La Culture des idées/La Création subconsciente

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LA CRÉATION SUBCONSCIENTE[1]

                                      I


Des hommes ont reçu un don particulier qui les distingue fortement d’entre leurs semblables ; discoboles ou stratèges, poètes ou bouffons, statuaires ou financiers, dès qu’ils dépassent le niveau commun, exigent de l’observateur une attention particulière. La protubérance d’une de leurs facultés les désigne à l’analyse et à ce procédé d’analyse qui est la différenciation successive ; ainsi on arrive à discerner dans l’humanité une classe d’êtres dont le signe est la différence, de même que, pour l’humanité vulgaire, le signe est la ressemblance. Il y a des hommes dont on ne peut jamais savoir ce qu’ils vont dire quand ils commencent à parler ; il y en a peu ; des autres le discours est connu dès qu’ils ouvrent la bouche. On allègue ici les disparités très sensibles, car il est incontestable que, même parmi les ressemblants les moins diversifiables à première vue, il n’y a point deux créatures qui ne soient, au fond, contradictoires entre elles ; c’est la dernière gloire de l’homme, et celle que la science n’a pu lui arracher, qu’il n’y ait point de science de l’homme.

S’il n’y a point de science de l’homme commun, moins encore y a-t-il une science de l’homme différent, puisque la manifestation de sa différence le constitue solitaire et unique, c’est-à-dire incomparable. Cependant, comme il y a une physiologie, il y a une psychologie générale : quelles qu’elles soient, toutes les bêtes terrestres respirent le même air et le cerveau de l’homme de génie, comme celui du pauvre homme, puise dans la sensation sa force primordiale. Selon quel mécanisme la sensation se transforme en acte, on ne le sait que d’une façon grossière ; on sait seulement que pour que cette transformation s’accomplisse, l’intervention de la conscience n’est pas nécessaire ; on sait aussi que cette intervention peut être nuisible, par son pouvoir de modifier la logique déterministe, de rompre la série des associations pour créer dans l’esprit volontairement le premier anneau d’une chaîne nouvelle.

La conscience, qui est le principe de la liberté, n’est pas le principe de l’art. On peut énoncer fort clairement ce que l’on a conçu dans des ténèbres inconscientes. Loin d’être liée au fonctionnement de la conscience, l’activité intellectuelle en est le plus souvent troublée ; on écoute mal une symphonie, quand on sait qu’on l’écoute ; on pense mal, quand on sait que l’on pense : la conscience de penser n’est pas la pensée.

L’état subconscient est l’état de cérébration automatique, en pleine liberté, l’activité intellectuelle évoluant à la limite de la conscience, un peu au-dessous, hors de ses atteintes ; la pensée subconsciente peut demeurer à jamais inconnue, et elle peut, soit au moment précis où cesse l’automatisme, soit plus tard, et même après plusieurs années, surgir à la lumière. Ces faits de cogitation ne sont donc pas du domaine de l’inconscient proprement dit, puisqu’ils peuvent arriver à la conscience et, d’autre part, il sera sans doute préférable de réserver à ce mot un peu vaste la signification que lui donna une philosophie particulière. L’état subconscient, quoique le rêve puisse être une de ses manifestations, diffère encore de l’état de rêve. Le rêve est presque toujours absurde, d’une absurdité spéciale, incohérent ou déroulé selon des associations toutes passives[2] dont la marche diffère même de celle des ordinaires associations passives, conscientes ou subconscientes[3].

La création intellectuelle imaginative est inséparable de la fréquence de l’état subconscient ; et dans cette catégorie de créations il faut englober la découverte du savant et la construction idéologique du philosophe. Tous ceux qui, en quelque genre, ont innové ou inventé sont des imaginatifs autant que des observateurs. L’écrivain le plus pondéré, le plus réfléchi, le plus minutieux est à chaque instant, malgré lui, enrichi par le travail du subconscient ; il n’est pas d’œuvre, si volontaire, qui ne doive au subconscient quelque beauté ou quelque nouveauté. Jamais peut-être une phrase, la plus laborieuse, ne fut écrite ou dite en accord absolu avec la volonté ; la seule quête du mot dans le vaste et profond réservoir de la mémoire verbale est un acte qui échappe si bien à la volonté que, souvent, le mot qui venait s’enfuit au moment où la conscience allait l’apercevoir et le saisir. On sait combien il est difficile de trouver volontairement le mot dont on a besoin et on sait aussi avec quelle aisance et quelle rapidité tels écrivains évoquent, dans la fièvre de l’écriture, les mots les plus insolites, ou les plus beaux.

Il est cependant imprudent de dire : « La mémoire est toujours inconsciente ».[4] La mémoire est la piscine secrète où, à notre insu, le subconscient jette son filet ; mais la conscience y pêche aussi volontiers. Cet étang plein des poissons jadis captés au hasard par la sensation, la subconscience le connaît particulièrement bien ; la conscience est moins habile à s’y approvisionner, bien qu’elle ait à son service plusieurs méthodes utiles, telles que l’association logique des idées ou la localisation des images. Selon que le cerveau travaille dans la nuit ou à la lueur du falot de la conscience, l’homme acquiert une personnalité différente, mais, sauf les cas pathologiques, l’état second n’est pas tellement précisé que l’état premier ne puisse, sans troubler le labeur, intervenir : c’est en ces conditions, selon ce concert, que s’achèvent la plupart des œuvres d’abord imaginées soit par la volonté, soit par le rêve.

Chez Newton (en y pensant toujours), le travail du subconscient est continu, mais il se relie périodiquement à un travail volontaire ; tantôt perçue, tantôt inconnue de la conscience, la pensée explore tous les possibles. Chez Goethe, le subconscient est presque toujours actif et prêt à livrer à la volonté les œuvres multiples qu’il élabore sans elle et loin d’elle. Goethe a expliqué cela lui-même en une page d’une lucidité miraculeuse et pleine d’enseignements[5] : « Toute faculté d’agir et par conséquent tout talent implique une force instinctive agissant dans l’inconscience et dans l’ignorance des règles dont le principe est pourtant en elles. Plus tôt un homme s’instruit, plus tôt il apprend qu’il y a un métier, un art qui va lui fournir les moyens d’atteindre au développement régulier de ses facultés naturelles ; ce qu’il acquiert ne saurait jamais nuire en quoi que ce soit à son individualité originelle. Le génie par excellence est celui qui s’assimile tout, qui sait tout s’approprier sans préjudice pour son caractère inné. Ici se présentent les divers rapports entre la conscience et l’inconscience. Les organes de l’homme, par un travail d’exercice, d’apprentissage, de réflexion persistante et continue, par les résultats obtenus, heureux ou malheureux, par les mouvements d’appel et de résistance, ces organes amalgament, combinent inconsciemment ce qui est instinct et ce qui est acquis, et de cet amalgame, de cette chimie à la fois inconsciente et consciente, il résulte finalement un ensemble harmonieux dont le monde s’émerveille. Voici tantôt plus de soixante ans que la conception de Faust m’est venue en pleine jeunesse, parfaitement nette, distincte, toutes les scènes se déroulant devant mes yeux dans leur ordre de succession ; le plan, depuis ce jour, ne m’a pas quitté, et vivant avec cette idée, je la reprenais en détail et j’en composais tour à tour les morceaux qui dans le moment m’intéressaient davantage ; de telle sorte que, quand cet intérêt m’a fait défaut, il en est résulté des lacunes, comme dans la seconde partie. La difficulté était là d’obtenir par force de volonté, ce qui ne s’obtient, à vrai dire, que par acte spontané de la nature ». Il arrive aussi, tout au contraire, qu’une oeuvre antérieurement conçue, et dont on repousse l’exécution, finisse par s’imposer à la volonté. Il semble alors que le subconscient déborde et submerge la conscience ; il dicte ce que l’on n’écrit qu’avec répugnance. C’est l’obsession que rien ne décourage et qui triomphe même des paresses les plus nonchalentes, des dégoûts les plus violents. Ensuite, on éprouve fréquemment, le travail accompli, une sorte de satisfaction, analogue à la satisfaction morale. L’idée du devoir qui, mal comprise, fait tant de ravages dans les consciences craintives, est sans doute une élaboration du subconscient : l’obsession est peut-être la force qui pousse au sacrifice, comme elle est celle qui pousse au suicide.

Schopenhauer comparait à la rumination le travail obscur et continu du subconscient au milieu des perceptions prisonnières dans la mémoire. Cette rumination, toute physiologique, peut suffire à modifier des croyances ou des convictions ; Hartmann a constaté qu’une idée ennemie, d’abord écartée, s’était au bout de quelque temps substituée en lui à l’idée habituelle qu’il avait d’un homme ou d’un fait. « Après des jours, des semaines ou des mois, si on a l’envie ou l’occasion d’exprimer son opinion sur le même sujet, on découvre, à son grand étonnement, qu’on a subi une véritable révolution mentale, que les anciennes opinions, dont on se considérait jusque-là comme réellement convaincu, ont été complètement abandonnées et que les idées nouvelles se sont tout à fait implantées à leur place. Ce processus inconscient de digestion et d’assimilation mentale, j’en ai souvent fait sur moi-même l’expérience ; et d’instinct, je me suis toujours gardé d’en troubler le cours par une réflexion prématurée, toutes les fois qu’il se produisait en moi à propos de questions importantes, qui intéressaient mes conceptions sur le monde et sur l’esprit[6] ». Cette observation pourrait être appliquée au phénomène si intéressant de la conversion. Il n’est pas douteux que des gens se sont un jour sentis amenés ou ramenés aux idées religieuses, qui n’avaient ni le désir, ni la crainte, ni l’espoir de ce revirement. Dans une conversion, la volonté ne peut agir qu’après un long travail du subconscient et lorsque tous les éléments de la conviction nouvelle ont été secrètement rassemblés et combinés. Cette force nouvelle où le converti s’appuie et dont il ignore l’origine, c’est ce que la théologie appelle la grâce ; la grâce est le résultat d’un labeur subconscient : la grâce est subconsciente.

Comme Hartmann, mais par instinct et non plus par préconception philosophique, Alfred de Vigny se fiait au subconscient du soin de mûrir ses idées ; mûres, il les retrouvait ; elles venaient d’elles-mêmes s’offrir, riches de toutes leurs conséquences. On peut supposer que, comme chez Goethe, c’était là un subconscient à lointaine échéance, du papier long, très long, car M. de Vigny laissa entre telles de ses oeuvres d’inhabituels intervalles. Il est très probable que, s’il y a des subconscients inactifs, il en est d’autres qui, après une période active, cessent tout à coup de travailler, soit qu’une usure précoce, soit qu’une modification de rapports ait eu lieu dans les cellules cérébrales. Racine offre l’exemple singulier d’un silence de vingt ans coupé juste au milieu par deux œuvres qui n’ont qu’une ressemblance formelle avec celles de sa phase première. Peut-on supposer que ce fut par scrupule religieux qu’il a pendant si longtemps refusé d’écouter les suggestions du subconscient ? Peut-on supposer que la religion qui avait modifié la nature de ses perceptions avait en même temps diminué la puissance physiologique de son cerveau ? Cela serait contraire à toutes les autres observations qui démontrent au contraire qu’une croyance nouvelle est un excitant nouveau. Il semble donc probable que Racine se tut parce qu’il n’avait presque plus rien à dire, tout simplement : c’est une aventure commune, et il trouva dans la religion la consolation commune.

Il faudrait donc distinguer deux sortes de subconscients : celui dont l’énergie est brève et forte et celui dont la force, moins ardente, est plus durable. Les deux extrêmes se manifestent dans l’homme qui produit, tout jeune, une œuvre remarquable, puis s’abstient ; et dans l’homme qui offre pendant des soixante ans, le spectacle d’un labeur médiocre, inutile et continu. Il s’agit naturellement des œuvres où l’intelligence imaginative a la plus grande part, des œuvres dont le subconscient est toujours le maître collaborateur.

Plus pratiquement, et à un tout autre point de vue, M. Chabaneix, après avoir étudié le subconscient continu, le divise en subconscient nocturne et en subconscient à l’état de veille. Le subconscient nocturne est onirique ou préonirique, s’il s’agit du sommeil ou des instants qui précèdent le sommeil. Maury, qui en était particulièrement affligé, a traité avec soin des hallucinations qui se forment au moment où l’on ferme les yeux pour s’endormir ; on ne voit pas que ces hallucinations appelées hypnagogiques, et qui sont presque toujours visuelles, puissent avoir une action spéciale sur les idées en travail dans un cerveau ; ce sont des embryons de rêves qui n’influencent qu’à la manière des rêves le cours de la pensée. Il arrive que le travail conscient du cerveau se prolonge durant le rêve et même se parachève et qu’au réveil, sans réflexion, sans peine, on se trouve maître d’un problème, d’un poème, d’une combinaison que l’esprit, dans la veille, avait été impuissant à trouver. Burdach, professeur à Koenigsberg, fit en rêve plusieurs découvertes physiologiques qu’il put ensuite vérifier. Un rêve fut parfois le point de départ d’une œuvre ; parfois une œuvre fut entièrement conçue et exécutée pendant le sommeil. Il est cependant fort probable que c’est la raison consciente qui, au réveil, jugeant et rectifiant spontanément le rêve, lui donne sa véritable valeur et le dépouille de cette incohérence particulière aux songes les plus sensés.

A l’état de veille, l’inspiration semble la manifestation la plus claire du subconscient dans le domaine de la création intellectuelle. Sous sa forme aiguë, l’inspiration se rapprocherait beaucoup du somnambulisme. Certaines attitudes de Socrate (d’après Aulu-Gelle), de Diderot, de Blake, de Shelley, de Balzac, donnent de la force à cette opinion. Le Dr Régis[7] dit que les hommes de génie furent presque tous des « dormeurs éveillés » ; mais le dormeur éveillé est assez souvent un « distrait », celui dont l’esprit se concentre volontairement sur un problème. Ainsi l’excès et l’absence de conscience psychologique se manifesteraient, en certains cas, par d’identiques phénomènes. A quoi pensait Socrate pendant ses journées d’immobilité ? Pensait-il ? Avait-il connaissance de sa pensée ? Les fakirs pensent-ils ? Et Beethoven, lorsque, sans chapeau, sans habit, il se laissait arrêter comme vagabond ? Était-il en obsession volontaire ou en quasi-somnambulisme ? Savait-il à quoi il pensait si fortement, ou bien son travail cérébral était-il inconscient ? Stuart Mill composa sa logique dans les rues de Londres, pendant le trajet quotidien de sa maison aux bureaux de la Compagnie des Indes ; croira-t-on que cet ouvrage ne fut pas ordonné en état de conscience parfaite ? Ce qui était subconscient chez Stuart Mill c’était, dit M. Chabaneix[8], l’effort pour se guider dans une rue populeuse ; « il y a là automatisme des centres inférieurs ». Ce renversement des termes, plus fréquent que ne l’ont cru certains psychologues, peut faire naître des doutes sur la véritable nature de l’inspiration. On devra tout au moins rechercher si, à partir du moment où commence la réalisation, même purement cérébrale, d’une œuvre, il est possible que le travail demeure tout à fait subconscient. La lettre de Mozart n’explique que Mozart : « Quand je me sens bien et que je suis de bonne humeur, soit que je voyage en voiture ou que je me promène après un bon repas, ou dans la nuit, quand je ne puis dormir, les pensées me viennent en foule et le plus aisément du monde. D’où et comment m’arrivent-elles ? Je n’en sais rien, je n’y suis pour rien. Celles qui me plaisent, je les garde dans ma tête et je les fredonne, à ce que du moins m’ont dit les autres. Une fois que je tiens mon air, un autre bientôt vient s’ajouter au premier. L’oeuvre grandit, je l’entends toujours et la rends de plus en plus distincte, et la composition finit par être tout entière achevée dans ma tête, bien qu’elle soit longue… Tout cela se produit en moi comme dans un beau songe très distinct… Si je me mets ensuite à écrire, je n’ai plus qu’à tirer du sac de mon cerveau ce qui s’y est accumulé précédemment, comme je l’ai dit. Aussi le tout ne tarde guère à se fixer sur le papier. Tout est déjà parfaitement arrêté et il est rare que ma partition diffère beaucoup de ce que j’avais auparavant dans ma tête. On peut sans inconvénient me déranger pendant que j’écris… [9] ». Tout est donc subconscient dans Mozart, et le labeur matériel de l’exécution n’est plus guère qu’un travail de copie. J’ai vu un écrivain ne pas oser corriger ses rédactions spontanées, de peur de commettre des fautes de ton : il se rendait compte que l’état dans lequel il corrigerait était très différent de l’état où il se trouvait pendant la période d’exécution, qui avait été en même temps celle de la conception. Un mot entendu, une attitude entrevue, un personnage singulier croisé dans la rue étaient souvent le seul prétexte de ses contes, qu’il improvisait en trois ou quatre heures ; s’il suivait un plan antérieur, presque toujours, dès la première page écrite, il l’abandonnait, achevant son récit d’après une logique nouvelle, arrivant à une conclusion tout à fait différente de celle qui, la première fois, lui avait paru la meilleure. Quelques-uns de ces plans avaient parfois été écrits sous une si forte influence du subconscient qu’il ne les comprenait plus, ne les reconnaissait qu’à l’écriture, ne pouvait les situer dans le passé que grâce au genre du papier, à la couleur de l’encre. D’autres projets, se rapportant à des œuvres plus longues, lui revenaient au contraire, fréquemment, à l’esprit ; il avait conscience d’y songer plusieurs fois par jour et il était persuadé que c’étaient ces songeries, même vagues et inconsistantes, qui lui rendaient, aux moments de l’exécution, le travail assez facile. De fait, je ne lui ai jamais vu de sérieuses préoccupations au sujet d’œuvres qui passaient pourtant pour être d’une littérature plutôt ardue ; il n’en parlait jamais et je crois bien qu’il n’y pensait consciemment qu’au moment d’en écrire les terribles premières lignes ; mais, une fois le travail en train, presque toute sa vie intellectuelle s’y concentrait, les périodes de rumination subconsciente rejoignant perpétuellement les périodes de méditation volontaire.

Villiers de l’Isle-Adam avait, autant que j’ai pu m’en rendre compte, cette méthode de travail : l’idée entrée dans son esprit, et il arrivait qu’elle y entrât soudain, au cours d’une conversation principalement, car il était grand causeur et il profitait de tout, l’idée entrée d’abord par la petite porte, timidement, sans faire de bruit, s’installait bientôt comme chez elle, envahissait toutes les réserves du subconscient, puis, de temps à autre, montait à la conscience et obligeait réellement Villiers à obéir à l’obsession ; alors quel que fût son interlocuteur, il parlait ; il parlait même seul, et d’ailleurs, quand il parlait son idée, il parlait toujours comme s’il eût été seul. J’entendis ainsi, par lambeaux, plusieurs de ses derniers contes ; et même un jour que nous étions assis à la terrasse d’un café du boulevard, j’eus l’illusion d’écouter de véritables divagations où revenait périodiquement cette affirmation : « Il y avait un coq ! Il y en avait un ! » Je ne compris que plus tard, après plusieurs mois, quand parut le Chant du Coq. Parlant sur un ton sourd, il ne s’adressait pas à moi. Cependant, son but conscient, en retournant ses idées à haute voix, était de chercher à deviner l’effet qu’elles produisaient sur un auditeur ; mais, peu à peu, ce but s’obscurcissait : c’était le subconscient qui parlait pour lui. Il avait le travail lent : il y a cinq ou six manuscrits superposés de de l’Ève future, et le premier est tellement différent du dernier que seul le nom d’Edison peut servir à les relier l’un à l’autre. On dit assez souvent d’un homme qui n’a écrit que peu, qu’il a peu travaillé : je suis persuadé que Villiers de l’Ile-Adam n’a jamais cessé un instant de travailler, même pendant son sommeil. Malgré le blocus quelquefois absolu que ses idées établissaient autour de son attention, nul esprit n’était plus rapide ni mieux doué pour la riposte ; il ne connaissait pas le crépuscule du réveil : après la nuit la plus brève, il se retrouvait, au coup même du sursaut, en pleine possession de toute sa lucidité, de toute sa verve. Quoiqu’il fût bien l’homme de sa littérature, on trouverait en lui l’esquisse d’une double personnalité, mais où le conscient et l’inconscient seraient si enchevêtrés l’un dans l’autre qu’il serait difficile d’en faire le départage ; il serait aisé, au contraire, d’écrire deux vies de Mozart, l’une de l’homme social, l’autre de l’homme en état second, toutes les deux parfaitement légitimes.

Baudelaire disait : L’inspiration, c’est de travailler tous les jours. Mais cet aphorisme ne semble pas le résumé de son expérience personnelle. Le travail quotidien, régulier, c’est, pour ainsi dire, l’inspiration régularisée, domestiquée, asservie. Les termes ne sont pas contradictoires, car il est certain qu’alors l’état second, devenant périodique, peut n’en devenir que plus profond. L’habitude, si puissante, se joint à la nature pour renforcer un état psychologique qui devient alors un véritable besoin ; ceux qui se sont astreints au labeur de tous les jours, s’il leur arrive de s’y soustraire, surtout en restant dans le même milieu, éprouvent, pendant et après les heures de l’accès périodique, un certain malaise, parfois une vraie souffrance : le remords n’a peut-être pas d’autre origine, qu’il s’agisse d’un acte habituel qui n’a pas été accompli, ou d’un acte inhabituel qui a violemment troublé la marche coutumière des journées.

L’inspiration, si elle est un état second, peut donc être un état second provoqué par la volonté. Il n’est pas douteux que des artistes, des écrivains, des savants peuvent travailler quand il le faut, sans préparation, aiguillonnés seulement par la nécessité et, d’autre part, que les œuvres ainsi produites sont tout aussi bonnes que celles dont l’exécution n’a été déterminée que par un désir de réalisation. Cela ne signifie pas que le subconscient soit inactif pendant le travail volontairement commencé, mais son activité a été provoquée. Il y a donc un subconscient qui n’est pas spontané, qui vient se mêler au conscient quand la volonté en a besoin, mais qui, peu à peu, au cours d’un travail, se substitue à la volonté. Il suffit souvent de se mettre à la besogne pour sentir que s’évanouissent une à une toutes les difficultés qui paralysaient l’effort, mais il est possible que ce raisonnement soit paralogique et que le travail ne soit précisément devenu possible que par l’affaiblissement préalable des obstacles qui se dressaient d’abord devant l’esprit. Dans l’un ou l’autre cas, d’ailleurs, il y a intervention évidente des forces subconscientes.

Comment une sensation devient-elle une image ; l’image, une idée ; comment l’idée se développe-t-elle ; comment prend-elle la forme qui nous semble la meilleure ; comment, s’il s’agit d’écriture, la mémoire verbale est-elle mise à contribution ? Autant de questions qui me semblent insolubles et dont la solution serait pourtant nécessaire à qui voudrait donner une définition précise de l’inspiration. « Pour la création originale, écrit M. Ribot[10], ni la réflexion ni la volonté ne suppléent l’inspiration ». Sans doute, mais la réflexion et la volonté peuvent cependant avoir leur rôle dans l’évolution de ce phénomène mystérieux et, d’autre part, les cas sont assez rares de pur automatisme intellectuel. Il faut sans doute supposer que les hommes capables de subir l’heureuse influence de l’inspiration sont aussi des hommes plus que les autres capables de sentir avec force et avec fréquence les chocs du monde extérieur. Les imaginatifs sont aussi des sensitifs. Il faut que les réserves de leur cerveau soient très riches en éléments ; cela suppose un apport constant de la sensation ; cela suppose donc une sensibilité très vive et une capacité de sentir incessamment renouvelée. Cette sensibilité appartient encore en grande partie au domaine du subconscient ; il y a, selon l’expression de Leibnitz, « les pensées dont ne s’aperçoivent pas notre âme », il y a aussi les sensations dont ne s’aperçoivent pas nos sens, et ce sont peut-être celles-ci qui, de même qu’elles sont entrées, sortent subconsciemment. Les observations les plus fructueuses sont celles que l’on a faites sans le savoir ; vivre sans penser à la vie est souvent le meilleur moyen d’apprendre à connaître la vie. Après un demi-siècle et plus un homme voit surgir devant lui le milieu, le paysage, les faits de son enfance indifférente ; enfant, il avait vécu dans le monde extérieur comme dans une dépendance de lui-même, avec un souci purement physiologique ; il avait vu sans voir, et voici que, tandis que tout l’intermédiaire reste brumeux, c’est la période de ses sensations les plus fugaces qui remonte et s’avive devant ses yeux. Il est bien évident que la sensation entrée en nous sans que nous en ayons eu conscience ne peut, à aucun moment, être volontairement évoquée ; mais la sensation consciente peut, au contraire, nous revenir à l’improviste, sans nul concours de la volonté. Le subconscient a donc pouvoir sur deux ordres de sensations et la conscience n’en a qu’un seul à sa disposition : cela peut expliquer pourquoi la volonté et la réflexion ont une part si restreinte dans les créations de la littérature ou de l’art.

Mais quelle est leur part dans le reste de la vie ?

En principe, l’homme est un automate, et il semble que dans l’homme la conscience soit un gain, une faculté surajoutée. Il ne faut pas s’y tromper : l’homme qui marche, qui agit, qui parle n’est pas nécessairement conscient ni jamais tout à fait conscient. La conscience est sans doute, si on prend le mot dans son sens précis et absolu, l’apanage du petit nombre. Réunis en foule, les hommes deviennent particulièrement automatiques, et d’abord leur instinct de se réunir, de faire à un moment donné tous la même chose témoigne bien de la nature de leur intelligence. Comment supposer une conscience et une volonté aux membres de ces cohues qui, aux jours de fête ou de troubles, se pressent tous vers le même point, avec les mêmes gestes et les mêmes cris ? Ce sont des fourmis qui sortent après l’ondée de dessous les brins d’herbe, et voilà tout. L’homme conscient qui se mêle naïvement à la foule, qui agit dans le sens de la foule, perd sa personnalité ; il n’est plus qu’un des suçoirs de la grande pieuvre factice, et presque toutes ses sensations vont mourir vainement dans le cerveau collectif de l’hypothétique animal ; de ce contact, il ne rapportera à peu près rien ; l’homme qui sort de la foule n’a qu’un souvenir, comme le noyé qui émerge, celui d’être tombé dans l’eau.

C’est parmi le petit nombre des élus de la conscience qu’il faut chercher les exemplaires véritablement supérieurs d’une humanité dont ils sont, non les conducteurs, ce qui serait fâcheux et contredirait trop l’instinct, mais les juges. Cependant grave sujet de méditation, ces hommes surélevés n’atteignent toute leur valeur qu’aux moments où la conscience, devenant subconsciente, ouvre les écluses du cerveau et laisse se précipiter vers le monde les flots rénovés des sensations qu’ils doivent au monde. Ils sont de magnifiques instruments dont le subconscient seul joue avec génie ; lui aussi, le génie, est subconscient. Goethe est le type de ces hommes doubles et le héros suprême de l’humanité intellectuelle.

Il y a d’autres hommes non moins rares, mais moins complets, chez lesquels la volonté ne joue qu’un rôle fort ordinaire et qui ne sont rien dès qu’ils ne sont plus sous l’influence du subconscient. Leur génie n’en est souvent que plus pur et plus énergique ; ils sont des instruments plus dociles sous le souffle du Dieu inconnu. Mais comme Mozart, ils ne savent ce qu’ils font ; ils obéissent à une force irrésistible. Voilà pourquoi Gluck faisait transporter son piano au milieu d’une prairie, en plein soleil ; voilà pourquoi Haydn contemplait une bague, pourquoi Crébillon vivait parmi une meute de chiens, pourquoi Schiller respirait fréquemment l’odeur des pommes pourries dont il avait rempli le tiroir de sa table de travail. Telles sont les moindres fantaisies du subconscient ; il a de pires exigences.


  1. A propos de : Physiologie cérébrale. Le Subconscient chez les artistes, les savants et les écrivains, par le Dr Paul Chabaneix. Paris, J.-B. Bailliêre. — Cette étude était écrite quand a paru le magistral ouvrage de M. Ribot, L’Imagination créatrice (juillet 1900).
  2. Voyez dans un rêve de Maury (Le Sommeil et les Rêves) le mot jardin menant le rêveur en Perse, puis à une lecture de l’Ane mort (Jardin, Chardin, Janin) ; et, dans cet autre, la syllabe lo conduisait l’esprit de kilomètre à loto, par Gilolo, lobélia, Lopez. Cependant le poète (rime, allitération) subit de pareilles associations, mais il doit avoir le talent de les rendre logiques, ce qui n’a guère lieu dans le rêve pur et simple. Victor Hugo, véritable incarnation du Subconscient, triomphe, avec excès, de ces rapprochements, d’abord involontaires.
  3. A propos du rêve, M. Chabaneix dit (p. 17) que ceux qui pensent souvent par images visuelles sont sujets à des rêves ou les images s’objectivent amplifiées. Une observation personnelle contredit cela, mais je n’oppose qu’une seule observation à beaucoup d’observations : il s’agit d’un écrivain qui, quoique assiégé à l’état de veille par les images visuelles internes, n’a que de très rares rêves imagés et jamais d’hallucinations caractéristiques. Récemment, après avoir relu dans la journée le livre de Maury, il eut le soir, pour la première fois, deux ou trois assez vagues hallucinations hypnagogiques, sans doute provoquées par le désir, ou la peur, de connaître cet état. — Ceci peut servir à expliquer la contagion de l’hallucination par le livre. — Il vit des lueurs kaléidoscopiques, puis des têtes grimaçantes, enfin un personnage drapé de vert, de grandeur naturelle, dont il n’apercevait, par le coin de l’œil droit, qu’une moitié. A ce moment il rouvrait les yeux. Ce personnage sortait évidemment d’une histoire illustrée de la peinture italienne, feuilletée le matin.
  4. Le Subconscient, p. 11.
  5. Lettre à G. de Humboldt, 17 mars 1832. (Le Subconscient p. 16.) Goethe avait alors quatre-vingt-trois ans ; il mourait cinq jours plus tard. La lettre est citée tout entière par Eckermann, II, 331 ; la traduction de Délerot est un peu différente.
  6. Le subconscient, p. 24.
  7. Préface du Subconscient.
  8. P. 93.
  9. Le Subconscient, p. 93, d’après Jahm.
  10. Psychologie des Sentiments. — G. de Humboldt disait : « La raison combine, modifie et dirige ; elle ne peut créer, parce que le principe de vie n’est pas en elle. (Idées sur la nouvelle Constitution française.)