La Croix de Berny/22

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XXII


À MONSIEUR
MONSIEUR LE COMTE DE VILLIERS
À PONT-DE-L’ARCHE (EURE)


Rouen, 10 juillet 18…

Bien rarement, dans la vie, on reçoit les lettres qu’on attend ; on reçoit bien souvent les lettres qu’on n’attend pas. Les premières vous apprennent toujours les choses qu’on sait ; les secondes vous apprennent toujours les choses qu’on ignore. L’homme de cœur et de philosophie ne doit désirer que les secondes : celles qu’on n’attend pas.

Voici donc la première de ces secondes que vous recevez, mon jeune ami.

J’ai passé quelques heures à Richeport avec vous et Edgard, et j’ai fait une découverte que vous aviez faite avant moi, et une réflexion que vous ferez après moi. Dix ans de voyage vieillissent. J’ai soixante ans, à mon âge, et vous en avez vingt-cinq, comme votre acte de naissance. Que vous êtes heureux de recevoir des conseils ! Que je suis malheureux d’en donner, sous mes cheveux noirs que l’expérience a oublié de blanchir à trente ans !

J’ai d’ailleurs un vague pressentiment que mes conseils vous porteront bonheur, si vous les suivez. Il ne faut pas négliger un pressentiment. Chaque homme porte en lui une étincelle d’un rayon de Dieu : c’est souvent le flambeau qui éclaire les ténèbres de notre avenir. C’est le pressentiment.

Lisez-moi avec attention, et en lisant ne vous préoccupez pas de la fin. Il faut que je vous explique d’abord par quel procédé d’observation j’ai été amené à faire ma découverte. La fin viendra, mais à sa place naturelle, qui ne peut pas être au commencement.

Voici donc ce que j’ai vu au château de Richeport. Vous ne l’avez pas vu, parce que vous étiez acteur ; j’étais spectateur, moi… J’avais donc sur vous l’avantage de ma position.

Nous étions tous les trois dans le salon, vous, Edgard, et moi, entre midi et deux heures. C’est le moment où la causerie de campagne s’abrite de persiennes ou d’arbres touffus. On est toujours triste, rêveur, recueilli, à cette phase d’un beau jour d’été. On parle nonchalamment d’une chose indifférente, et on pense avec ardeur à une chose aimée. Ce sont là les mystères de ce démon de midi, tant redouté du poète-roi.

Il y avait, dans un angle, une petite table de bois de rose, légère et polie comme la main d’une femme. Le poing d’un homme la briserait en s’y appuyant. Sur la table, un pan de broderie, retenu par le pied de cristal d’un vase de fleurs. Au panneau de mur de cet angle, il y a une gravure du beau tableau de Camille Roqueplan : la Jeune Fille blonde qui coupe les griffes d’un lion. Entre la cheminée et la fenêtre, le piano était ouvert, et abandonné, depuis fort peu de temps, par une femme ; car le petit siége, à demi-renversé par le mouvement brusque d’une robe, avait été préservé d’une chute totale par le bras du fauteuil voisin, et la partition du pupitre s’ouvrait sur un air de soprano, des Puritains :

Vien diletto, in ciel e luna,
Tutto tace intorno…

Vous allez voir comment, d’induction en induction, j’arrive à la vérité.

Je ne connais pas la femme de ce piano, je ne l’ai jamais vue, mais j’affirme qu’elle existe ; bien plus, j’affirme qu’elle est jeune, jolie, d’une taille avantageuse, bien faite, nonchalante, et qu’elle est aimée d’amour dans ce château.

Si une femme indifférente eût laissé une broderie sous un vase de cristal, si elle eut abandonné son piano en renversant le siége, deux jeunes gens, oisifs et nerveux comme vous, auraient déplacé la broderie par désœuvrement et curiosité d’ennui, dérangé ou dépouillé le vase de fleurs, redressé le siège, fermé le piano et la partition. Ils auraient fait au moins une de ces choses, sinon toutes. Mais aucune main n’a osé bouleverser ce saint désordre, sous prétexte d’arrangement ; ces vestiges encore frais attestent un respect qui ne vient que de l’amour. Cette femme, à moi inconnue, est donc jeune et jolie, puisqu’elle est aimée si ardemment, et par plus d’une personne, comme je le prouverai bientôt ; elle est d’une taille avantageuse, parce que sa broderie est petite. Je ne sais pas si elle est fille ou femme, mais voici ce que je puis affirmer encore : si elle n’est pas mariée, les vestiges qu’elle a laissés dans ce salon annoncent une grande indépendance de position et de caractère. Si elle est mariée, tout aussi me démontre qu’elle n’est pas actuellement en pouvoir de mari, et que même elle pourrait bien être veuve. Permettez-moi de vous rappeler la conversation que vous avez eue, au dîner, avec Edgard. Dans diverses rencontres, j’ai toujours remarqué avec plaisir que vos opinions en littérature, en musique, en peinture, en amour, étaient de tout point conformes aux opinions d’Edgard : qui vous écoutait, écoutait Edgard ; et vice versa. Vous étiez frères jumeaux en opinions. Écoutez-vous parler maintenant, tous les deux, comme vous avez parlé l’autre jour devant moi.

— Je crois, disait Edgard, que l’amour est une invention moderne, et que la femme a été inventée par André Chénier et perfectionnée par Victor Hugo, Dumas et Balzac. Nous devons cette précieuse conquête à la révolution de 89. Avant, l’amour n’existait pas ; Cupidon régnait en maître, avec son arc et son carquois. Il n’y avait pas de femmes, il y avait des belles.

Ô miracle des belles !
Je vous enseignerais un nid de tourterelles.

Ces deux vers ont subi mille variations, sous la plume de mille poètes. Les femmes ne se recommandaient que par les yeux : une fort belle chose, ma foi ! quand ils sont beaux ; mais il ne faut pas en faire l’objet d’une admiration exclusive. Une belle qui n’aurait que de beaux yeux serait fort laide : Racine a employé cent soixante-cinq fois le mot œil ou yeux dans Andromaque. Vous pouvez les compter. Avec les yeux, les attraits et les appas, on a composé toutes les Iris en l’air de la vieille poésie. Enfin, on a enlevé à la femme sa divine couronne de cheveux blonds ou bruns : on l’a détrônée en la poudrant d’amidon. Nous avons vengé la femme d’un long oubli ; nous avons supprimé les attraits et les appas ; nous avons conservé les yeux, mais en y ajoutant le reste. Aussi les femmes aiment les poètes ; et de nos jours, les Orphées ne seraient pas mis en pièces par de blanches mains, comme sur les rives du Strymon.

— Ah voilà bien comme vous êtes, Edgard ! — avez-vous dit avec un rire sérieux et une voix faussant le naturel. — Au dessert, vous nous donnez toujours un plat de paradoxes, Edgard. J’aime mieux les cerises de Montmorency.

Quelques instants après, Edgard dit :

— J’ai fait l’autre jour une visite à Delacroix. Il a mis au chantier un tableau qui promet d’être superbe. Mon cher voyageur Roger, je vous annonce un ciel comme vous l’aimez ; de l’indigo pur ; le céleste tapis indien du dieu bleu.

— J’abhorre l’indigo, moi, avez-vous dit ; je crains l’ophthalmie. Le luxe du bleu donne aux yeux des lunettes vertes. J’adore les ciels d’Hobbéma et de Backuisen : on peut les regarder vingt ans à l’œil nu sans appeler un oculiste sur ses vieux jours.

Après quelques écarts de conversation, vous avez été amené à faire l’éloge d’un motet de Palestrina que vous avez entendu chanter aux concerts du Conservatoire. À ce propos, Edgard a mis ses deux coudes sur la table et son menton sur ses mains, et a laissé tomber de ses lèvres des paroles nonchalantes chauffées par les feux spirituels de ses yeux.

— J’ai toujours abhorré la musique de faux-bourdon, a-t-il dit ; le plain-chant est proscrit chez moi, comme l’opium en Chine. Je n’aime que la musique sensuelle. Tout ce qui ne ressemble pas, de loin ou de près, à l’amor possente nome de Rossini, doit rester enseveli dans les catacombes des pianos. La musique n’a été mise au monde que pour la femme et l’amour. La simplicité, sans doute, est une belle chose ; mais elle ne s’adresse souvent qu’aux gens simples. L’art est la seule passion des vrais artistes. La musique de Palestrina ressemble à la musique de Rossini comme la psalmodie du moineau ressemble à la cavatine du rossignol. Choisissez.

Il était évident pour moi, mon jeune ami, que ni l’un ni l’autre vous n’exprimiez aucune opinion personnelle et véritablement convaincue. Vous étiez assis face à face, et vous vous parliez sans vous regarder. Sans doute, à cette heure d’entretien, vous étiez beaux et charmants tous deux, mais beaux et charmants comme deux coqs anglais avant l’exhibition. Ce qui m’a frappé surtout, c’est que l’un de vous n’a jamais dit à l’autre, avec un sourire affectueux : Mais qu’avez-vous donc aujourd’hui, mon ami ? vous semblez prendre plaisir à me contrarier en toute chose. Edgard ne vous a jamais adressé cette question ; vous ne l’avez jamais adressée à Edgard. Vous jugiez donc mentalement qu’il était inutile de vous demander mutuellement le sujet de ces contradictions aigre-douces. Vous saviez tous deux à quoi vous en tenir.

En vérité, je vous le dis, vous aimez la même femme, Edgard et vous ! C’est la femme du piano ; elle a peut-être fait ce mouvement de brusque retraite qui a renversé le siége ; elle a peut-être quitté la maison après quelque scène plus sérieuse, engagée entre vous deux en sa présence.

En arrivant au château, j’ai suivi vos mouvements, dans l’angle du salon, où nous étions assis tous les trois. Le timbre naturellement sonore de vos deux voix m’a paru fêlé. Cela m’a donné tout d’abord à réfléchir. Vous teniez, vous, dans vos mains, une petite branche d’hibiscus que vous effeuilliez, par contenance. Edgard ouvrait un journal et le repliait à rebours. C’était évident ; vous vous gêniez l’un l’autre, et je vous gênais tous deux.

Par intervalles Edgard lançait un regard furtif au piano muet, à la broderie, aux fleurs du vase, à la partition ouverte sur le pupitre ; vous faisiez la même chose, vous, et comme à votre insu ; mais vos deux regards ne se portaient jamais ensemble sur le même point. Quand Edgard regardait les fleurs, vous regardiez le piano. Ainsi du reste ; et si chacun de vous eût été seul, il eût contemplé longtemps avec amour toutes ces futilités qui se parfument sous la main d’une femme, et qui semblent retenir quelque chose d’elle, à la place où elle n’est plus.

Vous êtes le dernier venu, vous, dans la maison où est cette femme ; vous êtes aussi le plus raisonnable ; eh bien ! votre bon sens et votre amitié doivent éclairer votre conduite future avant mes conseils. Éloignez-vous ; il en est temps encore. Plus tard, votre amour-propre trop engagé ne vous permettrait plus de céder la place à un ami qui serait devenu un rival. La passion n’a pas jeté des racines bien profondes dans votre cœur : elle est sans doute encore au degré de fantaisie, de préférence momentanée, ou de douce affaire de désœuvrement. À la campagne, toute jeune femme plus ou moins disponible doit ravager tous les jeunes gens de votre âge qui graviteront autour comme des satellites. Il y a des femmes qui se plaisent à jouer ce jeu. C’est fort amusant d’abord, à la première partie, comme toute espèce de jeu. On commence avec des sourires, mais la revanche se termine avec des pleurs ou avec du sang ! D’ailleurs, mon jeune ami, en vous retirant à propos, vous ne ferez pas seulement une chose raisonnable, vous accomplirez un devoir. Je sais, moi, qu’Edgard aime depuis longtemps cette femme, et que son amour est sérieux. Je vois que votre passion tranquille est un amour de campagne, un caprice d’occasion. Plus tard, les rivalités d’amour-propre aveugleront votre esprit, aigriront votre caractère, et vous feront prendre le change sur la nature de votre sentiment. Vous vous croirez, à votre tour, sérieusement amoureux, et vous ne reculerez plus. Aujourd’hui votre fierté de jeune homme n’est pas engagée. N’attendez pas demain. Edgard est votre ami ; vous devez le respecter dans les prérogatives de sa position. Une femme vous a donné un exemple à suivre avant mon conseil ; elle s’est brusquement retirée d’entre vous d’eux, quand sa coquetterie au repos lui a permis de voir le danger.

Une jeune et jolie femme est toujours dangereuse, lorsqu’elle vient inaugurer la divinité de ses grâces dans un château isolé, entre deux jeunes gens vifs et disposés à toute heure à tout aimer. Je vois d’ici le manège de la belle inconnue ; elle vous prodigue à tous deux des sourires innocents ; elle vous partage, à contingent égal, ses adorables coquetteries ; elle vous aborde pour vous éblouir ; elle vous quitte pour se faire regretter ; elle vous enlace dans les prestiges de sa fascination rayonnante ; elle marche pour séduire vos yeux ; elle parle pour charmer votre esprit ; elle chante pour anéantir votre raison. Oubliez-vous un instant, mon jeune ami, sur cette pente de velours et de fleurs, et vous verrez ce que la limite de votre doux sillon vous réserve ! Enivrez-vous à ce festin de paroles d’or, de parfums de satin, de rayons de sourires, et envoyez-moi le bulletin de votre âme à votre réveil ! Aujourd’hui, vous êtes encore l’ami d’Edgard, malgré les légères escarmouches d’esprit. Les hostilités viendront, n’en doutez pas. L’amitié est un sentiment trop faible pour lutter contre l’amour. Les ouragans des tropiques n’ont pas la violence de cette passion. Je le sais, parce que je le sens. Il y a aussi, dans le monde, une autre femme, Sirène et Circé à la fois, qui a passé à travers ma vie, vous le savez. Si j’avais réuni dans ma maison autant d’amis que Socrate en désirait pour la sienne, et que ces amis devinssent un jour mes rivaux, je sens que ma jalousie incendierait ma maison, et que j’y périrais avec délices, s’ils périssaient tous devant moi

Ô préoccupation fatale ! je ne voulais vous parler que de vous, et je vous parle de moi. Les nuages que mon souffle amoncelait sur votre horizon remontent vers le mien. En échange de mes conseils, rendez-moi un service. Vous connaissez madame de Braimes, l’amie de mademoiselle de Châteaudun. Madame de Braimes sait tout ce que j’ignore, et ce que tout le sang de mes veines tient à savoir. Il est temps que l’inexplicable s’explique. Toute énigme humaine ne doit pas garder son mot éternellement. Toute épreuve doit finir avant le désespoir de celui qui est éprouvé. Madame de Braimes est complice de l’énigme : c’est positif. Son secret maintenant est un fardeau pour ses lèvres ; elle devrait le laisser tomber dans votre oreille ; et je garderais à vous et à elle une reconnaissance de tous les jours.

Ce que je vous demande et ce que je dis là doit vous faire sourire. À votre place, tout autre correspondant me trouverait, comme vous, assez étrange. Je vous écris avec détail un long chapitre d’inductions physiologiques et morales pour vous démontrer la portée de mon intelligence dans les investigations à domicile, à l’endroit de l’amour ; je devine toutes sortes de vos énigmes, j’illumine les ténèbres de tous vos mystères, et lorsqu’il s’agit de travailler pour mon propre compte, d’être perspicace à mon bénéfice, de faire des découvertes d’amour dans mes intérêts, j’abdique soudainement, je perds mes facultés lumineuses, je pose un bandeau sur mes yeux et je supplie avec humilité un ami de me prêter le fil du labyrinthe et de conduire mes pas dans ma nuit. En effet, cela doit vous paraître bien singulier. Quant à moi, je trouve cela fort naturel. À travers les mille accidents ténébreux dont l’amour hérisse notre vie, la lumière ne peut nous venir que de la main et de l’intelligence d’un ami ou d’un indifférent. Quand on regarde les autres, on a des yeux de lynx ; quand on se regarde, on a des yeux de taupe. C’est l’optique des passions. Il est honteux de sacrifier ainsi les plus belles prérogatives de l’homme aux pieds d’une femme ; c’est à couvrir de rougeur enfantine la pâle virilité de nos fronts, mais il faut subir les inexorables exigences de l’amour. Le semblant de vie que je mène me devient odieux. La patience est une vertu perdue avec Job, et je ne ferai pas le miracle de la ressusciter.

Croyez-moi, quittez prudemment Richeport ; venez me rejoindre ici, où je compte passer encore quelques jours. Je vous expliquerai quel est ce grand service que vous pouvez me rendre si facilement. Entre un ami qui vous redoute et un ami qui vous réclame, hésiterez-vous ?

Roger de Monbert.