’enviais pas, comme vous toutes, les héroïnes célèbres, les bergères sublimes qui ont sauvé leur patrie ; j’enviais la timide Esther, tombant évanouie dans les bras de ses femmes à la voix formidable d’Assuérus, et revenant avec délices à la vie en entendant cette même voix s’adoucir pour elle et prononcer les plus charmantes paroles qu’ait jamais inspirées un amour royal. J’enviais aussi Sémélé, mourant d’admiration et de crainte à l’aspect de Jupiter en courroux ; mais je l’enviais plus rarement, parce que j’ai peur du tonnerre. Eh bien ! je suis toujours la même ; aimer en tremblant, c’est mon plus beau rêve. Je ne dis pas, comme la jolie madame de T…, que je serai toujours insensible, parce qu’il faudrait, pour me séduire, avoir les passions d’un tigre et les manières d’un diplomate, et que cela est impossible à rencontrer. Je dis que je ne comprends pas l’amour sans effroi.

Et pourtant celui que j’aime ne m’inspire pas le moindre effroi ; malgré moi, je me défie de cet amour qui ressemble si peu à celui que j’avais imaginé. Les doutes les plus ridicules viennent tout à coup me troubler. Quand Roger me parle avec tendresse, quand il me regarde, quand il me nomme sa chère Irène… je m’inquiète, je m’alarme… Il me semble que je trompe quelqu’un ; que je ne suis pas libre que je me suis engagée autre part. Oh ! comme ces scrupules sont misérables. Comme je mérite peu qu’on s’intéresse à moi ! N’ai-je pas raison de vous dire qu’il faut m’aimer profondément et depuis longtemps pour me plaindre, dans cette coupable tristesse sans cause et sans excuse ?

Vous le voyez, je ne m’aveugle point sur ma folie ; je me juge déjà aussi sévèrement que vous me jugerez. J’ai résolu de traiter ce chagrin puéril comme une maladie de l’esprit.

Mon plan est arrêté ; je vais me retirer pendant quelque temps à la campagne. La bonne madame Taverneau m’écrit de venir la voir à Pont-de-l’Arche, elle m’offre encore l’hospitalité chez elle cette année. Elle ne sait rien de ce qui s’est passé depuis six mois ; elle me croit toujours une pauvre jeune veuve forcée de peindre des écrans et des éventails pour ne pas mourir de faim. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que dans sa lettre elle me raconte ma propre histoire sans se douter qu’elle parle à l’héroïne même de ce singulier roman. Par qui a-t-elle pu savoir cette histoire ? Je ne le devine pas ; ma triste position était un secret pour tout le monde. Du reste, les détails qu’elle me donne sont assez exacts : « Une jeune fille d’une grande naissance, orpheline à vingt ans, réduite par la misère à changer de nom, — et à travailler pour vivre, — et tout à coup rendue à la plus brillante existence par un affreux accident qui lui enlève en un jour tout ce qui restait de sa famille, un oncle immensément riche, sa femme et son fils. » Elle dit encore que mon oncle me détestait, ce qui prouve qu’elle est bien informée, seulement elle ajoute que la jeune héritière est horriblement laide, ce qui, je l’espère, n’est pas vrai, mais en province on croit que toutes les héritières sont bossues ; on en est encore là. J’irai chez madame Taverneau, où je redeviendrai l’intéressante veuve de M. Albert Guérin, officier de marine. Veuvage périlleux, qui m’a attiré, de la part de cette chère madame Taverneau, des confidences prématurément instructives, que mademoiselle Irène de Châteaudun a bien de la peine à oublier… Ah ! la misère est une cruelle émancipation ; l’ignorance angélique, l’innocence immaculée de l’esprit est un luxe que les jeunes filles pauvres, même les plus honnêtes, ne peuvent pas se permettre. Quelle présence d’esprit il m’a fallu, pendant trois ans, pour jouer si parfaitement ce double rôle ! Que de fois je me suis sentie rougir quand madame Taverneau me disait « Ce pauvre Albert ! il devait vous adorer. » Que de fois j’ai failli éclater de rire lorsqu’en racontant les perfections de son mari, elle ajoutait, avec des regards de pitié : « Cela doit vous faire mal de nous voir ensemble, Charles et moi, nos amours doivent vous rappeler les vôtres ! » J’écoutais toutes ces choses avec un sang-froid merveilleux. Vraiment je ferais une bonne comédienne, si cela ne m’ennuyait pas tant de jouer la comédie. Mais bientôt, heureusement, je pourrai dire la vérité à tous.

Je partirai demain ostensiblement avec ma cousine ; je l’accompagnerai jusqu’à Fontainebleau, où elle va rejoindre sa fille ; puis je reviendrai ici me cacher un ou deux jours dans mon modeste réduit, avant d’aller à Pont-de-l’Arche. À propos de ma cousine, je dois déclarer que le monde est fort injuste à son égard ; elle n’est pas trop ennuyeuse, ma grosse cousine. On ne me parlait que de ses ridicules ; on me disait que j’avais le plus grand tort d’aller demeurer chez elle, de la prendre pour chaperon, qu’elle me persécuterait, que nous passerions notre vie en querelle ; rien de tout cela n’était fondé : nous sommes toutes deux en très-bonne intelligence, et si je ne suis pas mariée l’hiver prochain, l’hôtel de Langeac sera encore mon asile. Roger n’est point prévenu de mon départ ; il va être furieux : c’est ce qu’il faut ; je compte sur sa colère pour m’éclairer. Je veux tenter cette épreuve. Comme toutes les personnes sans expérience, j’ai un système ; le voici :

En amour, il n’y a de sincère que le découragement ; on ne peut connaître le caractère d’un homme qui aime avec espérance. Suivez bien ce raisonnement ; il est laborieux.

Tout amour violent est une hypocrisie involontaire.

Plus l’amour est sincère et plus le caractère est trompeur.

Plus on aime et plus on ment.

La raison en est bien simple. Le premier symptôme d’une passion profonde, c’est un ardent besoin de sacrifices. Le plus charmant rêve d’un cœur réellement épris, c’est de faire pour l’être adoré le sacrifice le plus extraordinaire et le plus pénible… Or ce qu’il y a de plus pénible pour un caractère, c’est de se dompter ; pour une nature, c’est de se changer. Aussi, dès qu’on aime on se métamorphose ; si l’on est avare, pour plaire on deviendra splendidement généreux ; si l’on est poltron, on se fera témérairement brave ; si l’on est un don Juan corrompu, on se fera un Grandisson vertueux ; et l’on sera de bonne foi dans cet effort, et l’on se croira naïvement corrigé, converti, purifié, régénéré. Cette heureuse transformation durera tout le temps de l’espérance…

Mais sitôt que le prétendant métamorphosé aura pressenti l’inutilité de sa pénible métamorphose ; sitôt que la voix implacable du découragement lui aura crié ces deux mots magiques avec lesquels on arrête tous les essors, on paralyse tous les esprits, on éteint tous les tendres cœurs : « Impossible ! Jamais ! Jamais !… » la nature moqueuse et brutale reprendra ses droits ; l’avare calculera ses sacrifices, et il ne les comprendra plus ; l’ex-brave se rappellera avec effroi sa valeur d’emprunt, et, en voyant ses cicatrices, il pâlira ;… le roué se répétera, en riant, ses chastes promesses d’amour, et, pour se pardonner de les avoir faites de bonne foi, il se dira qu’il mentait, qu’il est un grand monstre, et il recouvrera son estime… Et tous ces défauts déchaînés viendront de nouveau se précipiter dans leur existence, comme les torrents dans la campagne, quand les écluses sont rompues… Et ces hypocrites éprouveront, par leurs chers vices retrouvés, cette soif, cet amour recrudescent qu’on éprouve pour les jouissances dont on a été privé depuis longtemps ; et ils retourneront et ils s’élanceront vers leurs habitudes anciennes avec un empressement vorace, comme le convalescent vers la table, comme le voyageur vers la source, comme l’exilé vers la patrie, comme le prisonnier vers le jour. Alors, alors seulement ils seront sincères par désespoir, et vous les jugerez.

Ah ! je respire !… Que pensez-vous de cette étude profonde du découragement en amour ? J’ai la plus grande confiance dans cette épreuve, qui peut être favorable quelquefois. Je crois que pour Roger, par exemple, elle doit être heureuse, que le caractère qu’il a pris involontairement pour me séduire vaut mille fois moins que celui qu’il a réellement, et qu’il me plaira bien davantage quand il sera moins aimable. Et puis je ne suis pas fâchée de le voir un peu triste. Son seul défaut, si c’est un défaut, c’est de n’être pas assez sérieux.

Il a trop voyagé, il a trop étudié de choses et de mœurs différentes pour avoir ce jugement absolu de l’esprit, cette provision d’idées acquises, de principes immuables, sans lesquels on ne peut se faire ce qu’on appelle une philosophie, c’est-à-dire une vérité à son usage. Dans tous ces mondes sauvages et civilisés qu’il a parcourus, il a observé des religions si burlesques, des morales si folâtres, des points d’honneur si plaisants, qu’il a rapporté de ces excursions une indifférence universelle, une légèreté brillante, qui donne sans doute beaucoup de grâce à son esprit, mais qui ôte de la dignité à son amour. Roger n’attache guère d’importance à rien. Il faut qu’un amer chagrin lui apprenne que tout n’est pas plaisanterie dans la vie ; la douleur peut seule lui rendre encore des croyances.

J’espère donc qu’il sera très-malheureux en apprenant ma fuite inexplicable, et je compte bien venir observer son désespoir. Rien ne me sera plus facile que de passer incognito deux ou trois jours à Paris dans ma chère mansarde, qui n’est pas louée, et je me fais un malin plaisir de voir par moi-même comment on traite mon souvenir. Bref, j’assisterai à mon absence, cela sera tout à fait nouveau.

Mais je m’aperçois que ma lettre est d’une longueur effrayante, je m’aperçois aussi qu’en vous racontant mes peines je les ai presque oubliées ; je reconnais là votre noble influence, ma chère Valentine ; penser longtemps à vous, c’est déjà se consoler et s’améliorer. Écrivez-moi donc. Vos conseils ne seront point perdus ; je suis une folle, j’en conviens, mais une folle qui est de bonne foi quand elle demande qu’on la guérisse, et une raisonneuse qui fait bon marché de ses raisonnements quand elle aime.

J’embrasse ma filleule et lui envoie pour sa fête une jolie robe brodée toute garnie de dentelles. Ô mon amie !… que je les ai retrouvées avec délices ces dentelles adorées ! seules réalités des grandeurs, seul don de la fortune qui ait une valeur sans mélange… Les beaux châteaux sont un exil, les beaux diamants sont un poids et un souci, les beaux chevaux sont un danger ; mais les dentelles ! elles font notre parure et notre consolation le jour et la nuit. Maintenant, je le sens, je pourrais encore supporter toutes les privations… je ne pourrais plus vivre sans dentelles !

Je vous envoie à vous, pour flatter vos goûts champêtres, une voiture entière de plantes nouvelles, dont un pauwlonia, n’allez pas lire un Polonais. C’est un arbre nouvellement acclimaté en France, dont les feuilles ont un mètre de tour et qui croît de quatre-vingt centimètres par mois. Les méchants prétendent qu’il gèle l’hiver : c’est une calomnie.

Adieu, adieu, écrivez-moi. J’attends un mot de vous comme un secours.

Irène de Châteaudun.

Voici mon adresse : Madame Albert Guérin, chez madame Taverneau, à Pont-de-l’Arche, département de l’Eure.