La Croix de Berny/19

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XIX


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Richeport, 6 juillet 18…

C’est lui, Valentine, c’est lui ! Je l’ai bien vite reconnu, et lui aussi m’a reconnue ! Et nos deux avenirs se sont donnés l’un à l’autre dans un de ces regards qui décident de toute la vie. Quelle journée ! comme je suis encore émue ! Ma main tremble, mon cœur bat violemment ; ses battements me gênent pour écrire. Il est une heure du matin, je n’ai pas du tout dormi la nuit dernière, je ne peux pas encore dormir cette nuit, et je suis dans une telle agitation, dans une tourmente d’esprit si folle, que le sommeil est un état que je ne comprends même plus ; je ne prévois pas que, moi, je puisse jamais m’endormir ; il faudra tant d’heures pour éteindre ce feu qui brûle mes yeux, pour arrêter ce tourbillon d’idées qui tourne et roule dans ma tête ; pour dormir, il faudrait oublier, et je ne pourrai jamais oublier ce nom, cette voix, cette image ! Ma chère Valentine, comme je vous ai regrettée aujourd’hui ! comme j’aurais été fière devant vous ! avec quelle joie je vous aurais prouvé, démontré que tous mes rêves étaient réalisés ! que tous mes pressentiments étaient justifiés ! Il est si doux d’avoir raison dans une chose heureuse ! Ah ! je sentais bien que j’avais raison ; une foi si profonde ne pouvait être une erreur ; je le savais bien, qu’il y avait sur cette terre un être créé pour moi et qui devait un jour me plaire impérieusement ! un être qui vivait d’avance avec ma pensée, qui me cherchait, qui m’appelait, qui m’évoquait ; et que nous finirions par nous rencontrer et nous aimer malgré tout. Oui, souvent, je me sentais évoquer par une puissance supérieure. Mon âme me quittait, elle allait loin de moi répondre à quelque ordre mystérieux ? Où allait-elle ? Qui l’appelait ? je l’ignorais alors, je le sais maintenant : elle allait en Italie, à la douce voix, au commandement de Raymond. On riait de cette idée, on appelle cela des idées romanesques, et moi je voulais en rire aussi, je combattais cette chimère ; hélas ! je l’ai si franchement combattue qu’elle a failli en mourir oh ! je frémis encore en y pensant… quelques moments de plus… et j’étais à jamais engagée ; je n’étais plus digne de cet amour pour lequel je m’étais gardée pure, malgré tous les dégoûts de la misère, tous les dangers de l’isolement, et le jour tant désiré de la bienheureuse rencontre était aussi le jour de l’éternel adieu ! Ce malheur évité m’épouvante comme s’il était encore menaçant. Pauvre Roger !… je lui pardonne de bon cœur aujourd’hui ; bien mieux, je le remercie de m’avoir si vite désenchantée ; Edgard !… Edgard !… lui, je le hais quand je me rappelle que j’ai voulu l’aimer ; mais non, non, il n’y a jamais eu d’amour entre nous ! Quelle différence ! ô mon Dieu !… Et cependant celui dont je vous parle avec un si fol enthousiasme… je l’ai vu hier pour la première fois… je ne le connais pas !… je ne le connais pas, et je l’aime !… Valentine ; qu’allez-vous penser de moi ?

Cette journée si importante dans ma vie a commencé de la façon la plus vulgaire ; rien ne faisait pressentir le grand événement qui devait décider de mon sort, qui devait jeter tant de lumière dans les doutes ténébreux de mon pauvre cœur. Ce soleil étincelant a brillé pour moi tout à coup dans les cieux sans rayonnement précurseur, sans aube et sans aurore.

On attendait hier ici quelques hôtes nouveaux : une parente de madame de Meilhan, et un ami d’Edgard, qu’il appelle en riant don Quichotte. Ce surnom m’avait frappée, mais l’idée ne m’était pas venue de questionner Edgard, pour savoir quelle en était l’origine. Comme toutes les personnes qui ont un peu d’imagination, je ne suis pas curieuse, je trouve tout de suite une raison qui répond à tout : j’aime mieux chercher le pourquoi des choses que de le demander, j’aime mieux les suppositions que les informations. Je n’avais donc pas demandé pourquoi cet ami était honoré du plaisant sobriquet de don Quichotte ; je m’étais expliqué cela très-bien à moi-même ; je m’étais dit : C’est quelque grand jeune homme trop fluet qui ressemble assez au chevalier de la Manche, et qui se sera déguisé ou plutôt costumé en don Quichotte un soir de carnaval ; il aura gardé le nom de son déguisement ; et là-dessus je m’étais représenté un grand niais assez ridicule, portant sur un corps long et dégingandé une figure maigre et jaune, une espèce de pantin triste, et j’avoue que je mettais peu d’empressement à connaître ce personnage. Une seule chose m’inquiétait à propos de lui, et j’avais bien vite été rassurée. Je crains toujours d’être reconnue par les nouveaux arrivants au château, et je demande adroitement si ce sont des gens très-élégants, s’ils vont beaucoup dans le monde à Paris, etc., etc. Don Quichotte, m’avait-on répondu, est assez sauvage ; il voyage presque toujours pour soutenir sa position de chevalier errant ; il a passé l’hiver dernier à Rome. Ce mot me suffisait. Je n’ai fait mon apparition dans le monde que l’hiver dernier ; don Quichotte ne m’avait donc jamais vue ; je pouvais l’attendre sans crainte ; je ne pensai plus à lui. Hier, à trois heures, madame de Meilhan et son fils montèrent en calèche pour aller chercher leurs nouveaux hôtes à la station du chemin de fer. J’étais sur le perron quand ils partirent. « Ma chère madame Guérin, me cria madame de Meilhan, je vous recommande bien mes bouquets ; de grâce, épargnez-moi les soucis dont le cruel Étienne emplit ma demeure ; je n’ai de confiance qu’en vous. » Je souris, comme il convenait, de ce jeu de mots que je connaissais déjà, et je promis de surveiller moi-même le grand travail des bouquets.

J’allai rejoindre Étienne dans le jardin, je le trouvai occupé à cueillir des soucis, encore des soucis, toujours des soucis. Je jetai un coup d’œil sur les planches de son parterre, et je compris bientôt d’où venait sa prédilection obstinée pour cette atroce fleur. C’était la seule qui eût daigné s’épanouir dans son jardin mélancolique. Ceci est le secret de bien des préférences inexpliquées. Je pensai avec horreur que madame de Meilhan allait se dire encore en proie aux soucis. Ah ! Étienne, m’écriai-je, quel dommage ! vous les cueillez tous ; ils font un si bel effet dans un parterre. Allons plutôt chercher là-bas d’autres fleurs, ne dégarnissez pas vos jolies corbeilles. Étienne, visiblement flatté, me suivit avec empressement ; je le conduisis dans un charmant endroit du jardin où j’avais admiré des catalpas superbes tout en fleurs. Il en cueillit de grandes branches, plus hautes que moi, et bientôt ces larges rameaux, distribués avec art dans les vases du Japon qui ornent la cheminée et l’angle des murs du salon, changèrent ce salon en un mystérieux bosquet de verdure. J’y joignis force roses du Bengale, quelques dahlias échappés à la culture d’Étienne ; quelques asters, et, je l’avoue, quelques soucis, et j’admirai mon ouvrage ; on disait : Cela ressemble à un reposoir ; j’étais fière de mon succès. Mais pour le bouquet favori, pour le joli vase en verre de Bohême qui orne la table ronde, il fallait des fleurs plus précieuses, plus prétentieuses, du moins ; je pris courageusement mon parti, et j’allai de mon pas léger à une lieue du château chez un vieil horticulteur qui m’adore ; c’est un ami de madame Taverneau. Le bonhomme me reçut avec joie ; je lui racontai la situation affreuse de madame de Meilhan ; je répétai son bon mot sur Étienne, qui emplit de soucis sa demeure. Il trouva le mot charmant ; il le commenta et le perfectionna ; en province on goûte singulièrement les calembours ; je n’en fais pas, mais j’en cite, j’aime à plaire. Le vieillard séduit me récompensa de cette coquetterie en me donnant un magnifique bouquet ; des fleurs admirables qui n’étaient pas du tout de la saison, des fleurs rares inconnues, innommées ; ce bouquet valait un trésor ; et quel trésor a jamais exhalé ce parfum ! Je revins au logis triomphante. Je vous dis toutes ces choses pour vous prouver combien j’étais calme ce jour-là et peu disposée aux émotions romanesques.

Je marchais très-vite, car on court malgré soi, en plein champ, lorsqu’il fait chaud, qu’on est poursuivi par les flèches du soleil ; on a hâte de s’abriter sous les arbres, et, pour trouver plutôt l’ombre et la fraîcheur, on se met hors d’haleine, on étouffe. J’avais enfin traversé une grande plaine qui sépare les propriétés de l’horticulteur de celles de madame de Meilhan, et je venais de rentrer dans le parc par la porte du petit bois. À quelques pas de là, il y a une source qui gazouille dans les rochers. Un bassin entouré de rocailles reçoit ses eaux. Ce bassin était dans l’origine assez prétentieusement orné, mais le temps et la végétation ont fait justice de ces ornements de mauvais goût. Les racines d’un superbe frêne pleureur ont impitoyablement démasqué l’imposture de ces faux rochers sauvages, c’est-à-dire qu’elles en ont détruit la savante maçonnerie ; peu à peu ces rocs, bâtis à grands frais sur la rive, sont tombés au beau milieu de l’onde où ils se sont naturalisés ; les uns servent de vase à de belles touffes d’iris, les autres servent de piédestal aux chevreuils privés qui courent çà et là dans le bois, et qui viennent familièrement se désaltérer à la source ; des plantes aquatiques, des roseaux, des liserons tressés, des rameaux entrelacés ont envahi le reste ; tout le travail pompeux de l’artiste est maintenant caché ; ce qui prouve la vanité des orgueilleux efforts des hommes. Dieu ne leur permet la laideur que dans leurs villes ; mais dans ses champs à lui il sait promptement anéantir leurs mesquines œuvres. En vain, sous prétexte de fontaine, ils entassent dans les vallées et dans les bois maçonnerie sur maçonnerie, rocailles sur rocailles ; en vain ils élèvent à force d’argent leurs biscuits manqués, leurs nougats en ruines, toute leur pâtisserie bocagère autour des sources limpides ; la nymphe les regarde faire en souriant, et bientôt, dans ses jeux capricieux, elle s’amuse à changer leurs affreuses fabriques en édifices charmants, leurs boudoirs de fermiers généraux en nids de poètes, et il ne lui faut que trois choses bien simples pour opérer ce facile miracle, trois choses qui ne lui coûtent rien et qu’elle se plaît à prodiguer sous ses pas : des cailloux, de l’herbe et des fleurs… Valentine, je vois bien que je décris un peu trop longuement ce petit lac ; mais j’ai une excuse : je l’aime tant ! Vous saurez bientôt pourquoi.

J’entendis gazouiller la source et je ne pus résister à la séduisante fraîcheur de cette voix ; je m’appuyai sur le rocher de la fontaine, j’ôtai mon gant, je reçus dans le creux de ma main l’eau qui tombait en cascade, et je savourai cette onde pure avec délices. Comme je m’enivrais de cet innocent breuvage, quelqu’un parut dans l’allée ; je continuai à boire sans me troubler ; mais bientôt ces mots qui m’étaient adressés me firent lever la tête : — Pardon, mademoiselle, ne pourriez-vous pas me dire si madame de Meilhan est de ce côté ? — On m’appelait mademoiselle, j’étais donc reconnue ? Cette idée me fit pâlir ; je regardai avec effroi la personne qui m’avait nommée ainsi ; c’était un jeune homme que je n’avais jamais vu, mais qui pouvait m’avoir vue quelque part et me dénoncer. Je perdis tout à fait contenance ; je voulus reprendre mon chapeau que j’avais ôté, mon bouquet que j’avais posé sur la fontaine ; mais dans ma précipitation je laissai tomber dans l’eau la moitié de mes fleurs. Le courant de la source les emporta bien vite, et je les voyais déjà loin de moi, serpenter à travers les rochers et se perdre dans les roseaux. Alors le jeune homme, au lieu de faire le tour du bassin, sauta légèrement de rochers en rochers, arrêtant au passage les fleurs fugitives que le courant de l’eau entraînait. Il les eut bientôt toutes rattrapées, et il les déposa soigneusement sur la fontaine où était le reste du bouquet ; puis, s’étant incliné avec respect devant moi, il redescendit l’allée de peupliers, sans renouveler la question à laquelle je n’avais pas répondu. Je ne saurais dire pourquoi, mais j’étais complètement rassurée ; il y avait dans le regard de ce jeune homme tant de noblesse et de loyauté, il y avait dans ses manières une distinction si parfaite, une sorte de précaution si délicatement mystérieuse, que je me sentais en pleine confiance. Il sait peut-être mon nom, pensais-je ; qu’importe ? il ne dira rien, il attendra qu’on lui parle de moi ; un secret ne peut jamais être en danger avec un homme de ce caractère-là… Ne riez pas trop, j’avais déjà jugé son caractère !… Eh bien je ne m’étais pas trompée.

L’heure du dîner approchait ; je me hâtai de rentrer au château pour m’habiller ; je fus forcée, bien malgré moi, de me faire très-belle, et de mettre une robe charmante que cette méchante Blanchard m’avait préparée, jurant ses grands dieux qu’il n’y en avait plus d’autres, et ajoutant qu’il était bien heureux qu’elle eût apporté celle-ci par mégarde ; c’est une robe de mousseline de l’Inde, ornée de douze petits plis garnis chacun d’une valencienne admirable ; le corsage et les manches formés d’entre-deux brodés et de mousseline plissée sont de même garnis de valencienne. Cette robe n’était pas convenable pour l’humble madame Guérin ; cette robe était une imprudence ; j’étais furieuse. Pauvre Blanchard ! comme je l’ai grondée, comme je lui en voulais alors ! Mais depuis, je lui ai bien pardonné. Avec cette robe, elle avait préparé une ceinture nouvelle, à la dernière mode ; je résistai à la tentation ; je fus héroïque, rejetant loin de moi cette ceinture trop élégante, je nouai autour de ma taille un mauvais ruban lilas que j’avais déjà mis, et je descendis dans le salon où tout le monde était réuni.

La première personne que j’aperçus en entrant, c’est ce même jeune homme que je venais de rencontrer. Sa vue me déconcerta un peu. « Ah ! vous voilà, me dit madame de Meilhan, nous parlions de vous. » Heureusement ces mots expliquèrent mon embarras. Elle ajouta : « Je veux vous présenter mon cher don Quichotte. » Je tournai la tête du côté de la salle de billard où Edgard était avec d’autres personnes, pensant que don Quichotte était de ce côté ; mais madame de Meilhan, nommant M. de Villiers, amena vers moi le jeune homme de la cascade : c’était lui don Quichotte. Il m’adressa quelques phrases de politesse, mais cette fois il m’appela madame, et en prononçant ce mot il avait dans la voix un accent de tristesse dont je fus profondément touchée, et il me regardait avec intérêt, et ce regard que je n’oublierai jamais voulait dire : Je sais maintenant qui vous êtes, je sais que vous êtes malheureuse ; je trouve que ces malheurs sont une odieuse injustice, et j’ai pour vous la plus tendre pitié.

Je vous assure, Valentine, que son regard voulait dire tout cela et beaucoup d’autres choses encore que je vous épargne ; ce serait trop long.

Madame de Meilhan étant venue me parler, il alla rejoindre Edgard.

— Comment la trouves-tu ? lui demanda Edgard qui ne savait pas que je l’écoutais.

— Très-belle.

— C’est une dame de compagnie que ma mère a prise avec elle, en attendant que je me marie.

Le sens caché de cette plaisanterie révolta M. de Villiers ; il jeta sur son ami un regard dédaigneux et dur qui cette fois encore voulait dire très-clairement : Le misérable fat ! Je crois même que ce regard signifiait encore : Lovelace de boutique, mauvais don Juan de province, etc., etc., mais je n’en suis pas bien sûre.

À table j’étais placée en face de lui, et tout le temps du dîner je cherchais à m’expliquer pourquoi ce jeune homme si beau, si élégant, si distingué, était affublé du railleur sobriquet de don Quichotte. À force de chercher, je parvins à deviner, et vraiment ce n’était pas bien difficile. Don Quichotte a deux grands ridicules : celui d’être très-laid et celui d’être trop généreux. Or, ce jeune homme si charmant ne pouvait être que trop généreux, et, je l’avoue, je me sentis tout de suite fascinée par ce séduisant ridicule.

Après le dîner nous étions sur la terrasse ; il s’approcha de moi.

— Je suis bien malheureux, madame, dit-il en souriant, quand je pense que, sans vous connaître, j’ai déjà eu l’honneur de vous être parfaitement désagréable.

— Vous m’avez fait peur, j’en conviens.

— Comme vous êtes devenue pâle… Vous attendiez quelqu’un, peut-être ?… Il fit cette question d’une voix troublée, et je le vis dans une anxiété si charmante, que je répondis très-vite, trop vite même :

— Non, monsieur, je n’attendais personne.

— Vous m’aviez vu dans l’allée ?

— Oui, je vous avais vu venir.

— Mais y a-t-il une raison sérieuse pour que je vous aie causé ce subit effroi ?… Quelque ressemblance ?

— Non.

— C’est étrange ; je suis très-intrigué.

— Et moi aussi, monsieur, repris-je, je suis très-intriguée à mon tour.

— À propos de moi ?… quel bonheur !

— Je voudrais bien savoir pourquoi on vous a surnommé don Quichotte.

— Ah ! ceci m’embarrasse un peu ; c’est tout bonnement mon secret que vous me demandez, madame, mais j’oserai vous le dire si vous daignez m’y autoriser. On m’appelle don Quichotte, parce que je suis une espèce de fou, un original, un enthousiaste passionné de toutes les nobles et saintes choses, un ennemi acharné de toutes les félonies à la mode, un rêveur de belles actions, un défenseur d’opprimés, un pourfendeur d’égoïstes ; — parce que j’ai toutes les religions, même celle de l’amour ; je pense qu’un homme aimé doit se respecter lui-même, par respect pour la femme qui veut bien l’aimer ; que dans tous les moments de sa vie il doit songer à elle avec ferveur, éviter tout ce qui pourrait lui déplaire et se conserver pour elle, même en son absence, même à son insu, toujours séduisant, toujours aimable, je dirais amourable si le mot était admis ; un homme aimé, selon mes ridicules idées, est une sorte de dignitaire ; il doit dès lors se comporter un peu en idole et se diviniser le plus possible ; — parce que j’ai aussi la religion de la patrie, j’aime mon pays comme un vieux grognard de la vieille garde… mes amis me disent que je suis un véritable Français de vaudeville, je leur réponds qu’il vaut mieux être un véritable Français de vaudeville que d’être comme eux de faux Anglais d’écurie ; — ils m’appellent preux chevalier parce que je me moque d’eux quand ils médisent des femmes dans leur grossier langage ; je leur conseille de se taire et de cacher leurs mécomptes ; je leur dis que tant de mauvais choix ne font pas honneur à leur goût, que cela prouve qu’ils ne s’y connaissent pas ; que moi j’ai été plus heureux, que les femmes auxquelles je me suis adressé étaient toutes bonnes et parfaites, qu’elles m’ont toutes fort bien traité et que je n’ai jamais eu à me plaindre d’elles. — On m’appelle don Quichotte, parce que j’aime la gloire et tous ceux qui ont la bonhomie de la chercher ; parce qu’à mes yeux il n’y a de réel que les chimères, d’important que les fumées ; — parce que je comprends tous les désintéressements inexplicables, toutes les démences généreuses ; parce que je comprends que l’on vive pour une idée et que l’on meure pour un mot ; parce que je sympathise avec tous qui luttent et qui souffrent pour une croyance bien-aimée ; — parce que j’ai le courage de tourner le dos à ceux que je méprise ; — parce que j’ai l’orgueilleuse manie de dire toujours la vérité, je prétends que personne ne vaut la grimace d’un mensonge ; — parce que je suis une dupe incorrigible, systématique et insatiable, j’aime mieux m’égarer, me fourvoyer dans une bonne action hasardeuse, que de me priver d’elle par une méfiance prudente et aride ; — parce que, tout en voyant le mal, je crois au bien : le mal domine sans doute, chaque jour il fructifie dans la société ; mais il faut être juste, on le cultive ; et si l’on faisait les mêmes efforts pour exciter le bien, il est probable qu’on obtiendrait les mêmes perfectionnements… — parce qu’enfin, madame… et c’est là ma suprême niaiserie, parce que je crois au bonheur et que je le cherche avec un naïf espoir. Je sais qu’il me faudra l’acheter ; je sais que les plus grandes joies sont celles qui se payent le plus chèrement ; mais je suis prêt à tous les sacrifices, et je donnerais volontiers ma vie pour une heure de cette joie sublime que j’ai rêvée tant de fois et que j’attends… Voilà pourquoi on m’a surnommé don Quichotte ; mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est un métier très-laborieux que celui de chevalier dans le temps où nous sommes ; il faut un certain courage pour oser dire à des incrédules… je crois ; à des égoïstes… j’aime ; à des calculateurs… je rêve. Il faut même plus que du courage, il faut de l’audace et de l’insolence. Oui, il faut commencer par se montrer méchant pour avoir le droit d’être généreux. Si je n’étais que loyal et charitable, je n’y pourrais pas tenir ; au lieu de m’appeler don Quichotte, on m’appellerait Grandisson et je serais un homme perdu ! Aussi je me hâte de faire briller mon armure ; je fais assaut d’insolence avec les insolents, je raille les railleurs, je défends mon enthousiasme à coups d’ironie comme l’aigle, je laisse pousser mes ongles pour défendre mes ailes… À ces mots il s’interrompit. Ah ! mon Dieu… reprit-il, je viens de me comparer à un aigle ; je vous demande mille fois pardon, madame, de cette orgueilleuse comparaison… Voyez un peu à quoi vous m’entraînez… Il essaya de rire… mais moi je ne riais pas…

Valentine, ce que je vous répète est bien loin de ce qu’il disait ! Que d’éloquence dans ses nobles paroles, dans l’accent de sa voix, dans les éclairs de ses yeux ! Ses généreux sentiments, longtemps retenus, se répandaient avec joie ; il était heureux de se sentir compris enfin, de pouvoir, un jour dans sa vie, trahir sans imprudence tous les divins trésors de son cœur, de pouvoir nommer hautement toutes ses chères idoles proscrites, sans crainte de voir leur puissance déniée, leur nom insulté ! il s’enivrait de confiance et il s’attachait à moi par tout ce qu’il osait me confier. Je me reconnaissais avec délices dans le portrait qu’il faisait de lui ; je retrouvais avec orgueil, dans ses convictions profondes, à l’état de vérités fortes et saintes, toutes les poétiques croyances de mon jeune âge, qu’on a tant de fois traitées de fictions, d’illusions et de folies ; il me ramenait aux jours heureux de mon enfance en me rappelant, en me redisant comme un dernier écho du passé ces nobles paroles d’autrefois qu’on n’entend plus aujourd’hui, ces fiers préceptes d’honneur, ces beaux refrains de chevalerie dont mon enfance fut bercée… Tout en l’écoutant, je me disais : Comme ma mère l’aurait aimé ! Et ce souvenir, et cette idée faisaient venir des larmes dans mes yeux. Ah ! jamais je n’ai eu cette idée-là près d’Edgard ! près de Roger ! Vous le voyez bien, Valentine, c’est lui ! c’est lui !

Nous étions là depuis une heure ensemble, absorbés dans ces rêveries confidentielles, oubliant les personnes qui nous entouraient, le lieu où nous étions, qui nous étions nous mêmes, et le monde entier. De tout l’univers disparu, il ne restait plus en ce moment pour nous que le suave parfum que nous envoyaient les orangers de la terrasse, les douces clartés que nous jetaient les étoiles naissantes dans les cieux.

Il fallut rentrer dans le salon ; j’étais assise à côté de la table ronde, lorsque Edgard vint près de moi. — Qu’avez-vous, ce soir ? me dit-il ; vous paraissez souffrante. — J’ai eu un peu froid. — Quel ennuyeux général, continua-t-il, il me prend toute ma soirée… C’est très-dur à amuser, un général… ennuyeux.

J’ai oublié de vous dire qu’il y avait là un général.

— Raymond… vous devriez bien, à votre tour, m’aider à tenir éveillé ce guerrier. — M. de Villiers s’approcha de la table près de laquelle nous étions ; il aperçut alors dans le vase de Bohême le bouquet que j’avais apporté… — Ah ! dit-il d’une voix émue, je connais ces fleurs-là. — Il me regarda et je rougis. — Moi aussi, reprit Edgard, qui ne pouvait comprendre le sens de ces mots, et désignant les plus belles fleurs du bouquet, je les connais : ce sont les fleurs du pelargonium diadematum coccineum.

À cet affreux nom je me récriai. Du pelargonium diadematum coccineum ! répéta tout bas M. de Villiers avec le sourire le plus spirituel et le plus gracieux. Oh ! ce n’est pas du tout ça que j’ai voulu dire. Il fallut bien le regarder à mon tour et rire de complicité avec lui ; mais aussi pourquoi Edgard est-il un savant ?

Je suis bien enfant, n’est-ce pas, de vous raconter toutes ces niaiseries, mais les moindres détails de cette journée sont précieux pour moi. Vers minuit on se sépara ; je me retrouvai seule avec bonheur. L’émotion que j’éprouvais était si vive que j’avais hâte de l’emporter loin du monde et même loin de celui qui la causait. Je voulais m’interroger dans le recueillement. D’où me venait tant de trouble ? Nul événement ne s’était passé ce jour-là, nulle parole sérieuse d’engagement et d’avenir n’avait été prononcée, et cependant ma vie était changée… mon cœur toujours si calme était agité et brûlant, ma pensée toujours si inquiète était fixée ; et qui donc avait ainsi changé mon sort ?… Un inconnu… Et qu’avait-il fait pour moi qui méritât cette soudaine préférence ? Il avait ramassé quelques fleurs tombées dans l’eau… Mais cet inconnu portait au front l’auréole de l’idéal rêvé, mais sa voix, douce et charmante, avait l’accent impératif du maître, et, dès le premier regard, il avait existé entre nous cette affinité mystérieuse de deux instincts fraternels, cette alliance spontanée de deux cœurs subitement appareillés, reconnaissance infaillible, sympathie irrésistible, écho mutuel, échange réciproque, intelligence rapide, harmonie ardente et sublime d’où naît en un moment… les poètes ont raison… d’où naît en un moment l’éternel amour !

Pour retrouver un peu de tranquillité, j’ai voulu vous écrire, je me suis mise devant une table, mais je n’ai pas eu le courage d’écrire et je suis restée là toute la nuit, tremblante et recueillie, opprimée par cette émotion toute puissante ; que vous dirai-je ? je ne pensais pas, je ne priais pas, je ne vivais pas, j’aimais, et toutes les facultés de mon âme était employées à aimer. Le jour avait paru déjà depuis longtemps et je n’avais pas encore compris que la nuit s’était écoulée ; à cinq heures, j’entendis un bruit de jardin, de râteaux dans le sable, de faux dans l’herbe ; mes yeux étaient fatigués, je voulais respirer l’air frais du matin ; je descendis sur la terrasse.

Tout le monde dormait encore dans le château, les volets étaient fermés, et j’ouvris avec peine la fenêtre du vestibule qui donne sur la cour. Je me promenai quelque temps dans la grande allée, puis je traversai le pont du ruisseau, et, tout en rêvant, je gagnai le petit bois ou je m’étais reposée hier. Un attrait de souvenir me conduisit malgré moi jusqu’à la source voilée ; je ne suivis pas l’allée des peupliers ; je pris un sentier détourné, devenu inutile, et déjà presque effacé ; j’arrivai près de la source et tout à coup… devant moi… Valentine… je l’ai vu ! il était là… il était là, seul, rêveur, assis sur le banc en face du rocher de la fontaine, et ses yeux brillants et tristes étaient fixés sur la place où il m’avait vue la veille ! Je m’arrêtai joyeuse et cependant saisie d’effroi ; je voulais m’enfuir, je sentais que ma présence là était plus qu’un aveu, c’était une preuve de son empire ; je vous le disais bien, il m’avait évoquée et je venais !… Il m’aperçut… Oh ! comme il pâlit à son tour… J’avais été moins troublée la veille ! En le voyant si ému je me rassurai un peu. Je devinais à son agitation que nos pensées pendant ces heures de séparation avaient été les mêmes, et que nos deux amours, chacun de leur côté, avaient fait les mêmes progrès. Il se leva et vint à moi : C’est votre place favorite, madame, me dit-il, je vous la laisse ; mais vous pouvez récompenser ce grand sacrifice par un seul mot : Avouez-moi franchement, généreusement, que vous n’avez pas été étonnée de me trouver ici ? Je ne répondis rien ; mais ma rougeur répondit pour moi. Comme il me regardait, j’entendis marcher près de nous, c’était un chevreuil qui allait boire à la source, mais j’avais tressailli vivement, et M. de Villiers avait compris à ma frayeur que je serais fâchée d’être vue seule avec lui. Déjà il s’éloignait, je lui fis signe de rester, ce qui voulait peut-être dire : Continuez de penser à moi… et je revins bien vite au château. Je l’ai revu depuis et nous avons passé toute la journée ensemble, nous promenant avec madame de Meilhan et son fils, faisant de la musique avec des voisins de campagne, causant avec des indifférents, mais portant partout la même préoccupation ravissante, une joie sourde et voilée, un secret enivrant. Edgard est inquiet, madame de Meilhan est très-contente, l’amour trop sérieux de son fils l’alarmait ; elle voit avec plaisir une naissante rivalité qui peut tout rompre. Je ne sais pas ce qui va arriver, je ne prévois dans ce moment-ci que des choses désagréables, des explications, des humiliations, des départs, des adieux, mille ennuis… N’importe, je suis heureuse, j’aime et je ne comprends plus rien dans la vie, si ce n’est qu’il est bien doux d’aimer.

Cette fois je ne vous parle pas de vous, ma chère Valentine, ni de notre vieille amitié ; mais chaque mot de cette lettre n’est-il pas une tendre parole d’amie ? Je vous raconte sans efforts toutes ces naïves histoires du cœur, si folles, qu’on n’oserait même pas les avouer à une mère ; n’est-ce pas vous dire : Vous êtes la sœur de mon choix ? J’embrasse ma petite filleule Irène. Oh ! qu’elle a bien raison de devenir si jolie.

Irène de Châteaudun.