La Culotte en jersey de soie/6

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La Pensée française (p. 130-163).

LES NAÏADES

— Ce qui m’amuse en ces histoires de la lubricité masculine, celles de Ly, d’Idèle et de Kate, c’est l’enthousiasme mis pas les hommes à diminuer le stock de chasteté dont dispose la société. Comme tous désirent y puiser ensuite lorsqu’il s’agit du sacro-saint mariage, ils devraient s’apercevoir du danger créé par la raréfaction de cette denrée. Les prix montent et les falsifications naissent…

— Tu me fais rire. Cela donne une plus-value à la portion dont ils disposeront…

— Sauf que leur chance d’en trouver authentiquement est faible…

— Mais, comprenez donc, que personne ne se croit menacé de ce qui blesse le voisin. C’est même ici que réside tout le secret de l’anarchie installée en tous temps dans les sociétés les plus ordonnées. Les troufions qui faillirent prendre Kate avaient lu des journaux ou entendu parler de divers faits propres — croient les sots — à enraciner dans les âmes le respect de la loi : Exécutions capitales, lourdes condamnations et publicité des graves débats judiciaires. Pourtant ils ne doutaient pas d’échapper à dame justice. Ce n’est pas que leur philosophie leur ait fait interpréter le traditionnel bandeau de Thémis, mais simplement parce que la condamnation des gens de leur classe sociale ne saurait les émouvoir. L’homme est un animal vaniteux. Il se juge plus fort que ses frères de métier ou de caste. Il est donc convaincu d’échapper là où succomba son pareil.

Mais il ne se croit pas plus intelligent que le député, le ministre, le banquier ou le puissant capitaine d’industrie qui le dominent. Donc, si l’atteinte de ses pareils ne le convainc point de la puissance de la loi ni de la valeur absolue des principes qu’elle défend ; qu’on condamne un personnage de l’élite, et notre homme deviendra prudent. Le pauvre bougre de la plèbe anonyme sent, s’il fait quelque gaffe, un danger d’autant plus certain sur la tête que de plus puissants n’ont pu y échapper. Alors il s’empresse d’être honnête.

On n’est honnête que dans les sociétés où les peines vont croissant en poids et en nocivité selon les rangs sociaux. Leur action n’est efficace que par cette progression. Elle fut d’ailleurs toujours contraire au principe dominant des civilisations latines qui est : Les Loups — entendez les maîtres — ne se mangent pas entre eux.

— Ton idée est juste et il faudrait en venir à respecter comme plus équitable la justice du cadi turc ou du pacha. Car chacun sait par toutes les littératures asiatiques que les seuls faits dont, en Orient, on garde mémoire, sont les condamnations de grands personnages.

— Aussi remplacerais-je très volontiers la justice traditionnelle de France par celle du Khan de Bokhara. J’ai connu ce potentat qui n’avait pas une excessive pitié pour ceux qu’il faisait jeter du haut d’une tour de quarante mètres. Il me reçut et confabula très volontiers avec moi. Je constatai que pour lui, en effet, on était coupable selon le degré d’élévation que l’on avait atteint dans la société. Ce n’était pas bête.

— En somme les hommes qui font la chasse aux pucelles dans le but unique de les salir et de satisfaire un vieil instinct pervers de destruction devraient être lourdement punis, d’autant plus qu’ils sont d’apparence plus digne.

— Certainement ! La moitié des suicides de femmes a cela comme point de départ : la tromperie du premier séducteur. Et vous savez, il s’en tue dans une ville comme Paris. Vous n’avez pas idée…

— Il est certain que le fait d’être trompés quand ils se marient, ou d’être cocus après est un châtiment insuffisant pour les don-juan de seconde zone.

— Mais, toutefois, comment faire ?

— Ah ! nous nous butons toujours au même obstacle. On maintient l’impunité des satyres et déflorateurs, et cela se fait en tenant les questions sexuelles dans l’ombre. On ne saurait donc se livrer à des enquêtes judiciaires et constituer des dossiers sur cette matière estimée honteuse. La magistrature, où les huguenots sont si nombreux, s’y refuserait. C’est très habile. La tranquillité de ces sales individus que sont les salisseurs de vierges est maintenue hypocritement par cette voie détournée. Tout se tenait dans ces sociétés que nous avons vu crouler et qui, si les hommes se relèvent un jour, seront d’ailleurs remplacées par leurs sœurs jumelles. Il faut, pour faire régner deux sous de justice, non pas améliorer des articles du code, non pas faire les prédicants, mais imposer des principes nouveaux d’où la justice vraie se déduise seule. Que la sexualité cesse d’être une chose horrifique et cachée sous un triple voile. Soudain l’idée qu’il existe des torts sexuels naîtra dans l’esprit de chacun et l’amateur de vierges aussitôt apparaîtra une fripouille. Cela sera automatique. De même, comme nous disions tout à l’heure, que le puissant, à délit égal, soit plus lourdement atteint que le pauvre. La valeur représentative de l’acte répressif augmentera assez pour tenir le bas peuple dans le devoir, car il sait bien que nul espoir ne subsiste plus pour lui d’échapper là où un homme armé de mille moyens de frauder la justice a succombé. Ces principes sont enfantins et leur vérité est dépourvue de complication. L’on reste stupide que des siècles de gouvernement n’aient pas songé à les mettre en action.

— Vous me faites rire. Vous avez vu ça, un gouvernement qui veut faire régner la justice chez lui ?

— Certains l’ont dit…

— Oui, comme les galants disent à la jeune fille de se mettre nue moyennant quoi le mariage sous toutes autorités sera aussitôt imminent… C’est le secret qu’ont les dirigeants pour faire payer populo.

En fait, un pouvoir ne désire qu’une seule chose : durer. Il n’en veut pas deux. Celle-là lui suffit. Pour durer, la justice n’est pas utile. Au contraire. Les honnêtes gens qui ne la redoutent point sont rarement propres à rendre service à un gouvernement. Ils ont des scrupules et des soucis d’équité. Autant dire un chirurgien qui aurait peur du sang. Donc, le pouvoir doit s’entourer des autres. Mais pour durer avec un milieu de fripons, le mode opératoire ne comporte pas diverses méthodes.

Une seule a fait ses preuves : faire amis les gens qui vous touchent de près. Les attacher si serré à sa fortune qu’ils aient tout à craindre d’un changement et les débarrasser de toutes peines, afin qu’ils n’envient pas non plus votre situation et ses responsabilités. Voilà tout.

Des siècles de règne ont été bâtis sur ce système. Il a créé des centaines de monarques tranquilles et heureux. Il va de soi que dans ce cas vos fidèles ont leurs fidèles qui les menacent à leur tour. Il faut les laisser vous imiter et contenter soigneusement leurs sous-verges. Ceux-ci font de même. Ainsi, du haut en bas de la société tout repose sur ce principe : se faire servir par des gens qui n’aient rien à désirer de mieux que vous voir durer. Les pays où les dirigeants voulurent être justes, comme l’Empire Byzantin, ont mauvaise renommée et les étudiants apprennent à les mépriser. Le désir de loyauté y fit le malheur de nombreux monarques. Ils se créèrent des ennemis de leurs serviteurs dont ils s’avisaient d’exiger des vertus authentiques. Et ceux-ci les assassinèrent sans vergogne.

C’est toute l’histoire du monde…

Et comme, particulièrement, les gens des pouvoirs centraux sont le plus souvent érotomanes, ils n’envisagent en matière de crimes sexuels rien d’autre que le chemineau violant une bergère au coin d’un champ. Ce délit sous sa forme policée se répète à Paris chaque jour pourtant et voilà trois amies qui l’ont connu, ou presque, sous une multitude de formes. Jugez un peu ce qu’il en est pour des jeunes filles qui n’ont ni défense ni esprit critique et qu’on arraisonne avec des promesses sans sincérité ni précision ; éduquées qu’elles furent dans cette religion de la pudeur qui leur fait espérer entendre les hommes parler d’amour avec la foi du missionnaire. Elles sont victimes, et cela les mène loin… Mais nul ne s’en occupe. Ce sont des questions… pornographiques…

Il y a mieux encore. Pour donner plus de quiétude à leur conscience qui pourrait être troublée malgré tout, la plupart des mâles, quoique la prisant fort pour leur usage, diminuent, en paroles, la valeur réelle de la chasteté des fillettes. Ils répandent des bruits grotesques et grossiers, ils publient des livres, ils font une propagande acharnée, par le théâtre, le roman et les propos de salon, pour qu’il soit bien avéré qu’il n’y a vraiment pas tant de ménagements à prendre avec les adolescentes ; celles-ci étant gangrenées par mille causes : les ouvrières des quartiers pauvres, par les exemples et la promiscuité (Hélas ! trop certaine), les rurales, par l’exemple des bêtes, et les jeunes filles de la bourgeoisie par les vices solitaires ou unisexuels. À entendre un tas de moralistes de fantaisie il n’y aurait pas cinq sur cent de jeunes filles qui seraient pures, je veux dire sans rêves galants.

— C’est idiot…

— Évidemment. Les questions sexuelles n’éveillent que rarement le cœur des adolescentes, sauf lorsqu’intervient à la maison quelque garçon de leur âge et qui met en pratique la « morale » paternelle : le cousin des romans. Quant aux sens il n’y en a pas une sur dix mille dans la bourgeoisie pour en avoir avant vingt cinq ans.

— C’est certain, ce que tu dis là. Seule je crois de nous toutes à avoir vécu au couvent de six à dix-sept ans j’ai vu tout ce qu’on pouvait voir et puis en parler…

— Et qu’as-tu vu ?

— Rien du tout. Durant onze ans j’ai passé dans tous les dortoirs et j’ai connus toutes sortes de caractères. J’ai vu des nonnes certainement douées de tempérament, j’ai eu comme amies des jeunes filles qui avaient tout ce qu’il faut pour devenir d’expertes courtisanes… Après éducation, s’entend, car je n’ai jamais soupçonné un vice sexuel chez les quelque milliers d’élèves que j’ai vu vivre.

— Il y en eut peut-être tout de même ?

— C’est entendu. Mais enfin, il faut dire ce qui est. Je ne pense pas que les lycées soient plus débauchés que les écoles de nonnes. Il faut la mauvaise foi des cagots pour le dire. Je ne juge pas du tout que mon couvent, un des plus importants de la France, ait connu une vertu qui manquerait ailleurs. La conclusion s’impose donc…

Pour ma part, je ne crois à rien de ce que racontent tant de bouquins. Pas plus à tous ces tempéraments de fillettes n’ayant point quatorze ans, qui rêveraient déjà d’étreintes et d’amours subtiles comme en glosait le fameux auteur du Dodekatéchnon grec.

Seule la femme des grandes villes prétend qu’on la distingue par la connaissance du plaisir. Tout cela en chiqué, d’ailleurs et n’est qu’un prestige voulu. Au couvent, combien de camarades allaient ensemble se cacher dans les massifs de nos vastes jardins. Certaines de nous venaient encore causer le soir avec la religieuse qui surveillait le dortoir. Elle jouissait d’un coin à courtines, de sorte que nous autres ne voyions rien de ce qui se passait dans ce lit aux rideaux retombés sur la « visiteuse ». J’y fus, moi aussi, et je constatai qu’on faisait ainsi, et tout bonnement, des enquêtes sur divers sujets : votre famille, la dévotion qu’on éprouve et le grand problème de savoir si on voudrait entrer dans les Ordres. C’était en somme un petit espionnage habile et une combinaison pour bien lire en vos secrètes pensées. Les religieuses des dortoirs faisaient ensuite des rapports sur ce qu’elles avaient pu apprendre. L’imbécile d’homme, qui saurait cela, comme je le dis, sans qu’il lui en fut donné la clef, croirait à des débauches saphiques effrayantes. Quelle blague !

Avec mon amie Lucienne Biquérine, vous savez, la jeune fille du gros marchand d’apéritif : L’Amara Biquérine, nous allâmes pendant des années rêver en tous lieux cachés de nos jardins conventuels vraiment étonnants de vastitude et d’agrément. Rien de plus naturel que ce désir de s’isoler. On aime à se conter les choses les plus innocentes avec cette conviction que donne seule l’intimité. On veut éviter les regards envieux ou jaloux de certaines qui n’ont pas su ceci ou cela durant la classe ; la fréquentation de celles qui ont eu telle punition ou qui ont prononcé telle parole défendue. On fuyait cette petite de Saillyver par exemple qui disait « bougre » à tout bout de champ, ou Jeanne Bédiarigue, (le savon de Marseille : Bédiarigue frères), qui s’obstinait malgré les châtiments à dire « c’qu’on s’est marré ». Il y a bien à bavarder sur tout cela entre fillettes. Je sais que jamais avec Lucienne je n’ai conçu l’idée de gestes comme en décrivent les romanciers. Et que de fois nous nous trouvions en mesure de surveiller d’autres couples. Ils faisaient comme nous…

En vérité, on est beaucoup plus chaste dans les écoles et pensionnats que les hommes ne le disent et ne le croient. On s’écrivait, c’est vrai, entre pensionnaires et cela était sévèrement défendu. C’était le crime majeur. Je comprends très bien aujourd’hui que la dureté des punitions venait de ce qu’on craignait des suites à ces idylles. Mais cette sévérité était encore le fruit d’une imagination d’homme. Un évêque n’ayant pu supposer que de telles relations par lettres fussent innocentes…

Je n’ai jamais été pincée à écrire ni à recevoir des lettres de ce genre, mais j’en ai envoyé et reçu des quantités. C’était un jeu de formules entortillées où nous mêlions des souvenirs de correspondances classiques : Sévigné, par exemple, et des réflexions, entendues dans nos familles, que nous jugions hautement épistolables. Le tout empli de marques bibliques d’affection. Évidemment il y aurait eu pour un lecteur mâle, pourvu qu’il fut sot, matière à raisonnements sans fin sur notre corruption. Ainsi en eut-il été de l’analyse des formules amusantes que chacune colportait avec plus ou moins d’à-propos.

Irène de Madraga, celle qui a épousé le fils de Dragoni, l’ancien ministre, disait sans que j’aie jamais su où elle avait pris ça :

« Ma chère, tu sais, mon cousin, il m’a embrassée partout. »

Elle voulait dire qu’il lui avait embrassé le bras jusqu’à la saignée, mais personne ne le lui aurait fait avouer. Elle devinait, sans d’ailleurs s’y attacher le moindrement, que cette formule avait un sens plus complet et se bornait à la redire.

Cela constitue l’évidence même, la plupart des fillettes ramassent, sans y chercher malice, des morceaux de phrases souvent scabreux. Elles devinent qu’il s’y cache quelque chose d’ésotérique et, par suite, préfèrent ne pas commenter parce qu’elles sentent qu’il en est là comme d’une traduction latine ou anglaise : On peut deviner le fond sans savoir nettement comment dire ce qu’on devine. Mais de là à admettre qu’aucun vice se cache sous ces débris de citations d’argot, de langage militaire, de réflexions féminines ou masculines familières, il y a un monde.

C’est avec Lucienne Biquerine que m’est advenue l’aventure la plus saisissante de ma vie. Rien d’amoureux, toutefois.

— Ah ! voilà notre quatrième émotion. Nous avions fini par disputer des plus hauts problèmes de la politique et de la morale sans penser que nous avions des souvenirs à entendre encore…

Je dois vous avouer que mon aventure n’a aucun rapport avec celles de Ly, Idèle et Kate.

— Ma petite Hérodiade, on ne peut pas songer qu’à conter ici des histoires de satyres.

— Et de satyriasis…

— Dis-moi, Idèle, pourquoi la nommez-vous Hérodiade ?

— Tu ne sais donc rien, Jacques ? C’est elle qui mima aux « Esthètes » la fameuse danse décrite par Flaubert dans le conte ainsi nommé. Qui plus est, ce pas lubrique avait inspiré une si violente passion au Tétrarque qui était à la représentation…

— Quel Tétrarque ?

— Il faut encore expliquer ! Seigneur ! gardez nous des explorateurs qui restent quatre ans en Mongolie sans lire les grands illustrés… Le Tétrarque, c’est le ministre qui, quatre fois…

— Fut marié…

— Celui qui exerça une tétrarchie…

— d’oreiller…

— Il a été aussi quatre fois ministre…

— Est-ce que ça compte devant ses quatre femmes…

— Bob Tamerlan quoi !

— Robert Tamerlan, pour le Journal Officiel.

— Alors il a eu le béguin pour Hérodiade qui portait bourgeoisement son nom de Thérèse Fioraldi, lequel est d’ailleurs beaucoup plus chic que cet « Hérodiade », dont, par la suite, on l’a affublée.

— Eh bien, qu’est-ce devenu ce combat Tamerlan-Hérodiade ?

— Rien du tout. J’ai eu peur de me faire occire comme deux des femmes du Tétrarque. Car il est deux fois veuf et deux fois divorcé… Je n’ai donc pas marché pour donner suite à ses propositions. Il ne voulait rien moins que de me faire entrer dans n’importe quel théâtre, subventionné ou pas, au titre de « star ». Je lui ris au nez, car je n’ai pas la vocation des planches. Alors il me proposa un système de mariage qu’il a inventé.

— Comment, il a inventé un mariage ? Mais il est plus grand que Moïse et Napoléon ensemble…

— Parfaitement, un mariage sous seing privé. Vous passez ensemble une série d’engagements dûment couchés sur papier timbré par un légiste chargé de mettre ça en termes de droit, et vous faites enregistrer. Vous avez alors un papier qui porte des signatures administratives et le prix de l’enregistrement « décimes compris ». Vous voilà parée et mariée. Le divorce se fait par un acte de même farine. Plus besoin des maires avec leurs banderoles abdominables et trichromes ; plus besoin même du pasteur protestant qui, dans Albion, fait une paire d’époux, moyennant trois shellings, de deux personnes qui ne se connaissaient pas une heure plus tôt et ne savent pas leurs noms respectifs. Vous vous mariez avec deux feuilles à vingt-quatre sous, chacun la sienne. Tamerlan est un grand homme…

— Et notez bien qu’il ne faut pas en rire. C’est une trouvaille de génie. Ce qui fait la force du mariage, c’est la combinaison d’intérêts, le problème financier qui le stabilise sous tous régimes légaux.

Or, avec le mariage Tamerlan, sans témoins ni maire, vous pouvez plaider comme sur un contrat dit de mariage. Les termes de cette combinaison sont parfaitement obligatoires et décisifs. Vous prenez des engagements parallèles, et, en cas de non exécution, la loi protège celui qui est lésé.

— Vous emballez pas mes petits enfants. Ça n’a encore jamais été plaidé, ce truc-là. On ne peut pas savoir ce que ça donnerait.

— Moi je sais des juges qui entérineraient. Ce serait peut-être extraordinaire, mais j’en suis assuré.

— Pardon, Georges, on a parfaitement tenu pour légal à diverses reprises le divorce — des mariages ordinaires — constitué par un simple acte sous seing privé, enregistré et ayant cent vingt jours d’exécution.

— Bref, ce qui est tout à fait acquis à défaut des systèmes maritaux de Tamerlan, c’est que je ne me suis pas laissée épouser par ce ministre novateur. Il m’a poursuivie trois mois durant avec une passion de fauve affamé. Je lui demandai finalement de renoncer à son nom de Tamerlan qui m’agaçait. Je le priai de s’amputer du Ta et de se faire appeler désormais Merlan. Il fut furieux. Nous eûmes encore une autre histoire que connaît Yva. Il m’a fait depuis une renommée de saphiste qu’il justifie ainsi :

« Qu’est-ce que vous voulez. Elle a été élevée au couvent, alors elle n’aime pas les hommes. »

Car il était férocement anticlérical. Toutefois il plaidait pour la plupart des entreprises catholiques de France : Le Curaçao des Frères Jacobins, le Cacao Saint-Athanase et le fameux Jerusa, le Quinquina à l’eau du Jourdain.

— Je crois que nous perdons depuis une heure le fil de nos émois avec une obstination déplorable. Laissez maintenant Hérodiade suivre son histoire ?

— Donc, ce qui va vous être conté, je vous en avertis n’est pas une affaire de viol…

— Je pense bien que tout le monde ici n’a pas été violé ou quasi. Trois c’est beaucoup.

— Je ne mettrais pas ma main au feu qu’il n’y en a pas d’autre. Mais cette émotion est en mon souvenir beaucoup plus aiguë que tout autre.

Cela se passait aux vacances de ma dix-septième année, lorsque je sortis du couvent.

Lucienne Biquerine était du même âge à deux mois près.

Nos parents se connaissent beaucoup. Mon père était intéressé en qualité d’ingénieur-major aux fameuses exploitations de chaux et ciments que l’on voit se dérouler au bord du Rhône avant d’arriver à Avignon et qui occupent huit mille ouvriers. Vous avez remarqué du train ces bâtisses d’une blancheur aveuglante vers lesquelles la voie ferrée jette une multitude d’embranchements. C’est la société Jacob de Louptière et Cie. Ils se nomment Jacob simplement, de leur nom de famille. Mais le village le plus voisin est la Louptière. C’est mon arrière grand’père qui découvrit cette série de mamelons de chaux pure. Il en tira quelque fortune et fut ensuite ruiné durant la révolution. Il était parfaitement royaliste, mais pas assez papiste. Or, cette terre avait à verser au légat des droits seigneuriaux d’une extrême complication. Il refusa après 1790 d’effectuer ces paiements, et, en 1798, fut condamné si lourdement qu’il en mourut.

Les Jacob avec, l’autorisation de son fils recommencèrent l’exploitation, puis ce fut une lutte désormais entre les descendants de cette famille de juifs du Comtat Venaissin et mes aïeux. Ceux-ci furent presque spoliés mais ils gardaient des droits sur les terrains où les usines furent bâties, car il fallut bien édifier les fours ailleurs que sur les collines où l’on travaillait à la dynamite.

Nous nous en tirâmes. Par chance, mes parents étaient fort intelligents.

C’est ainsi que nous devînmes de père en fils les ingénieurs en chef des Usines, mais nous renoncions à plaider les fondements de la propriété. Les Biquerine, parents de Lucienne, qui partagea mon « émotion » avant leurs Amers faisaient aussi des chaux et ciments. Ils avaient dû vendre aux Jacob une exploitation située à vingt kilomètres de là, car les « barons de Louptière » (Ainsi s’intitulaient ces gaillards), avaient acheté tout le terrain autour de l’usine Biquerine et intentaient de multiples procès à ces gens qui naturellement avaient transgressé toutes les règles et servitudes inscrites dans des titres de propriété millénaires ou quasi…

Le père Biquerine renonça aux ciments, et, comme il avait épousé la fille d’un marchand de vin de Cette, il alla dans l’Hérault créer son Amara qui lui rapporta plus d’or que sa petite usine de chaufournier. Biquerine, camarade de lycée de mon père, lorsque les Louptière furent chargés de construire presque toutes les forteresses de l’Est l’on usa de millions de tonnes de béton, acheta sur son conseil des titres de la société Jacob de Louptière et Cie qui rapportèrent de splendides dividendes. Mon père s’intéressa en plus à l’Amara Biquerine et ses relations dans le monde religieux lui permirent de faire acheter par tous les ouvroirs, orphelinats, séminaires et couvents de France des milliers de caisses de l’Amara Biquerine, promu à cette occasion au titre de reconstituant, de guérisseur des anémies, de fébrifuge, d’antinévralgique, et, je crois, de purgatif.

C’est dire si nos deux familles étaient liées et cela explique que je fusse, durant presque toutes les vacances, l’hôte des Biquerines dans une admirable propriété qui se trouvait aux confins du Gard et de l’Ardèche. Mes parents, qui n’étaient pas pauvres, détestaient les biens territoriaux de pur luxe. Un jardin avec un bonhomme pour en ratisser les allées semblait à mon père la seule chose parfaite. Il haïssait la nature. Ma mère était six mois par an en Égypte et six mois sur la Riviéra Italienne. Elle était Génoise, mes aïeux paternels étaient Vénitiens.

Donc, sitôt les vacances venues, je passais huit jours près de la Louptière dans une maison emplie de tableaux pieux, dont, je crois, quelques uns avaient une immense valeur. Puis je filais chez les Biquerine jusqu’en octobre. Cette année-là, bien que nulle rentrée de classes ne fut plus en vue pour moi, je fis comme les autres années. Ma mère désirait malheureusement, dès la fin de l’automne, m’emmener dans ses voyages. Elle était belle, romanesque et égoïste. Avec moi je l’avais toujours vue froide lointaine et perdue dans une sorte de rêverie inspirée par la fumée des cigarettes qu’elle fumait sans répit. Je n’ai jamais connu sa vie ni son cœur. Mais pour le moment je ne m’intéressais qu’à l’idée d’aller chez Lucienne Biquerine. À chaque jour son souci. Lorsqu’il faudrait traîner en dahabieh sur le Nil ou manger du saucisson au fenouil il serait toujours temps d’y songer.

Je partis donc chez les parents de Lucienne.

Ils m’aimaient beaucoup. Plus, peut-être que leur fille. Je n’ai pas encore compris cela. Il y a des choses étranges dans les familles liées sans être parentes. Je me suis demandé parfois si Biquerine ne trouvait pas plaisir à déverser sur moi un trop plein de tendresse pour ma mère. Peu importe au fond. Je me trouvais au plus haut degré de félicité lorsque j’arrivais dans cette propriété vraiment féodale.

Le château ou plutôt ce qu’on nommait de ce nom n’avait rien de châtelain. C’était une maison à tourelles, commode et bien bâtie sans aucun sacrifice à la dignité du paysage.

Mais devant cette maison commençait une pelouse vaste et admirable, faite de gazon comme ils n’en ont qu’en Angleterre. Hors la pelouse c’était une série de décors artificiels charmants mélangés à des bocages naturels farouchement romantiques : tels un point chinois avec des rochers, une cascade et un étang entouré d’une futaie presque impénétrable, des bois qu’on avait laissés tels depuis plus d’une génération d’homme, le sol feutré avait une douceur et un parfum étonnants, et des prairies, bordées de barrières blanches, où des chevaux se livraient à des galopades divertissantes. Que sais-je encore ? Des pavillons étaient dans ces quatre mille hectares de biens, semés ça et là. Tous contenaient des ameublements divers et choisis. C’était une belle chose que cette propriété des Biquerine.

Lucienne et moi avions toute liberté de faire ce qui nous plaisait. Mais deux gardes, le premier chargé de nous surveiller en silence, le second chargé de surveiller le premier afin qu’il observât strictement les consignes, ne nous quittaient pas d’une semelle. C’était toutefois discret. À peine voyions nous parfois la silhouette de ces gardes ; jamais ils ne nous adressaient la parole.

Biquerine était un type organisateur et autoritaire. Ses vassaux, c’est ainsi qu’il faut désigner les gens qui vivaient sous sa « mouvance », l’aimaient beaucoup, mais il ne fallait pas manquer d’observer une règle qu’il avait une fois édictée.

Derrière le « Château » passait la rivière. Les deux rives appartenaient à Biquerine, mais il y avait aussi des enclaves étrangères qu’il n’avait pas encore pu acheter, notamment des terres appartenant à la Comtesse de Bragassac, son ennemie mortelle : une pauvre femme ruinée que Biquerine voulait ruiner plus encore en des procès absurdes que les relations du puissant marchand de Quinquina lui permettaient toujours de gagner.

Tant il est vrai que le meilleur homme du monde à ses côtés de férocité.

Cette année-là, nous savourions, Lucienne et moi, les joies de la liberté avec un plaisir neuf. Il est difficile de définir cet état d’âme des jeunes filles qui sortent du pensionnat pour rentrer dans la vie. La plupart de celles qui s’analysèrent à des romanciers en quête de document humain les trompèrent avec une subtile malignité. La liberté est un bien inestimable surtout lorsqu’on a rêvé des ans durant. Mais il se mêle à l’idée qu’on s’en fait une gêne venue dans l’incertitude des choses à venir. On n’a pas été soumise durant dix retours de saisons à une discipline délicatement dosée mais qui n’en est pas moins ferme, sans garder un certain pli, une accoutumance de ces lisières qui dirigent votre marche. Pour dire comme tel philosophe vrai et amer : Le pire mal de la servitude c’est qu’elle se fait aimer. Il y a évidemment les oiselles qui ne pensent à rien et feront le gibier chassé par tous les Don Juan lorsqu’un époux leur aura assuré une vie. Il y a celles que l’ignorance conserve comme fleur en pot et pour lesquelles la liberté c’est de pouvoir grignoter des bonbons sans s’en cacher ou manger des plats aimés plus souvent qu’une autorité externe ne consentirait à le permettre. Mais celles qui sont intelligentes gardent un étonnement douloureux et craintif devant une destinée qu’elles savent dépasser en capacités de contrainte les ordres les plus sévères de l’Abbesse, celle que nous nommions « la Mère ». Ainsi notre plaisir à toutes deux se mêlait-il de craintes vagues. Nous nous ressemblions d’esprit. Le mariage n’avait pour moi aucun attrait immédiat. Vivre dans ma famille parmi les indifférents, entre un père que seule la cote des Bourses d’Europe occupait et une domesticité cagote et hypocrite, voilà qui ne me promettait que des plaisirs médiocres. Suivre ma mère et ses cigarettes, entre le Caire et Gènes ! Converser d’un air aimable avec cette cour de Beys, d’Effendis et de Génois aux yeux faux, qui l’accompagnait sans répit ! Non, cela ne me chantait rien. N’avait-elle pas glissé une fois en conversation, durant les huit jours passés à la Louptière, que mon portrait avait paru enchanter un Pacha d’Alexandrie, un Pacha à une seule femme, ou plutôt qui se prétendait d’humeur monogame et n’était pas encore marié. Mon père avait fulminé contre un tel projet, en mélangeant des arguments de nationalité, d’éducation et le cours de Raffineries d’Égypte.

Donc j’étais sans joie parfaite en mon attente d’avenir. Il est vrai que rien n’est parfait ici bas. Mais nos promenades, avec Lucienne Biquerine, avaient un sérieux qu’on n’eut pas attendu de deux jeunes filles en âge de se garnir d’un époux.

Ce n’était pas encore le moment des invitations chez les Biquerine. Et comme le riche marchand de Quinquina avait ruiné, attaqué ou traîné devant tous les tribunaux les innombrables hobereaux du voisinage il ne régnait quelque vie dans la propriété qu’au moment où affluaient les fils et filles des gros distillateurs du Golfe du Lion, les savonniers Marseillais, les Huiliers de Salon — où il n’y a pas un olivier — et même les parfumeurs de Grasse, gens puissants, politiciens prodigieusement roublards, avec tous des masques venus de loin dans le passé : Barbes annelées, yeux obliques, mains étroites et nez prolongeant directement le front. C’étaient des phéniciens qui gardaient jalousement le sang oriental. Jusqu’à leur compétence olfactive isolait leur origine de notre sol. Cela rappelait le Cantique des Cantiques et les poètes asiatiques. Ils me faisaient peur. Mais en ce commencement de vacances nous étions seules et pouvions parcourir en paix, avec notre invisible escorte de gardes, tous les coins de ce pays : Cultures, vignobles, bois et étangs, haras et étables, landes et forceries. On avait même fait des sondages et découvert de l’asphalte que Biqueline exploiterait. Un mamelon dominé par un terrain plat et inculte était nommé Camp des Romains. Pour ce, y faisait-on des fouilles en tranchées régulières. Les découvertes curieuses de ce plateau ornaient les salons des Biquerine. Je me souviens d’une statuette en bronze figurant une femme à douze mamelles et d’une plaque de métal vert de grisé, sur laquelle était représenté simplement un triangle à fines entailles crépelues ayant l’aspect de toison. Autour courait une inscription que je ne savais pas lire, mais Lucienne m’avait assuré que le sens était celui-ci : Scauria la Vierge, reine des Ligustes.

Nous vagabondions du matin au soir dans ce résumé du monde. Nous emportions des livres pour les lire à haute voix en des lieux inattendus. C’est ainsi que j’ai connue La Chartreuse de Parme, et, comme nous parlions et lisions couramment l’anglais, le Cycle du Rameau d’Or de James Frazer.

Un jour, nous étions à admirer le passage fulgurant des poissons sous le soleil qui dorait le fond de l’étang. Nous fûmes surprises brusquement par un bris de branche tout près. C’était le garde qui faisait son devoir de surveillance. Nous eûmes si grand peur avant de l’avoir reconnu que nous rentrâmes essoufflées et furieuses, comme si tout les Sylvains de la forêt nous avaient poursuivies.

À peine montées dans la chambre de Lucienne, qui donnait sur la façade, nous nous mîmes à méditer sur le moyen de nous débarrasser de ces présences fâcheuses. Et cela enflammait nos yeux sans qu’il fut besoin de dire pourquoi. C’est que, seules, nous pourrions aller nous baigner…

Il nous était interdit de prendre aucun bain dehors sans la présence d’un garde bon nageur, qui devait à cette occasion être flanqué de la femme de chambre de Madame Biquerine, une anglaise vigoureuse et autoritaire que nous redoutions. De plus, il ne fallait se baigner qu’en un petit étang nanti à grands frais d’une plage artificielle avec quelque trente tonnes de sable fin.

Or, si nous pouvions perdre Gérard le Garde. Celui qui était chargé de surveiller Gérard, François, se trouverait perdu par la même occasion et nous ferions à notre gré…

Le plus curieux est en ceci que jamais nous ne transgressions les ordres et que les gardes n’avaient eu jusque là aucune occasion d’intervenir dans nos actes. Cette docilité cachait un besoin d’affranchissement que l’aventure de l’étang aux poissons avait fait développer outre mesure.

Comment faire ?

Nous passâmes l’après-midi à combiner des plans irréalisables. Mais, à la fin, j’eus l’éclair de génie :

— Voici ce que nous ferons demain, Lucienne : Nous ne sortirons d’abord qu’avant déjeuner. Après, nous nous mettrons à faire de l’aquarelle, à peinturlurer la pelouse et tout ce qui se voit de ta fenêtre. Bon !

Vers quatre heures Gérard et François mangent. La femme de chambre mange, tout le monde se gave, quoi, et ne pense plus à nous. Nous en profiterons pour gagner, par le couloir qui suit le mur, la tourelle de gauche. Nous descendrons sans bruit et il suffira de sauter par la petite fenêtre couverte de lierre. Nous serons hors des vues de face et des vues de dos, pourvu que les gardes soient à l’office. Nous tâcherons d’atteindre la corne du verger. S’il y a quelqu’un dedans nous seront fichues pour nous sauver, mais s’il n’y a personne nous arriverons droit à l’angle où le bois descend vers la rivière et… nous irons nous baigner…

Lucienne me dit :

Mais des costumes de bain ?

Je lui ris au nez.

Nous sommes chez toi et il n’y a pas un chat qui puisse nous voir.

Elle rosit de plaisir à l’idée de ressembler, en plus nue, aux belles porteuses de maillots que nous montrent les Grands Illustrés de la Mode. Le maillot c’est la concession au pharisaïsme. Obscène la chair seule, pudique la même chair couverte d’un tissu collant que vous ne distinguez pas à trois mètres. Attention à ne pas sortir de la ligne limite ! Elle est étroite. La fameuse Diane de Houdon, simple statue, est pudique en certaines reproductions, parce qu’elle a l’air d’être en maillot… Mais en d’autres où le sexe est indiqué, elle est pornographique. Pourtant il est bien facile de le voir : le nu est moins excitant que le déshabillé.

— Mais c’est bien pour cela que le nu est proscrit. Les hommes veulent ce qui excite. Le secret de proscrire l’inexcitant c’était de le rendre poursuivable.

— Pourquoi ne pas poursuivre aussi les vêtures de diaconesses…

— Mais elles sont excitantes, Idèle. Ah ! on voit bien que tu n’es pas renseignée là-dessus ! Ignores-tu que nombre d’hommes adorent la pruderie jusqu’à chercher, par des artifices de costumes, à imaginer qu’ils ont affaire à de chastes…

— Revenons à Hérodiade.

— Bon ! Lucienne et moi convînmes donc de réaliser mon plan.

Le lendemain apporta la suite même d’événements que nous avions calculés. Sorties le matin et ayant couru comme deux folles nous étions fatiguées à déjeuner et la peinture devenait notre jeu. Madame Biquerine était je ne sais où. Le père sondait ses asphaltes. Les gardes somnolaient car la chaleur était grande. À quatre heures moins le quart, sous couleur de demander ce qu’il nous plairait prendre au goûter, on vint de l’office nous voir. Nous peignions avec sagesse et ne voulions rien pour le moment.

Aussitôt quatre heures venues nous glissions comme des ombres par les couloirs de l’étage et bientôt parvenons dans la tourelle.

Nous descendons à pas de loup l’étroit escalier de pierre. Nous voici à la fameuse fenêtre.

Avec des précautions infinies, nous l’ouvrons. Il y a deux mètres au plus. C’est peu mais c’est encore beaucoup. Au bout d’un instant nous finissons par admettre que le lierre fait une excellente échelle. De fait, en deux minutes, avec des égratignures infimes aux mains et des vrilles de lierre pendues partout à nos robes et à nos corsages, nous sommes en bas.

Il règne un silence de mort. Nous glissons doucement vers la corne du verger. On entend les voix de la cuisinière et de Gérard qui conversent par la fenêtre de l’office.

Hop ! Nous sommes dans le verger. On se repose deux minutes à plat ventre, et épiant les alentours.

Rien ne bouge et le verger est vide. Il faut gagner le bois maintenant. Avec une prudence d’indiens Sioux nous allons, courbées en deux, et surveillant partout. Que c’est donc agréable d’être en délit ! Quelle jouissance cela doit être de faire la contrebande. Nous sommes rouges de bonheur.

Le bois arrive à nous. Cette fois nous pouvons, comme les nymphes de Corot, esquisser une danse de caractère sous la futaie. Nous y sommes. Plus de surveillants. Nous voilà enfin maîtresses de nous. Vraiment c’est un plaisir que nous ne soupçonnions pas et qui dépasse tous les autres.

Mais maintenant il faut couronner notre escapade en allant faire la chose très défendue : Se baigner dans la rivière.

Nous n’avons pas peur… Nous nageons toutes deux comme poissons. Les nages à la mode : l’over arm stroke et le crawl inventé par les indigènes d’Honolulu, nous sont familières. Allons-y…

La rivière se contord avec douceur. Aussi loin qu’on voie, cela appartient aux Biquerine. Comme c’est ensablé en aval, il n’y a aucune navigation.

Très loin on admire sur un coteau abrupt le château somptueusement orgueilleux des marquis de Laurengis. Il est splendide, comme décor, vu à six kilomètres. Mais de près quelle ruine… À gauche, derrière un rideau d’arbres se devine assez loin un des pavillons. Celui que nous ignorions parce que les murs sont peints de tableaux érotiques. À plus de huit cent mètres vers la droite on voit le toit d’une demeure, celle qui fait enrager Biquerine et pousse cet homme discret à jurer comme un charretier. C’est là que demeure Madame de Brassagnac, pauvre femme âgée et bonne, sans aucune vanité, que Biquerine veut priver de ce gîte et qu’il traîne devant toutes les juridictions de France sous des prétextes puérils.

Pas une silhouette humaine ne nous est visible. Nous nous couchons dans les hautes herbes pour surveiller partout. Nous sommes vraiment seules…

Une anse est à cent mètres. Nous la gagnons : C’est charmant : Un petit lac avec un goulet de trois mètres de large. Cela fait plage. Assisses sur le sable nous nous dilatons de bonheur…

Allons ! plus d’hésitation ! À l’eau !

Lucienne cette fois me devance. Elle se déshabille prestement. La petite futée n’a pas pris de linge. Elle est nue sous sa robe. Je ne m’en doutais pas. Moi, je me suis vêtue comme de coutume, je n’ai pas le sens du défendu…

Elle me regarde, nue, jolie et svelte. Blonde, son corps se détache sur ce fond où les verts et les ocres font un décor chaud et harmonieux.

Elle rit et me questionne :

— Et tes cheveux ?

— Tiens, c’est vrai, je n’y avais pas songé. Ça va être long à sécher après… Mais elle danse au soleil.

— Thérèse, j’y ai pensé pour toi.

Elle tire de sa jupe posée à terre deux petits bonnets de tissu caoutchouté.

Elle se coiffe.

Sa grâce est si délicate que je suis jalouse et me hâte d’être aussi nue. Ça y est. Je prends le second bonnet et le brandis en riant à faire retentir les berges…

Chut ! voyons si on t’entendait…

Je me coiffe. Nous nous regardons l’une l’autre.

— Lucienne…

— Thérèse…

— On y va ?

— Allons…

Et nous sautons ensemble dans l’eau de l’anse. C’est profond, c’est chaud et cela vêt d’un tissu de sensations d’une indicible ténuité. Nous laissons le premier étonnement superficiel disparaître et nous allons vers le débouché de la rivière.

— Qui passe la première ? Toi ?

— Toi ?

— Ensemble…

Et, côte à côte, nous franchissons le goulet. Je sens les détentes des muscles de Lucienne. Ce roulis qui nous jette l’une sur l’autre au gré des saccades d’avancée me plaît infiniment.

Nous sommes dans la rivière. Immédiatement on sent que la température est plus basse. J’ai un petit frisson.

Lucienne, qui me touche parfois des hanches, s’en aperçoit…

Tu as peur de l’eau, Thérèse… tu en as peur…

J’allonge une main pour lui jeter une poignée de gouttes à la figure. Elle voit le geste et s’éloigne d’une brasse, puis rit de toutes ses dents.

Elle est là, couchée sur le côté, dégageant le bras d’un geste lent et rythmique. Au ras des vaguelettes son visage frais et rose à demi reflété dans l’eau agitée est une pure merveille de grâce et de finesse. Je comprends, peut-être pour la première fois la dévotion des grecs à la forme vivante. Il faut se trouver dans telles conditions que le sentiment de la beauté se dégage seul de tout l’attirail des préjugés et des artifices.

Je vois le corps déformé à peine par la réfraction allonger une ombre flave sous l’eau grise. Les jambes ont le mouvement des algues balancées près d’une roche pendant le flux. L’épaule sort par instant comme un caillou poli et d’une couleur si tendre qu’on voudrait y mordre comme dans un bonbon.

Elle me dévisage aussi. Et je lis dans ses yeux un sentiment parallèle au mien. Elle dit :

— Thérèse, c’est joli sur l’eau un corps de brune.

— Pas tant que de blonde, Lucienne. Tu as l’air d’une divinité. On croirait, sans ton bonnet, que tu es née dans l’eau, que c’est l’élément dans lequel tu vis…

Elle se met sur le dos et glisse devant moi.

— Regarde…

— Quoi. Lucienne ?

— Ophélie…

Je remonte le courant un instant :

— Nous descendons trop bas.

Elle me suit et me chatouille les pieds.

Je remue violemment, faisant rejaillir l’eau partout.

— Thérèse, tu as l’air de te noyer…

Je remonte encore. Nous sommes trop loin du goulet. Maintenant, la berge est abrupte.

Le mot de Lucienne me sonne dans l’oreille :

« Tu as l’air de te noyer… »

Le silence tombe…

Il me prend à la gorge, ce silence. D’un coup, je bascule et me retourne. Ma bouche, au moment où mon bras sort pour prendre appui sur l’eau, s’ouvre pour dire…

Je n’ai jamais su ce que je voulais dire…

La rivière est vide…

D’un effort violent je me soulève un quart de seconde…

Rien…

— Lucienne !…

Et à quinze mètres je vois surgir une tête écarlate qui monte désespérément sur l’eau. Au même instant un cri jaillit, où il y a peut-être mon nom, mais où je n’entends que :

Ahh ! Ahh ! Ahh !…

L’émotion me secoue comme une décharge électrique. Je m’élance, repoussant de toute ma force le liquide qui fait obstacle. Je connais au bruissement de la matière fluide partagée par mon épaule que je vais vite. Je vais, je vais…

La tête a sombré presque aussitôt le cri poussé. J’arrive juste au lieu où Lucienne a disparu. Sa tête reparaît, encore plus rouge et boursouflée. Deux mètres à peine nous séparent cette fois. Je pousse l’eau comme un sauteur prend son élan. Je suis jetée par la détente de tout mon corps, sur Lucienne que j’aborde de côté. Je la prends au hasard et veux la maintenir…

Ah ! cette minute… Je me sens entraînée aussi. Je lutte des jambes, couchée sur le flanc et je sens le petit corps entre mes bras. Je… Je coule aussi…

Il me faut lâcher tout. Je me ramène en boule et d’une secousse je remonte. Lucienne n’a pas coulé. C’est elle qui pèse sur mes efforts. Je la saisis par les reins puis l’abandonne à nouveau… Je ne veux pas, elle ne mourra pas ici, ou bien moi aussi… Je la reprends d’une seule main par l’aisselle. Je lève de toute ma volonté et je bats le liquide tenace qui semble entraver mes gestes.

Je la tiens. La tête arrive près de la mienne et les yeux sont ouverts.

Je crie :

— Lucienne !

Il me semble que ce cri me déchire toute.

Je vois quelque chose sur les lèvres, une ondulation…

— Lucienne ! abandonne toi ! Je te sauverai…

Je lutte désespérément et tourbillonne sur place. Parfois ma tête plonge et je me sens attirée dans la rivière par une sorte d’aimant irrésistible. Mais sa tête à elle, je la tiens à l’air.

Il me faut gagner la rive. Huit mètres peut-être, il faut…

Je tourne autour du corps qui m’est abandonné. Me voici face à la berge, et, de ma force ramassée je m’appuie sur l’eau…

J’ai passé là deux minutes qui sont les plus longues de ma vie. Pour maintenir Lucienne je trébuche, peut-on dire, et passe trop souvent sous le niveau qui sépare pour nous la vie de la mort. Ma respirations chope à ces oscillations. Le souffle court, tendant mes jambes comme des ressorts, chassent cette masse qui se dérobe sous moi et qui m’enlise ; je gagne lentement la rive.

Un effort encore. Nous touchons cette terre molle et semée de radicelles. Je voudrais m’y cramponner. Il n’y a rien. Enfin, je vois tout près un fragment de racine. Je l’étreins d’une main comme le bras d’un dieu sauveur.

Me voici sauvée peut-être…

De la gauche passée sous l’aisselle de Lucienne et allant jusqu’à l’autre bras je la tiens ferme. De la droite je suis accrochée à la tige de bois. Et maintenant…

L’eau coule en remous autour de nous. Il me semble que le corps de mon amie se refroidit contre le mien. Et moi, suis-je fatiguée, vais-je pouvoir…

Pouvoir quoi ? Il y a vingt mètres d’ici à la petite anse. Partout la berge domine la rivière de un à deux mètres. Pourrai-je monter Lucienne ici… Où devrais-je la ramener là-haut ?

Allons nous rester ici… jusqu’à ce que…

Je me rends compte que ramener Lucienne à l’anse est impossible… Je vais tenter de la hisser ici. D’abord sur la tige, si je puis… Je m’arc-boute à la terre, et, le torse en voûte, je tente de monter le corps jusqu’à la racine puissante et placée là comme un agrès de gymnastique. Une fois, deux fois, j’échoue. La troisième je parviens à placer Lucienne sur la branche, tenue par les bras et équilibrée par le courant. Elle est encore loin de la terre ferme, mais ne plonge plus qu’au-dessous des hanches.

Je me tiens collée à la rive, et cherche à reprendre de la force. Que vais-je faire maintenant ? Si Lucienne avait encore un peu de force pour s’aider, elle pourrait sans doute se cramponner là-haut à tout ce qui sort du sol. Je l’aiderais et la suivrais. Je me sens soudain entraînée. L’eau se refroidit étrangement. N’ai-je plus la force de me maintenir ici. J’ai descendu comme si on m’avait prise par la jambe. D’un énergique coup de rame je me remets près du corps de Lucienne. Je prends une poignée d’herbes pour m’immobiliser et je m’aide d’un mouvement léger des jambes :

Lucienne !…

Lucienne !…

Rien ne se manifeste sur le visage qui se décolore à vue d’œil.

Elle va mourir là…

Je me sens faible comme lorsqu’on se retient de sangloter.

Lucienne !…

Je repousse d’un coup de pied le sol de la rive. Me voici à deux mètres. Je vois le corps pendant, mou, tout blême et luisant… Un corps mort ?

Je n’ai qu’une ressource, si Lucienne reste là tenue sans moi trois minutes, je vais remonter jusqu’à la crique, je passerai sur la berge, et, de là-haut, je la hisserai.

Conçue, l’idée s’exécute, je pars !

Mon Dieu, que cette eau est donc glaciale !

Je nage à plat, horrifiée, avec une imagination qui fonctionne comme une montre détraquée. Mille visions se suivent sans ordre en mon cerveau. En même temps une atroce sensation de froid me saisit par le ventre. Jamais je ne pourrai aller jusque-là.

Je lutte, tendue et obstinée. Puis, d’un coup, tout disparaît de mon cerveau. Les terreurs s’en vont, une seule les écrase :

J’ai une crampe…

Je ferme les yeux… Ais-je une crampe ?… Tout danse en moi. Dans ma cuisse droite une douleur naît, s’étend, m’immobilise, une douleur !… Je vais couler. Je vais…

D’un bras ferme je pique encore en avant dans la ténèbre de ma conscience perdue… Je ramasse une poignée de sable et je touche des genoux aux seins cette surface granuleuse qui m’écorche délicieusement…

Chancelante, je me mets debout.

Combien de pensées en moi durant que je me redresse ? Je ne sais, mais un commandement :

Ne te retourne pas pour voir si Lucienne est encore à la racine. Cours-y vite, vite, vite, sans voir…

J’obéis à cet ordre qu’on dirait venu de l’extérieur. Trébuchante j’allonge une jambe et je crois tomber. Je me tiens debout comme si c’était un miracle et soudain, je me mets à courir.

Je saute du sable sur l’herbe, je marche sur des morceaux de bois pourris, sur je ne sais quoi de dur, je me heurte à un arbuste qui m’écorche l’épaule. Je cours…

Lucienne a-t-elle été emportée par la rivière, est-elle…

Je suis devant le lieu où je l’ai laissée. Vraiment je n’ai encore rien vu lorsque je tombe sur les genoux et me jette, les bras en avant, pour étreindre toute la rivière…

Et je saisis le pauvre corps pendu. Je le prends. Il entre dans mon regard…

Farouche, je l’arrache à la racine, mon effort est si ardent que Lucienne va m’échapper. Je la sens qui glisse entre mes mains…

Je serre comme une tenaille. J’ai dû lui faire mal… Car elle vit…

Il faut que je lui aie fait mal… Je ramène ce chiffon de chair. Et brusquement il m’échappe encore. Cette peau glisse sous ma prise. Je ne porte plus, comme tout à l’heure, je tire et la pesanteur cherche à me vaincre.

J’ai pu prendre l’aisselle. Je tiens ferme. Il me faut empoigner l’autre bras. Je fais un effort violent. Peu s’en faut que je ne plonge avec le corps. Un moment je suis suspendue, le torse jusqu’aux seins en porte à faux. Mes orteils se crispent pour s’accrocher au sol. Et comme si un mouvement de l’eau voulait cette fois me servir, Lucienne oscille et tourne. Je passe vite mon bras derrière son dos, car elle est face à moi, puis, de l’autre bras j’appuie sur son épaule. Elle s’offre, tenue par les reins, sur mon bras en équilibre. Sa figure a replongé une seconde.

Je tire. Le cher corps est tout entier hors de l’eau. Tout entier. Il ne faut pas qu’il y retouche.

Un instant je suis pendue, à demi entraînée en avant, raide comme une patère et je me demande ce qui va se passer. Et puis une sorte de mouvement inconsciemment commandé par un savoir secret et spontané me fait tourner sur la hanche. Je tends à rouler sur le dos. Le corps de Lucienne monte, passe sur le mien et vient se coller sur mon visage. J’ai une sensation de froideur si mortelle que je l’éloigne avec horreur. Et me voici enfin à demi rejetée à l’eau, suspendue au-dessus de la rivière, n’ayant plus contact avec le sol que jusqu’au bas des reins. Mais maintenue, ô ironie, par le corps de Lucienne qui a roulé au travers de mes jambes.

Je tente de m’asseoir et peu s’en faut que je ne pique un plongeon. Lucienne s’étend comme une loque à mes pieds et il me faut un tour d’acrobate pour me retrouver stable. Je me mets sur mes jambes et la prends…

Puis-je la soulever ? Oui. Je la porte des deux bras avec une vigueur inattendue. Je vais à pas lents jusqu’à la petite plage. Là je l’étends sur le sable brûlant et saisis ma chemise, puis, avec ce linge, je me mets à frotter infatigablement ma pauvre amie, de la tête aux pieds et sur toutes les faces.

Une minute se passe, je vois le thorax rougir sous ma friction. Quelle chose exquise : cette rougeur ! Je m’y mets des deux mains, à genoux sur le sable, appuyant de toute ma vigueur. Puis, je la place sur le dos. Assise sur elle je frotte les épaules et les reins avec une énergie furibonde. Ah ! Lucienne, vas-tu te réveiller ?

Le dos est semblable à un homard cuit. Ma pauvre chemise n’est plus qu’une loque. Je remets Lucienne face au ciel… et…

La bouche me sourit. Elle se dilate. Je vois les dents apparaître et je me penche, à demi-abattue par la joie :

Thérèse !…

Je saute debout. Tout tourne autour de moi. Je lève les bras en l’air. Que sais-je ? J’entends la voix de Lucienne qui me dit imperceptiblement :

Thérèse, tu t’es blessée ?…

Et je vois le regard se poser sur mon corps. De la cuisse, près la hanche jusqu’au genou c’est une flaque de sang que j’ai dû, en frottant, écarter comme à plaisir. Lucienne tente de se mettre sur son séant, y parvient et redit :

— Thérèse, qu’as-tu ?

— Je n’ai rien, Lucienne, mais toi ?

— Moi ! Ça va bien… J’ai dormi ?

Alors je me jette sur elle et je l’embrasse éperdument.

Et elle me dit avec douceur :

— Prends garde ! Tu vas me mettre du sang…

— C’est fini, Hérodiade ?

— Fini !

— Il faut nous dire encore quelques menues choses…

— Quoi donc ?

— Tu t’étais gravement blessée ?

— Presque rien. Une branche de bois mort m’avait fait une estafilade. Cela saignait, mais il faut peu de sang pour faire de l’effet…

— Vous avez pu rentrer toutes deux sans autre incident ?

— Oui, cinq minutes après, habillée et digne, Lucienne n’avait plus l’air d’une fillette qui a passé si près des portes mystérieuses…

Elle était seulement un peu pâle. Son teint avait une transparence étonnante. Personne ne sut cette aventure et elle-même ne la connut jamais…

— Comment, elle-même ?

— Oui, mon petit. Je n’ai pas voulu la lui expliquer en détail. Je lui ai dit qu’elle avait eu un évanouissement en touchant terre. Elle croyait avoir pu nager longtemps ; se souvenait d’un éblouissement et de rien d’autre. La conscience lui était disparue aussitôt. Lorsqu’elle plongea et parut en criant, c’était réflexe. J’ai voulu garder le secret de ce sauvetage.

— Comment êtes vous rentrées ?

— Comme nous avions prévu, par le verger. Nous avons beaucoup détérioré le lierre en remontant à la fenêtre de la tourelle. Mais nous le fîmes sans être vues. Sitôt dans la chambre de Lucienne, nous nous rhabillâmes. Elle prit du linge. Moi je dus en reprendre, ayant usé du mien pour la frictionner. Puis, nous sonnâmes pour faire monter des choses alimentaires. Une demi heure après nous nous gavions de petits fours en buvant du thé.

— Tu ne t’es jamais aperçue que Lucienne ait souffert de cet accident même sans le connaître ? Car médicalement, c’était, pour une jeune fille de cet âge, susceptible de graves répercussions.

— Je n’ai rien su. Les deux mois qui ont suivi furent charmants. Il vint une société remuante et joyeuse qui ne nous laissa plus un moment de repos. L’année suivante, Lucienne épousait Simon, le fils de sa mortelle ennemie, Madame de Bragassac. Et la paix fut signée entre Biquerine et Bragassac.

Aujourd’hui le père Biquérine est mort. Sa veuve est remariée avec un rasta de la suite de ma mère. Lucienne est partie avec son mari aux Indes Anglaises voici cinq ans, et ils ne sont pas revenus. Je ne sais ce qu’ils font là-bas.

— Et toi, tu n’as pas souffert de tes efforts pour sauver cette gosse ?

— Si, un peu !

— C’est une émotion singulière que celle-là. Évidemment il faut la comprendre avec une âme de jeune fille. Mais, enfin, la chose n’apparaît pas sans âcreté d’imaginer qu’on sauve de la mort une amie très chère.

— Mais pourquoi, Hérodiade, Lucienne te disait-elle :

« Prends garde, tu vas me mettre du sang ? »

— J’en étais couverte…

— Ah ! Ah ! Si tu ne nous avais pas dit que vous étiez chastes et inconscientes de tous jeux amoureux, j’aurais cru…

— Quoi donc ?

— Dame, ma chère, tu saignais, nous as-tu dit, de la hanche. On se demanderait volontiers par quelle marque d’affection tu risquais d’ensanglanter ton amie…

— Tu es fou…

— Il dit ça pour te faire protester…

— Nenni ! Je dis la vérité, mais elle eut été autre je ne la renierais point.

— Les hommes introduisent des images lubriques partout.

— Écoute, Ly, avoue que tout m’y entraîne. N’est-ce pas sous ta direction que ces petits fours ont été conçus ? Avez-vous remarqué à quoi ils ressemblent ?

— Oui, le Musée secret de Naples est maintenant chez les pâtissiers.