La Culotte en jersey de soie/7

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La Pensée française (p. 164-204).

LA GAZELLE CHASSÉE

— Ce qui me divertit, c’est cette idée qu’à Jacques, de faire intervenir une imagination galante à la fin du sauvetage émouvant conté par Hérodiade.

— J’ai voulu engrener une discussion élégante ; simplement. Yva, ne me prête pas l’intention de douter des choses dites.

— Oh ! je te connais assez. La pensée masculine courante, qui admet chez les femmes une sorte de hantise sexuelle, ne t’est pas absolument étrangère.

— J’avoue, mais j’ai des exemples dans la mémoire.

— Pas de femmes comme nous.

— Non. Mais vous êtes des exceptions rarissimes. Votre impassibilité est monstrueuse…

— Tu sais bien que cette impassibilité est susceptible d’émotion ?…

— Moi, je dis que les femmes en général sont frigides. Les monstres, ce sont les exemples de Jacques, et les mâles.

Ah ! cette fois nous allons entendre de belles choses…

— Elle a raison…

— Parfaitement…

C’est que, moi aussi, j’ai des exemples.

J’ai été toute une nuit le gibier pourchassé… J’ai vu cinq, dix, vingt hommes tourner vers moi des faces cupides et explosives.

L’exemple est primitif et n’a rien de si exceptionnel… L’aventure est quotidienne. Or, moi j’étais pauvre au degré, si je puis dire, parfait. J’aurais pu, comme Idèle cherchant les regards virils, consentir à me laisser… admirer. Je ne me prends aucunement pour un modèle de chasteté et je n’avais fait aucun vœu. Eh bien ! quand je rappelle cette nuit qui faillit être fort tragique pour moi et le fut à mes yeux pour d’autres, je refuse de laisser passer la croyance aux désirs incoercibles des femmes. Quant à la dignité méditée et correcte des désirs masculins, c’est une de ces imaginations risibles et cocasses…

— Tu vas fort !

— Mais les cochons sont innombrables. Et le propre de ce quadrupède, quand il est humain, est d’inventer des théories vaniteuses. Il fait tout subir à la femme écœurée. Ensuite il se plaint de ne pas pouvoir la satisfaire. Alors, irrité, il suppose des vices vertigineux destinés à le suppléer. Et en réalité la plupart de nous préféreraient vivre en dehors de ses appétits…

— Tu aboutis à une dangereuse impasse, Yva…

— Mais non. Vous abrutissez les fillettes de défenses et les jeunes femmes de licences. Vous voulez l’épouse éduquée de telle façon qu’à votre gré elle soit chaste comme une moniale à minuit moins cinq, mais puisse être animée de toute la ferveur corinthienne à minuit juste. Vous bouleversez l’économie de son cerveau et mettez sa sensibilité à la torture. Naturellement il advient que certaines acquièrent dans ce désordre une sensualité déréglée et trouble, toujours près du seuil de la conscience et que l’homme se figure sottement être, soit le produit de l’amour, soit une prédisposition dangereuse. Alors il prend des airs savants… Il affirme des choses subtiles. Il se donne de ce chef un rôle civilisateur et une responsabilité sociales qui le flattent.

En réalité notre « élevage », le dressage pour la nuit de noce et le principe de l’obéissance passive dans le mariage sont des actions catastrophiques. Il est prodigieux que des siècles de ces règles n’aient pas ramenée la femme au rôle de bête à joie, exclusivement. Par chance nous avons du ressort.

Mais comme le radiologiste se voit souvent cinq, dix, vingt ans après avoir subi le contact des rayons mortels, atteint de maux pitoyables et rongeants, il advient que des femmes soient amenées aux désordres sexuels, amours irrésistibles, folies galantes et nymphomanies à diverses manifestations. C’est le fruit des traités de Fénelon sur l’éducation des filles…

Mais la plupart de nous préféreraient vivre sans homme, c’est assuré.

— Sans un homme veux-tu dire, mais en s’accordant de recourir d’occasion à l’inconnu pris dans la masse pour l’acte de hasard correspondant à un désir sans titulaire…

— Tiens, mais quel mal y vois-tu ?

— Aucun, je précise le cas…

— Tu ne dois pas oublier que l’écrivain Camille Mauclair a consacré deux volumes fort bien déduits à l’étude de cette question.

— Cela va de soi. On n’est pas goinfre pour entrer à quatre heures dans une pâtisserie manger trois gâteaux. On n’est pas ivrogne pour boire volontiers un verre de cognac ou de chartreuse. Serait-on vicieuse quand on satisfait sans y attacher plus de valeur morale ou intellectuelle, un autre prurit… On peut dire franchement que l’importance de l’impulsion subie s’accroît par la seule importance donnée à la volonté de résister.

— Oui ! le vice est là seulement.

— Absolument ! Le vice c’est d’être en bataille avec soi-même. Quand on est de santé normale, de bon équilibre, sensible, et de cerveau clair, ces désirs sont rares et sans action sur le moi pensant.

— Il reste à savoir si les inhibitions coutumières, qui, en somme, n’arrêtent point une femme disposant d’une personnalité appuyée, et armée dans la vie, ne sont pas nécessaire pour la masse amorphe. En ce peuple dépourvu de volonté ne faudrait-il pas craindre que la doctrine de liberté totale ne mène à des excès ?

— C’est probable aujourd’hui, après des siècles de l’autre contrainte. On ne peut pas comprimer pendant des durées géologiques un sentiment qui fait ressort pour le laisser se détendre en un jour. Mais, enfin, dites-moi si l’étude de la civilisation ancienne des Grecs donne idée de ces désordres mentaux qui ornent notre littérature ?

— Sincèrement il me semble qu’oui…

— S’il vous plaît. Croyez vous qu’à Athènes on tuait autant par amour — ou ce qui en tient lieu — qu’à Paris ces ans passés. Pensez vous que le délire de sentimentalité, qui pousse tant de jeunes filles à des folies stupides, fut connu sous Périclès.

Quelles folies ?

— Un exemple : Il meurt trois cent mille tuberculeux en France par an. Les femmes comptant pour les sept dixièmes. Eh bien, je vais vous dire une chose qui n’a jamais été vue par savant ni psychologue : La moitié de ces tuberculoses sont des suicides…

Oui. Il y a deux cent mille jeunes filles ayant — c’est le propre de notre éducation — des soucis d’amour vers dix-sept ans. Sentimentalités, songes et chimères, évocations de beaux cavaliers, querelles avec les parents, etc… etc… Vous devinez ? Alors la jeune fille qui connaît les beaux secrets, désolée, cherche un appel à la mort élégant et passif. Il en est un traditionnel : elle se met nue, ou à demi, dans un courant d’air ou à une fenêtre la nuit. Il y a mille méthodes. Elle fait enfin ce qui permet d’attraper un rhume, parfois une bronchite, parfois pire… Et le tour est joué. Il en meurt comme ça, pour ça, des centaines de mille ; mes petits. Et nul ne l’a jamais su. Moi, je le sais…

— C’est extrêmement curieux…

— Ah ! nous y viendrons à admettre que la liberté grecque n’enfantait pas les désordres mentaux que crée notre sentimentalité amoureuse.

Car, la sentimentalité c’est la même chose que la nymphomanie. Le désordre mental à deux formes. Messaline ne diffère pas autant qu’on le croit de Sainte-Thérèse. Tout au moins en leurs images. Car, je crois Messaline plus chaste et la moniale d’Avila moins, que l’histoire ne l’a dit. Mais le certain est que l’idée des désirs féminins toujours irrésistibles et inapaisables, est une blague. D’autre part, la salacité de l’homme est d’une virulence extrême… Mais je vais vous conter plutôt la nuit durant laquelle je fus le gibier chassé par le mâle.

— En effet. L’introduction constituée par cette petite discussion sans sanction nous prépare à goûter l’aventure que te révéla Paris cette nuit-là.

— J’étais alors parfaitement pure. Je connaissais bien des choses mais n’avais jamais voulu prendre place dans la ronde autour de l’Amour. J’avais dix-neuf ans et travaillais chez Antonio Rodriguez Moadillo, le gros marchand de la rue d’Hauteville. C’était une importante boîte d’exportation qui faisait de grosses affaires avec l’Amérique du Sud.

— Ce n’est pas sans amusement que nous entendons parler de ce temps-là l’amie qui tout à l’heure regrettait — à demi — qu’il n’y eut pas des maisons spéciales avec sans doute des hommes vérifiés et estampillés par la faculté pour…

— Ça existe…

— Tiens, Laly…

— Chut ! Chut…

— Mon père était mort quand j’avais quatre ans. Ma mère avec la dérisoire pension qu’on attribue aux veuves de fonctionnaires me fit suivre l’école jusqu’à quatorze ans. Elle tenta de me faire avoir une bourse pour continuer et obtenir les brevets. Mais ce fut impossible parce que je refusai obstinément de m’asseoir sur les genoux du type venu chez nous à ce propos enquêter pour la Ville de Paris. Le dit avait envoyé ma mère acheter une feuille de papier timbré. Il était seul avec moi… Mais je sus rester loin de lui jusqu’au retour de la brave femme que son ingénuité ne mit à l’abri, d’ailleurs, ni des excès, ni des bêtises… Passons.

J’appris la dactylographie chez Underwood et sus être assez longtemps à l’abri des séductions qui s’exercent avec activité dans le milieu des apprenties dactylos. J’avais la chance d’être mal fagotée. Or, vous savez quelle importance le bas de soie et les vêtures bien coupées prennent dans la vie d’une useuse de claviers à écrire. En gagnant dans les quatre cent cinquante francs par mois, il faut, rien qu’en-dessous et autres ornements — à l’usage exclusif des gens qui vous retroussent — en dépenser deux mille. Moi je n’avais aucune ambition galante.

À dix-neuf ans, j’étais orpheline. Ma mère, sans me laisser un sou, était morte, après avoir usé et abusé de la cocaïne, et peut-être de celui qui lui vendait cette saleté. Je travaillais chez mon Espagnol, un gros homme épais tel un rhinocéros, mais habile et astucieux comme un singe. J’y étais bien vue. Je n’avais encore pas d’amant. Depuis peu de mois je me demandais où était mon intérêt, si c’était d’en posséder un ou non. Certaines de mes amies en avaient su acquérir qui leur payaient mille choses agréables et utiles. D’autres étaient plus mal loties. C’est très compliqué, ces choses-là. Le certain est que je m’étais mise à combiner des effets de toilette, et, brune, comme je suis, je me faisais une bobine de femme fatale étourdissante. Immédiatement j’avais une meute pendue à mes jupes et je guignais l’occasion favorable : le mariage, peut-être, ou quelque autre combinaison intelligente.

Cela dura tout un été. J’avais fini par hésiter entre trois postulants, Ligenne : l’aviateur, que j’ai su depuis être un simple souteneur faisant « rapporter » à ses maîtresses qu’il mettait en contact avec des vieux types trop sanguins… Agapias le journaliste, qui était terriblement intelligent. Il devait finir, dans une sale affaire où la politique, le chantage et l’escroquerie se mélangeaient d’un peu trop près. Je me méfiais de lui déjà, mais il était d’une câlinerie et d’une maîtrise en boniments captieux qui me redonnaient du goût pour lui chaque fois qu’envie me prenait de ne plus le voir. Le dernier était un vague clerc d’huissier sans faste ni dignité, toujours crotté et bafouillant. Mais je sentais en ce type médiocre une énergie et une valeur secrètes. Je ne me trompais pas, puisque nous l’avons retrouvé tout à l’heure avec Hérodiade. C’est Bob Tamerlan.

Il est devenu ministre et il est de taille à tenter de se faire nommer président à vie. Je l’ai entendu parler de cela qu’il nommait en ricanant : l’Étape Royale.

Donc, je dirigeais ma barque entre ces trois récifs. Aucun n’avait eu de moi plus que des baisers sur le front. Encore fallait-il de grandes circonstances pour que j’y consentisse.

Un jour Tamerlan m’emprunta cent francs et m’en rendit cent soixante le lendemain. Il était à ce point de vue honnête. Mais il ne suffisait pas d’être honnête avec moi qui vivais si serré ; je possédais juste la ressource indispensable et ne pouvais distraire un centime de mon faible budget. Je m’étais promise de ne plus risquer ainsi. D’ailleurs, j’ignorais les combinaisons secrètes de Tamerlan. Il n’expliquait rien. Je demeurais dans une chambre meublée de la rue du Château d’Eau et payais d’avance. Cent cinquante francs par mois. L’échéance de ma chambre ne coïncidait pas avec la mensualité. Elle venait dix jours plus tôt, de sorte que les dix jours étaient toujours durs à passer. Un matin, Tamerlan me vint voir à ma sortie du bureau. Il lui fallait cent cinquante francs pour quarante-huit heures. J’avais juste cette somme destinée à l’hôtelier. Je le lui dis ; car il m’était indispensable de payer le surlendemain. J’avais bien crédit dans le petit restaurant en face de chez Moadillo ; mais, pour ma chambre, les tenanciers de la boîte étaient d’une dureté incroyable. Ils avaient fichu à la porte du jour au lendemain un locataire qui était là depuis dix ans.

Tamerlan me dit jouer sa vie dans cette affaire et qu’il lui fallait l’argent. Mais il me promit sur les choses les plus sacrées et avec les serments les plus certains de me rendre les cent cinquante francs le surlendemain à cinq heures, doublés sans doute. Il viendrait me les porter au bureau. Il me suppliait tellement que je consentis…

En moi-même je songeais que peut-être mes deux autres amoureux me rendraient service, d’occasion, si c’était utile.

Je dois vous redire que je n’avais eu aucune relation — au sens qu’on donne à la formule « avoir des relations » avec ces trois hommes. Je pensais donc disposer d’un certain moyen d’action sur eux.

Le lendemain se passa sans incident. Agapias m’offrit à déjeuner chez Poccardi. Ligenne était parti en voyage. Le dernier jour naquît. Je revis à neuf heures Tamerlan fiévreux et hérissé, venu me dire de compter sur mon argent pour le soir. Quand j’étais sortie le matin, la femme de l’hôtelier m’arrêtait : Mademoiselle, c’est aujourd’hui qu’il faut payer. Je répondis : Ce soir, ce sera fait.

J’étais en train de copier des factures lorsque cinq heures sonnèrent chez Moadillo. Tamerlan n’apparut pas. Il était pourtant exact d’habitude et entrait comme chez lui. Je n’avais d’ailleurs aucun doute sur sa loyauté.

Six heures vinrent. Nous sortîmes du bureau. Je le croyait à m’attendre dehors. Il n’y avait personne.

Tamerlan demeurait rue Notre Dame de Lorette. J’y courus. Le concierge me dit qu’il n’était pas rentré la veille et semblait immensément tourmenté auparavant. Je l’avais vu le matin sans rien savoir de ce tourment. Que signifiait cela ?

Je me trouvais dominée par une inquiétude désolée qui me mettait les larmes aux yeux dans la rue même. Je me sentais si coupable d’avoir risqué cet argent deux jours avant une échéance dure et sans pitié ! Je me serais frappée de rage et de peine. Je ne pus dîner. Je me dirigeai, horrifiée, vers mon hôtel. Il parut du dehors que je pourrais me faufiler sans être vue. J’attrapai ma clef au passage et me coulai dans l’escalier. Deux minutes après j’étais chez moi. Je me jetai sur le canapé avec des soupirs de joie. J’étais sauvée. Le lendemain, si Tamerlan n’était pas là, Moadillo m’avancerait le prix de ma chambre sur mon mois. Après, on verrait à boucher le trou et à ne pas rebiffer. Mais je gardais confiance et je commençais à regretter de n’avoir pas dîné.

Le temps passa ; je lus des journaux. Chose curieuse, je ne me couchais pas. Je ne sais quoi me retenait de le faire. J’étais ainsi inspirée par la sottise comme vous allez voir.

Il était onze heures lorsque j’entendis pousser ma porte. Je ne dis rien puisqu’on ne parlait pas. Mais soudain, sans doute avec des clefs doubles, puisque j’avais moi-même fermé soigneusement, on ouvrit…

C’était le garçon de l’hôtel. Il parut enchanté de me voir tout habillée et dit :

« Ah ! vous avez de la chance. On veut vous faire de nouvelles conditions pour la location de votre chambre. Descendez donc au bureau. »

Je dis : Demain matin, oui, pour l’instant je vais me coucher.

Il haussa les épaules :

— Les patrons sont très bien disposés pour vous. Descendez donc. Vous êtes chez vous ici et vous n’avez rien à craindre. Si vous ne venez pas, lui va monter et il vous engueulera. Vous savez, il est brutal quand on le force à venir en personne.

Fallait-il que je fusse ahurie. Je consentis à descendre au bureau avec le garçon, moi qui étais si bien alors près de mon lit avec mes affaires autour de moi et garantie par toutes les lois contre les propriétaires trop cupides. Arrivée au rez-de-chaussée, je vis qu’il n’y avait personne. Un pressentiment allait me faire reprendre l’escalier quand le garçon me poussa.

— Craignez rien, il est à l’entrée, il fume sa pipe.

Je me trouvai à la porte de l’hôtel. Le patron était bien là. Il me regarda en silence et tendit une main large.

— Payez ! le reçu est tout prêt

— Je répondis : demain matin, sans faute !

Il reprit la voix égale :

— Tout de suite…

— Demain matin, dis-je encore…

Il me saisit par le poignet, me fit tourner sur moi-même, et rentra dans l’hôtel ; puis il referma la porte avec un ricanement :

— Vous rentrerez quand vous aurez le montant de la chambre. Pas avant !

Je me trouvais jetée dehors à onze heures et demie du soir. Je savais n’avoir pas assez d’argent pour louer une chambre ailleurs. C’était terrible, mais, après l’absence d’argent, l’absence de coiffure apparaissait la disgrâce pire. Une femme qui marche sans rien demander à personne peut passer pour aller à son travail ou en revenir. Seulement, surtout la nuit, il faut porter sur la tête un objet qui ne vous laisse pas « en cheveux », car il n’y a aucune femme honnête pour être en cheveux après minuit à Paris. Ma situation était tragique. Après un accès de découragement, je me dis qu’il devait tout de même me rester quelques sous dans mon porte-monnaie. C’était ce qu’il fallait pour passer une heure ici, une là, dans des cafés de nuit. Je parviendrais de cette façon à neuf heures du matin, moment où j’étais employée chez Moadillo. À midi je prierai mon patron de m’avancer deux cents francs sur mon mois à venir dans dix jours. L’espoir me revint alors.

Je me fouillai… Mon porte-monnaie était resté sur ma table dans la chambre. Je ne disposais même pas de quoi aller prendre une tasse de café en un des nombreux bars bon marché dont Paris est semé.

Cela me donna un coup. Je restai cinq minutes à réfléchir bêtement, debout devant l’hôtel dont garçon et patron devaient me guetter et s’esclaffer. Je le compris et m’éloignai.

Il était près de minuit. J’avais neuf heures à passer dans la rue. Neuf heures… Était-ce possible ? Je me répétais : neuf heures… neuf heures… et dans l’hypnose de cette répétition tout sens disparut des mots.

Il fallait encore qu’à neuf heures je fusse toujours capable de me tenir devant ma machine à écrire. Il me serait impossible de rien raconter à Moadillo. Mais sembler normale pendant trois heures de travail, après neuf heures de vadrouille dans Paris !

Y parviendrais-je ?…

Je marchais toujours, d’un pas tranquille. Je surveillais la rue. Le plus ironique de ma situation consistait en ceci que, nu-tête, je devais, pour ne pas attirer l’attention, sembler une femme pressée qui sort d’un lieu et va vite dans un autre. D’où l’urgence de ne pas flâner. Flâneuse, je semblerais une pauvre fille faisant la retape et me ferais ramasser. C’était une situation pleine de périls.

Trouver un coin où je puisse somnoler quelques heures sans crainte et sans peine… Ah ! c’est le problème angoissant que des milliers de malheureux voient posé chaque soir devant eux. Certains le résolvent. Mais il y a toute une étude, une compétence que je ne possédais pas.

Je triturai ma mémoire pour y trouver un souvenir utile. Une de ces choses qu’on enregistra sans y penser et qui se découvrent précieuses plus tard : Les jardins et squares ?…

Il n’y en avait aucun d’assez grand et d’assez proche. Peut-être est-il possible de franchir une grille du Luxembourg et de se reposer sur un banc ensuite sans que personne s’en aperçoive. Pourtant, par ce temps froid ? De plus, ce n’était pas là un lieu voisin et un instinct me disait de ne pas m’éloigner de mon centre, de cette partie du dixième arrondissement où je travaillais et vivais.

Cependant j’étais arrivée place de la République. Je m’arrêtai un instant puis, toute réflexion faite, je revins sur mes pas.

J’avais besoin de ruelles paisibles et connues. Là-bas, vers le faubourg du Temple, je ne me sentais pas chez moi et vers la Roquette je savais que les bandits du « pays » célèbre longtemps par ses exécutions capitales, faisaient toujours honneur à leur quartier…

Minuit sonna.

Comme je traversais le faubourg Saint-Martin, deux hommes aux mines patibulaires s’arrêtèrent pour me suivre de l’œil. Je sentis un froid dans mes épaules. Les aventures commenceraient-elles déjà ?… Non !

J’étais un peu plus loin dans la rue des Petites Écuries lorsqu’un individu, qui suivait le trottoir opposé, traversa en me voyant, me dévisagea avec curiosité et dit :

— Cent sous, ma petite, et on ira prendre une choucroute après dans le Faubourg.

Je fis non de la tête sans m’arrêter.

Il suivit.

— Dix balles, pas de choucroute et je te laisse dans une heure.

Je lui dis avec douceur :

— Laissez-moi, Monsieur, je ne suis pas ce que vous pensez.

Je craignais à la fois de lui parler trop gentiment ce qui lui eut semblé encourageant ; et trop brutalement, ce qui pouvait l’irriter.

Il hésita. Enfin il m’arrêta d’une main robuste.

— Que fais-tu là ? Si tu cherches un homme, tu ne trouveras rien de mieux que moi. Là-bas (Il désignait le Faubourg Montmartre dont la lueur était visible au bout de la rue). Là-bas, tu ne verras que des barbeaux…

Il avait l’air bon. En somme, en me confiant à lui, peut-être me permettrait-il, par un prêt, de louer une chambre pour cette nuit. Je lui rendrais son argent demain.

— Monsieur, mon hôtelier m’a mis à la porte pour un jour de retard à le payer. Voilà pourquoi je traîne dans Paris. Je suis dactylo chez Moadillo, un gros exportateur d’à-côté. Prêtez-moi de quoi louer une chambre et dites-moi où je pourrai vous rembourser.

Il m’écouta comme s’il était ému. Je me fis une seconde d’illusion. Mais je fus détrompée :

— Ah ! Ah ! petite coquine, tu dis être à la porte de chez toi. C’est ton amant qui t’a balancée comme ça. Je ne suis pas né ce matin. Tu veux cent sous. Je te les donnerai. Viens avec moi…

Il se pencha et dit violemment :

… Ou je te fais arrêter par les flics pour vagabondage…

Je me redressait et répondis net :

— Fichez-moi la paix, Monsieur, ou moi, je vais chercher les agents pour les propositions que vous me faites. Nous allons voir qui de nous deux…

Il se calma, et je m’éloignai. Quand je fus à vingt mètres une incroyable collection d’injures me vint. De loin, l’homme me déversait sur la tête tout le dictionnaire d’argot. Je me hâtai de fuir.

Je traversai ensuite le faubourg Montmartre. Une vie frénétique y régnait dans un tohu-bohu de lumières. Les voitures passaient, aussi pressées que de jour. Des femmes exerçaient leur métier avec insolence.

Deux d’entre elles me virent et en appelèrent d’autres, puis me jetèrent leurs sarcasmes :

« Quelle honte ! On n’est même plus chez nous ici. Voilà des radeuses de la Villette qui viennent faire le truc dans notre coin. Si on te revoit, souris, on va te faire ton affaire ! Attends, que Charlot te groupe, et qu’est-ce qu’on te mettra… »

À mesure que je m’éloignais, ces gentillesses fondaient dans le tumulte nocturne. Mais je ne doutais pas qu’elles ne fussent dites durant un bon quart heure à mon seul souvenir. Je me sentais irritée et douloureuse. Ainsi, il est impossible à cette heure de trouver un cœur compatissant et, seulement, une personne qui comprenne… Ces prostituées qui devaient connaître les ironies de la vie me jugeaient avec des idées de petite bourgeoise provinciale.

Chaque nuit, pourtant, il se dépensait plusieurs millions dans ces mastroquets, ces hôtels à femmes, ces boîtes de nuit, ces réceptacles du vice parisien. Et, comme moi, sans doute, des malheureuses chaque nuit pleuraient d’insomnie et de faim.

Soudain, je levai la tête au ciel. Une large goutte d’eau venait de m’éclabousser la figure. La pluie ? Cette fois qu’allais-je devenir ?…

C’était bien la pluie. Elle commençait à tomber doucement. Je me hâtai.

La rue de Provence ne m’offrait aucun refuge. Mais je me souviens que sur le boulevard Haussmann, au coin de la rue du Helder, à deux pas, il y avait une vaste marquise. Je pris la rue Taitbout et en trois minutes, haletante, je me trouvai à l’abri.

La pluie maintenant tombait avec violence. Le cœur battant, je regardais les sillages lumineux balafrant l’air. Il faisait froid. Je grelottais.

Un quart d’heure passa. La pluie tombait toujours. Pas une trace de vie n’animait ce coin désolé de la grande ville.

Seuls, des taxis, suivant plus loin la chaussée d’Antin, animaient d’un bruit léger la sombre mélancolie de ce refuge ouvert à tous vents. Le dos à une devanture je tremblais désespérément.

Et voilà que de la rue [du] Helder vient un pas rapide. Une femme surgit à mon côté. Élégante, parfumée, elle s’approche.

— Eh bien, mon petit ? Que fais-tu là. Ça ne va pas, le turbin ?

Je secoue la tête en signe d’ennui. À quoi bon s’expliquer ?

Elle me pose la main sur l’épaule cordialement.

— Pourquoi viens-tu dans ce quartier ? Tu es jolie, je le vois. Mais, en tifs, tu es bonne à te faire ceinturer. Tu ne peux pas truquer ici sans danger.

Elle reprend :

— Je parie que tu es planquée pour les bourres ? Ils étaient tout à l’heure devant Pousset. Ah ! mon petit. On en fait un métier nous autres !

Je la regarde. Elle est gracieuse et inquiète. Tous les cinq mots elle regarde derrière, comme si elle craignait je ne sais quoi.

Elle frappe du pied à terre :

— Chameau de temps. Cette flotte, crois-tu, quelle jambe. Pas moyen de me démurger d’ici. Tu parles que Sa Pomme m’en filerait si j’arrivais avec mes frusques trempées. Et pas un croq pour prendre un sapin ?

Elle rage, silencieuse, parcourant avec souci les quatre mètres de notre protection, hors lesquels la pluie ruisselle toujours.

Elle revient à moi qui ne bouge pas — j’ai neuf heures à tirer et ne veux point gaspiller mes forces — et elle rit :

— Allons, la gosse, t’en fais pas. Tu vas bien en nettoyer un à ton tour.

Elle se penche vers mon oreille et chuchote :

— Je viens de refaire le mien de cinq livres. Un grand fafe. S’il s’en aperçoit et me cavale après il va me sauter ici. C’est moche d’y être collée. Si j’avais de la monnaie je prendrais un taxi. Je te donnerais même un petit talbin, la gosse, pour que le tien ne t’en mette pas plein ta gentille gueule. Mais nib ! Raide ! en dehors du demi sac !

On entend du bruit dans la rue du Helder. Elle écoute, la figure tendue et farouche.

— Zut ! Adieu, gosse. Je les mets !

Elle relève ses jupes sur sa tête comme font les campagnardes et s’élance. Elle court comme une biche. Quand elle disparaît, de la rue du Helder, sortent trois hommes à parapluies. L’un d’eux crie :

— C’est elle, je reconnais ses bas blancs. Avez-vous vu. Elle a des bas blancs, celle qui se trotte là-bas !

Sans s’occuper de moi qui fais corps avec la façade, juste à l’enfoncement d’une porte, tous trois s’élancent sur les traces de la fuyarde. Je pensai :

Pourvu qu’ils ne l’attrapent pas !…

La pluie tombe toujours. Un quart d’heure passe. Je me sens faible et lasse. Ah ! quoi ne consentirais-je pas pour trouver un lit ?

Un homme apparaît à droite et se jette sous la marquise. D’abord il ne me voit pas. Il grogne seul en faisant de grands gestes. Puis, il me découvre.

— Ah ! On trouve tout ce qu’on veut ici. Une belle enfant. Mince !

Il vient me renifler. Toi aussi, tu es bloquée par la lance.

Hein ! si ça déglingue. Quel truc !

On t’a coupé la langue, ajoute-t-il en ricanant.

Je fais non de la tête.

— Alors, parle moi. Quoi ! on va se distraire en attendant que ça s’arrête.

Il passe, avant que j’aie eu le temps de le lui interdire, la main sur ma poitrine.

— Hé ! Tu es une fausse maigre.

Je me tais encore. Que dire ?

Il recommence son geste, mais plus bas.

Je l’arrête.

— Monsieur. Voyez que je suis assez embêtée par la pluie sans y ajouter autre chose.

Il s’esclaffe.

— La pluie, oui, c’est la barbe. Mais bibi non. Je sais faire aux femmes ce qu’il faut. Tiens à preuve…

Je l’écarte brusquement. Il recule de trois pas jusqu’à la pluie qui le calme d’une douchée.

— Oh ! on fait la méchante. On fait sa belle madame. Allons ! je voulais rire. Excuse moi. Dame ! à cette heure, et ici, faut pas dire, mais un peu de rigolade n’est pas de supplément.

Il se rapproche doucement, l’air aimable. Je le surveille.

Ah ! tu l’as, l’œil coquin. Je ne te laisserais pas cinq minutes avec mon morlingue. Tiens…

D’un saut il m’a prise par la taille et me fait tourner de quatre-vingt dix degrés. D’une ferme poigne, je suis tenue les bras en arrière.

De sa main libre il me prend par le thorax et me serre puissamment. Immobilisée, le haut du corps rejeté en avant je me débat avec énergie, mais chaque geste semble me désarticuler les épaules.

— Ah ! Ah ! la Sainte-Nitouche, cette fois tu y es. Rien à faire. J’ai pratiqué la lutte et les poids.

Il écoute les rues voisines, puis reprend :

— Tiens là, sur la marche qui fait renfoncement, si tu veux. Et je te lâche

Je tente encore de m’échapper.

Alors, furieux, il relève ma jupe et me pince violemment.

Il a abandonné, pour ce faire, sa prise du thorax. Je me replie alors au sol. J’échappe à son geste et ne suis plus tenue que par le poignet. Je tire… Je m’arcboute du pied à la façade pour tirer plus fort…

L’homme ne lâche pas, mais il chancelle. Je me tord et lui tord le bras. Je crois que tout casse entre ma main et mon épaule, et puis… je suis libre…

D’un pied prompt je me jette devant moi au hasard et m’enfuis par la rue Taitbout.

Je cours… je cours… Puis je lève vers le ciel un regard étonné.

Mais… Mais, c’est vrai… La pluie a cessé…

Bientôt je me trouve rue d’Aumale. La traversée de la rue Saint-Lazare n’a pas été sans danger. Trois passants se sont successivement arrêtés pour me suivre de l’œil. Passants de quel genre ? Je ne sais. Me voici rue Fontaine maintenant. À mon passage sortent de la rue Laferrière des femmes par trois ou quatre, parlant haut et presque toutes en cheveux comme moi. Je sais la rue Laferrière une des suburres parisiennes. C’est le personnel des maisons dites de rendez-vous, mais auxquelles convient un nom moins pompeux, qui regagne ses pénates.

Là-haut, place Pigalle, c’est la noce nocturne. Il doit être trois heures du matin. Je ne veux pas, nu-tête, passer parmi les spécialistes : clients et fournisseuses de cette débauche illustrissime qui fait plus pour la renommée de Paris que les savants et les poètes. Je monte la rue Henri Monnier, je frète la rue Victor Massé et traverse la rue des Martyrs. Me voici vraisemblablement hors du cercle, d’ailleurs étroit, que l’on nomme Montmartre. Je veux dire Montmartre-plaisir.

Comme je prends la rue Condorcet, sans savoir où cela va me mener, j’entends un pas derrière moi. Un pas qui se modèle sur le mien.

Je me retourne. C’est un homme en casquette, déhanché, qui marche, les mains dans ses poches, avec le chic particulier à la fripouille des grands extérieurs…

Je ralentis. On ralentit aussi. Tiens ! Qu’est-ce que ça veut dire. On ne veut pas me parler ? Il va donc suffire que je reste dans les quartiers vivants pour que ça ne soit pas dangereux. Je devrais revenir. Mais un agacement me tient devant cette compagnie silencieuse et inquiétante…

Je m’aperçois que pour aller vers les quartiers vivants il eut mieux valu gagner le Boulevard Rochechouart ou la place Pigalle. Je m’enfonce pourtant dans des rues muettes, sinistres et menaçantes. Je me demande en marchant quel parti prendre. Hésitante et désespérée, j’écoute le pas assourdi de mon suiveur.

Soudain, dépassée la rue Rodier, j’entends derrière moi un coup de sifflet strident. Je m’arrête avec un frisson. L’homme s’est rapproché. Il vient à moi d’un pas bref :

— Allons, la môme, suis moi. Et il me prend par le bras.

Je me dégage et m’éloigne d’un pas. L’homme reste droit avec un sourire redoutable sur une face creuse et balafrée que dessine le bec de gaz proche. Je le vois porter deux doigts à sa bouche et en tirer de nouveau un son aigu et roulé.

— Allons, marche ! me dit-il.

Affolée, je me mets à courir devant moi, comme tout à l’heure je fuyais mon agresseur en quittant le Boulevard Haussmann.

Mais à peine ais-je fait trente mètres que deux hommes en casquettes semblent surgir du pavé. Ils m’arrêtent net.

— Alors ! on veut se débiner, grasseye l’un. C’est tarte ça !…

Devant moi je vois d’autres silhouettes s’approcher en chaloupant. Il y a des femmes. Ils sont bientôt sept. Je suis entourée. Cette bande me dévisage avec curiosité.

— Allons les poteaux, restons pas ici, dit celui qui m’a pourchassée. Descendons un peu.

— Gy ! dit un autre.

Encadrée et surveillée je marche au milieu de ces gens. Ils parlent peu et semblent ne s’étonner de rien. Je fouille ma tête pour y trouver quelque chose à dire ou à faire. Je me sens vide et vaincue. Personne ne s’occupe de moi.

Deux, trois rues sont dépassées. On dirait que la vie de Paris se retire devant mes compagnons. Je les regarde à la dérobée. Sauf un seul, ils sont jeunes. Les faces sont pourtant tarées. Presque toutes portent des rides profondes taillant le front. Les bouches tombent et les pommettes saillent étrangement.

Les femmes sont trois. Deux apparaissent âgées et lourdes. Sous des tignasses massives les yeux ont la viduité et l’inexpression de certains regards animaux. La dernière est très belle. Blonde et cambrée, elle marche en reine. Le nez est droit et mince. Un maquillage infâme ne parvient pas à enlever le charme de cet ovale parfait de visage. Ses seins sont libres dans un corsage collant de soie mince. Par ce temps froid c’est à geler… Elle à l’air heureux de présenter cette poitrine tendue. Ses chaussures jaunes à talons hauts lui font un pas orgueilleux et lent tandis que sous la jupe courte les mollets se raidissent dans des bas de soie rouge.

À chaque bec de gaz j’étudie de plus près mon escorte. Je vois que les hommes sont tous attirés par la femme belle et blonde. En dessous, ils guignent ses seins et les jambes que chaque pas fait bomber dans la soie. Je ne puis deviner si le maître de cette bête admirable et dangereuse est ici. Non ! Ils sont tous trop déférents.

J’entrevois au bout d’une rue l’ombre vaste qui doit être le square Montholon. Nous sommes proches du Petit Journal. Ce n’est pas, j’imagine, un lieu dangereux pour moi. Je craignais d’être emmenée vers la Villette ou dans les rues louches et la Cour des Miracles du Quartier de la Goutte d’Or.

Soudain un des hommes s’arrête :

— C’est pas tout ça ! je prends la môme — il me désigne — elle me revient.

Un froid me passe le long de l’échine.

La femme aux bas de soie rouge dit :

— Tirez-la au sort entre vous deux, Bombé et toi, Biskra. Ce sera juste.

Bombé, c’est celui qui m’a suivi depuis la rue des Martyrs. Il s’avance et me met la main sur l’épaule.

— La gironde à mézig. Pas de tirage au sort ni de flanche pour ça. Elle est… à… moi…

Celui qui a parlé le premier hausse les épaules :

— Je ne marche pas. Toi, tu as la Guincheuse, moi je suis veuf. C’est moi qui l’emmène. Ça se fait comme ça.

Une femme âgée dit avec une crainte visible de cette discussion :

— Bombé va te la donner.

— Ah non, reprend l’autre, je ne donne rien du tout. C’est moi qui l’ai filochée et amenée dans le filet. Le gibier m’appartient.

— Qui veux-tu ? me demande la blonde, toujours royale.

Je me tais, regardant autour de moi pour espérer un moyen de fuite. Mais la rue est muette et sinistre. On n’entend aucun pas, même lointain.

— Allons ! décidez-vous, dit le plus âgé des hommes avec impatience.

Une femme murmure :

— On va pas se faire mater pour bavasser des heures autour d’une gosse qui, demain, se sera fait la dja…

— La dja ! dit le Bombé. Non, mais sans char ! Si elle veut se faire mettre six pouces de lame dans le bide…

Celui qui me dispute au Bombé et qu’on a nommé Biskra vient à moi.

— Amène-toi, gosse ! On va laisser tomber cette bande de renaudeurs. Ils sont tous pleins aux as et me disputent mon gagne pain…

Le Bombé s’avance aussi.

— Mon vieux ! les six pouces de lame, si tu les veux…

L’autre me quitte et d’un geste prompt lève le bras. Je vois une flamme blanche vaciller au bout. C’est un couteau.

— Bombé ! tu nous cours. Décambute ou…

Mais l’autre sors à son tour une lampe puissante dont j’entends claquer le ressort.

— Biskra, dit la femme très belle avec ironie, si tu l’avais arrangé avant qu’il ait ouvert son lingue, t’aurais eu la flouse. Maintenant, tu pourrais bien te faire sonner !

On a formé le cercle. Les deux femmes âgées me font une garde d’honneur.

Biskra s’avance cauteleux prêt à sauter sur le Bombé, mais l’autre tourne et parvient, d’une détente, à passer son couteau près du visage de son ennemi dont je vois la tête se renverser en arrière.

— Si t’avais eu le bras assez long, dit la blonde, qui seule semble avoir droit de discourir ici, tu lui aurais ouvert la gargue, mon vieux Bombé… Puis, indifférente, relevant sa jupe brève, elle tire ses bas écarlates sur des cuisses fortes.

— Oui, mais en attendant il prend ça dans les endosses, crie Biskra en portant de trois quarts un coup de couteau aux reins que j’ai su depuis être une spécialité napolitaine.

Bombé pousse un cri grinçant et se précipite. Les deux hommes s’étreignent soudain. Je vois les lames apparaître puis s’évanouir, renaître et s’effacer. Ils s’égorgent férocement, se dilacèrent avec une sorte de rage animale. Ils tombent. La blonde murmure :

— La gosse sera ni à l’un ni à l’autre.

Tranquille, elle s’approche alors pour admirer de plus près les sursauts des deux misérables.

Je vois un des spectateurs mâles se pencher vers l’autre et dire quelque chose tout bas. Je devine :

On va leur faire les poches, quand ils vont être claqués.

Puis tous deux viennent regarder au-dessus du groupe enlacé dont le sang commence à faire une mare noire.

Je sens le courage gonfler mon cœur. Je regarde autour de moi, prompte et décidée, puis, bandant toute ma force, d’une détente de mes jambes qui me semblent devenus des ressorts merveilleux, retenant mon souffle et pliant les bras, je m’élance devant moi.

La rue est en pente. Les deux femmes âgées ne prétendront pas me rattraper, avec leur graisse et leurs muscles déshabitués des sports, car je suis une sportive… Je suis partie comme une balle. Je sens que le sol fuit sous mes pieds. La pente m’aide puissamment. J’ai gagné le trottoir et j’entends la succession de mes prises de contact avec le sol. Cela fait un rythme pressé et martelé, puis je suis emportée par ma course. Je ne m’entends plus et je regarde le square Montholon venir vertigineusement à moi…

Derrière, aucun bruit… J’arrive au square, je suis presque dans la rue Lafayette. Le souffle va me manquer et je chancelle sur un rail de tramway. Je ralentis. D’un geste, je me retourne. Je suis devant la pente parcourue. À mi-route une femme arrêtée parle à un homme qui la suit de loin. Je ne vois plus le lieu de la bataille ni les autres acteurs. Comme tout cela est déjà loin ! Je suis en sûreté ! Ce que c’est que de savoir courir… Je prends la rue Lafayette et la suis vite pour calmer mon cœur qui saute.

Deux agents cyclistes passent au ras du trottoir et me regardent en ralentissant. Je baisse les yeux et continue à me hâter. Ils me dépassent lentement, puis s’en vont…

Et j’entends sonner cinq heures…

Me voici de nouveau dans le faubourg Montmartre. Cette fois je ne dois plus rien craindre. Les femmes chic sont rentrées. Il ne reste que de petites rôdeuses, la plupart, sans doute, dépourvues, comme moi, de domicile.

Ma dernière aventure m’a donné un courage qui me manquait auparavant. Je marche la tête levée. Il y a beaucoup de femmes en cheveux.

J’ai faim, une faim violente que je découvre comme si elle sortait d’un coin oublié de ma conscience.

À la descente d’un trottoir, un jeune homme, correct et gracieux, la figure fanée pourtant, avec une sorte de mélancolie dans le port de tête, m’arrête du bras :

— Où allez-vous donc si vite ? Pas besoin de tant se presser pour se rendre au devant de rien, allez !

Je le regarde et je souris.

— Pressée ? me dit-il.

Je fais non de la tête.

— Alors cinq minutes de compagnie avec moi. Nous en serons heureux tous deux. Du moins, je l’espère pour vous. Pour moi c’est garanti.

Je réponds :

— Allons-y, de cinq minutes.

— Ici ? sourit l’autre.

— Où, alors ?

— Pas en balade non plus, hein ! Moi, je veux bien traîner encore où vous voudrez, mais je crois que vous avez marre de le faire.

Je dis :

— Ça se voit donc ?

— Autant comme on doit voir que je m’embêtais à mort avant de vous rencontrer.

— Que n’êtes-vous couché ? Dormant, vous vous embêteriez moins.

— Couché… Non ! je m’embête encore plus au lit. Et puis je ne vous aurais pas vue…

— Il y a pourtant de quoi le meubler, votre lit, autour de nous.

Et je désigne le quartier, les hôtels, les mastroquets, les femmes… les éphèbes…

— Oh ! il est meublé, ma petite, craignez rien. Et, soit dit sans vous vexer, par une femme qui est aussi belle que vous. Elle l’est même trop. Ça lasse…

Je crois que c’est la plus belle fille de Paris. Mais que voulez vous, elle me rase… elle me rase…

Je reste ahurie à regarder cet homme curieux. Il penche la tête sur l’épaule droite en parlant.

Il me prend le bras :

— Allons prendre un glass à côté…

Voici un café qui vient d’ouvrir, car il y a, en ce lieu, des cafés qui ferment et d’autres qui ouvrent à toutes heures depuis minuit.

Mon compagnon m’emmène au fond, loin de la porte et du comptoir où somnole le patron ; un drille épais, blême et ursin.

— Que veux-tu prendre, petite ?

Je le regarde :

— Tout à l’heure, vous me disiez vous.

— Oui, bien sûr ! mais ça frime mal de dire vous ici…

Je murmure :

— Je n’ai pas soif.

— Mais tu as faim, rit l’homme.

Il ajoute en me regardant :

— … Même si tu es une fille sage, fais-toi à mes façons. Je n’aime pas le genre discret et petite oie blanche. Je le trouve impoli. Je te dégotte à cinq heures dans le Faubourg, parle et agis comme les femmes de cette heure-là, les règles de la civilité le veulent…

— Parler, ça se peut, mais agir…

— Crains rien ! je ne te demanderai pas de trucs passionnés. Je veux causer un peu avec toi, ensuite j’irai me coucher.

Je prends de l’audace. Je lui réponds :

— La très belle qui vous attend va être furieuse de votre retard.

Il hausse les épaules.

— Elle a passé la soirée dans une fumerie. Qu’elle se débrouille si elle a besoin d’un homme. Moi, je ne suis pas porté pour le Bénarès, ni pour ses conséquences voluptuaires.

— Pour quoi alors ?…

— Ah ! curieuse, regarde :

Il tire son portefeuille et semble me montrer une photo de femme nue.

— Voilà sa grandeur, ma belle.

Puis il désigne une sorte de petite boîte très plate, contenant une poudre blanche et miroitante.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ah ! petite ! tu mériterais un prix de rosière pour avoir dit ça. Tu n’as jamais entendu parler de la coco ?

Je le regarde dans les yeux.

— Si ! Je n’avais jamais vu cette camelote, mais je crois bien que ma mère est morte d’en user. Elle ne me parlait que de ça durant ses derniers temps.

— Eh bien ! tu sauras ce que c’est maintenant.

Mais j’ai oublié de te faire briffer. Garçon, apportez trois ou quatre sandwichs. Veux-tu de la bière ?

— Non, du café.

— Soit ! du café.

La curiosité me tenait de savoir ce qu’était cet homme étrange. Lorsque j’eus mangé et bu, le bien-être ruissela en moi de façon à me rendre la vie pleine de promesses et de roses, je me hasardai à lui demander :

— Je voudrais savoir, non pas ce que vous êtes, mais ce que vous faites ?

Il éclata de rire.

— Tu ne devines pas, petite ?

— Non, ma foi !

— Eh bien ! tu es une petite sotte, car on doit lire sur ma figure que je suis l’amant de Lisa Damanian.

— L’amant ?

— Oui, je suis son amant. Tu la connais ?

— J’ai vu vingt fois son portrait dans Comœdia et dans des illustrés.

— Bon. Alors tu es renseignée. Eh bien, mon métier, c’est ça. Je suis son amant. Quoi, ce n’est pas une sinécure…

— Je crois que si, à la façon dont vous traînez la nuit quand elle vous attend…

— Ma petite, moi, je suis comme une femme, je suis capricieux. Lisa l’est aussi et nous nous entendons à ravir. Mais pour la grosse besogne amoureuse, je lui laisse des tâcherons, des gens de labeur, des spécialistes. Moi, je suis pour les fioritures, les choses délicates, et la conversation.

Il s’arrêta un instant…

… Et puis, ma société suffit bien. Jamais Lisa n’aura, après moi, à entretenir un marquis de Valsaudry allié également aux lys et aux aigles bicéphales, dont les aïeux étaient nobles avant le fils du boucher, fondateur de la dynastie qui donna trente et quelques rois de France…

Je le regardai avec stupeur.

— Eh oui, c’est comme ça, petite. Lisa Damanian est assez honorée que je boulotte son pèze avec toute la canaille du Faubourg. Je dois te dire que c’est, en ce moment, la première fois que je manque à le faire, ou le fais si petitement.

Il appela le garçon :

— Donnez nous de la liqueur d’Angélique. Tu veux bien digérer, petite ? Car, sans un peu d’alcool, tes sandwichs te resteraient sur l’estomac.

Je bus de la liqueur d’Angélique. Valsaudry racontait les folies de Lisa Damanian. Elle avait eu l’idée, baroque entre toutes, de se faire donner une baignoire en argent massif.

— Crois-tu ça, il lui faut maintenant un frotteur exprès pour la baignoire. Aucune femme n’était capable d’en terminer le nettoyage par un bout avant qu’elle n’ait commencé à s’oxyder par l’autre. Seul un auvergnat a été trouvé assez énergique pour ce boulot. Il vit près de la baignoire, il couche avec, il dépense quinze louis par mois pour acquérir la qualité de chiffons qui donne le lustre le plus parfait. C’est une baignoire qui coûte autant à entretenir qu’un château en Anjou.

Il disait encore :

Lisa fume avec Théophile Giboye le romancier. Cet imbécile feint d’aimer la drogue pour séduire une femme qui n’a aucun goût pour lui ni pour personne. Elle tire sur le bambou comme elle irait au Concours Hippique, par snobisme.

— Mais vous ?

— Moi, je suis pour elle une chère habitude. Et puis j’ai le goût du vice. Je suis l’estampe obscène qu’on cache mais qu’on admire bien plus que tous les Velazquez de la galerie d’Apollon. Enfin je coûte de l’argent. On préfère toujours ce qui coûte à ce qui rapporte, ne serait-ce que par intérêt. Car enfin ce qui coûte est seul à vous. Non ce qui rapporte. Et puis j’ai le prestige important devant toutes les actrices qui virent le jour dans des loges de concierge d’être un cavalier — je parle chevaux — d’assez belle prestance, encore que faire le centaure me semble posture bien ridicule. J’ai aussi diverses performances séductrices à mon actif. Je parle sports nobles, pas ceux qui feraient déroger un maçon, comme le boxing, le tango, ou la course en sac… N’allez pas croire que j’attribue d’ailleurs aucune importance à ces sottises. Je suis un homme vigoureux, capable de mettre une épée de n’importe quelle forme et dimension dans la panse de tous les pisse-copies des journaux, qui sont pourtant les derniers vrais dévots du coup de Jarnac. Mais cela, c’est pour me permettre de vivre comme il me plaît et même… comme vous me voyez faire, sans que la critique me corne aux oreilles.

Je pense que vous ne regrettez pas que le marquis de Valsaudry soit ce que vous le voyez être — cela vaut d’ailleurs tous les autres métiers qu’il pourrait lui seoir pratiquer — puisque vous lui devez un refait de courage. Je doute fort qu’il vous ait été possible en effet de « tenir », comme conseillent de faire à leurs mortaises les ébénistes et… les banquiers à leurs clients, à cette heure ingrate où le jour va poindre et ou la fatigue est mauvaise conseillère. Car, n’est-ce pas, tu couchais dehors ?

Le café était noyé dans une brume pâle. Le rectangle de la porte se teintait d’un bleu tendre et délicat. Et les passants de la rue, les balayeurs, les derniers errants de la nuit Parisienne semblaient des ombres d’un bleu plus tendre agitées sur le fond d’azur.

C’était le jour.

Valsaudry me regardait attentivement…

— Petite ! je regrette de t’avoir dit que ma maîtresse fut plus belle que toi. Je l’ai fait pour ne pas sembler chercher à te plaire, car je voyais bien que tu fuyais les hommes. Mais enfin je n’aurais pas dû. Tu es plus jolie qu’elle. Ce qui est admirable c’est cet accord entre ton regard et ta bouche. Tu parles sincèrement de toute la face. J’ai longtemps cherché une femme telle. Je ne cherche plus et, j’aurais tort, car ni toi ni moi ne nous sentons de taille à nous aimer. Mais enfin ce qui caractérise les faces humaines dans les sociétés modernes depuis trois ou quatre siècles, et les portraits de femmes le disent tout net, c’est le divorce des traits du visage. Les jeunes filles passent leurs jeunesse devant leurs miroirs à faire dire aux yeux ce que la bouche dément et à plier la bouche aux paroles niées par le regard. Il a été obtenu évidemment des résultats admirables dans ce jeu menteur. La Joconde fit pâmer des générations d’imbéciles. Mais aujourd’hui tout le monde fait sa Joconde. On n’admire donc plus guère que de confiance ce masque de femme laide. Elle médite d’injurier la chambrière qui raccommode mal ses bas de soie, tandis que le peintre lui dit : souriez naturellement, comme lorsque vous voyez votre amant le plus chéri. Vinci ne savait pas que le plus chéri des amants de Monna Lisa la battait comme plâtre. Et voilà pourquoi cette bouche arquée et retroussée avec art ment comme…

Petite, je vais vous quitter. Le jour est venu. Je l’aime peu. Il fait sortir tous les petits fauves de la forêt. Mois je préfère les fauves puissants, ceux du contact desquels j’ai voulu vous préserver, car cette heure est plus redoutable que vous n’avez cru.

Je lui dis :

Vous êtes venu tard. Je cours depuis près de minuit et j’ai connu ces fauves que vous aimez. Je préfère ceux du jour…

Il sourit :

— Ah, petite. Vous ne connaissez pas les autres. Le rôdeur de barrière ne vous épargnerait certes pas, mais il tuerait pour vous, c’est-à-dire qu’il risquerait sa peau en votre honneur. C’est une noblesse. Son concurrent du jour ne risquerait même pas un mot aigre de son concierge ni la lecture de son journal.

Il ajouta :

— Je veux encore rester avec vous. Contez-moi votre odyssée. Je tiens à emporter un souvenir de cette rencontre et votre histoire me sera douce à l’esprit.

Je lui dis tout ce que je viens de raconter.

Quand j’eus fini, il resta cinq minutes la tête entre les mains.

Enfin il murmura :

— Qui sait si combattre avec tant d’énergie vous servira ou vous accablera ? Vous êtes faite pour les épreuves. On garde chance de succomber quand on les provoque. Et on les provoque de ce fait qu’on les vainc. C’est difficile la vie ! Vous ne serez pas toujours vierge et il eut peut-être mieux valu que cette nuit vous accablât que de vous donner cet orgueil qui luit en vos yeux et cette leçon d’inutile volonté… Petite, je vais vous donner ce que Tamerlan vous doit. Je le connais. Vous allez rentrer chez vous. Ah, Tamerlan, c’est un terrible lutteur. Il réussira, le rapace. Malheureusement pour la société d’ailleurs. Elle sera entre ses mains d’ambitieux et de jouisseur ce que Lisa Damanian est entre les miennes. Mais moi, par chance, je n’ai aucune vanité. Mes aïeux ont épuisé les vanités possibles. Ils ont été riches, plus nobles que le roi, possesseurs de territoires grands comme un pays, ils ont été Papes — l’un du moins — il y en [a] même eu de guillotinés. Quel orgueil voulez-vous qu’il reste à acquérir ?

Tamerlan désire tout. Il sera terrible. Tant pis. Ayez confiance en lui pour les choses d’argent. Jamais pour d’autres.

Il se leva et me remit un papier bouchonné.

— Prenez, enfant. Je ne veux pas même savoir votre nom. J’aimerais seulement que nous nous retrouvions dans quelque aventure du même genre que celle-ci, en plus difficile s’entend, mais pittoresque également et violente au besoin, ou mortelle. Je voudrais surtout que les rôles fussent changés et qu’il vous soit permis de m’être utile. Vous avez peu de chance de voir un tel évènement advenir car je m’éloigne férocement de toutes utilités. Au surplus peut-être, à me rendre service, me désobligeriez-vous.

 
 

— Et Tamerlan ?

— Il m’attendait depuis deux heures du matin à ma porte Les cent cinquante francs avaient été productifs. Il me remit deux mille francs…

— Ça fini bien, ton histoire ?

— Hélas !

 
 

— Vrai ! elle est jolie cette fin. Et d’un romanesque plaisant. En ce temps où la mode veut faire admettre les sportifs comme des gaillards guindés et pompeux, enfermés dans leurs régimes d’entraînement comme dans un cachot, et si différents des autres humains, il est bon de voir un type aussi solide que les ahuris — qu’on portraiture aux canards sportifs, et pourtant qui ne pose pas à l’héroïsme transcendant.

— Juste ! ceci. Quel bluff leurs régimes et leur athlétisme…

— Je pense bien !

J’ai connu aux États des champions du monde qui ne dessaoulaient pas et des recordmen du saut en hauteur qui étaient d’immondes et passionnés pédérastes… On nous les présentait comme des ascètes.

— Oui ! Populo ne comprend la supériorité que si elle s’accompagne d’une sorte de majesté, d’un côté sacerdotal, d’une supériorisation constante et quotidienne. Alors, on lui fournit des boniments à cet effet. Il ne sait pas ce que c’est que le record du quart de mille — sans doute l’épreuve la plus athlétique que puisse affronter un organisme travaillant pour couvrir ça en moins de cinquante secondes — mais il badera vraiment, ce pauvre Populo, si on lui dit que pour courir ses quatre cent deux mètres le Champion mange, boit et dort depuis un an comme un agonisant surveillé par six médecins… C’est cette damnée religiosité dont ne peuvent se départir tant d’esprits qui les rend idiots.

— Entendu ! Mais le Valsaudry n’est pas seul dans l’histoire d’Yva. Ils sont tous très épatants ses héros. Je goûte la femme aux bas de soie rouge…

— Je l’ai connue.

— Ah !

— Oui ! je vous conterai ça. Je l’ai connue un an avant Yva. D’ailleurs peut-on dire qu’Yva l’ait « connue ? »

— Comment sais-tu que c’est la même ?

— Parce que je l’ai vue comme tu la vis. Elle était unique. J’ai eu l’occasion de converser avec elle touchant une aventure qui lui advint et décida précisément de son entrée dans les troupes d’Aphrodite…

— Pandemos…

— Cela va de soi.

— Mais, Yva, as-tu revu le Valsaudry ?

— Oui…

— Et le Tamerlan ?

— Aussi.

— Tu ne l’as pas connu avec Hérodiade ?

— Si ! Ce serait même un roman à conter que celui-là.

— Quel ?

— L’étonnant combat de Valsaudry et de Tamerlan dans une affaire extraordinaire où Hérodiade et moi jouâmes un rôle… scabreux…

— Oh ! Oh, cela doit être remarquable ?

— Tu peux le dire. Mais c’est prodigieusement compliqué, cela comporte tant de développement et d’à côtés que je ne puis vous le dire au pied levé. Et puis il y en a encore ici qui n’ont pas dit leur émotion… Ayons de l’ordre !

— Un mot encore ? Cette aventure Valsaudry-Tamerlan est-elle liée au meurtre du ministre dans le train de Monte-Carlo ?

— On ne peut rien te cacher. Ah, il l’a eu Valsaudry son roman violent, avec du sang et bien d’autres choses…

— Tu nous le diras, hein ?…

— Si Hérodiade veut, puisque c’est elle qui…

— Je marche, que veux-tu que ça me fasse ? Tout croule autour de nous. On finira par regretter le temps où il y avait des crimes à commettre et des amours à ensanglanter, puisque maintenant tout meurtre est licite et moral, et que l’amour se limite aux viols des hordes d’Attila…

— Tout de même, Yva, tu n’étais pas habile de t’en aller dans des rues perdues avec un suiveur en casquette…

— On n’est jamais habile, ma chère. Tout n’est que sottise et je crois souvent que les actes généreux, ou grandioses, les découvertes même et les écrits de génie ne sont que des sottises qui par hasard ont pris le bon aspect, comme un dé qui tombe et amène le double six.

— Pas insoutenable, cette idée, que dans le désordre intellectuel se trouve la plus grande et véritable fécondité, comme, dans la folie, les plus grandes ressources en beaux actes, pourvu que ce soit de la folie agitée…

— Oui, en somme, les chimistes, depuis qu’il existe une chimie rationnelle, n’ont pas fait le quart des découvertes que réalisèrent les fous qui poursuivaient la pierre philosophale et l’élixir de longue vie.

— La vie ne vaut que par l’imprévu et là où tout peut se calculer, il est vain de chercher du pittoresque. Dans la situation d’Yva agir paradoxalement était donc logique.

— Ça va loin ces théories-là, vous savez…

— Basta ! nous sommes là pour remuer des idées qui ne soient pas fatiguées. Qui donc, tout de même, découvrirait dans l’Yva, fuyant le contact des hommes, celle qui aujourd’hui nous réclame d’après Camille Mauclair, et dans un temps où il n’y a plus rien du tout, d’ailleurs, des lupanars à l’usage féminin.

— Je n’ai rien réclamé pour moi, vous savez, mais seulement pour les femmes honteuses qui n’oseraient pas se laisser prendre par le premier venu ou qui, au contraire, craindraient les risques de se laisser pousser par une sensibilité exigeante entre des bras mal choisis. Mais, de toute certitude, ce sont des idées rétrospectives.

— À moins que dans ce moment, car voici quelques temps que nous n’avons de nouvelles du dehors, il n’y ait une transformation…

— Laquelle Jacques ?

— Mon petit, il est vain de calculer dans un milliard de suppositions celle qui vous concernerait d’aventure. Il y a un retour au chaos dans les âmes depuis un an. Ce retour affecta d’abord des formes pratiques puis impraticables, comme il convenait pour des cerveaux rudimentaires investis de tâches supérieures au génie même. Bon ! Il y eut donc retour accéléré à la barbarie. Cela est mécanique quand les hommes perdent les inhibitions sociales sans acquérir les inhibitions morales. Le fléau peut être calculé dans sa marche jusque-là.

Mais il arrive un point où le relâchement de tous liens use les forces même de destruction, dans le fait et dans les âmes. Alors les individus vidés de toute révolte et de toute passion de violence ne sont plus que des moutons qu’on pourrait, selon les circonstances, remettre au dressage. Si le phénomène affecte une forme générale et unique, c’est le retour fatal à l’animalité, mais s’il garde des vitesses diverses selon les lieux, il peut rester des milieux non encore vidés de toute raison. Alors, devant la misère psychique de ceux qui les précèdent dans le néant intellectuel, ils feront frein. Ils constitueraient donc volontiers un noyau autour duquel pourrait s’agréger à nouveau une forme sociale. Il faut toutefois qu’il y ait aussi une, ou des âmes de chefs sous pression. Là est le centre de polarisation indispensable.

— Mais Jacques, si cela était, faudrait-il à ton avis s’en réjouir ?

— Jamais de la vie ! Je parle pour le plaisir d’examiner des courbes d’événements Quant à se louer de telle issue, il n’est pas de raison.

Nous ne sommes pas inscrits contre cette révolte sauvage qui détruit tout, puisque nous sommes impuissants devant elle, et que nous méprisons les vaines agitations pour ou contre, dont le but invariable est le néant.

Donc les Attila eussent pu nous oublier d’autant mieux que nous sommes au sein d’une vaste forêt et ne nous livrons à aucun acte qui nous constitue ennemis visibles.

Mais nous devenons de dangereux exemples de sybaritisme en cas de retour à une forme d’organisation. Et l’immensité des destructions sera telle que si des hommes veulent diriger le labeur de reconstruction, ils devront relancer les coercitions des labeurs industriels…

— Pour s’organiser un système de jouissance convenables…

— Tiens ! mais c’est clair… Les pouvoirs ne veulent rien d’autres et s’ils tiennent à [ce] que l’on refasse des maisons et des meubles, qu’on peigne des tableaux et qu’on cisèle des bijoux c’est pour embellir leur propre destinée.

— Alors l’ironie est qu’en toutes formes d’organisation sociales, nous sommes menacés, nous, qui n’en voulons à aucune et pouvons même les ignorer.

Précisément ! Pouvoir se passer des autres est socialement un crime inexpiable.

— Elle a raison. Il n’y a de tranquillité que dans les sociétés anciennes et qui marchent sans que personne y songe. Le temps et les concessions faites tacitement — il faut bien en consentir dans l’ensemble si on en refuse en particulier — le temps et son usure ont poli les aspérités et arrondi les angles. Alors tout est licite sous des formes élégantes qui semblent respecter l’esprit et saluent seulement la lettre. La quantité de liberté dont jouissait un homme du monde affiné et prudent au XVIIIe siècle dépassait de beaucoup celle qu’accordèrent les trois républiques qui suivirent. Évidemment, il fallait ménager la face, apporter une habileté et une souplesse difficiles au vulgaire dans l’emploi des libertés les plus discutées. Mais on s’en tirait. Le peuple qui n’avait pas le tour de main a voulu tout de même faire comme les élites et il n’a pas jugé utile d’apprendre. Il lui fallait tout sans délai. Vous savez la suite…

La nouvelle société eut ses vertus. Mais il lui manqua d’autres. Il aurait fallu un siècle ou deux de polissage pour lui voir acquérir un semblant de perfection. Ceux qui voulurent l’améliorer plus vite ne firent qu’aggraver ses vices.

Mais toute cette philosophie sociale est vaine. Les hommes s’agrégeront à nouveau. Il règne ici seulement cette certitude que l’attrait des sexes dominera alors les théories économiques, politiques ou théologiques et que l’amour-acte, « refoulé » par les vieilles civilisations va redevenir le seul ciment social.

Aussi les histoires que nous contèrent Ly, Idèlette, Kate, Hérodiade et Yva sont-elles vraiment, plus que toutes philosophies, synthétiques des actes humains des jours à venir.

Cet attrait qui pousse les hommes vers les femmes, c’est d’ailleurs la force qui réunit les atomes ; ce que les chimistes nomment affinité. C’est aussi cette attraction dont on a fait la loi du cosmos en la nommant Universelle. Les soleils et les éléments infinitésimaux du monde y sont également soumis. On peut dire que ce désir est en nous la seule force qui participe vraiment à l’éternité. L’amour, sous sa forme brutale, est la puissance qui unit et détruit, qui cohère et disperse. C’est, de la vie, le symbole et la réalité, l’acte et le concept. Et la jeune fille qui se refuse, luttant contre des forces qui dominent l’infini, représente seule mieux que le savant et le métaphysicien, mieux que des générations innombrables de rêveurs, ce qui est proprement humain ici-bas : le choix.

La culotte en jersey de soie, de Ly, demeure le plus beau symbole, ironique et lascif, des vérités transcendantes à l’homme.

Nous voyons donc, en ces souvenirs qu’eut méprisé comme légers un penseur de jadis, la nature profonde des choses et la réalité substantielle du grand Tout.

Civilisations et religions, sciences et puissances, grands hommes et manieurs de foudres ne sont à côté de l’Amour, que l’ombre d’une ombre et le rêve d’un rêve.