La Croix de Berny/2

La bibliothèque libre.


II


À MONSIEUR
MONSIEUR DE MEILHAN
À PONT-DE-L’ARCHE (EURE).


Paris, 19 mai 18…

Cher Edgard, voici une vérité : quand un nuage passe sur notre existence, on se réfugie auprès d’un ami, comme sous un toit aux heures d’orage. Abritez-moi.

Dans mes jours de prospérité, je ne vous ai pas écrit. Le bonheur est égoïste. On craint aussi d’affliger un ami, peut-être malheureux, en lui envoyant des tableaux de béatitude domestique. C’est l’excuse de mon silence. L’infortune et l’absence m’accablent d’un double tort.

À ce début, vous croyez sans doute que je promène à travers Paris une figure tumulaire et un vêtement dévasté. Revenez de cette erreur. J’ai pour principe de ne pas afficher mes soucis aux yeux des indifférents qui vous raillent sans vous guérir, et je regarderais les consolations comme des insultes à ma fierté. Le consolateur humilie l’affligé inconsolable. D’ailleurs, il est des maux que personne ne comprend et que tout le monde feint de comprendre. Inutile donc de raconter ces maladies à un semblant de médecin. Ensuite, le pays est plein de gens dont le bonheur consiste à voir des malheureux. Ceux-là suivent les séances des cours d’assises, et lisent des ouvrages désolants où l’homme fait du mal à l’homme. Je ne veux pas servir de délassement ou d’hygiène à cette espèce classée dans le genre humain. Depuis l’abolition des cirques et des amphithéâtres, les curieux du genre prennent leurs plaisirs comme ils peuvent. Ils se posent au premier endroit pour assister aux luttes du chrétien et de l’adversité. Chaque siècle civilisé a ses mœurs sauvages. Sachant cela, je me suis fait ressembler, en public, au plus fortuné des mortels. J’ai inventé l’hypocrisie du contentement ; ma figure rayonne de mensonges. Les curieux et les oisifs assis au boulevard Italien, sur les bancs du Cirque, auraient peine à reconnaître en moi un gladiateur dévoré par un monstre intime, aux griffes de feu. Je les trompe tous.

J’éprouve une certaine répugnance, cher Edgard, à vous entretenir maintenant de mes douleurs mystérieuses ; j’aimerais mieux vous les laisser ignorer ou deviner. Si je m’explique, c’est que je ne veux pas que votre amitié alarmée s’égare et s’attendrisse faussement sur des maux qui ne sont pas les miens. D’abord, pour vous rassurer, je vous dirai que ma fortune n’a point souffert de mon absence. À mon retour à Paris, mon notaire m’a ébloui du tableau de mes richesses. Heureux jeune homme ! m’a-t-il dit ; un grand nom, une fortune considérable, une santé de voyageur équinoxial et polaire, et trente ans ! Au fond, ce notaire raisonnait bien. Si je mettais ma richesse en fusion métallique, le lingot aurait assurément, dans une balance, le poids qu’un notaire donne au bonheur.

Ainsi, ne craignez rien du côté de ma fortune.

N’allez pas croire aussi que je suis à me désoler d’avoir perdu mon avenir politique et militaire dans la tempête royale de 1830. Lorsque le canon bourgeois troua les Tuileries et brisa une vieille couronne, j’avais seize ans, et je compris fort peu les lamentations de mon père qui me disait chaque matin : — Mon enfant, ton avenir est perdu ! L’avenir d’un homme est dans toutes les carrières honorables. Si j’ai laissé dans leur reliquaire domestique les épaulettes de mes aïeux, je puis, à mon tour, léguer à mes enfants d’autres joyaux et d’autres illustrations. Je viens de faire une campagne de dix ans, à travers tous les peuples du monde ; et c’est incroyable la quantité de choses que je ramène prisonnières de cette expédition, sans avoir attaché à la robe d’une mère le moindre crêpe de deuil. Je me préfère, comme conquérant, à César, Alexandre et Annibal, et à coup sûr mon avenir militaire ne m’aurait jamais donné les épaulettes de ces trois illustres généraux.

Ma nuit dernière a été affreuse, cher Edgard ; vous ne vous en doutiez guère, n’est-ce pas, au ton faussement léger de ces préambules ?

Vous allez voir comme la vie se fait lorsqu’on ne prend pas garde à elle, lorsqu’on laisse un instant tomber son bras dans ce duel incessant que la nature nous force à soutenir avec elle depuis notre berceau, et qui se termine toujours par notre mort. Quel long et superbe voyage je venais d’accomplir ! Que d’écueils j’avais côtoyés ! Que de folles vagues trompées avec une inflexion de gouvernail ! Que de sirènes entendues, oreilles closes ! Que de Circés abandonnées sous une lune maligne avant la métamorphose qui abrutit ! Je revoyais Paris en homme qui a le cœur mal né, car la patrie ne lui semble pas chère, et je m’effrayais de cela, comme d’un crime non classé. Pourtant, à force de réflexion, je me reconnus moins coupable. Les longs voyages nous donnent une vertu ou un vice sans nom, qui se compose de tolérance, de stoïcisme et de dédain. Quand on vient de traverser les cimetières de tous les peuples, il semble qu’on a assisté aux funérailles du globe, et que tout ce qui s’agite encore de vivant à la surface est une bande d’adroits fuyards qui ont trouvé le secret de prolonger leur agonie jusqu’au lendemain. Je me promenais donc sur le boulevard Italien, sans admiration, sans haine, sans amour, sans joie, sans douleur. En donnant audience à ma pensée intérieure, je ne trouvai au fond de mon âme qu’une sérénité bourgeoise, proche parente de l’ennui. Le bruit de foule, de roues et de chevaux qui se faisait autour de moi, effleurait à peine le pli de mon oreille. Habitué comme je suis à entendre le formidable fracas que font les grands peuples morts auprès des grandes ruines dans le désert, je ne retirais pas une distraction de ce petit tumulte de citadins ennuyés. Ma figure devait traduire la dédaigneuse quiétude de mon âme. À force de contempler les faces muettes et immobiles des colosses de l’Égypte et de la Perse, je sens que mon visage a pris, malgré moi, cette fixe et imperturbable tranquillité des visages de granit.

Ce soir-là, on jouait à l’Opéra la Favorite, œuvre charmante, pleine de grâce, de passion et d’amour.

Arrivé au bord du trottoir de la rue Lepelletier, je fus barré dans ma promenade par une file de voitures qui descendaient de la rue de Provence. Je n’ai pas la patience d’attendre l’épuisement d’un défilé de voitures, surtout lorsque je marche au hasard, et qu’il m’importe fort peu que mon pied couvre sa part d’asphalte ou de pavé. Ainsi, au lieu d’attendre, je doublai l’angle de la rue, et, longeant le trottoir, je descendis, avec les voitures, la rue Lepelletier. Comme elles allaient plus vite que moi, elles ne me masquèrent pas la façade de l’Opéra, quand j’arrivai à la hauteur du péristyle. C’est alors que je me dis : Entrons.

Je pris une loge de rez-de-chaussée, car depuis dix ans ma loge de famille avait changé cinq fois de maîtres, de tentures et de clefs. Je m’assis au fond, dans la brume du clair-obscur, pour ne pas être reconnu, et pour laisser en repos chez eux quelques amis, qui se seraient imposé l’obligation de venir professer un cours de modes à un voyageur arriéré de dix ans.

Je ne connaissais pas la Favorite, et mon oreille ne s’ouvre que paresseusement à une musique nouvelle ; les grandes partitions exigent de l’auditeur indolent un long noviciat. J’écoutais l’orchestre et les voix avec nonchalance, et je regardais les loges avec un intérêt singulier, pour compter les petites révolutions que dix ans peuvent amener dans le personnel aristocratique de l’Opéra.

À côté de moi, dans les loges voisines, il y avait un bruit confus de paroles, et quelques phrases distinctes, par intervalles, arrivaient à mes oreilles, quand l’orchestre et le chant se taisaient. Involontairement j’écoutais ces phrases, qui d’ailleurs n’étaient pas des confidences, et rentraient dans le domaine de ces causeries oiseuses que les habitués des loges mêlent au libretto d’un opéra.

On disait :

— Oh ! je la reconnaîtrais sur mille ! Je me méfie un peu de ma vue, mais ma lorgnette corrige mes yeux. C’est bien elle, mademoiselle de Bressuire. Une personne superbe, mais qui gâte sa beauté par l’affectation.

— Votre lorgnette est aveugle, vous dis-je, mon cher monsieur, nous connaissons mademoiselle de Bressuire.

— Ce n’est pas elle, madame a raison. Cette demoiselle, que tout le monde regarde, et qui, ce soir, est la véritable favorite de l’Opéra, excusez ce jeu de mot puéril, cette demoiselle est espagnole. Je l’ai vue au bois de Boulogne dans la calèche de M. Martinez de la Rosa. On m’a dit son nom, mais je l’ai oublié. Je suis brouillé avec les noms.

— Mesdames, — dit un jeune homme qui rentrait dans la loge avec fracas, — je viens de questionner l’ouvreuse. Nous sommes fixés. C’est une demoiselle d’honneur de la reine des Belges.

— Et son nom ? — demandèrent cinq voix.

— Elle a un nom belge que l’ouvreuse m’a défiguré, un nom comme Wallen ou Meulen.

— Nous voilà bien avancés !

Au mouvement général des loges et du balcon, il était aisé de comprendre que les mêmes entretiens s’engageaient partout dans la salle, et sans doute à peu près dans les mêmes termes, car le monde ne varie pas trop ses formules en ces sortes d’occasions. Un accord d’instruments ramena subitement vers la scène l’attention générale, détournée sur une seule femme depuis le lever du rideau. J’avais été forcé moi-même aussi de prendre intérêt à cet épisode, et ne voulant donner, dans ma réserve habituelle, que quelques regards rapides et dirigés au hasard, je venais à peine de découvrir cette jeune femme, ainsi livrée aux conjectures du monde élégant.

Elle était dans une loge de premières, et la distinction naturelle de sa pose fut la première qualité qui me frappa. Placée au centre de l’admiration, elle supportait son triomphe avec l’aisance d’une femme habituée à sa beauté. Pour mettre tout le monde à son aise, elle avait pris, avec beaucoup d’art, l’attitude de la contemplation artistique ; on eût dit qu’elle était réellement absorbée dans l’extase de la musique et des voix, ou bien qu’elle suivait le conseil du poëte toscan :

Bel ange, descendu d’un monde aérien,
Laisse-toi regarder et ne regarde rien.

À la distance où j’étais assis, je ne pouvais distinguer que l’ensemble de sa figure, car je regarde l’usage de la lorgnette fixe comme une impolitesse du genre poli. Cependant, elle me parut justifier ce concert d’éloges que les yeux et les voix de tous lui chantaient en chœur d’opéra. Il y eut un moment où la belle inconnue se pencha gracieusement vers les stalles inférieures et mit son visage en dehors de l’ombre de la loge et tout à fait à découvert dans l’auréole voisine des girandoles de gaz, et ce fut comme une apparition qui, par un jeu d’optique de théâtre, se rapprocha de moi et m’éblouit. Un silence religieux régnait dans la salle. Le baryton chantait un air plein de volupté langoureuse et d’amour sensuel. Il y avait surtout deux vers que l’artiste faisait trembler sur ses lèvres, que l’orchestre accompagnait en vibrations mystérieuses, et qui me semblèrent en ce moment résumer cet ineffable délire de joie que l’amour d’une femme aimée entretient avec de perpétuelles extases au fond du cœur. Que de faiblesse il y a dans l’homme le plus fort ! Allez voyager dix ans à travers glaçons, océans, sables torrides, visages noirs, forêts peuplées de monstres, villes peuplées de païens ; ensanglantez vos mains de naufragé aux angles des écueils ; riez dans les ouragans ; insultez les bêtes fauves dans leurs cavernes ; bronzez votre visage et votre cœur avec des couches de soleil et le bitume de la mer ; étudiez la sagesse devant les ruines de tous les portiques, où les rhéteurs ont paraphrasé trois mille ans, en dix langues, le verset de Salomon sur la vanité des vanités ; rentrez dans votre pays avec le dédain superbe de l’homme qui a vu partout le vide, excepté dans l’infini où flottent les étoiles ; écrasez de votre silence railleur, ou de votre parole gonflée d’expérience, les jeunes gens étourdis qui osent hasarder un système devant vous ; affichez insolemment l’orgueil du triomphateur qui arrive chargé des dépouilles de l’univers et qui se courbe en passant sous l’arc de triomphe, et tout à coup le hasard vous pousse dans un coin plein de musique et de lumière, vous déshérite de votre passé, vous détrône dans votre orgueil, vous donne la taille des autres hommes, vous met au niveau des nains ! Un incident bien simple pourtant, un écueil oublié sur l’atlas des navigateurs, quelques mots de mélodie suave traversant un soupir d’orchestre au moment où la curiosité d’un regard tombe sur un visage inconnu !

Il faut laisser dans leurs ténèbres intérieures les choses inexplicables, et supprimer les réponses à tant d’insolubles pourquoi qui jalonnent notre existence. Je regardais toujours cette jeune femme avec un sentiment de terreur qui m’aurait paru naturel en face d’un grand péril, mais qui, dans la phase de quiétude où je me berçais cinq minutes avant, me paraissait si étrange, que je me sentais humilié, absurde et méconnaissable à mes propres yeux. À côté de la belle inconnue, je voyais un large éventail s’ouvrir et s’incliner en se fermant avec une certaine affectation ; mais ce ne fut qu’au dixième mouvement de cet éventail que je remontai du regard jusqu’à la figure de la femme qui l’agitait. Cette femme est ma plus proche parente ; c’est vous nommer la duchesse de Langeac. Ici, le hasard se compliquait d’une façon si heureuse qu’elle était effrayante. La belle inconnue était donc une amie de la duchesse. Encore un instant, et l’entr’acte allait amener pour moi une situation enviée par tout le peuple de l’Opéra.

À la fin de l’acte je quittai ma loge et je fis précipitamment un tour de foyer avant de me présenter. Lorsque je fus reçu, la duchesse me mit tout de suite à mon aise, en m’adressant brusquement la parole, comme si elle eût deviné mon embarras. Les femmes, d’ailleurs, ont une perception exquise et surnaturelle de toutes les choses de l’amour. Toutes elles devinent tout ; c’est effrayant.

La duchesse prononça lestement le nom de mademoiselle de Châteaudun et le mien, comme pour se débarrasser le plus tôt possible des cérémonies d’une présentation ; et touchant un fauteuil du bout de son éventail :

— Mon cher Roger, me dit-elle, on voit bien que vous arrivez de partout, excepté du monde civilisé. Je vous ai envoyé vingt saluts, et vous ne m’avez pas fait l’honneur d’une réponse ! La musique vous absorbait, n’est-ce pas ? On ne joue pas la Favorite chez les sauvages ; aussi restent-ils sauvages. Comment trouvez-vous notre baryton ? Il a chanté son air avec un sentiment adorable.

Pendant que la duchesse parlait, je donnai deux fois à mes yeux une direction rapide et naturelle sur mademoiselle de Châteaudun, et je compris l’admiration qu’elle excitait dans la salle. Si je vous disais que cette jeune personne est une jolie femme ou une belle femme, vous ne me comprendriez pas, car ces dénominations sont si vulgaires dans le langage du monde, qu’elles n’expriment rien. Il faut un volume de détails pour dépeindre la grâce, le charme et l’éclat d’une femme exceptionnelle. Au reste, ce n’est pas dans le moment désolé où je vous écris que ma complaisance de peintre peut vous exposer, dans un relief lumineux, la beauté d’Irène. Je ne veux pas me souvenir, lorsque je dois oublier.

Après cet échange de mots insignifiants qui sont l’escarmouche d’une conversation, nous causions, comme on fait dans un entr’acte, lorsque tous les yeux d’une salle tombent sur une seule loge et forcent ceux qui l’habitent à s’occuper d’eux, pour avoir l’air d’ignorer ce qui se passe au dehors.

Pour déguiser mon trouble, j’avais donné à notre entretien une tournure légère, dont il me suffira de vous citer un court échantillon.

— Oui, mademoiselle, — disais-je en répondant à une question de circonstance, — la musique est aujourd’hui le besoin de l’univers. C’est la France qui est chargée d’amuser le genre humain. Supprimez notre théâtre, Paris et l’Opéra, et l’univers tombe en léthargie incurable. Vous ne pouvez vous faire une idée de l’ennui qui désole la mappemonde. Heureusement, Paris envoie à la province des Deux-Indes tout le bruit charmant qu’il fait, lorsqu’il a détrôné quelque roi. Un jour, Calcutta était à l’agonie : il allait mourir d’ennui. La Compagnie des Indes est riche, mais elle n’est pas amusante ; avec tous ses trésors elle ne pourrait pas acheter un sourire pour Calcutta. Paris lui envoya Robert le Diable, la Muette de Portici et quelques drames d’Hugo et de Dumas. Calcutta entra en convalescence et se porte fort bien aujourd’hui. Chandernagor, sa voisine, a vécu par-dessus le marché. En 1842, quand je quittais l’île Bourbon, l’affiche annonçait la Favorite, et la population ressuscitait de joie. Guillaume Tell a sauvé Madras du spleen. Quand une ville équinoxiale est atteinte de consomption, elle se tourne vers Paris, la main tendue pour recevoir l’aumône et la guérison, comme l’indigent à la porte d’un riche médecin, et Paris expédie à sa cliente d’outre-mer un ballot de partitions, de livres et de journaux. Paris n’a pas l’air de se douter de cela. Il est d’une abnégation stoïque. Paris se dit mille injures à lui-même chaque jour ; il se proclame en décadence, il se reconnaît inférieur à tous les Paris d’autrefois, surtout à celui du grand siècle ; il s’affirme qu’il a perdu toute influence chez les nations ; il s’écrie qu’il est à l’état de Bas-Empire ; il se bâtit vingt-quatre lieues de fortifications pour soutenir siège contre Mahomet II ; il pleure sur sa décadence ; il accuse le ciel qui a refusé à tous ses enfants de 1844 le génie, l’esprit et les talents, pleuvant autrefois en prose et en vers. L’univers seul n’est point de l’avis de Paris. On peut consulter l’univers : je le sais, moi, puisque j’en viens.

Et je continuai à parler, en riant, de mes voyages, et à débiter mille extravagances. Mademoiselle de Châteaudun paraissait s’amuser de cette folle gaieté. Vraiment, dit-elle, vous avez une philosophie heureuse, et la vie doit vous être bien légère, en la portant de cette façon.

— Il faut vous dire, mon cher Roger, — reprit la duchesse en feignant la commisération, — il faut vous dire que ma jeune cousine, mademoiselle Irène de Châteaudun, est malheureuse à faire pitié. Nous allons pleurer, vous et moi, sur son sort, et nous prierons l’orchestre de nous accompagner à la sourdine… Il faut donc que je vous apprenne, mon cher Roger, que cette infortunée est une héritière, et la plus riche héritière de Paris !

— Ah ! voilà bien comme vous êtes ! — dit Irène avec un délicieux mouvement de dépit qui rayonna dans les plus beaux yeux du monde, — ne dirait-on pas que la richesse rend heureux ? Ce sont les pauvres gens qui font courir ce bruit ; les gens riches seuls savent qu’il est faux.

Le rideau se levait ; je saluai la duchesse et sa jeune et belle amie, et je retournai dans ma loge. En me conduisant ainsi, je donnais à ma visite un simple caractère de politesse dégagé de toute intention.

Quelle intention, d’ailleurs, pouvais-je avoir ? En ce moment, il m’eût été bien difficile de m’adresser une réponse à cette demande. J’avais été frappé, comme tout le monde, de la beauté de mademoiselle de Châteaudun ; le hasard m’avait fourni l’occasion naturelle d’aller voir ce phénomène de plus près. L’inconnue n’avait rien perdu à se faire connaître. Elle était revêtue de cette suprême grâce de sourire et de regard qui appelle, retient et ne permet plus d’oublier. Elle avait parlé fort peu ; mais il était aisé de comprendre, à la tranquillité superbe de son attitude et à l’expression intelligente de ses yeux, qu’elle possédait en elle un trésor d’esprit et d’idées tout prêt à être prodigué sur une scène plus vaste qu’une loge d’opéra.

Dans l’irradiation éblouissante qui environnait cette jeune femme et qui m’avait laissé le choix de deux rôles, le silence stupide et admirateur ou le vagabondage étourdi de la parole, je n’avais vu passer qu’un seul nuage, et ce nuage avait un instant éclipsé tant de charmes, et fait descendre la divinité du haut de son piédestal sur l’humide pavé de Paris !

Irène était une héritière ! C’était la duchesse qui avait coupé les ailes de l’ange avec ce mot de tabellion. Une héritière ! Eh ! que m’importait cela ? Une héritière ! une adorable forme toute de poésie et d’amour, déposée sur une table de notaire, dans un assortiment de chiffons de banque et de sordides pièces d’or ! Une héritière !… Un jour de fête au paradis, un jour d’amnistie aux hommes, Dieu a pris cette jeune fille, il lui a donné cette couronne de cheveux, ce front découpé sur un modèle de séraphin, ces yeux dont les rayons semblent purifier la terre, ces grâces de visage, cette exquise ciselure d’épaules et de bras, cet ensemble idéal que l’artiste rêve et que la réalité lui montre un jour… Ce chef-d’œuvre vivant de l’atelier divin est mis aux enchères !… Sonnez, clairons des huissiers ! Voici une héritière, messieurs ! donnez du papier timbré ! Avancez-vous, acquéreurs !

Vous comprenez bien, cher Edgard, qu’après cette soirée qui avait subitement décomposé mon caractère, je vis et je revis mademoiselle de Châteaudun, grâce aux facilités que la duchesse me ménagea, dans l’intention, sans doute, d’entraîner dans la famille une héritière de plus. Je vous ajouterais maintenant un volume fort inutile pour vous amener, par détails romanesques, à un dénoûment que votre sagacité devine. Il y a donc déjà dix pages que vous avez deviné mon amour pour mademoiselle de Châteaudun. Mais vous n’avez pas tout deviné.

J’ai voulu dans cette lettre vous donner le commencement et la fin de mon histoire. Que vous importe le milieu ? Le milieu est la chose vulgaire ; c’est le calendrier amoureux de tous ceux qui ont aimé. C’est le procès-verbal de tant de petites choses domestiques, toujours sublimes pour deux personnes, toujours ridicules pour les indifférents. Chaque jour a amené sa phase obligée. Enfin, nous nous aimions ; excusez la platitude bourgeoise de cet aveu.

Irène me paraissait une créature parfaite ; son seul défaut d’héritière avait disparu dans l’ivresse de mon amour. Que vous dirai-je ? Tout était conclu ; j’allais épouser cette femme, malgré son argent.

J’étais en proie à un véritable délire de bonheur. Mes pieds ne touchaient plus la terre ; j’avais des extases de bienheureux ravi au ciel ; je demandais pardon aux hommes de mes délices. Il me semblait que cette vallée de larmes allait s’insurger contre moi, étonnée de voir qu’un seul osât insulter à ses douleurs du haut de son terrestre paradis. Edgard, je vous jette l’énigme homicide que l’enfer m’a donnée ; ramassez-la, vous la devinerez peut-être. Quant à moi, je cherche mon front à deux mains ; je ne le trouve plus ; je suis décapité.

Irène a quitté Paris ! maison vide, rue vide, cité vide. Il n’y a plus rien autour de moi, que le néant humide et noir.

Pas un mot d’adieu, pas un signe, pas une parole, pas une consolation. Les femmes font de ces choses-là !

J’ai fait tout ce qui est possible pour découvrir Irène ; j’ai ajouté l’impossible. Rien n’a réussi.

Oh ! si elle pouvait avoir tort contre moi, que je serais heureux !… Car il y a une idée qui me tue comme un poignard, une idée affreuse !… Irène est une femme d’une beauté impardonnable : on a ouvert sous ses pieds quelque horrible guet-apens, et il y a eu des femmes qui ont dit à des hommes : Vengez-nous.

Cachez ma douleur aux autres, cher Edgard. Oh ! si vous m’aviez vu ce matin sur le boulevard, vous n’auriez pas reconnu l’homme de cette lettre. J’ai pris un dandysme superbe ; j’ai des poses de sybarite et des sourires de jeune sultan ; je marche comme sur des nuages ; je promène sur la foule des regards si bienveillants, que trois malheureux sont venus me demander un service, comme s’ils avaient cru reconnaître la Providence en frac noir. La dernière exclamation qui a retenti à mes oreilles, et qui sortait d’une bouche de philosophe observateur, est celle-ci : Mon Dieu, que ce jeune homme doit être heureux !

Cher Edgard, ma main attend votre main.

Roger de Monbert.