La Croix de Berny/20

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XX


À MONSIEUR
MONSIEUR DE MEILHAN
À RICHEPORT,
PAR PONT-DE-L’ARCHE (EURE).


Paris, 8 juillet 18…

Cher Edgard, notre sexe a inventé la stupidité. Lorsqu’une femme nous trahit ou nous abandonne, forfaits synonymes, nous sommes assez bons pour prolonger à l’infini notre désespoir, au lieu de chanter avec Métastase :

Grazie all’ inganni tuoi
Alfin respir’ o Nice !

Hélas ! voilà l’homme ! les femmes sont plus fières que nous. Si j’avais abandonné mademoiselle de Châteaudun, à coup sûr elle ne soulèverait pas à ma poursuite l’ignoble poussière des grands chemins. Je crains bien qu’il n’y ait un fort levain d’amour-propre dans la lave de nos passions viriles. L’amour-propre est le fils aîné de l’amour. Je me développerai cette théorie en temps opportun : il faut être calme pour philosopher. Aujourd’hui je suis obligé à continuer ma folie, en suppliant la raison de m’attendre à mon retour.

Dans les ténèbres du désespoir consommé, on se précipite vers tous les horizons où quelque chose scintille, phare ou étoile, phosphore ou feu follet. Est-ce le rivage ? est-ce l’écueil ?

Mes agents fidèles ne dorment pas ; je reçois à l’instant leurs dépêches, et cette fois la brume paraît s’éclaircir. En vous faisant grâce de tous les détails minutieux écrits par des serviteurs dévoués qui ont plus de sagacité que de style épistolaire, il m’est démontré que mademoiselle de Châteaudun est partie pour Rouen, il y a un mois. Elle a pris deux places au chemin de fer ; elle a été reconnue à la gare. Sa femme de chambre l’accompagnait. Sur ce point, le doute ne m’est pas permis. C’est un fait accepté : Irène est à Rouen ; j’en ai les preuves en mains.

Un vieux intendant de ma famille, un brave homme toujours dévoué à ceux de ma maison, est retiré à Rouen. J’établirai chez lui le centre de mes observations, et je ne compromettrai pas le résultat par une faute d’étourderie ou de négligence. L’inexorable logique des combinaisons victorieuses me sera dictée dans ma première nuit de recueillement. Ainsi, je pars ; ne m’écrivez plus à Paris. Les chemins de fer ont été inventés pour les affaires de l’amour et le commerce des choses du cœur. C’est un amoureux qui a posé le premier mètre de rail ; c’est un industriel qui a posé le dernier. Quel bonheur ! Rouen est un faubourg de Paris ! Cet avantage de rapide locomotion me permettra de passer deux heures à Richeport avec vous, et de serrer les mains de Raymond. Deux heures que je gagne dans ma vie, en les perdant avec le plus ancien de mes jeunes amis. J’aurai vraiment une joie extrême à revoir ce noble Raymond, le dernier des chevaliers errants, occupé, sans doute, à badigeonner quelques vieux manoir où la reine Blanche a laissé les traditions des Cours d’amour.

Qu’il est affreux, cher Edgard, de courir à la découverte de l’inconnu, quand une femme est au fond du mystère ! Oui, Irène est à Rouen ; c’est admis ; je le crois. Rouen est une grande ville pleine d’hôtels, de masures et d’églises ; mais l’amour est un grand inquisiteur qui saura fouiller la cité dans vingt-quatre heures, et se faire rendre, par la recéleuse normande, mademoiselle de Châteaudun. Ensuite qu’adviendra-t-il ? M’est-il permis d’établir un système sur une jeune femme de cet étrange naturel ? est-elle seule à Rouen ? et si le malheur ne m’égare pas sur des vestiges certains, m’est-il réservé quelque chose de plus affreux que de ne pas la rencontrer ? Oh ! c’est alors qu’il faudrait demander à Dieu la force de pouvoir redire, en souriant, les deux autres vers du poète de l’amour italien :

Col mio rival istesso
Posso di te parlar !

À bientôt, cher Edgard, je cours à l’inconnu en chemin de fer.

Roger de Monbert.