La Croix de Berny/11

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XI


À MONSIEUR
MONSIEUR DE MEILHAN
À PONT-DE-L’ARCHE (EURE).


Paris, 3 juin 18…

Elle est à Paris !

Avant de le savoir, je le savais. Il y avait dans l’air une voix, une mélodie, un rayon, un parfum qui me disaient : Irène est ici !

Paris me paraissait repeuplé. La foule n’était plus un désert à mes yeux. Cette grande cité morte avait repris une âme. Le soleil me rendait ses sourires. La terre palpitait sous mes pas. Le vent suave qui soufflait dans mes cheveux prononçait à mon oreille un nom adoré.

Le hasard a un trésor d’atroces combinaisons. Le hasard ! ce rusé démon ! il s’est nommé le hasard, pour mieux tromper ! Avec une habileté infernale, il feint de ne pas nous observer, dans les mouvements décisifs de notre vie, et il nous remorque, comme des aveugles, au lieu fatal qu’il a désigné.

Je néglige toutes les transitions. Lisez, comme j’écris.

Vous connaissez les deux frères Ernest et Georges de S***, leur famille les a semés tous deux dans le champ de la diplomatie. Ils étudient les langues orientales et surtout les mœurs. Hier, nous nous sommes rencontrés au bois de Boulogne ; eux en calèche, moi à cheval. J’essayais de l’équitation, comme hygiène morale. Ils m’ont lancé par la portière un engagement à dîner, dans la formule la plus concise. J’ai répondu oui, en courant : un oui de distraction et d’indolence. Oui est toujours plus facile à prononcer que non, à cheval, surtout. Non se discute ; oui ne se discute jamais. Économie de paroles et de temps.

Au reste, je n’étais pas fâché d’avoir eu cette rencontre. Ces deux jeunes gens font une prodigieuse dépense de gaieté, comme tous ceux qui se destinent à vieillir dans la gravité somnolente des chancelleries d’Orient.

Je croyais que nous serions trois à table ; hélas ! nous étions cinq !

Deux femmes artistes, et cultivant avec délices leur précoce émancipation ; deux divinités adorées dans le temple des grands sculpteurs de la Nouvelle-Athènes ; deux écueils vivants oubliés sur la carte de Paris.

J’ai l’habitude de saluer avec le même respect apparent toutes les femmes de l’univers. J’ai salué les femmes couleur d’ébène du Sénégal ; les femmes couleur clair de lune des archipels du Sud ; les femmes couleur de neige du détroit de Behring ; les femmes couleur de bronze de Lahore et de Ceylan.

Il m’était impossible de me retirer brutalement devant deux femmes couleur de lis dont les deux portraits et les deux statues sont au salon du Louvre et font l’admiration des connaisseurs. Au reste, j’ai un principe : moins une femme est respectable, plus on doit la respecter ; c’est ainsi que nous pouvons la ramener à la vertu.

Je restai donc ; je m’assis et j’apportai même au festin mon cinquième de gaieté antique. Nous étions Praxitèles, Phidias, Scopas ; nous venions d’inaugurer dans leurs temples la Vénus pudique et sa sœur, et nous buvions à nos modèles les vins de l’archipel Ionien.

Ce soir-là, hier, comme vous savez, si vous avez lu l’affiche, on jouait Antigone au théâtre grec de l’Odéon, faubourg Saint-Germain.

J’ai encore un principe : dans toute action folle ou sage, il faut bravement et fièrement s’exécuter ou s’abstenir. Je n’avais pas eu la sagesse de m’abstenir, il fallait avoir la folie d’imiter mes voisins. Au dessert, j’abusai même de l’imitation. Je me souvins trop que j’étais malheureux, je demandai trop souvent l’oubli à la naïade écarlate qui coule devant Bordeaux.

La voiture avancée, nous allons à l’Antigone de l’Odéon.

Notre invasion sous le péristyle fut merveilleuse.

Les deux dames, cavalièrement suspendues aux bras des deux futurs ambassadeurs orientaux, rayonnaient de grâce épicurienne et de sensuelle beauté. Les classiques contrôleurs du théâtre ouvraient à deux battants les portes et les barrières, et cherchaient les encensoirs. Moi, je fermais la marche, insolent et superbe, comme le jour où j’entrai dans la pagode ruinée de Bangalore pour enlever la statue de Sita.

On jouait le premier acte. Les écoles athéniennes gardaient un silence religieux devant le Proscenium. La grille de notre loge s’écroula sous des mains folles, et le fracas de la porte, de nos cinq voix, de nos éclats de rire, suspendit un instant le chœur tragique et attira sur nous les regards.

Avec quelle audace mondaine nos deux dames s’encadrèrent en relief dans leur loge, et arrondirent sur le velours leurs bras nus, traduits en marbre de Paros, tant de fois, par nos célèbres sculpteurs. Nos trois têtes, illuminées des sourires de l’ivresse, flottaient au-dessus des chevelures de nos divinités, pour compter approximativement, dans la salle, les nombreux témoins de notre bonheur.

Un éclair de raison traversait, par intervalles, mon cerveau, et alors je me disais, dans un monologue sérieux : Mais ce que je fais là est odieux ! Cette conduite n’est pas dans mes mœurs ; je suis absurde et ridicule ! Il faut sortir et demander pardon au premier passant !

Impossible de m’obéir. Un bras fatal me retenait là. Une volonté me dominait. La magie a survécu aux magiciens.

Dans les entr’actes, nos deux statues grecques s’entretenaient à haute voix des voisins et des voisines, et leurs propos, assaisonnés de sel attique, composaient un supplément fort ingénieux aux chœurs d’Antigone.

— Nous avons, à droite, quatre dames en bonne fortune, disait notre statue blonde. Elles ont mis sur le devant de leur loge, comme échantillon, probablement ce qu’elles ont de plus beau. C’est affreux comme chapeaux, comme tournure, comme visages, et comme robes de Cirque-Olympique. Si j’étais défigurée comme ça, je me ferais ouvreuse de loges ; mais je n’y entrerais jamais.

— Je crois les connaître, disait notre statue brune, ce sont les femmes du garde champêtre de mon cousin. Elles ont loué leurs chapeaux lilas au passage du Saumon. Il y a des femmes bien effrontées !

— As-tu vu les deux autres qui sont dans le fond, ma chère ange ?

— Je n’ai vu que des cheveux bouclés. Celles-là ont économisé les chapeaux. Toutes les fois que j’allonge le cou pour voir la figure de ces cheveux, on se retire avec précipitation.

— C’est qu’il doit y avoir là, dit Ernest, quelque femme d’une laideur paradoxale.

— Si elles cherchent quatre maris, dit Georges, je les plains ; si elles sont mariées, je plains les quatre maris.

Pendant que ma société folle était à la poursuite du laid idéal, enfoui dans l’arrière-loge de droite, j’éprouvai, moi, un saisissement de cœur inexplicable. Ma folie cessa tout à coup de se mettre à l’unisson de ce quatuor en délire. Une tristesse vague humecta mes yeux.

Je fis un retour sur moi-même, et il me sembla que j’étais tombé dans une association de malfaiteurs des deux sexes.

C’est l’explication que je donnai à cet accès de mélancolie subite. Heureusement la musique vint fort à propos me distraire. Le chœur chantait l’hymne à Bacchus, merveille antique trouvée par Mendelsohn dans les ruines du temple de la Victoire-sans-ailes.

Le spectacle terminé, je proposai timidement à ma société de laisser écouler la foule et de sortir après les derniers ; mais nos statues grecques, qui se complaisaient à l’idée d’une descente triomphale, se récrièrent contre ma proposition. Il fallut céder.

La statue brune s’empara despotiquement de mon bras et m’entraîna vers l’escalier. Il me semblait qu’un froid lézard m’enlaçait. Je fus saisi de ce frisson que le contact des reptiles donne aux gens nerveux.

Je me rappelai ce jour désastreux, où j’abordai après un naufrage l’île d’Éaeï-Namove, et où je fus obligé d’épouser Dai-Natha, la fille du roi, pour m’épargner la douleur d’être mangé vif par les ministres de son père.

Sur l’escalier de l’Odéon, je regrettai Dai-Natha.

Au milieu de la foule compacte qui obstruait le vomitoire, un cri violemment arraché par l’effroi frappa mon oreille et fit descendre et monter, en une seconde, mon sang de la tête aux pieds.

Dans le plus effroyable concert de la foudre, des torrents, des tempêtes, des bêtes fauves, je reconnaîtrais le cri d’une femme aimée, et beaucoup sont comme moi. Il y a une merveilleuse perception d’ouïe qui nous vient d’un sixième sens, le sens de l’amour.

Irène de Châteaudun avait jeté ce cri.

Prenez garde, ma chère ! s’était-elle écriée, avec cet accent que l’effroi ne permet pas de dissimuler, avec cet accent qui est obligé d’être naturel, malgré toute la réserve imposée dans certaines circonstances : Prenez garde, ma chère !

C’était un servant de théâtre qui soulevait un lourd panneau de porte postiche et qui avait heurté l’épaule d’une femme. Ceux qui avaient vu la chose la racontaient ainsi. Moi, j’avais aperçu, en me dressant sur la pointe des pieds, le panneau de porte balancé sur les têtes ; je n’avais pu voir la femme qui avait poussé le cri, mais j’avais vu avec mes oreilles aussi clairement qu’avec mes yeux Irène de Châteaudun.

Tant que la barrière insurmontable de la foule maîtrisa mes mouvements, il me fut impossible de m’avancer dans la direction où le cri s’était fait entendre ; mais, arrivé au premier degré de l’extérieur, je me dégageai du bras importun qui serrait le mien, et je m’élançai sur la place et dans la rue de l’Odéon avec une agilité folle, traversant au vol les groupes et les doubles haies de voitures, dévorant du regard tous les visages de femmes, pour découvrir Irène, et ne m’inquiétant point des propos railleurs que cet examen rapide m’attirait de toutes parts.

Peine perdue ! Je ne découvris rien. Le théâtre garda son secret ; mais le cri retentissait toujours au fond de mon cœur, et mon cœur le reconnaissait toujours.

Ce matin, à mon lever, j’ai couru à l’hôtel de Langeac. Le portier m’a regardé stupidement, et a répondu par un non sec et ennuyé à toutes mes demandes. Les fenêtres de l’appartement d’Irène étaient fermées, et elles avaient cette immobilité de désolation qui annonce le vide intérieur. Fenêtres si joyeuses autrefois lorsqu’une petite main leur ménageait des évolutions intelligentes, et que de mystérieuses ouvertures laissaient échapper au dehors la frange d’une robe, ou de longues boucles de cheveux !

Le portier ment, les fenêtres mentent ! ai-je dit, et j’ai recommencé mon voyage dans Paris.

Cette fois j’avais un autre but que celui d’arriver par la fatigue et l’épuisement du souffle à quelque secourable et artificielle distraction.

Mes yeux se multipliaient à l’infini : ils interrogeaient à la fois les fenêtres, les portes, les issues des passages, les vitres des voitures, les allées des promenades. Je ressemblais à cet avare qui accuse Paris et ses faubourgs de lui avoir volé son trésor.

À trois heures, vous savez quel monde brillant et empressé monte et descend le large trottoir de la rue de la Paix aux Panoramas ; on croirait voir s’étaler à l’ombre ou au soleil, selon la saison, tous les habitants d’une ville opulente. J’étais là, retenu par une main trop cordiale et causant avec un de ces amis que le hasard nous envoie toujours, dans certains moments, pour nous dégoûter de l’amitié. Une forme éblouissante a passé devant moi. Irène seule a cette grâce, cette légèreté de pas, cette souplesse d’ondulation. Entre mille je l’aurais reconnue. Sa toilette bourgeoise avait beau s’efforcer de viser au déguisement, une distinction exquise la trahissait. Et d’ailleurs, son regard s’était croisé avec le mien. Aussi, le doute ne m’était plus permis. La main de mon interlocuteur ne me rendit la liberté qu’après un violent effort de la mienne. Nous échangeâmes des adieux brusques. Je perdis quelques minutes précieuses. Irène marchait d’un pas de gazelle. La foule s’échelonnait devant moi, par couches épaisses, qu’il fallait percer au milieu des murmures des promeneurs, troublés dans leur quiétude par la brutalité d’un seul.

Enfin, à dix pas des Panoramas, je trouve une éclaircie de foule, et j’aperçois mademoiselle de Châteaudun doublant l’angle du café Véron et entrant dans le passage. Cette fois, elle ne peut m’échapper. La voilà dans le couloir étroit, dont l’extrémité rayonne de galeries désertes, et propices à une rencontre d’explication. J’entre dans le passage, quelque temps après Irène, et je la revois. Trois longueurs de pas me séparaient d’elle. Je me prépare à cet entretien formidable qui doit être ma vie ou ma mort. J’étreins violemment ma poitrine avec mes bras, comme pour imposer silence aux pulsations de mon cœur. Le ciel va s’ouvrir sur ma tête ou l’enfer sous mes pieds.

Elle jette un regard rapide sur la devanture chinoise d’une boutique, comme pour reconnaître une enseigne, et sans manifester la moindre précipitation, elle a ouvert la porte et elle est entrée. — C’est bien, me suis-je dit ; une velléité d’emplette en passant. Observons.

Je me suis posé comme un dieu Terme, à cinq pas du magasin chinois, dont le péristyle est vraiment du meilleur goût, et ne déparerait pas l’enseigne du plus achalandé filigraniste d’Hog-Lane, au faubourg européen de Canton.

Un autre de ces amis, que le hasard tient dans son réservoir pour les bonnes occasions, sortait du change voisin, et, jugeant à mon immobilité de statue que j’attendais un secours contre mes ennuis, m’a brusquement abordé en ces termes :

— Eh ! bonjour, mon cher cosmopolite ; voulez-vous m’accompagner ? Je vais à Bruxelles ; je viens de prendre l’or du voyage chez mon changeur : l’or est très-cher, le change est à quinze francs.

Moi, je répondais par des sourires faux et des monosyllabes sans consonnes, ce qui signifie, en toute langue, qu’on serait fort aise de se débarrasser de son interlocuteur.

Cependant mes yeux restaient fixés sur la porte chinoise du passage des Panoramas. J’aurais saisi un atome au vol.

Mon fâcheux élargit ses jambes, en colosse de Rhodes, saisit à deux mains le bout de sa canne, posa la pomme d’or ciselé sous son menton, et poursuivit ainsi : — J’ai fait une folie ce matin ; je me suis donné un cheval pour ma femme. Un cheval du Devonshire, qui sort des ateliers de Crémieux… À propos, mon cher Roger, vous devez savoir cela, vous ? Ce matin, j’ai engagé un pari de trente louis avec d’Allinville… Comment appelleriez-vous le cheval d’une femme ?

J’ai gardé quelque temps ce silence qui signifie qu’on n’est pas d’humeur de répondre ; mais les amis envoyés par le hasard intelligent ne comprennent que le français. L’ami a répété sa demande : — Comment appelleriez-vous le cheval d’une femme ?

— Je l’appellerais un cheval, ai-je répondu nonchalamment.

— Roger, il me semble que vous avez raison. D’Allinville m’a soutenu que le cheval d’une femme est un palefroi.

— En terme de chevalerie, il a raison.

— Ainsi, j’ai perdu ?

— Oui.

— Mon cher Roger, cela m’inquiétait depuis deux jours.

— Vous êtes bien heureux de vous inquiéter pour un terme de chevalerie. Je donnerais tout l’or de ce changeur si Dieu voulait me donner vos chagrins.

— En effet… je remarque… vous paraissez fort triste, Roger… Venez avec moi à Bruxelles… il y a de superbes opérations à faire là-bas. Les gentilshommes doivent être industriels à notre époque, sous peine d’être effacés par l’aristocratie de l’argent. Nous lutterons. On m’a indiqué vingt arpents à vendre, à la lisière de la gare du chemin de fer du Nord, sur la frontière. Cent mille francs gagnés à coup sûr après le vote de la loi. Je vous en offre la moitié. C’est un jeu. Nous taillons le lansquenet sur les grands chemins.

Irène ne sortait pas ; je fis un mouvement involontaire de dépit, et cette fois mon fâcheux fut intelligent.

— Mon cher Roger, me dit-il en me prenant la main, que ne parliez-vous plus tôt ! vous êtes en bonne fortune. C’est compris, ne nous gênons pas, il y a une belle sous cloche. Adieu, adieu.

Il partit, et je respirai.

Cependant ma position devenait critique. Cette porte chinoise, comme celle de l’Achéron, ne rendait point sa proie. Les quarts d’heure s’écoulaient. Je prenais successivement toutes les poses décentes de l’expectative fiévreuse. J’avais épuisé toutes les contorsions d’un musée de statues ; et je m’aperçus bientôt que mon blocus, fort suspect, donnait de l’inquiétude aux marchands. Les deux changeurs d’or, avoisinant la porte chinoise, semblaient se mettre sur la défensive, et méditer un article pour la Gazette des Tribunaux.

Je regrettai mon interlocuteur, éclipsé trop vite ; il me donnait au moins une contenance respectable ; il légalisait, pour ainsi dire, mon étrange situation. Je demandai au hasard un autre ami secourable. Cette fois, le hasard me laissa seul.

J’avais déjà dévoré deux heures dans cette attente, et la place n’était plus tenable ; il fallait prendre un parti violent. Irène n’avait pas quitté le magasin chinois : cela me paraissait hors de doute. Impossible, à cinq pas de distance, de tromper mes yeux indiens. Irène était toujours là. Les jeunes femmes éternisent une emplette. Je ne m’étonnais point du retard ; je voulais me dérober au scandale de ma position.

Armé d’un courage surhumain, je fais cinq pas, j’ouvre la porte de la boutique chinoise, et j’entre comme sur la brèche d’une ville prise d’assaut.

En entrant, je ne vis confusément que des objets vivants ou morts ; je ne détaillai rien. Une femme s’inclina gracieusement sur le comptoir, et murmura quelques paroles en me regardant.

— Avez-vous, madame, lui dis-je, avez-vous quelques curiosités en chinoiseries ?

— Nous avons, me répondit-elle, du thé noir, du thé vert, du thé russe ; nous avons aussi du fin pékau.

— Eh bien ! madame, donnez-moi de tout cela.

— En boîte ?

— En boîte, comme vous voudrez, madame.

Je regardai partout dans la boutique ; il n’y avait que deux vieilles femmes debout devant un autre comptoir. Point d’Irène.

Je payai mes emplettes, et, en donnant mon adresse, je questionnai ainsi la dame du comptoir

— J’avais donné rendez-vous ici à ma femme ; nous devions faire ensemble ces emplettes selon ses goûts, qui sont toujours les miens. Il paraît que nous avons fait une erreur dans nos heures… Au reste, je suis en retard et très en retard. Ma femme est peut-être venue ?…

Et je donnai, dans ses plus minutieux détails, le signalement de mademoiselle Irène de Châteaudun, depuis la couleur des cheveux jusqu’à la nuance des souliers.

— Oui, monsieur, me dit la dame du comptoir ; elle est en effet venue, mais il y a bien longtemps… deux heures environ… elle a fait quelques emplettes.

— Ah ! Mon émotion suspendit ma phrase commencée. — Oui… je savais bien… il me semblait même… que je l’avais vue entrer… là… par cette porte.

— Oui, monsieur ; elle est entrée par cette porte, et elle est sortie par celle-ci.

Elle me montrait, dans le fond, l’autre porte ouverte sur la nouvelle rue Vivienne.

Je réprimai une exclamation qui aurait été un scandale de plus, et, traversant la boutique, je sortis par l’autre porte, comme si mademoiselle de Châteaudun avait eu la patience de m’attendre sur le trottoir de la nouvelle rue Vivienne.

Ma tête n’avait plus de pensées. Mes pieds me conduisaient au hasard, à travers des rues dont j’ignorais les noms. Il m’importait peu d’échouer sur Charybde ou sur Scylla. Tout pavé de la ville m’était bon. Comme les fous qui choisissent une phrase et la répètent à satiété, sans le savoir, je ne pouvais trouver sur mes lèvres que ces mots : « Démon de femme ! » En ce moment, que de haine bouillonnait au fond de mon amour !… Et quand cette haine se calmait, en me laissant la réflexion froide, je m’écriais silencieusement au fond de ma poitrine : Irène m’a vu à l’Odéon entre ces hideuses femmes ; je suis à jamais déshonoré à ses yeux !… Si j’essaie de me justifier, aura-t-elle foi à ma tardive justification ? Les femmes sont inexorables pour ces sortes d’écarts d’un moment, qu’elles regardent comme des crimes prémédités, indignes de pardon. Toujours Irène me criera ce vers du poëte :

<poem class="verse" style="font-size:90%"> Tu te fais criminel pour te justifier !

Vous êtes heureux, vous, cher Edgard ; vous avez trouvé la femme que vous rêviez ; vous aurez tout le charme d’une passion, moins les orages. C’est folie de croire que l’amour se ravive dans ses propres tourments et s’excite de ses douleurs. La tempête n’amuse que ceux du rivage ; les nautonniers qui la subissent maudissent la mer et implorent la sérénité. Dans votre lettre, cher Edgard, je vois luire ce bonheur calme qui est la première volupté de l’amour. En échange, je vous envoie mes désolations. L’amitié n’est souvent que l’union de deux contrastes.

Ainsi donc, vivez heureux, mon jeune ami ; votre réputation est faite. Vous avez un beau nom, une célébrité sans envieux, une philosophie individuelle que vous n’empruntez ni aux Grecs, ni aux Allemands. Votre avenir est doux. Endormez-vous dans les plus beaux rêves ; la femme que vous aimez les réalisera tous à votre réveil.

La nuit est une mauvaise conseillère, et je n’ose prendre une résolution à l’heure sombre où je vous écris : j’attends le soleil pour m’éclairer. Dans mon désespoir, j’ai une consolation cuisante : Irène est à Paris. Cette grande ville n’a point de secrets ; tout ce qui s’enferme dans une maison éclate tôt ou tard dans la rue. Je forme des projets extravagants qui me paraissent raisonnables. J’achèterai, s’il le faut, l’indiscrétion de toutes les bouches discrètes qui veillent à toutes les portes. Je recruterai une armée de surveillants salariés. Il y a sur la côte du Coromandel des plongeurs indiens dont la profession est merveilleuse ; ils se précipitent dans le golfe du Bengale, cette immense baignoire du soleil, et ils en retirent une perle ensevelie dans les abîmes de verdure sous-marine et de corail, une perle d’élite, précieuse comme le plus fin diamant. On peut donc trouver une femme dans cet océan d’hommes et de maisons qui se nomme Paris. Une dernière réflexion donne quelque douceur à mon âme. Je me dis : Ceci est une épreuve ; Irène veut essayer mon amour, j’ai besoin de le croire. Les plus charmantes femmes croient que tout le monde les aime, excepté leur amant.

Roger de Monbert.