La Culotte en jersey de soie/5

La bibliothèque libre.
La Pensée française (p. 99-129).

LA CURIEUSE LYCÉENNE.

— Comme quoi il est plus intéressant de se trouver en face d’un assassin que d’un gros amoureux trop… tendre.

— C’est toute l’histoire des hommes et des femmes, ici-bas, ces deux aventures d’Idèle et de Ly. Austerlitz mène Napoléon à Sainte-Hélène et diverses défaites — tant d’honneur que de guerre — font une dynastie nordique. Le bien et le mal sont confus !…

— Qu’est-ce que c’est que deux ou trois millions de Scandinaves à côté de l’Empire du Monde ?…

— Mieux vaut être premier dans le désert de Gobi que le second à Paris…

Words ! words ! mes amis. Ce sont des mots. À Paris, on est le second aujourd’hui et le premier demain. Mais premier, là où il n’y a personne. C’est être un mauvais dernier pour les lieux habités.

— Et ni Ly ni Idèle n’eurent d’ailleurs le loisir d’être en tête ou en queue…

— Entendu, mais leur aventure s’élève à la dignité philosophique…

— Ly à la place d’Idèle. Quelle conclusion attendrions nous ?

— Ah ! c’est ingrat. Nous décalons toutes les données. Idèle vaut Ly comme énergie. Je l’ai connue comme correspondante de guerre quand on se battait entre la Mer Noire et l’Océan Indien, entre Bagdad et Ispahan. Son courage était admirable, il épatait le fameux général Butterblack.

— Tu y étais, Jacques, à la guerre d’Asie ?

Of course ! C’est Idèle qui a sauvegardé la colonne de Butterblack en délivrant Pundit Dolatam, l’interprète, sans qui nous avions tous le cou coupé. Et quand nous avons été assiégés dans les ruines d’Ecbatane ; sa sérénité — difficile en tel lieu et dans quelles conditions — était l’exemple souverain…

— Tu me vantes, mon cher, c’est bien à toi que nous avons dû de ne pas être obligés de boire des eaux empoisonnées. Souviens-toi, Archimède, des balistes que tu avais inventées et qui ont protégé dix jours un front de quatre kilomètres. C’était épique ta baliste à grenades…

— Sans plus discuter, il faut dire que cette pauvre Idèle n’a rien à se reprocher des réussites crapuleuses qu’il fallait d’ailleurs attendre de son Pacha-Lourmel.

— Je crois décidément que je vais récolter la palme pour l’art de ne pas se laisser prendre dans ces circonstances difficiles.

— Toi, Kate ?

— Oui ! Et c’est à seize ans que cela m’est arrivé. Sans compter, comme complication, que ce n’est pas un seul homme que j’avais à… subir ; mais trois…

— Ô Kate, et tu nous laissais parler sans commencer tout de suite cette histoire à sensation. Tu es bien coupable !

— Voilà donc : je préparais mon bachot au lycée de Z. J’étais, soit dit sans me vanter, une fillette délurée et audacieuse. D’ailleurs pure comme des idiots disent qu’on ne l’est plus depuis qu’on sait pourquoi les gosses ne se font pas par l’oreille. Mais le contenu du mot pureté est incompréhensible aux béotiens. Ils regrettent seulement le temps du « petit chat est mort… » moliéresque. J’étais pure en ce sens certain que je n’attachais aux idées sexuelles, qui m’étaient familières, aucune valeur supérieure à l’importance de la fabrication des confitures par exemple… Or, je n’aime pas les sucreries. Jamais je ne songeais à ces choses-là en dehors du point de vue études.

J’étais curieuse de tout savoir, pour le plaisir de la science elle-même ; mais de ma vie je n’avais relié l’idée des fonctions de reproduction avec celle d’un garçon beau ou laid, ni avec la pensée de mon corps à moi. Certes, j’étais autrement chaste que les « oies blanches », comme j’en ai vu durant les vacances. Mes parents me menaient alors aux bords de la mer, ou à la campagne chez les amis qui, en été, nous invitaient à passer souvent huit jours chez eux. Les jeunes filles que je fréquentais là ignoraient l’anatomie et la physiologie. Elles ne savaient pas scientifiquement comment ça se pratique, mais elles passaient leur vie à converser de choses obscènes en termes d’ailleurs secrets pour les parents, quoique prodigieusement lubriques au fond. Elles étaient hantées de la connexion des sexes et s’exerçaient à y songer. Leur âme était loin d’apparaître aussi claire que celle des lycéennes de rhétorique, toutes aussi renseignées qu’un gynécologiste, mais de cœurs admirablement chastes. La chasteté, chose ignorée, ne se perd pas avec la science, mais, je l’ai vu, elle va rarement avec l’ignorance. J’étais donc dépourvue de tout vice même en puissance. Un seul désir me tenait sans répit : étendre mon savoir touchant surtout ce que les romanciers ont nommé le document humain. J’aimais à superposer la réalité aux conceptions livresques. Très calée en histoire, matière qui me fut toujours sujet à passion, je voulais comprendre les cœurs de tous personnages et des foules qui jouent le grand rôle dans la vie des sociétés. Je me promenais avec des yeux toujours curieux pour saisir au vif ce qui se manifeste du secret des esprits et des volontés dans la vie quotidienne. L’existence était un sujet inépuisable de merveilles pour moi.

Or, dans notre ville, qui n’a plus guère que quarante mille habitants mais en eut jadis le double et de ce chef conserve une plèbe abondante et misérable, il y a un quartier pauvre. Ce quartier avait plusieurs noms mais le plus usité et qui devait venir de plus loin, c’était « Les Ruelles. »

Ma bonne et le peuple disaient « Les Ruettes ». Les journaux s’occupaient souvent des mystérieuses Ruelles. Crimes, infanticides, débauches sans nom, vols et foison d’ivrognes y étaient la vie quotidienne. C’était vraiment passionnant. Ce quartier, car je l’avais étudié sur le plan de la cité, faisait un quadrilatère irrégulier bordé par des usines et des casernes, quelques jardins d’anciennes abbayes et des refuges de métiers sales ou méprisés : tanneries, équarrissages, chiffonniers.

J’avais une envie ardente d’aller visiter ce ghetto sans juifs. Je voulais savoir comment y vivaient les habitants, l’aspect des rues et des maisons, la vêture de ce monde en marge de la société bourgeoise. Je désirais voir ce que pouvaient être les femelles et les enfants dans cette sentine qui me faisait immuablement songer à la Cour des Miracles de l’ancien Paris. La chronique des Ruelles dans les journaux ravivait constamment ce désir. Quand j’étudiais l’histoire des révolutions, je me disais : « Il faut voir les gens des ruelles pour comprendre cela. » La misère révoltée est nécessaire pour faire lever la pâte humaine dans les grandes crises sociales. Mais où la trouver cette misère révoltée ? La campagne ne la fournit point. Le rural est servile. Il ne se rebelle pas, ou alors c’est quand les révolutions sont faites, pour être assuré de toucher le pourboire.

Les gens de service, les ouvriers des villes me paraissaient incapables de ces efforts ardents et sacrifiés que sont les prises de toutes les Bastilles. Risquer sa peau pour une idée et sans y être commandé… Je ne voyais personne capable de ça. À cause d’une éclisse de bois dans le doigt, qui ne les gênait pas, des ouvriers, par chez nous, se faisaient donner deux semaines de repos à demi salaire. Ils aimaient mieux ne rien faire, et toucher juste pour ne pas crever de faim, que travailler. Et ils laissaient moisir leurs gosses pouilleux pour se pavaner le bras en écharpe, en se vantant de jouer ainsi un bon tour « au singe ».

Mon père était avocat, mais nous avions comme voisins une usine de meubles et une imprimerie. Les patrons de ces boîtes étaient amis de ma famille et je savais tout ce qui s’y passait.

Donc, les Ruelles me préoccupaient. Je ne vouais d’ailleurs ni haine ni pitié au peuple du quartier mal famé. Je le jugeais très noble par son rôle imaginé de ferment social. Et je lui pardonnais d’être composé de filous et d’ivrognes en songeant que c’est à lui qu’il fut toujours dévolu de prendre les armes et de créer dans l’histoire l’immortel souvenir des 14 Juillets.

J’ai depuis vérifié que les gueux sont très bourgeois, et même ils le sont assez platement. Quand ils se fâchent, ce sont des colères absurdes et plus risibles qu’émerveillantes. Les révolutions sont faites par des fanatiques dont je ne connaissais pas alors la race. Je voulais que les révoltés vrais fussent pauvres et ce n’est aucunement la règle, ni qu’ils soient eux-mêmes malheureux.

J’ai songé vous montrer ma pensée. C’est toujours délicat à définir une âme jeune et fraîche, sur laquelle n’ont passé la connaissance de l’argent ni la défiance des sottises mises au service des belles idées. Je pensai longtemps aux Ruelles, puis un jour je me dis :

Kate ! va voir comment c’est. Tu y gagneras au moins de ne plus en être hallucinée.

Y aller ! Comment ? La chose était peut-être impossible. Je sortais seule pour aller au Lycée. Mais l’allée me demandait cinq minutes et je ne pouvais pas en gagner dix. Au retour, si je n’avais été à la maison un quart d’heure après la sortie, en supposant que j’eusse causé longuement avec une autre rhétoricienne, on aurait mis la police à ma recherche. Je sortais parfois pour aller chez des amies, mais le téléphone me suivait. Impossible de trouver dans la suite du jour les trois quarts d’heures au moins qu’il me fallait pour visiter le quartier secret. Il me serait nécessaire d’inventer autre chose.

J’y pensai longtemps. La complication extrême ne me faisait point reculer, quoique j’eusse toujours l’amour des situations nettes et simples. Même la peur, chose curieuse, qui, au début de mes réflexions à ce sujet, me tenait assez pour être un frein efficace, disparut lentement. La raison est en ceci que bientôt la visite ou plutôt l’exploration des Ruelles me parut moins chose difficile et dangereuse que réussite charmante, tour de force valant en lui-même. Dès que la transformation fut faite en ce sens, rien ne me pouvait retenir. Il ne s’agissait plus dès lors de faire une chose scabreuse, mais de réaliser une sorte d’acrobatie très difficile. La pire tentation ! Personne n’avait d’ailleurs jamais songé à me défendre d’aller visiter ce coin de la ville. Il ne pouvait venir à l’esprit que jeune fille au monde ait jamais l’intention d’aller voir ça. Tout au contraire devait-on contraindre mes camarades à passer tout près de ce lieu redouté lorsque c’était leur chemin, sans quoi elles eussent fait le tour du département pour choisir une voie qui permit d’éviter la proximité de cet enfer. Mon projet en somme était neuf, absolument neuf. Il n’avait pas reçu de consécration, c’est vrai, et sa qualité d’héroïsme demeurait incertaine à cet égard. Mais je n’ai jamais eu la dévotion des préjugés de tout ordre, et moins encore des préjugés relatifs au courage. Au surplus, peut-être n’avait-on jamais conçu une expédition si audacieuse ? Et mon enthousiasme s’en trouva rehaussé d’autant.

Cependant je ne voyais toujours pas le moyen de m’absenter une heure environ de chez moi. Je jouissais de beaucoup de liberté. J’aurais pu, de toute certitude et sans gêne aucune, avoir rendez-vous avec un jeune homme si je l’avais voulu, selon la tradition amoureuse classique. C’était le moindre de mes soucis. Deux ou trois fois des frères de mes amies m’avaient glissé dans l’oreille des « je vous verrai » soit sur le chemin du lycée, soit près de chez moi dans la petite venelle qui menait au jardin sis derrière notre maison et y pénétrait par une porte basse parmi le fouillis le plus pittoresque de végétaux embroussaillés. Or, je n’avais jamais cru devoir refuser ces rendez-vous, car, bien mieux, je n’y pensais plus. Cela me passait totalement de l’esprit. Un jour, même, le frère de Lucie Barraeas m’accosta en me disant que j’avais approuvé la veille le plaisir promis de notre entretien en tel lieu. Je ne me souvenais pas même de lui avoir parlé. Et il fut très froissé de l’étonnement non feint que j’arborai lorsqu’il me dit avoir jugé mon sourire comme une acceptation de rendez-vous. J’aurais donc pu disposer du loisir propre à combiner des rencontres galantes, mais rien de plus. Mes parents avaient évidemment confiance en moi. Toutefois ils m’aimaient assez pour s’inquiéter vite si je restais plus de dix minutes sans donner de mes nouvelles et encore fallait-il que je fusse en un lieu convenable.

Un jour, Marie Martoilley, à la sortie du lycée, me pria de venir lui expliquer chez elle un peu d’algèbre, chose qui n’avait pas de facilités pour son esprit. Nous rencontrâmes sa mère en nous y rendant. Elle me dit qu’elle passerait chez moi avertir mes parents de mon retard et de ce qui le justifiait. J’avais découvert le moyen de visiter les Ruelles…

Dix jours durant je fus chez Marie Martoilley de 4 heures à six heures, ma mère fut d’abord mécontente, mais un de nos professeurs ayant dit que cette étude en commun nous serait à toutes deux profitable, elle devint bien disposée pour ces sorties dont je donnai l’habitude aux miens. Je ne rentrai plus que vers six heures et quart. Sitôt que nous étions arrivées chez mon amie, je téléphonais à la maison où l’on s’était habitué à ces événements.

Je me dis donc qu’un jour où il ferait très beau, et que la nuit ne tomberait pas trop vite, car les jours étaient courts et mon exploration devait se faire avec le maximum de clarté, un jour choisi, donc, je téléphonerais chez moi de chez les Martoilley puis, aussitôt, je feindrais une migraine dont j’aurais déjà parlé pour qu’elle parut normale, et je partirais soi-disant pour rentrer. Ceci se passant vers quatre heures et demie, je pourrais aller voir les Ruelles avant cinq heures un quart et par suite être de retour à la nuit complète. Tout cela était parfaitement combiné. Je passai des heures sur le plan de la ville pour trouver la route la plus prompte menant au quartier redoutable. Il fallait aussi établir l’ordre et la méthode de mon exploration. Je partirais d’ici, je suivrais telle voie, puis telle autre et enfin après des tours et détours que j’avais calculés d’avance avec minutie je me retrouverais à tel endroit, qui, par telle rue, me ramènerait le plus directement au gîte familial.

On peut dire que j’ai pâli sur ce plan. Je sus vite tous les noms des Ruelles et je les imaginais à ma façon, je me promenais en songe dans leur dédale reconstitué à coup de littérature romantique. Je me voyais comme une voyageuse de l’agence Cook, armée de son Baedeker, qui suit avec fidélité les indications et les croisements.

Je voulais faire mon enquête avec une méthode parfaite. La brièveté du temps m’en faisait d’ailleurs une obligation.

Le grand jour arriva. Personne chez moi ni au lycée ne soupçonnait mes idées. Au surplus même après cette excursion, je n’en parlerais à quiconque. C’était pour ma seule édification et le plaisir de mieux comprendre la vie que j’agissais. Je ne voulais rien de plus que ces satisfactions égoïstes et sans répercussion possible sur d’autres âmes.

Ce fut un mardi. Il faisait un soleil exquis et amollissant. Chacun était propensé à la douceur et à la bonté par ce regain d’été venu parer l’automne. Je me souviens encore, parce que mes soucis me firent prêter une attention plus vive aux choses qui ne concernaient pas mes projets, que le cours de l’après-midi portait sur Homère. Je retrouve le son de voix puéril et décidé de la petite Polonaise, Eda Edomsky, lisant les vers de l’Iliade : Bé d’imen es thalamon poluphloisboio thalassés

Il y en avait qui tentaient de prononcer le grec à la moderne : le thêta en sh l’êta en i et les autres lettres à l’avenant ; Thalasses devenait ainsi Shalazzis. C’était très comique pour nous, mais la slave avait le sens de cette sonorité spéciale. Elle usait de voyelles et de consonnes inconnues du français dans cette articulation étrange où les esprits rudes apportaient un râlement rigide et germanique. Elle donnait à cette poésie une dureté et une barbarie que j’ai crues très proches de la réalité d’il y a trois mille ans.

Elle lisait :

Glyzzomaegnos zi syghadrroh filloone d’ibaeraiozzi épeuainai.

Et l’on croyait entendre des marins grecs échanger des ordres au bord de la mer « retentissante », tandis que la silhouette du vieux prêtre apparaissait minuscule et nette, avec sa face barbue et creuse. On entrevoyait entre les mains du vieillard une sorte de coffret contenant les « présents » et le lituum augural.

Influence des sonorités sur les images… Il n’y a jamais eu que cette fille de boyard pour extraire devant moi de si rares tableaux des vers Homériques.

La leçon finit. Le père de Briseis disparut de nos songes et aussi la belle esclave « aux bras de lait » qu’Achille « aimait d’être captive. » Ô Tolstoï ! vous étiez déjà tout entier dans ce mot de l’aède. La tendresse qui naît du malheur n’était donc point inconnue des hommes qui furent enterrés à Mycènes sous des masques d’or derrière la porte aux lions ?…

À quatre heures cinq je confiais à Marie Martoilley que j’avais un peu mal de tête. À quatre heures un quart nous étions chez elle, et, par chance, presque aussitôt, ma mère demanda par téléphone si nous étions rentrées. Il lui fut répondu oui sans que j’intervienne. Je pus donc trois minutes après, me prendre le front à pleines mains et montrer la souffrance la moins douteuse.

Un instant se passa encore. Enfin j’assurai n’y pouvoir tenir et me levai. J’embrassai Marie Martoilley en évitant de revoir la mère qui me crut ou devait me croire encore chez sa fille. Je sortis avec promptitude et m’enfonçais dans une rue de petit négoce pour éviter de traverser les grandes artères où beaucoup de gens eussent pu me reconnaître et dire plus tard chez moi qu’à cette heure-là je passais dans la rue. Je m’étais promise de demander ensuite à Marie Martoilley le silence sur ma migraine pour éviter d’apprendre à ma mère que j’avais lu la veille jusqu’à trois heures du matin, chose interdite. Tout cela était très bien combiné. Les choses se passèrent sans anicroche. Je suivis une route dont j’avais le plan dans la pensée. D’abord la rue du Blé, puis celle de la Préfecture plus cossue, mais silencieuse et morne. De là je glissais par le passage Malevin. Il me conduisait à la rue Juiverie. Nous avions là des amis, car des juifs il n’en restait aucun, mais des entrepôts et des garages s’y suivaient. De temps à autre, un vaste immeuble se dressait avec, immuablement, au balcon du premier étage une glace ronde, portée par une tige articulée. Cet objet permettait sans descendre ni se montrer de voir les gens qui sonnaient à la porte.

Je sortis de la rue Juiverie par une venelle étroite et assez malpropre qui donnait déjà idée de ce que devaient être les ruelles. Cela se nommait le Grenier-à-sel. Au milieu de cette voie un homme vernissait paisiblement la caisse d’un tilbury de modèle très primitif.

Il quitta ses tampons à vernis pour me voir passer. Jamais un spectacle aussi attrayant ne devait charmer les yeux de ces ouvriers du Grenier-à-sel. Je m’aperçus alors que j’avais emporté avec moi ma petite serviette de lycéenne, longue, plate et fauve, qui contenait six feuilles de papier blanc, deux stylos, un cours d’algèbre, dont je me servais pour instruire Marie Martoilley, et une Iliade avec des notes en latin, somptueusement éditée, reliée en maroquin couleur chair et dont je n’étais pas peu fière. Dans mon projet de voyage je devais oublier ma serviette chez mon amie et la reprendre le lendemain matin en allant au lycée. Ceci afin d’éviter l’embarras de ce bibelot qui vous affiche un peu trop. J’aurais pourtant voulu sembler une quelconque ouvrière. Tant pis…

Je passai rue des Chandeliers. Le commerce n’avait pas changé depuis des siècles en cette partie de la ville. Il n’y vivait que des fabricants de cierges et de chandelles. J’approchais de la Cathédrale, derrière laquelle commençaient les ruelles.

Pour ne point avoir à passer sur le parvis, car je sais la curiosité des dévotes qui eussent clabaudé trois jours sur mon apparition, si elles ne m’avaient pas reconnue, et un mois si on avait su qui j’étais, je filai par une voie tortueuse, qui se partageait en deux boyaux dont l’un parcourait une sorte de terrain en ruines qu’on nommait Le Cloître. Ç’avait dû être un couvent brûlé par haine ou accident ; cela remontait jusqu’au chevet de la somptueuse église et fournissait une traversée aussi difficile que celle de Christophe Colomb, partant vers les Amériques. Je dérangeai une demie douzaine de bambins crasseux et loqueteux qui jouaient à quelque divertissement vraisemblablement brutal, car deux pleuraient dans un coin. Deux autres me suivirent en me demandant : « Un petit sou ». Je les redoutais sachant que cette marmaille s’entend à jeter sur vous des ordures ou à vous jouer des tours malfaisants. Comme le plus hardi des enfants, le plus sale aussi, s’approchait trop près, je lui flanquai une gifle, avec ma serviette, d’un revers de main. Il en fut éberlué, s’arrêta net et rebroussa chemin aussitôt. Je me revis seule.

Je sortais du « Cloître » comme je me trouvai face à face avec deux femmes vêtues de noir, âgées, et portant avec ostentation un aspect de veuves inconsolables. Elles me dévisagèrent avec curiosité, et se retournèrent certainement quand je les dépassai, car je n’entendis plus leur pas. Je me hâtai.

Jusqu’ici j’avais suivi mon plan avec rectitude et sans accroc. Maintenant il s’agissait de continuer dans la partie la plus ingrate de mon périple, je passai par une sorte de route non pavée qui tournait le chevet de la Cathédrale et je me trouvai dans la rue qui cette fois menait aux ruelles. Elle se nommait la Rue Présentine. Il est vraisemblable que les demeures coites et les jardins qui la bordaient avaient abrité jadis un couvent de sœurs de la Présentation.

Le silence régnait absolu. Pas un murmure de la ville ne venait jusqu’ici. C’était une voie pavée en grès avec dénivellation médiane.

Autour de moi je voyais une suite de hauts murs à portes basses cloutées en croix de lorraine ou en chevalet selon la forme des étais intérieurs. Des bornes à droite et à gauche de chaque porte disaient le temps le cavalier descendait et grimpait sa bique par ces montoirs. Au dessus de chaque borne on voyait les traces encore du scellement des anneaux les chevaux étaient attachés.

De temps à autre le mur s’ouvrait par une sorte de meurtrière étroite et haute partant à un mètre du sol. Je ne me rendais pas compte de l’utilité même lointaine de ces orifices. Uniformément le lierre débordait au faîte des murs. On percevait, au-dessus, les toits de demeures sombres auxquelles appartenaient ces jardins tristes que nul bruit ne troublait. Une mansarde ou un œil de bœuf c’est tout ce qui s’entrevoyait pourtant de ces hôtels seigneuriaux ou épiscopaux ensevelis dans l’ennui et le souvenir des siècles de splendeur. Je suivais lentement la rue Présentine. Le charme en était pénétrant. Devant une porte un peu plus ornée que les autres je m’arrêtai. La clouterie avait figuré jadis un blason. Chez moi l’héraldique était science familière, car mon père prétendait que nous avions été anoblis en 1578. Je lus donc cet écu, autant qu’il se pouvait encore. C’était un losange. Forme de sexe féminin, donc armoiries de vierge noble. Un pairle occupait tout le rhombe. Peut-être était-ce plutôt un roc d’échiquier. Non ! Je suivais le pal du pairle jusqu’en bas. Les ornements placés entre les cotices à peine indiqués étaient-ils des besants, des tourteaux, des anneaux, des guses, des guipes, des ogœsses, des heurtes, des pommes ou des volets ? Personne sans doute n’eut su le dire sans recherches. Mon père aurait écrit là-dessus une plaquette de cent pages et donné exactement les émaux. Mais peu m’importait à moi le souvenir de l’abbesse orgueilleuse qui sans doute avait voulu la porte basse de son couvent ornée de ses armes. Et je remuai les vers mélancoliques de Villon sur la mort de tout.

Je m’aperçus soudain que le temps passait. Le soleil devait être bien bas sur l’horizon. Le ciel devenait d’une pâleur fatiguée qui annonçait la nuit. J’eus, je l’avoue, un instant l’idée d’arrêter là mon voyage et de rentrer. Cette porte blasonnée m’avait suffisamment emplie de joie. Certes je lisais là ce que nul traité d’histoire ne saurait enseigner. Et, de même, cette rue Présentine avait une figure inoubliable, une majesté et une froideur implacable qui n’étaient pas sans une subtile signification.

Reviendrais-je ? Je m’arrêtai au milieu de la voie, heureuse de ma solitude, de ma réussite, de l’heure, de cette inexplicable sensation de liberté pure qui me gonflait la poitrine. Brusquement je me décidai à continuer. Une seule restriction se formula :

Je ne m’en vais pas sans savoir un peu enfin ce que c’est que les ruelles. Mais il va falloir faire vite.

Je m’avançai dans la rue. Elle se contordait de telle façon qu’à dix mètres on ne voyait ni devant ni derrière soi ce qui s’y passait.

Bientôt elle rétrécit. Une sorte de tour massive en bouchait absurdement la moitié, sans que rien expliquât la présence de cet apostème. Elle fit ensuite un angle droit et je vis cette fois des maisons sur la rue même, les seules. C’étaient des hôtels cacochymes et sans doute peu habités. Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient garnies de barreaux de fer prodigieusement vieux, car amenuisés et réduits à rien. M’approchant, je vis même qu’on avait élevé un mur ou une cloison derrière ces grilles. Ainsi ces rez-de-chaussée n’avaient aucun jour sur le passage. Qui pouvait vivre là-dedans ? Je me le demandais avec curiosité, mais le jour décroissait vite, je ne m’attardai plus.

Je tombai ensuite dans une voie misérable et puante. Je la parcourus vite. Des gîtes branlants et malsains la bordaient. Tout y était si muet que je n’aurais pas cru ces maisons habitées. Mais aux fenêtres, des linges et des vêtements dansaient au vent.

Deux fillettes, sales au delà de ce qui semble croyable, sortirent d’un couloir qui jetait dans la rue une odeur vermineuse. Elles me regardèrent avec des yeux inintelligents et tristes. J’allai plus loin. Cette fois c’était un affreux couloir. Je faillis rebrousser chemin tant la terre était chargée d’immondices, mais je me vis dans une rue à magasins. Le commerce était bien d’ailleurs celui qu’on pouvait attendre des Ruelles :

Des auberges et des hôtels avec une lanterne ventrue annonçant leur qualité. Une épicerie qui paraissait une forteresse avec ses vitrines nanties de choses étranges. On ne devait jamais vendre ici ces balais et ces assiettes ? Des demeures basses et tristes s’offrirent, dont le sol était à trois marches au-dessous du niveau de la rue. Je me dis : Voilà un quartier dont le pavage remonte peut-être à Louis XIV. Ces taudis sont en contre-bas. Ils existaient donc des siècles auparavant…

Ce qu’il avait pu mourir d’humains dans ces masures défiait l’imagination. Mille personnes peut-être avaient connu les affres de l’engloutissement dans chacune de ces misérables tanières. La mort semblait s’y respirer.

Je marchais toujours. Des gens sortaient à mon passage, mines livides et inertes quand ils étaient vieux, faces crapuleuses, quand ils étaient jeunes, figures pustuleuses et rongées, quand ils étaient enfants. J’entendis des paroles admiratives, méprisantes ou incompréhensibles provoquées par mon passage… Mais rien ne me révéla le peuple orgueilleux et révolté, bondé d’énergies et de violences virtuelles que je venais chercher. Les gosses étaient singulièrement vicieux toutefois. J’en vis qui tendaient une corde à sauter pour me faire tomber et l’un d’eux me jeta au passage je ne sais quoi. Je sus l’éviter.

La nuit venait cette fois rapidement. Je ne voulais pas rebrousser chemin tout de suite car, en somme, j’étais sur place. Il ne me serait pas utile sans doute de renouveler mon voyage pour connaître les Ruelles et il fallait tout voir ce soir. Je persistai. Une voie un peu plus remuante apparut. Des gens qui conversent entre eux avec des voix rauques. Je devine que ce sont les ouvriers des métiers sans gloire : les équarrisseurs ou les chiffonniers. L’odeur est d’ailleurs abjecte. À certain moment un homme à face avinée se tourne pour m’enlacer comme je passe. Mais j’ai des yeux partout. Je l’évite et je l’entends rire par saccades.

Une rue encore. À droite et à gauche des espèces de passages d’où descendent des ruisseaux gluants et noirs. J’entends des enfants qui piaillent et des grosses voix qui prononcent des injures.

Une immense bâtisse en bois, haute de quarante mètres, profonde du double et aussi large me retient soudain. C’est grand ouvert et une lampe éclaire à l’intérieur des carrioles préhistoriques, des voitures à bras et des véhicules démantibulés de tout ordre. Le toit, percé en mille endroits, laisse voir le ciel. Je me demande ce qu’est cet étonnant monument qui réclama des constructeurs d’une si merveilleuse habileté. Une bâtisse de cette envergure, en bois et en torchis, est une façon de chef-d’œuvre. Mais je me souviens alors qu’il y a sur le plan une rue du Jeu de Paume. Je n’avais pas l’intention d’y passer et j’ai dévié de ma route. C’est cela le jeu de Paume. On faisait des choses curieuses en cet ancien régime ! Que, laissé à l’abandon, réceptacle de véhicules à vendre au stère comme bois à brûler, refuge certainement de gens sans aveu et sans domicile, ce bâtiment ait subsisté deux siècles, voilà qui est remarquable !

Je m’éloigne à regret de cet étrange carcasse. Encore une rue vide avec de hauts murs. Au milieu est une porte vernie, garnie de pointes aiguës d’un pied. Puis, subitement, je me trouve dans une sorte de corridor qui termine en voûte. Je ne vois plus le jour de l’autre côté… Cette fois, je m’arrête. Que faire ? Où vais-je tomber par cette espèce de cul de sac. Pas un bruit ne vient à moi. Mais l’avilissement de la population que j’imaginais capable de faire trembler les bourgeois, comme il semble qu’elle fasse d’après les journaux, la sanieuse crapule des Ruelles me donnent par réaction du courage. Je suis une fille de bourgeois. Je ne dois pas avoir peur. Et je m’engage dans ce coin nauséeux.

Je marche sur je ne sais quoi, je glisse, je me retiens aux murs suintants et gras. Est-ce que va durer longtemps ce voyage dans l’obscurité. Mais le couloir fait un coude et je vois sa fin. Le jour, bien faible, naît à l’autre bout, je me presse. Enfin je suis à l’air libre.

C’est une sorte de place ou de lieu géométrique auquel aboutissent six chemins semblables. Une rue plus large s’y amorce je vois s’allumer devant moi un réverbère. Je n’ai pas vu de lampion public jusqu’ici. J’admire, puis je songe que mon voyage se suffit tel. Où suis-je ? Il me faut reconnaître le chevet de la cathédrale pour reprendre ma route de retour. La Cathédrale est un énorme monument, on doit la voir de partout. Je suis certaine de m’y retrouver.

Au couchant, le ciel est encore vert. D’un vert très lumineux.

J’avance. La rue est large. Il n’y a aucune vie. D’une porte invisible sort subitement un être que je ne détermine qu’en m’approchant. C’est une femme vêtue d’un sorte de robe flottante. Elle me tourne le dos. Je ne vois que sa carrure puissante et son chignon énorme, bas sur la nuque.

Soudain, arrivée près de la lumière la femme s’arrête et se retourne. Ce n’est pas un réverbère du tout cette lanterne. C’est une enseigne. Sur chaque face est peint un énorme numéro 4.

La femme m’a vue. Sous la lueur qui tombe, son masque chevalin marque un étonnement complet. Elle me toise des pieds à la tête, et, à mesure que je m’approche je vois mieux son aspect. Elle porte un peignoir de couleur tendre, violet ou bleu très clair. Devant, le peignoir, non tenu, baille. Je vois la poitrine énorme et roulante. Plus bas je constate que le costume de la femme est constitué par une simple chemise d’où sortent les jambes à bas noirs pareilles à des colonnes. Vraiment au moment où je vais croiser cette femme elle me fait presque peur et la peur devient authentique parce qu’elle me sourit.

Oui ! c’est idiot, mais c’est tel. Si elle ne m’avait pas souri je lui aurais peut-être demandé mon chemin. Ce sourire me terrifie. Je savais bien que ces métiers de prostitution existassent. Mais dans mon imagination, je croyais que les femelles soumises devaient être lamentables, menées au fouet, asservies peut-être avec une chaîne au pied. En tout cas, les maisons qui les abritaient devaient être des prisons inflexibles et farouches, les victimes pleuraient jour et nuit des larmes de sang. Elles m’eussent, comme je les songeais, inspiré pitié et je n’aurais point répugné à leur parler. Mais une prostituée de maison qui prend le frais à sa porte, comme tout le monde, avec l’air bien-portant et jovial ! Mais qu’elle m’adresse un sourire ! Vraiment, j’étais suffoquée. Et, comble d’horreur, elle ouvrit la bouche pour m’adresser la parole.

Ah ! cela dépassait les limites. Je marquai un écart et m’enfuis. J’eus le temps de l’entendre dire :

— Eh ! petite ! pas par là ! pas par là !

Je me précipitai par un chemin qui coupait à gauche. Zut ! c’était une impasse. Un peu plus, j’allais me demander comment franchir les murs pour [ne] pas revenir en arrière quand je vis une voûte qui continuait. Je m’y enfonçai sans hésiter.

Il n’y avait pas place pour deux personnes. Je touchais les murs de mes deux mains sans écarter les bras du corps. Et cela durait, s’allongeait indéfiniment J’en devenais enragée. Quoi ! je n’allais pas traverser toute la ville dans ce chemin catacombal.

Brusquement je me heurte à quelqu’un… Je n’ai généralement pas peur et l’ensemble de ce périple prouve que j’étais assez courageuse. Pourtant mon sang alors, comme disent les feuilletonistes, ne fit qu’un tour.

Étais-ce un homme ou une femme ? Aplatie, les bras écartés, le long du mur, je fis quelques pas en avant et, hors d’atteinte de la personne qui avait probablement aussi peur que moi, je me mis à courir. À dix mètres je devine le jour ou plutôt la sortie. Il me paraît, ô folie ! que je suis plus menacée de ce fait. Je cours plus vite, comme si on me poursuivait. Je sors d’un jet, haletante, et, en respirant d’une lampée l’air frais du dehors, je viens heurter trois soldats qui causaient paisiblement à la sortie même, dans une rue où pas une lumière ne se voit. Je bouscule les soldats, mais ne m’arrête pas. Je m’écarte aussitôt d’un bond. Seulement l’un des trois s’est élancé et me prend par le poignet.

Je tire et de l’autre main armée de ma serviette de lycée je frappe devant moi en disant d’une voix brève et saccadée :

— Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Mais lâchez-moi donc !…

Il ne lâche pas et les deux autres se précipitent. L’un me saisit par la taille. D’une secousse du corps, je l’écarte. Le dernier, plus habile, empoigne mon bras libre. Je les tire tous deux comme un bœuf attelé tire une charrue. Mais je ne lâche pas la serviette…

Celui que j’avais secoué revient et m’empoigne violemment par les hanches.

Je pousse un cri aigu

L’un des soldats dit :

— Si tu gueules, petit chameau, on va te faire comme à la Mélie…

C’était une femme des Ruelles qu’on avait trouvée assassinée peu auparavant. Un mois, les journaux en avaient parlé.

Je me débats en silence, farouchement, secouant cette grappe d’hommes accrochés à mon corps. Trois minutes il me semble que je remue le monde entier dans une frénésie désespérée…

Mais soudain celui qui me tenait par les hanches se baisse et me prend par les jambes. Il soulève. Je vacille et n’ai plus d’appui au sol, si les autres ne me retenaient, je me briserais à terre. Je cesse de me défendre. Je suis épuisée et mon cœur saute dans ma poitrine comme je bondissais aux mains des trois hommes.

Je recommence un cri. Ma voix, qui ne me semble pas sortir de ma poitrine, s’élève et monte en l’air.

Une large main descend sur mon visage et coupe mon appel. Je recommence à me secouer comme le sanglier coiffé par la meute, mais je suis à la limite de mes forces. C’est fini ? Il me semble que mes membres deviennent cotonneux, une douleur affaiblissante se glisse dans mes articulations, si je me remettais debout mes jambes ne me porteraient plus.

— Elle a du sang, la gosse, dit l’un des soldats…

— Tu parles, répond l’autre. Elle m’a balancé un coup de fesses que j’ai cru aller à dame…

— Et à moi un coup de tige dans le bide, j’ai pensé que ça ressortait de l’autre côté…

— On va rigoler avec elle ?

— Ça colle…

— Emmenons-là chez la mère Gigot…

— Qui c’est, tu crois ?

— Une môme du bocard à côté…

— Penses-tu ?

Une qui s’est présentée pour y rentrer, ou la fille d’une gonzesse du claque. Quoi une môme du truc, il n’y a pas d’erreur…

Ils m’emportent tranquillement. Je guette un passant qu’au risque de ma vie j’appellerais, quoique dans ces Ruelles…

Il n’y a personne. Mais je vois, je vois clairement, à cinquante mètres, le chevet de la cathédrale. Cette vision me frappe juste au moment où les soldats m’enfournent dans un couloir abject au pied d’un escalier sans rampe ou plutôt dont la rampe est une corde montant verticalement et que me frôle le visage. Je tente, dans l’étroit espace, de me dégager. J’y parviendrais peut-être et un moment j’arrive à me mettre debout. Mais ils sont deux à me fermer la sortie. Celui que j’ai fait lâcher, revient brutalement. Il passe la main sous ma jupe et me saisit à même la peau au-dessus des genoux en disant :

— Comme ça, échappes-toi, si tu peux !…

Le second me reprend par les épaules, en jurant, et ils commencent à monter.

— Lui fait pas mal, dit le dernier qui ne me tient plus, car l’espace ne permet pas de marcher à deux de front…

— As pas peur… On ne lui fera que du bien…

Et tous trois se mettent à rire grassement.

On me hisse lentement dans l’escalier. Bientôt c’est l’arrêt.

Une porte est ouverte d’un coup de pied par celui qui me tient les cuisses. Nous entrons ainsi tous les quatre dans une chambre. Celui qui vient à la fin ferme la porte avec une sorte de targette haut placée et les deux autres me déposent à terre sur le dos…

D’une secousse des reins je suis debout. Il y a une glace pendue au mur juste devant moi et je me vois, la bouche serrée, blême et droite, avec des yeux qui me mangent toute la figure…

Ils sont là, les trois soldats, à admirer leur capture. Aucun doute ne leur vient sur la légitimité de cette prise. Ils sont dans la vie de petits rapaces ingénus et féroces, ils se fussent prosternés pour que chez moi je pusse leur marcher sur le corps. Mais ici je leur appartiens. D’ailleurs, je lis sur leurs faces qu’ils me tueraient très simplement sans souci ni remords. La certitude de l’impunité est une donnée de valeur incertaine, mais, si absurde qu’elle soit, lorsqu’elle s’impose à une raison sans surface, elle a toutes les vertus d’une foi religieuse et comporte de tragiques conséquences.

Nulle morale, nulle inhibition sociale ne peuvent donc lutter contre le désir de l’acte répréhensible si celui-ci, en sus d’une impunité d’autant plus patente pour eux que les esprits sont plus médiocres, offre des joies immédiates qui tendent tous les instincts. Je voyais tout cela. Ces hommes n’étaient pas méchants dans le cours de la vie, mais seulement ancrés en ce moment même dans la conviction qu’ici ils étaient les maîtres de moi comme les baïonnettes qui leur battaient les mollets. Aucune peur ne les hantait parce qu’en ce quartier perdu et misérable ils se jugeaient hors la loi et ses enquêtes.

Il n’y avait pas le plus petit espoir de les apitoyer ou de les dominer par des mots. Me savoir une fille de bourgeois redoutés n’eut fait que rehausser leur désir en mettant au jour cru leur conviction qu’il y a des coins en ces lieux d’où les morts ne sortent jamais. J’avais lu dans des études sur la Commune de 1871 des détails sur cette découverte dont jamais personne ne trouva la clef : dans les substructions de l’Église Saint-Laurent, un caveau avec des squelettes de corps jetés depuis peu d’ans et en sus, sous la maçonnerie du calorifère, sept cadavres féminins plus, dans une armoire, un squelette de jeune femme portant encore de beaux cheveux blonds. Quels drames à rêver ?

J’avais été hantée par cela à un degré aigu. Il est ingrat de comprendre peut-être ce que contient d’émotions imaginées une âme de fillette dont toute l’intelligence est portée vers le désir d’expliquer. Je voyais mon corps inerte et sali, jeté dans quoique citerne, en une crypte ancienne comme ce quartier devait en receler, parmi d’autres corps dont jamais personne ne connaîtrait la destinée…

Tout cela passait en moi comme une pellicule de film devant l’objectif où elle enregistre vertigineusement les choses. S’abandonner, cela, non ! Comme Ly devant le cocher de son médicastre je n’y songeai pas. Je suis d’une race provinciale de propriétaires fonciers. Durant des siècles, mes ancêtres n’ont connu d’autre joie que celle d’arrondir leur bien, envers et contre tous, contre le roi et les vilains, contre la baronnie voisine et contre les fabriques aux exigences millénaires et aux droits subtils. Ils chassaient sans répit. Le compte des loups tués par mes aïeux depuis 1700 est inscrit dans nos papiers de famille comme d’importance égale aux plus notables évènements. Les portraits que j’ai d’eux sont d’une énergie quasi bestiale malgré la fadeur des peintres choisis pour ces effigies : mâchoires de dogues, yeux durs au guet, têtes plantées comme une cariatide sur un fut puissant de colonne. Ah. ! vous savez que je ne suis pas traditionaliste et vous avez vu à quel point mon individualisme est vétilleux. Le souvenir pourtant de ces baillis et notaires royaux, de ces avocats au Parlement disputeurs et coléreux me tint devant les trois soldats comme une voûte gothique résiste par ses contreforts. Une, deux secondes ! Je vois un des soldats qui détend son bras pour me prendre par la taille. Un autre commence un rire à brèche-dents. Ce qui m’a sauvée, je l’ai deviné après, peu le sentiraient. Devinez-vous ?

 

— C’est que tous trois avaient l’intention d’être le premier

Ils se demandaient chacun, durant que je puisais de l’énergie dans ma race, comment débuter malgré les deux compagnons.

Un vingtième de seconde. Mes yeux cherchent et tournent dans ma face immobile. J’ai devant moi la porte close, un mur aux papiers déchirés, et…

Dans la glace, en même temps que je me regarde, droite et rigide, j’ai vu…

Derrière moi il y a une porte bâillante. Derrière cette porte… Que sais-je ? La liberté, peut-être ?

La lampe à pétrole, avec son abat-jour de papier vert, qui illumine la scène a semblé jeter un éclair lorsque j’ai vu cette issue à laquelle je tourne le dos. L’éclair est en moi… Je glisse ma jambe droite en arrière d’un mouvement preste. Je vois ma tête bouger dans la glace tandis que je prends une sorte d’élan sur place…

Hop ! d’un mouvement d’escrimeur qui se dérobe j’ai reculé de deux pas glissés. Je suis le dos à l’entrebâillement

J’ai toujours ma serviette, tenue comme une arme ces rouleaux sans lesquels les coureurs s’écorchent les mains dans la rage des arrivées. De la main qui pend, venue buter au pêne même de la serrure j’écarte juste la porte de ce qu’il me faut — ce n’est pas beaucoup…

Je suis passée. D’un geste vertigineux, je referme. Un verrou paraît naître devant mes yeux, je le pousse avec aussi peu d’hésitation que si j’avais su de toute éternité son existence…

Tout cela s’effectue en une seconde au plus. Le verrou prend dans la gâche juste au moment où une poussée sur la porte la fait sonner et gémir…

J’entends les trois soldats crier des injures confuses et frapper à grands coups de poing sur l’huis clos.

J’ai inspecté cette porte en même temps que je la fermais. J’ai eu de la chance avec le verrou, car la serrure n’a pas de clef. Je suis en sûreté pour un instant… Il y a cela entre mes agresseurs et moi.

Je me retourne d’un bloc. À quatre pas, penchée sur un fourneau et éclairée par un lampion préhistorique, je vois une femme qui tourne une cuiller de bois dans une ratatouille vraisemblablement culinaire. Je viens à elle. La peur marque son visage entre les rides et les traces de toutes tares humaines :

— Madame, je suis Catherine, la fille de Monsieur Sibour-Gouïn. Si vous ne me défendez pas…

Elle me coupe la parole avec un air pleurard :

— Je ne peux rien faire… Ils vont enfoncer la porte, voyez…

Et elle désigne le panneau qui ploie en effet.

— Madame ! si vous ne me sauvez pas, je vous le promet, les gendarmes seront chez vous demain matin et vous finirez vos jours en prison…

Tout tourne dans ce masque creusé au mot prison. La chair molle semble s’affaisser seule et les yeux ont une sorte d’agonie…

J’ai mon regard fixé sur le sien et l’odeur de cette cuisine jaunâtre qu’elle tournait me vient par bouffées. Je confonds la femme avec sa casserole et la maison elle-même avec ce poisseux mélange où des bulles de vapeur viennent crever avec bruit.

Mais elle ne me répond rien et gémit :

— Enfoncer ma porte ! Ils vont m’enfoncer…

Je sens que je n’ai aucune prise sur elle. Je me tourne. La porte en bas, fait ventre. Je devine les trois genoux qui pèsent.

Une arme ?… Je cherche sur les murs… mais…

À droite il y a une fenêtre où le noir de la nuit apparaît.

J’y saute. J’ouvre avec brutalité le cadre qui porte deux vitres fêlées. Quelque chose s’accroche et résiste. Je tire sans m’y arrêter. Derrière moi, au milieu du bruit, des chocs sur la porte, j’entends un glapissement de la femme. J’ai dû déchirer… je n’ai jamais su quoi.

Je regarde. C’est la rue obscure et silencieuse. À vingt mètres, la clarté sortie d’une fenêtre de rez-de-chaussée allonge un rectangle doré sur le sol. Cela me sert de repère. Je vois clairement que je puis sauter.

Sans hésiter je jette la serviette et me hisse sur l’appui. Je veux aller si vite que mes jupes se prennent je ne sais où et que je reste un instant, une jambe passée par-dessus la barre, retroussée jusqu’au ventre. Je me penche en arrière et décroche l’ourlet pris à un clou.

Je passe l’autre jambe. Me voici penchée sur le vide. Je me retourne, car je ne puis sauter ainsi de quatre mètres sans risquer de me tuer et, cramponnée à la barre d’appui, je laisse glisser le reste du corps jusqu’à la limite d’étirement des bras. Mais tout ne se fait pas comme je voudrais. Je suis si prompte que de nouveau ma jupe se prend. Je sens qu’elle remonte sur mon dos à mesure que je descend. Si je lâche tout, je cours risque de la laisser accrochée ici et de me trouver dehors à demi-nue. D’un violent effort je me remonte. Je cherche à me maintenir par le bras gauche replié. Je crois que c’est là un des exercices de gymnastique qui réclame la vigueur la plus décisive. J’y parviens et dégage de la droite la jupe engagée dans des ficelles qui durent servir à étaler et faire sécher des torchons. Je sens l’étoffe qui redescend sur moi comme un rideau. J’ai la tête libre enfin. Alors, tandis que je relâche la tension du bras qui va céder, j’ai le temps de voir, d’un dernier coup d’œil, l’intérieur de la pièce avec la femme toujours ahurie et stupide près de son fourneau et…

Les trois soldats irruant en bloc par la porte qui cède enfin…

Pendue à la barre d’appui, je vais lâcher et sauter, quand, devant mon menton, je vois, je touche une plaque d’étain en volute qui dut jadis abriter un auvent. Je la prends vite d’une main, puis de l’autre. Je gagne ainsi d’une détente un espace important. Sitôt à bout de bras, je lâche, car je tremble de voir arriver à la fenêtre les soldats furieux. Je ne me trompais pas. Je touche le sol et chancelle une peu. Au même instant, un bloc hurleur s’encadre là-haut. J’entends des injures que je ne comprends pas. Je regarde une seconde ces pans d’ombre découpés sur la lumière vague de l’intérieur, puis je me baisse, je cherche à terre ma serviette que je ne veux pas abandonner. La voici. Alors, d’un pas de gazelle poursuivie, je détale comme une ombre, pendant que l’air vibre des hurlements du soldat encastré dans l’étroite baie et qui apaise par des cris une fringale qui n’avait rien de verbal…

Je fuis éperdument. Rien ne m’intéresse autour de moi. À peine regardé-je le sol pour ne pas me ficher par terre. Encore, vu l’obscurité, presque parfaite, est-ce tout à fait vain.

Je passe par une rue grouillante que je n’avais pas encore vue. Sans doute est-on accoutumé dans cette populace à voir fuir des gens. Personne n’en tire souci, sauf une femme que je n’ai pas le temps de connaître. Elle me dit, au moment où je passe :

Les launes sont là ?

Voici une ruelle étroite et filiforme. Je crains de venir tomber dans un nouveau passage voûté dont jamais je ne consentirai à épouser la suintante horreur, mais je retrouve une voie muette avec seulement à droite et à gauche des lumières en des gîtes étrangement disposés. Me voici maintenant au milieu d’une foule : cent personnes qui parlent haut dans une espèce de patois grasseyant. À ma vue, tout le monde se disperse et le silence retombe. On ne peut donc pas sortir de ce dédale ?… Je commence à souffler et mon cœur danse de nouveau la sarabande. Encore une effort. Je glisse comme une ombre dans un coin que je crois reconnaître, et subitement, une mutité m’enveloppe, dans une sensation de sereine paix ! Je m’arrête en me prenant la poitrine à deux mains. Je marche encore, encore… Je suis dans la rue Présentine…

Dix pas, vingt, trente pas… cette fois je ne puis plus. Je devine une borne cavalière, je m’assois en respirant lentement. J’entends le friselis, du sang violemment chassé dans mes artères et qui monte, par les carotides, ras la peau de mon cou.

Une minute, deux, cinq. Je me sens peu à peu remise. La connaissance me revient de ce qui m’entoure ! Ah ! ce silence, quel bonheur il m’apporte !

Je suis seule. Je suis sauvée, je tâte la pierre sur laquelle je suis assise et son contact m’est délicieux. Sauvée ! Sauvée ! ce mot recèle un infini de jouissances ! Sauvée !… Je me surprends à chanter ce mot pour lui chercher une musique neuve…

Je m’en vais. Il me faut rentrer chez moi. Suis-je en retard ? Sans doute, mais enfin je vais rentrer. Rentrer intacte… Ah !

Sous mes chaussures fines à semelles minces le pavé du roi ne sonne même pas. Je marche doucement et délicatement. Ah ! Kate, ne laisses pas fuir le souvenir de cet instant… Tu ne retrouveras peut-être jamais dans ta vie cette dilatation de tout l’être, ce sentiment de libération, cette puissance d’une personnalité qui se domine et se proclame triomphante. Kate ! jouis de la minute ! Dans un instant ce sera du passé, et jamais, jamais plus, tu ne te connaîtras gonflée d’une joie aussi pleine…

La rue Présentine finissait.

Je regarde ma toilette. Je n’ai rien de déchiré extérieurement. Et ma petite serviette, chère compagne de la lycéenne, tu ne m’as pas quittée.

Un petit accroc à ma jupe. C’est dans cette descente par la fenêtre ! Mon pantalon au genou est déchiré et en chiffon. C’est l’autre idiot, en me prenant par là de ses mains de lourdaud. Quand je me touche à cet endroit je souffre un peu. Il a serré dur, cette brute. J’aurai des bleus. Mais qu’importe. Je remets droit ma petite toque qui n’avait pas chancelé sauf à la dernière péripétie. Allons-y ! rentrons !…

Je ne pris plus aucune précaution et passai par des rues les plus fréquentées pour aller vite. La demi-ombre me protégeait, car il n’y a que des réverbères sans gloire en ma cité, sauf aux grandes voies centrales. En peu de temps je me trouvai à ma porte. Un dernier coup d’œil sur la tenue, comme le soldat qui va à la revue, et je sonne. La bonne vient ouvrir, me dit bonsoir et retourne à son travail. Je me glisse dans le vestibule et gagne l’escalier. En un instant je suis dans ma chambre. La pendulette marque six heures moins le quart… C’est le temps que je m’étais fixé. Je ne suis pas en retard… Je me mets devant mon armoire à glace à tanguer de bonheur.

J’appelle ma mère au téléphone d’appartement. Elle n’est pas là. Mon père est au Palais. Mais alors… je suis, non seulement sauvée, mais à l’abri des soucis intérieurs que pouvait donner mon voyage d’exploration. Ça, c’est de la veine… et je me mets à jongler avec les deux stylos retirés de la fameuse serviette jusqu’à ce que l’un d’eux roule sous un meuble où je ne le cherche pas…

Et maintenant voyons le texte de la « Composition Française » à livrer demain matin :

Lettre de La Pérouse revenu de son voyage durant lequel tous ses amis et matelots ont péri. Seul, il s’est sauvé et il vante le sacrifice que tous ont fait à la science de leur vie etc… etc…

Eh ben, mon vieux !…

Oh la ! la ! ce La Pérouse… Qu’est-ce qu’il a tant fait. Il est allé chez les sauvages… Moi aussi… Mais lui, ils l’ont boulotté… tandis que bibi…

Je regarde de près la jambe de mon pantalon. La dentelle a été lacérée comme si on avait tapé dessus avec un gourdin.

De la vraie dentelle du Puy !…

C’est qu’il m’a fait mal cette brute… C’est déjà bleu près du genou… Oui, mais…

Et, dansant autour de ma chambre, comme font les bonnes élèves d’Isadora Duncan, je chante un air de ma composition :

Les sauvages ont bien su
Lanturlu,
Prendre Kate
Par les pattes.
Ils ont pu la voiturer
Dans un escalier…
Même mettre en papillotes
Le genou de sa culotte,
Mais ils ont restés ballots,
Pour monter plus haut…