La Croix de Berny/23

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XXIII


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
À GRENOBLE (ISÈRE).


Pont-de-l’Arche, 15 juillet 18…

Venez à moi, secourez-moi, ma bonne, ma chère Valentine, je suis anéantie, je ne vis plus. Chaque matin en m’éveillant je me demande comment je pourrai finir la journée. Oh ! que la vie est lourde lorsqu’il faut la traîner pour elle-même, que le chemin paraît long et aride lorsqu’on ne marche plus que pour marcher ! Quel but m’attire à l’horizon, je n’espère plus rien, je ne cherche plus rien. Qui pourrais-je croire, maintenant que mon cœur m’a trompée ! Tant que l’erreur est venue de la duplicité des autres, j’ai pu supporter le désenchantement ; l’amour menteur de Roger n’a pas été une surprise amère pour moi ; ce triste mensonge, mon instinct l’avait deviné ; un pressentiment craintif m’éloignait de Roger ; je comprenais qu’il n’y avait pas harmonie entre nous ; j’entrevoyais la rupture avant l’alliance ; et, tout en croyant l’aimer, je me disais : Ce n’est pas là de l’amour. Mais cette fois l’erreur vient de moi-même et le désenchantement détruit cette confiance qui faisait ma force et mon courage. Dans une joie trompeuse, je me suis écriée : C’est lui ! Hélas ! il n’a pas répondu : C’est elle ! et il est parti !

Après un si beau rêve, quel affreux réveil. Valentine, brûlez vite cette lettre où je vous racontais mes espérances si naïves, mon bonheur si confiant. Brûlez vite cette triste lettre ! qu’il ne reste plus rien de ce fol amour !

Eh quoi ! cette émotion profonde qui bouleversait tout mon être, qui remplissait de larmes mes yeux, qui faisait battre mon cœur avec tant de violence ; cette fièvre de l’âme qui me faisait frissonner et trembler, pâlir et rougir à tous moments, qui se trahissait dans mes regards et que je reconnaissais dans ses regards, à lui ; cette joie brûlante que j’avais tant de peine à cacher ; cet avenir si doux que je voyais certain ; ce monde nouveau, enivrant de délices, que j’habitais déjà ; cet amour si pur qui me donnait la vie et que je sentais partagé ; cette émotion, cette joie, cet amour… tout cela n’était qu’une création de ma pensée… Et maintenant tout est détruit… me voilà seule, et je n’ai plus pour m’aider à vivre qu’un souvenir… le souvenir d’une illusion perdue… Dois-je me plaindre ? C’est la loi commune : après la fiction, la réalité ; après le météore, la nuit ; après le mirage, le désert !

Ainsi, j’aimais comme jamais un cœur jeune, plein de foi et de tendresse, n’a aimé, et cette passion était une erreur ; je ne le connaissais pas, il ne m’aimait pas, et je n’avais aucune raison de l’aimer ; il est parti, et il devait partir ; je n’avais aucun droit de le retenir, je n’ai même pas le droit de souffrir de son absence. Qui est-il ? un ami de madame de Meilhan et de son fils, un étranger pour moi !… lui !… un étranger !… Non, non, il m’aime, je le sais… Mais pourquoi ne me l’a-t-il pas dit ? Quelqu’un s’est jeté entre nous, il y a une idée qui nous sépare, un soupçon, peut-être… Oh ! s’il me croyait la maîtresse d’Edgard ! j’en mourrais… Je veux lui écrire ; me le conseillez-vous ? Eh ! que lui écrirais-je ? S’il apprenait qui je suis, sans doute il perdrait ses préventions contre moi. Oh ! je veux retourner à Paris. Il comprendra bien alors que je n’aime pas Edgard, puisque je l’aurai quitté, puisque je ne le reverrai jamais. Cependant il n’a pu se tromper sur les sentiments qui existaient entre son ami et moi ; il a vu tout de suite que j’étais libre, l’indépendance ne se joue pas… Ce n’est pas ça, il a confiance en moi ; et d’ailleurs, s’il avait eu cette pensée, il ne serait pas venu me dire adieu. Pourquoi est-il venu chez moi, seul, et pourquoi ne m’a-t-il pas parlé de mon prochain retour à Paris, du désir qu’il aurait de m’y retrouver ? Quelle pâleur, quelle tristesse, et pourtant pas un mot de regret, de lointain espoir ! On m’a dit : M. de Villiers est là qui demande madame ; faut-il le renvoyer comme M. de Meilhan ? J’étais dans le jardin, je vais à sa rencontre. — Me permettez-vous, madame, me dit-il, de venir chercher vos commissions pour Paris, où je serai après-demain, et de vous faire mes adieux ? — Il y avait deux grands jours que je ne l’avais vu. Je ne m’attendais pas à cette visite, j’étais si troublée que je ne pouvais répondre. — On vous regrette beaucoup à Richeport, ajouta-t-il ; madame de Meilhan espère bien vous revoir ces jours-ci. — Je me suis hâtée de lui dire : — Je ne pourrai pas retourner chez elle, je suis moi-même obligée de partir bientôt. — Il n’a pas demandé : Où allez-vous ? Il m’a regardée d’un air étrange, presque soupçonneux ; puis, pour changer la conversation, il a dit : Nous avons vu à Richeport depuis votre départ un homme très-aimable, célèbre par son esprit, un voyageur, le prince de Monbert… En disant cela, il croyait parler de choses indifférentes. Eh ! mon Dieu ! cela se trouvait être juste ; Roger m’intéressait bien peu dans ce moment. J’attendais toujours un mot d’avenir, une espérance jetée dans ma vie, un regard pareil à ces regards si tendres qui m’avaient donné tant de joie… Mais il évitait toute allusion à notre situation passée ; il fuyait mes regards avec autant de soin qu’autrefois il les cherchait… J’étais épouvantée ; je ne le comprenais plus ; je tournais la tête naïvement derrière nous pour voir s’il n’y avait pas là quelqu’un pour nous espionner, tant je le trouvais différent de lui même… Chose étrange ! J’étais seule avec lui ; mais lui n’était pas seul avec moi ; il y avait un tiers entre nous, un être invisible pour moi qu’il entrevoyait, lui, et qui semblait dicter ses paroles et inspirer sa conduite.

Resterez-vous longtemps à Paris ? lui ai-je demandé tremblante et découragée. Je ne sais pas encore, madame, me répondit-il. Irritée par ce mystère, j’eus un moment l’idée de lui dire : J’espère, si vous restez à Paris quelque temps, que j’aurai le plaisir de vous voir chez ma cousine, la duchesse de Langeac, et je lui aurais raconté toute mon histoire ; j’étais ennuyée de jouer un rôle d’aventurière avec lui… ; mais il paraissait si préoccupé, il m’écoutait si mal, il semblait repousser si froidement mes affectueuses instances, que je n’eus pas le courage de lui dire la vérité : il n’y avait pas moyen de hasarder une confidence avec un tel indifférent ! Une seule chose me consolait un peu, c’est qu’il paraissait profondément triste, et puis, enfin, il était venu, non pas pour moi, mais pour lui-même ; rien ne l’obligeait à me faire cette visite ; s’il était venu, c’est qu’il avait eu besoin de me voir. Tant qu’il est resté là près de moi, malgré cette anxiété affreuse où me plongeait son inexplicable indifférence, j’ai eu quelque espoir, je croyais qu’il y aurait dans ses adieux un mot sur lequel je pourrais vivre jusqu’au moment de le retrouver ; je me trompais ; il m’a saluée, il est parti et il ne m’a rien dit en partant…

Alors j’ai senti que tout était perdu pour moi, et je me suis mise à pleurer comme un enfant, à sangloter. Tout à coup la servante a ouvert la porte en disant : « Ce monsieur a oublié les lettres pour madame de Meilhan. » Et au même instant il est rentré dans le salon, et il a pris sur la table un paquet de lettres que la servante lui avait remis quand il était arrivé et qu’il avait oublié. Voyant que je pleurais, il s’arrêta inquiet et vivement ému, il me regarda avec une attention singulière, et je crus remarquer à travers mes larmes qu’une sorte de joie cruelle éclatait dans ses regards ; je pensai encore que cette fois il allait venir me parler, mais il s’éloigna brusquement, et j’entendis la porte retomber derrière lui. Le lendemain, au risque de rencontrer avec lui Edgard, je suis restée toute la matinée dans le chemin qui est au bord de la Seine. J’espérais qu’il s’en irait par là, j’espérais aussi que peut-être il reviendrait me voir… je comptais, pour le ramener, sur mes larmes, sur ces larmes versées pour lui et qu’il avait dû comprendre… Il n’est pas revenu !

Depuis trois jours qu’il est parti, je passe toutes mes heures à me rappeler cette dernière entrevue, les dernières paroles qu’il m’a dites, ses accents, ses regards… il y a des instants où je trouve l’explication de tout. Ma foi se ranime… il m’aime ! il attend une circonstance, il veut faire une démarche, il redoute un obstacle, il veut éclaircir quelque doute… un scrupule généreux le retient… L’instant d’après, l’affreuse vérité reparaît lumineuse. Je me dis : C’est un jeune homme plein d’imagination, à idées romanesques… il m’a rencontrée ; je lui ai plu ; il m’aurait aimée si j’avais été dans ses relations habituelles ; mais tout nous sépare ; il m’oubliera… Et puis bientôt, révoltée contre ce destin que je peux changer, je m’écrie : Je le reverrai… je suis libre, je suis jeune, je suis belle ; il faut le croire, puisqu’il le disait ; j’ai deux cent mille livres de rentes… Avec tout cela il serait absurde, impardonnable de n’être pas heureuse. Enfin, je l’aime, je l’aime avec passion, et cette passion si vive m’inspire une forte confiance ; il me semble impossible que tant d’amour soit né inutilement dans mon cœur… Et puis, cette confiance est à son tour détruite par celui-là même qui l’inspire, et je me dis avec désespoir : M. de Villiers est un homme loyal qui m’aurait dit franchement : Aimez-moi, soyons heureux… S’il n’a pas dit cela, c’est qu’il y a entre nous un obstacle insurmontable, un obstacle de délicatesse invincible ; c’est qu’il est engagé… c’est qu’il ne peut me donner sa vie… c’est qu’il faut renoncer à lui pour jamais.

M. de Meilhan vient tous les jours ici ; je lui fais répondre que je suis malade, et que je ne peux le recevoir ; et je suis réellement très-souffrante ; sans cela, je serais déjà retournée à Paris. Je ne reviendrai pas par le chemin de fer : je crains trop de rencontrer Roger. J’ai oublié de vous raconter son arrivée à Richeport ; c’est une plaisante histoire ; j’en ai bien ri dans le temps où je riais encore. Il y a quatre jours de cela, j’étais à Richeport, voulant toujours m’en aller et toujours retenue par madame de Meilhan ; il était à peu près midi, nous étions dans le salon avec madame de Meilhan, Edgard et M. de Villiers. Ah ! j’étais bien heureuse ce jour-là ! Comment pressentir ?… Oh ! j’en deviendrai folle !… Nous faisions de la musique ; je jouais un air de Bellini… Un domestique entra et dit ces simples mots : Est-ce par le convoi de midi que madame attendra M. le prince de Monbert ?… À ce nom je me lève, et je m’enfuis bien vite, en jetant par terre ma chaise et les livres qui étaient là. Je monte dans ma chambre, je prends mon chapeau, mon ombrelle, pour me cacher en cas de rencontre, et je cours à Pont-de-l’Arche. Bientôt après j’apprends que le prince est arrivé, qu’on a commandé le dîner pour cinq heures, parce qu’il doit partir par le convoi de sept heures. J’envoie quelqu’un au château dire que je suis retenue à Pont-de-l’Arche, ce qu’il fallait dire pour être poli ; et, voulant éviter les instances d’Edgard, je vais me réfugier, à l’entrée de la ville, chez la femme d’un pêcheur qui m’est dévouée. Je porte souvent à ses enfants des robes, des chiffons. Sa maison est située sur le chemin qui longe la rivière. À six heures et demie, au moment où l’on devait reconduire Roger au chemin de fer, j’entends plusieurs voix bien connues… J’entends mon nom prononcé distinctement : mademoiselle de Châteaudun. Je m’approche de la fenêtre, et, cachée par le volet à demi fermé, j’écoute attentivement. — Elle est à Rouen, disait le prince… — Quelle étrange femme ! disait M. de Villiers. — Ah ! cette conduite peut s’expliquer, reprenait Edgard ; elle est indignée contre lui. Sans doute, elle doit me croire coupable, reprenait à son tour Roger ; je veux la revoir à tout prix pour me justifier… En causant ainsi, ils passèrent tous trois devant la fenêtre où j’étais. Je tremblais, je n’osais les regarder… Quand ils se furent un peu éloignés, j’entr’ouvris le volet, et je les vis arrêtés tous trois admirant le paysage, qui est superbe, et ce charmant pont, dont les piliers sont tout en fleurs. En les voyant tous les trois si élégants, si distingués, un mauvais sentiment de vanité féminine me traversa l’esprit ; je me dis tout bas, et dans le plus profond abîme de mon orgueil : Tous les trois ils m’aiment… tous les trois ils pensent à moi… Oh ! j’ai été bien cruellement punie de cet éclair de vanité misérable. Hélas ! il y en avait un des trois qui ne m’aimait point, c’était celui que j’aimais ; il y en avait un qui ne pensait pas à moi, c’était celui à qui, moi, je pense à toutes les heures de ma vie. Un autre sentiment plus noble est venu m’attrister le cœur. Voilà trois amis, me disais-je… et peut-être un jour, à cause de moi, trois ennemis. Valentine, vous voyez comme je suis triste et découragée, ne m’abandonnez pas. Brûlez ma dernière lettre, je vous en conjure.

Irène de Châteaudun.