La Croix de Berny/12

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XII


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Paris, 2 juin, minuit.

Oh ! je suis indignée ! j’ai la rage dans le cœur. Mon Dieu, que cela fait mal de haïr !… Je voudrais pouvoir me calmer un peu pour vous raconter ce qui vient de se passer, pour vous dire comment tous mes projets sont détruits, comment je me retrouve encore seule au monde, plus triste que jamais, plus découragée que dans mes plus mauvais jours de misère. Mais je ne puis garder mon sang-froid en pensant à l’indigne conduite de cet homme, à sa fatuité grossière, à son insolente fausseté… J’arrive de l’Odéon ; M. de Monbert y était, je l’ai vu ; il ne se cachait pas, vraiment ; je vous ai déjà dit qu’il n’avait rien de mystérieux dans le caractère ; il était là, en grande loge, gris comme un cocher de fiacre, avec de mauvais petits écervelés. M. M. de S…, l’aîné, était simplement gris comme le prince : quant au plus jeune, Georges, il était ivre, complétement. Ce n’est pas tout : l’aimable prince servait de chevalier à deux beautés à la mode, deux misérables créatures de la plus fâcheuse célébrité, de ces femmes éhontées qui nous forcent à les connaître malgré nous par le scandale qu’elles font partout où on les rencontre ; ces espèces de dames de la halle, déguisées en femmes du monde, moitié marchandes d’oranges et moitié petites maîtresses, qui donnent des coups de poing avec des gants blancs parfumés, et qui lancent dans le dialogue des jurons effroyables derrière leur bouquet de roses ou leur éventail Pompadour !… ces femmes criaient, riaient comme des folles ; elles chantaient à haute voix avec les chœurs d’Antigone, avec les vieillards de Thèbes !… À la galerie on disait : « Elles ont trop bien dîné. » On les flattait ; je pense qu’elles sont toujours comme ça.

Il faut vous dire, pour que vous puissiez comprendre toute ma fureur, qu’avant d’aller au spectacle, au moment de monter en voiture, on m’avait apporté les lettres que j’avais fait demander à l’hôtel de Langeac. Dans le nombre, se trouvait un billet de M. de Monbert, celui qu’il m’avait écrit quelques jours après mon départ ; mais je veux vous l’envoyer, ce billet, il mérite de faire le voyage. En le lisant, vous, chère Valentine, n’oubliez pas que je l’ai lu, moi, à travers les étranges conversations de M. de Monbert et de ses compagnes, et que chacune des phrases ampoulées de ce billet prétentieux avait pour traduction littérale et libre à la fois, pour commentaires ingénieux, les éclats de rire, les mauvais bons mots, les calembours stupides de l’infortuné qui l’avait écrit.

J’en conviens, ces éclats de rire, ces discours joyeux, me gênaient un peu pour lire de si touchants reproches : les brillantes improvisations de l’orateur m’empêchaient de m’attendrir sur les lamentables élégies de l’écrivain. Voici ce plaisant billet ; j’essayais de le déchiffrer à travers mes larmes, quand M. de Monbert est arrivé au spectacle :

« Est-ce une épreuve d’amour, une vengeance de femme ou un caprice d’oisiveté, mademoiselle ? Ma tête n’est pas assez calme pour trouver le mot d’une énigme. Au nom du ciel, venez au secours de ma raison ! Demain peut-être, si votre sagesse me parle, la folie vous répondra ! Sortez de votre mystère avant ce soir.

» Tout est désolation et ténèbres autour de moi et dans moi. Le rayon du jour échappe à mes yeux, le rayon de la pensée à mon âme. J’ai cessé de vivre en cessant de vous voir. Il me semble que la puissance de mon amour me donne encore la force de me survivre à moi-même, et de retenir dans mes doigts une plume vagabonde que mon esprit ne guide plus. Avec mon amour, je vous avais donné mon âme : ce qui reste de moi à cette heure vous ferait pitié. J’implore de vous ma résurrection.

» Vous ne pouvez comprendre l’extase d’un homme qui vous aime et le désespoir de l’homme qui vous perd. Moi-même, avant de vous avoir connue, je n’aurais pas soupçonné ces deux limites séparées par tout un monde et rapprochées en un seul instant. Abîme comblé par un point !… Être envié des anges, respirer l’air du ciel, chercher un nom dans les voluptés divines pour le donner à son bonheur, et tout à coup tomber, comme Lucifer, avec un coup de tonnerre au front, rouler dans un gouffre de ténèbres, et vivre de cette vie de mort qui est l’avenir des damnés !

» Voilà votre ouvrage !

» Non, ce n’est pas un jeu, non, ce n’est pas une vengeance ; on ne se joue pas avec une passion sérieuse ; on ne se venge pas d’un innocent ; c’est donc une épreuve : eh bien ! elle est subie, et le sang de mes veines vous crie grâce. Si vous prolongez l’épreuve, vous aurez bientôt l’inutile douleur de ne pas douter de mon amour d’aujourd’hui ! Votre douleur sera un remords !

Roger. »

Oui, sans doute, oh ! cette fois vous dites vrai, mon cher prince, ma douleur est un remords, un grand remords ; jamais je ne me pardonnerai d’avoir été un moment touchée de vos étranges plaintes et d’avoir versé des larmes sincères sur votre pathos de comédien.

J’étais assise tout au fond de la loge, et, tremblante d’émotion, je lisais ces reproches douloureux et je pleurais !… oui… je pleurais ! Tout cela me paraissait superbe et très-attendrissant. J’étais dans une disposition d’esprit si bienveillante, j’étais si humblement pénétrée de mes torts, que je me sentais accablée sous la malignité de ce désespoir si noble causé par moi avec tant de petitesse et de cruauté ; chaque mot de cette mauvaise amplification me fendait le cœur ; j’admirais naïvement l’éloquence et la simplicité de ce style ; j’acceptais comme des beautés toutes ces baroques images, ces antithèses pleines de passion et de prétention : La folie qui répond à la sagesse qui parle. — La puissance de l’amour qui donne la force de tenir une plume ! Les limites séparées par un monde et rapprochées en un instant. — L’abîme comblé par un point ! — Et cette vie de mort dont il faut vivre, et ce nom que l’on voudrait donner à son bonheur et qu’on ne peut pas trouver, même dans les voluptés du ciel. » Trouvez-moi donc un peu un nom à donner à mon bonheur ; je ne peux pas en venir à bout !… J’avais accepté toutes ces plaisanteries sans effort. Je ne m’étais arrêtée, un moment étonnée, qu’à ce mot gaiement terrible : Lucifer !… Je ne m’y attendais pas du tout, à ce mot-là, et il m’avait un instant refroidie… mais la dernière tirade m’avait bientôt ranimée… Je la trouvais entraînante, déchirante !… Enfin, dans ma pitié enthousiaste, j’admirais tout par manière d’expiation, lorsqu’un bruit épouvantable se fait entendre… On ouvre avec fracas la porte de la loge voisine… Triste, je maudis cette joie cruelle qui vient insulter à ma douleur… Je continue à lire, à admirer et à pleurer… Mes voisins continuent à rire et à crier. Parmi ces voix plus que sonores, je crois reconnaître une voix amie. J’écoute. C’est la voix du prince de Monbert, je ne me trompe pas. Probablement, il est ici avec des étrangères. Il a tant voyagé qu’il est forcé de faire les honneurs de Paris à toutes les grandes dames qui l’ont reçu dans les capitales du monde qu’il a parcourues… Mais de quel pays sont-elles donc, ces grandes dames ? On les montre au doigt, et elles disent des choses bien singulières… L’une d’elles, ayant plongé sa tête dans notre loge, nous jeta ce mot gracieux : « Quatre femmes, quatre monstres ! » Je la reconnus, je l’avais vue aux courses de Versailles… et tout fut expliqué.

Alors, ils jouèrent entre eux et pour leur propre plaisir une espèce de parade. Un seul trait vous donnera une idée de l’esprit et du bon goût que déployèrent ces messieurs. Celui des deux jeunes gens qui était le plus ivre demanda en bâillant quels étaient les auteurs d’Antigone. — Sophocle, répondit M. de Monbert. — Mais il y en a deux. Deux Antigones ? reprit en riant le prince. Oui, il y a aussi celle de Ballanche. — Ah ! Ballanche, c’est ça, s’écria le jeune ignorant ; je savais bien que j’avais vu deux noms sur l’affiche ! Vous les connaissez ? — Je ne connais pas Sophocle, répondit le prince toujours plus jovial, mais je connais Ballanche ; je l’ai vu à l’Académie. Cette charmante plaisanterie obtint un succès fou, incroyable ; l’hilarité éclata en transports, et le tapage devint tel, que le public se fâcha tout à fait. Silence ! donc ; silence !… criait-on de tous côtés… Le calme se rétablit un moment dans la loge, mais la plaisanterie était passée à l’état de monomanie ; à chaque scène applaudie, le petit Georges de S***, qui est un écolier, un enfant, criait à tue-tête : Bravo ! Ballanche ! Puis s’adressant à ses voisins, à tous les gens qui étaient là, il ajoutait : Applaudissez, mes amis, il faut encourager l’auteur. Et ces deux atroces femmes reprenaient à leur tour, en applaudissant : Il faut encourager Ballanche ; encourageons Ballanche. C’était absurde.

Madame Taverneau et ses amies étaient indignées. Elles avaient entendu comme moi ce mot si bienveillant : Quatre femmes, quatre monstres !… Cette rapide appréciation de notre tournure et de notre élégance les avaient flattées médiocrement. Ce mot les rendait peu indulgentes pour leur scandaleux voisinage. Il y avait auprès de nous plusieurs hommes, des journalistes, je crois, qui nommaient tout haut le prince de Monbert, MM. de S*** et leurs deux beautés. Et ces journalistes ne se gênaient point pour parler fort amèrement de ce qu’ils appellent les jeunes lions du faubourg Saint-Germain, des mauvaises manières des gens bien élevés, des scrupules risibles de ces fiers légitimistes, qui craindraient de se compromettre en faisant les affaires du pays, et qui ne craignent pas de se compromettre chaque jour en faisant mille extravagances ; et là-dessus ils racontaient des histoires fabuleuses, mensongères, impossibles, mais auxquelles malheureusement toutes ces coupables imprudences donnent une grande probabilité. Vous le devinez, je souffrais cruellement, et dans mon orgueil de fiancée, et dans mon orgueil de parti. Je rougissais des nôtres devant nos ennemis ; mon offense personnelle n’était peut-être pas la plus sensible dans ce moment. En écoutant ces justes épigrammes, je détestais presque autant MM. de S*** que Roger. Ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant cette heure de dépit et de honte, j’aimais mieux m’appeler tout bonnement madame Guérin que d’être madame la princesse de Monbert.

Que pensez-vous de ce désespoir au vin de Champagne ? Ne dois-je pas en être bien touchée ? Qu’il est doux de se voir regretter si dignement ! Cela est tout à fait poétique et même mythologique : Ariane n’en fit cas d’autres ; elle demanda à Bacchus des consolations aux chagrins que lui avait causés l’amour. Aussi, comme il chantait l’hymne à Bacchus au dernier acte d’Antigone ! Il a une très-jolie voix de ténor, je ne savais pas ça, c’est une séduction de plus : et comme il était heureux dans cette aimable compagnie ! Valentine, ne vous l’avais-je pas bien dit ? l’épreuve du découragement est infaillible : en amour le désespoir est un piége ; cesser d’espérer c’est cesser de feindre : on revient à son naturel dès que l’hypocrisie est reconnue inutile. Comme il m’est prouvé maintenant que ce monde-là est la société qu’il préfère, que c’est là son centre, qu’en se faisant près de nous si élégant, si délicat, si réservé, il se métamorphosait hypocritement !

Oh ! ce soir-là, il était bien sincère, il n’avait rien d’exagéré dans les manières rien qui sentît l’extraordinaire, le détour, ni l’effort ; il était là chez lui, dans son élément ; car on ne peut cacher son élément, c’est-à-dire on ne peut pas cacher qu’on est dans son élément. On a dans les poses une désinvolture qui trahit un bien-être délicieux ; on se pavane, on s’étale, on s’épanche, on s’épanouit ; on nage en pleine eau, on vole en plein air… On peut cacher qu’on a reconnu dans la foule la personne qu’on adore… on peut cacher qu’une nouvelle subitement apprise est l’avis important qu’en attendait… on peut cacher ses craintes soudaines, ses dépits violents, ses joies délirantes… mais on ne peut pas cacher cette impression agréable, cette indiscrète béatitude qu’on éprouve à rentrer tout à coup dans son élément, après de longs jours de privation et de souffrances. Eh bien ! ma chère, l’élément de M. de Monbert, c’est la mauvaise compagnie. Je suis très-polie en ne disant pas davantage.

Au reste, cela ne m’étonne point, et j’ai souvent remarqué avec tristesse ce noble goût chez ses semblables : les hommes élevés pour la dignité et dans les rigueurs de l’étiquette n’ont pas de plus grand plaisir que de se commettre avec des gens de rien ; on leur impose l’élégance comme un devoir, alors ils considèrent la grossièreté comme la récréation ; ils en veulent, pour ainsi dire, à ces qualités charmantes dont on leur fait une obligation, et ils se dédommagent de la peine qu’ils ont eue à les acquérir, en les rendant malicieusement inutiles, en se jetant volontairement dans un monde vulgaire, dans une société infime où elles ne sauraient briller, où elles n’ont aucune valeur. Il faut cette tendance taquine de l’esprit humain, cette lutte éternelle du caractère et de l’éducation pour expliquer ce goût, cette passion des hommes calmes et distingués pour la mauvaise compagnie ; plus ils sont froids et dignes dans leurs manières, et plus ils recherchent les mauvais sujets, les femmes tarées, les misérables espèces ; il y a encore une autre raison de cela, c’est que ce sont des orgueilleux, et que les orgueilleux ne se plaisent qu’avec ceux qu’ils méprisent.

Toutes ces turpitudes seraient sans importance, si notre pauvre noblesse était encore debout, si elle n’avait pas à reconquérir sa place, à recouvrer son prestige. Mais pourra-t-elle jamais le faire avec de tels représentants ? Oh ! que je les maudits, ces petits sots qui, par leurs coupables extravagances, compromettent une si belle cause ! Comment ne sentent-ils pas que chacune de leurs étourderies donne une arme terrible contre les idées qu’ils défendent, contre leur parti, contre nous tous ? Ils sont en guerre avec le pays, qui se défie de leurs intentions, qui déteste leurs avantages… et ils s’amusent à irriter encore le pays par leur hostilité inintelligente et leur oisiveté tapageuse ! À les voir luttant de niaiseries et de déconsidération, on dirait qu’ils n’ont qu’une pensée, c’est de justifier toutes les accusations de leurs ennemis, et de renchérir même encore sur cette estimation injustement modérée. On les accuse d’être ignorants… ils sont ignares ! On les accuse d’être insolents… ils sont impudents ! On les accuse d’être bêtes, tous, naturellement, fatalement… ça ne leur suffit pas… ils aspirent à être brutes, et ils y parviennent !… Et cependant, puisqu’il est convenu qu’ils sont dégénérés, on ne serait pas exigeant pour eux ; on ne leur demande pas ce qu’on demande aux autres, on ne leur demande ni héroïsme, ni talent, ni génie ; on ne leur demande que de la dignité, et ils ne savent même pas faire semblant d’en avoir… On ne leur demande pas de porter leur nom, leur nom illustre. On ne leur demande que de le respecter… et ils le traînent dans la boue ! Ah ! ces gens-là me feront mourir d’indignation et de douleur !

Et c’est parmi ces jeunes fats, dans cette pépinière de fainéants, que je dois chercher un mari, qu’Irène de Châteaudun doit choisir une alliance !… Non, non, je ne donnerai point les quelques millions que la Providence m’a jetés, pour être distribués comme encouragement à toutes les misérables courtisanes de Paris, pour être partagés entre toutes les sauteuses de théâtres. S’il faut absolument donner ma fortune à des femmes, je la porterai dans un couvent où j’irai m’enfermer pour le reste de mes jours ; mais, certes, j’aimerais mieux devenir la femme de quelque pauvre étudiant bien obscur, mais noblement honteux de son obscurité, dévoré du désir de la gloire, jaloux de rendre illustre son nom bourgeois, et cherchant nuit et jour dans la poussière des livres le secret des grandes renommées… que d’épouser jamais un de ces jolis cœurs de bonne famille qui se traînent courbés, écrasés sous le poids de leur nom formidable, ces petits seigneurs de comédie qui n’ont de leur haute position que la morgue et la vanité, qui ne savent rien faire, ni agir, ni travailler, ni souffrir ; ces paladins déchus qui n’ont jamais guerroyé qu’avec des sergents de ville, et qui n’ont encore pu rendre leurs noms célèbres que dans les bastringues de la barrière et dans les tabagies du boulevard.

C’est pourtant bien beau de sentir bouillonner dans ses veines un sang glorieux, de s’enivrer d’orgueil dès l’enfance, en étudiant l’histoire de son pays, en voyant ses camarades de collége forcés d’apprendre par cœur, comme un devoir, le récit brillant des hauts faits d’un de vos aïeux !… d’entrer dans la vie par un chemin facile, frayé d’avance pour vous, et d’attirer sur soi naturellement, favorablement, les regards et la lumière ! jeune, de se montrer déjà armé de souvenirs respectables, paré de généreuses promesses ; d’avoir de nobles engagements à remplir, de nobles espérances à réaliser ; d’avoir dans le passé des protecteurs puissants, des modèles inspirateurs que l’on peut invoquer dans les jours de crise, comme des patrons exceptionnels, comme des saints particuliers à vous et à votre famille ; d’avoir sa conduite toute tracée par des maîtres dont on est fier ; de n’avoir rien à imaginer, rien à édifier, de n’avoir qu’à continuer dignement l’œuvre grandement commencée ; de n’avoir qu’à conserver la tradition, qu’à suivre la vieille routine… Cela est beau pourtant quand la tradition est celle de l’honneur, quand la routine est celle de la gloire.

Mais qui peut comprendre ces sentiments-là aujourd’hui ? Qui ose maintenant prononcer sans rire, sans ironie et sans musique, ces nobles mots ? Quelques derniers croyants, désolés comme nous, qui protestent encore énergiquement, mais en vain, contre ces dégradations. Les uns s’en vont en Algérie constater leur bravoure héréditaire, et mériter dix fois la croix qu’on n’ose pas leur donner ; d’autres s’enferment dans leurs châteaux, qu’ils glorifient par les arts, cette ressource généreuse des héroïsmes découragés ; d’autres aussi, élèves de Sully, retrempent leur force dans de rudes travaux, dans l’étude féconde de la science sacrée, et se font agriculteurs passionnés pour cacher qu’ils sont misanthropes. Mais que peuvent-ils, combattant seuls pour une cause abandonnée ? Que peuvent les meilleurs officiers sans soldats ?

Vous le voyez, j’oublie mes propres chagrins pour penser à nos malheurs à tous, et je trouve Roger deux fois coupable. Avec tant d’esprit, il pouvait avoir tant d’influence ! Il pouvait ramener à la raison ces jeunes fous. Comment lui pardonner de les entraîner encore plus loin dans le mal par son dangereux exemple ?

Tenez, Valentine, franchement, je ne me sens pas faite pour vivre dans ce temps-ci. Tout m’y déplaît. Les gens d’autrefois me paraissaient inintelligents, insensés ; les gens d’aujourd’hui me semblent grossiers et menteurs. Ceux-là ne comprennent rien ; — ceux-ci dénaturent tout. Les premiers n’ont pas la supériorité qu’il me faut ; les seconds n’ont pas la délicatesse que j’exige. Le monde est laid ; j’en ai assez. Je connais à peine la vie, et je sens déjà peser sur ma tête l’expérience de soixante années ! Et pour une tête blonde, ce poids est bien lourd !

Quoi ! dans ce monde si élégant, pas un être un peu noble, pas une âme un peu belle, qui ait le sentiment de la grandeur, qui ait le respect de l’amour.

Avoir à vingt-cinq ans des millions à donner, et les garder forcément ! Être riche, jeune, libre, généreuse, et vivre seule faute d’un allié qui soit digne !… Valentine, n’est-ce pas que cela est bien douloureux ?…

Maintenant, ma colère est tombée ; je ne suis plus que triste ; mais je suis mortellement triste. Je ne sais pas encore ce que je vais faire ; je voudrais aller vous voir. Oh ! j’ai bien besoin de vous revoir. Ah ! ma mère, ma mère, je serai donc seule toute ma vie !

Irène de Châteaudun.