La Curée/V
V
Le baiser qu’il avait mis sur le cou de sa femme préoccupait Saccard. Il n’usait plus de ses droits de mari depuis longtemps ; la rupture était venue naturellement, ni l’un ni l’autre ne se souciant d’une liaison qui les dérangeait. Pour qu’il songeât à rentrer dans la chambre de Renée, il fallait qu’il y eût quelque bonne affaire au bout de ses tendresses conjugales.
Le coup de fortune de Charonne marchait bien, tout en lui laissant des inquiétudes sur le dénoûment. Larsonneau, avec son linge éblouissant, avait des sourires qui lui déplaisaient. Il n’était qu’un pur intermédiaire, qu’un prête-nom dont il payait les complaisances par un intérêt de dix pour cent sur les bénéfices futurs. Mais, bien que l’agent d’expropriation n’eût pas mis un sou dans l’affaire, et que Saccard, après avoir fourni les fonds du café-concert, eût pris toutes ses précautions, contre-vente, lettres dont la date restait en blanc, quittances données à l’avance, ce dernier n’en éprouvait pas moins une peur sourde, un pressentiment de quelque traîtrise. Il flairait, chez son complice, l’intention de le faire chanter, à l’aide de cet inventaire faux que celui-ci gardait précieusement, et auquel il devait uniquement d’être de l’affaire.
Aussi les deux compères se serraient-ils vigoureusement la main. Larsonneau traitait Saccard de « cher maître ». Il avait, au fond, une véritable admiration pour cet équilibriste, dont il suivait en amateur les exercices sur la corde roide de la spéculation. L’idée de le duper le chatouillait comme une volupté rare et piquante. Il caressait un plan encore vague, ne sachant trop comment employer l’arme qu’il possédait, et à laquelle il craignait de se couper lui-même. Il se sentait, d’ailleurs, à la merci de son ancien collègue. Les terrains et les constructions que des inventaires savamment calculés estimaient déjà à près de deux millions, et qui ne valaient pas le quart de cette somme, devaient finir par s’abîmer dans une faillite colossale si la fée de l’expropriation ne les touchait de sa baguette d’or. D’après les plans primitifs qu’ils avaient pu consulter, le nouveau boulevard, ouvert pour relier le parc d’artillerie de Vincennes à la caserne du Prince-Eugène, et mettre ce parc au cœur de Paris en tournant le faubourg Saint-Antoine, emportait une partie des terrains ; mais il restait à craindre qu’ils ne fussent qu’à peine écornés et que l’ingénieuse spéculation du café-concert n’échouât par son imprudence même. Dans ce cas, Larsonneau demeurait avec une aventure délicate sur les bras. Ce péril, toutefois, ne l’empêchait pas, malgré son rôle forcément secondaire, d’être navré, lorsqu’il songeait aux maigres dix pour cent qu’il toucherait dans un vol si colossal de millions. Et c’était alors qu’il ne pouvait résister à la démangeaison furieuse d’allonger la main, de se tailler sa part.
Saccard n’avait pas même voulu qu’il prêtât de l’argent à sa femme, s’amusant lui-même à cette grosse ficelle de mélodrame, où se plaisait son amour des trafics compliqués.
— Non, non, mon cher, disait-il avec son accent provençal, qu’il exagérait encore quand il voulait donner du sel à une plaisanterie, n’embrouillons pas nos comptes… Vous êtes le seul homme à Paris auquel j’ai juré de ne jamais rien devoir.
Larsonneau se contentait de lui insinuer que sa femme était un gouffre. Il lui conseillait de ne plus lui donner un sou, pour qu’elle leur cédât immédiatement sa part de propriété. Il aurait préféré n’avoir affaire qu’à lui. Il le tâtait parfois, il poussait les choses jusqu’à dire, de son air las et indifférent de viveur :
— Il faudra pourtant que je mette un peu d’ordre dans mes papiers… Votre femme m’épouvante, mon bon. Je ne veux pas qu’on pose chez moi les scellés sur certaines pièces.
Saccard n’était pas homme à supporter patiemment de pareilles allusions, quand il savait surtout à quoi s’en tenir sur l’ordre froid et méticuleux qui régnait dans les bureaux du personnage. Toute sa petite personne rusée et active se révoltait contre les peurs que cherchait à lui faire ce grand bellâtre d’usurier en gants jaunes. Le pis était qu’il se sentait pris de frissons, quand il pensait à un scandale possible ; et il se voyait exilé brutalement par son frère, vivant en Belgique de quelque négoce inavouable. Un jour, il se fâcha, il alla jusqu’à tutoyer Larsonneau.
— Écoute, mon petit, lui dit-il, tu es un gentil garçon, mais tu ferais bien de me rendre la pièce que tu sais. Tu verras que ce bout de papier finira par nous fâcher.
L’autre fit l’étonné, serra les mains de son « cher maître », en l’assurant de son dévouement. Saccard regretta son impatience d’une minute. Ce fut à cette époque qu’il songea sérieusement à se rapprocher de sa femme ; il pouvait avoir besoin d’elle contre son complice, et il se disait encore que les affaires se traitent merveilleusement sur l’oreiller. Le baiser sur le cou devint peu à peu la révélation de toute une nouvelle tactique.
D’ailleurs, il n’était pas pressé, il ménageait ses moyens. Il mit tout l’hiver à mûrir son plan, tiraillé par cent affaires plus embrouillées les unes que les autres. Ce fut pour lui un hiver terrible, plein de secousses, une campagne prodigieuse, pendant laquelle il fallut chaque jour vaincre la faillite. Loin de restreindre son train de maison, il donna fête sur fête. Mais s’il parvint à faire face à tout, il dut négliger Renée, qu’il réservait pour son coup de triomphe, lorsque l’opération de Charonne serait mûre. Il se contenta de préparer le dénouement, en continuant à ne plus lui donner de l’argent que par l’entremise de Larsonneau. Quand il pouvait disposer de quelques milliers de francs, et qu’elle criait misère, il les lui apportait, en disant que les hommes à Larsonneau exigeaient un billet du double de la somme. Cette comédie l’amusait énormément, l’histoire de ces billets le ravissait par le roman qu’ils mettaient dans l’affaire. Même au temps de ses bénéfices les plus nets, il avait servi la pension de sa femme d’une façon très irrégulière, lui faisant des cadeaux princiers, lui abandonnant des poignées de billets de banque, puis la laissant aux abois pour une misère pendant des semaines. Maintenant qu’il se trouvait sérieusement embarrassé, il parlait des charges de la maison, il la traitait en créancier, auquel on ne veut pas avouer sa ruine, et qu’on fait patienter avec des histoires. Elle l’écoutait à peine ; elle signait tout ce qu’il voulait ; elle se plaignait seulement de ne pouvoir signer davantage.
Il avait déjà, cependant, pour deux cent mille francs de billets signés d’elle, qui lui coûtaient à peine cent dix mille francs. Après les avoir fait endosser par Larsonneau au nom duquel ils étaient souscrits, il faisait voyager ces billets d’une façon prudente, comptant s’en servir plus tard comme d’armes décisives. Jamais il n’aurait pu aller jusqu’au bout de ce terrible hiver, prêter à usure à sa femme et maintenir son train de maison, sans la vente de son terrain du boulevard Malesherbes, que les sieurs Mignon et Charrier lui payèrent argent comptant, mais en retenant un escompte formidable.
Cet hiver fut pour Renée une longue joie. Elle ne souffrait que du besoin d’argent. Maxime lui coûtait très cher ; il la traitait toujours en belle-maman, la laissait payer partout. Mais cette misère cachée était pour elle une volupté de plus. Elle s’ingéniait, se cassait la tête, pour que « son cher enfant » ne manquât de rien ; et, quand elle avait décidé son mari à lui trouver quelques milliers de francs, elle les mangeait avec son amant, en folies coûteuses, comme deux écoliers lâchés dans leur première escapade. Lorsqu’ils n’avaient pas le sou, ils restaient à l’hôtel, ils jouissaient de cette grande bâtisse, d’un luxe si neuf et si insolemment bête. Le père n’était jamais là. Les amoureux gardaient le coin du feu plus souvent qu’autrefois. C’est que Renée avait enfin empli d’une jouissance chaude le vide glacial de ces plafonds dorés. Cette maison suspecte du plaisir mondain était devenue une chapelle où elle pratiquait à l’écart une nouvelle religion. Maxime ne mettait pas seulement en elle la note aiguë qui s’accordait avec ses toilettes folles ; il était l’amant fait pour cet hôtel, aux larges vitrines de magasin, et qu’un ruissellement de sculptures inondait des greniers aux caves ; il animait ces plâtras, depuis les deux Amours joufflus qui, dans la cour, laissaient tomber de leur coquille un filet d’eau, jusqu’aux grandes femmes nues soutenant les balcons et jouant au milieu des frontons avec des épis et des pommes ; il expliquait le vestibule trop riche, le jardin trop étroit, les pièces éclatantes où l’on voyait trop de fauteuils et pas un objet d’art. La jeune femme, qui s’y était mortellement ennuyée, s’y amusa tout d’un coup, en usa comme d’une chose dont elle n’avait pas d’abord compris l’emploi. Et ce ne fut pas seulement dans son appartement, dans le salon bouton d’or et dans la serre qu’elle promena son amour, mais dans l’hôtel entier. Elle finit par se plaire même sur le divan du fumoir ; elle s’oubliait là, elle disait que cette pièce avait une vague odeur de tabac très agréable.
Elle prit deux jours de réception au lieu d’un. Le jeudi, tous les intrus venaient. Mais le lundi était réservé aux amies intimes. Les hommes n’étaient pas admis. Maxime seul assistait à ces parties fines qui avaient lieu dans le petit salon. Un soir, elle eut l’étonnante idée de l’habiller en femme et de le présenter comme une de ses cousines. Adeline, Suzanne, la baronne de Meinhold et les autres amies qui étaient là se levèrent, saluèrent, étonnées par cette figure qu’elles reconnaissaient vaguement. Puis lorsqu’elles comprirent, elles rirent beaucoup, elles ne voulurent absolument pas que le jeune homme allât se déshabiller. Elles le gardèrent avec ses jupes, le taquinant, se prêtant à des plaisanteries équivoques. Quand il avait reconduit ces dames par la grande porte, il faisait le tour du parc et revenait par la serre. Jamais les bonnes amies n’eurent le moindre soupçon. Les amants ne pouvaient être plus familiers qu’ils ne l’étaient déjà, lorsqu’ils se disaient bons camarades. Et s’il arrivait qu’un domestique les vît se serrer d’un peu près, entre deux portes, il n’éprouvait aucune surprise, étant habitué aux plaisanteries de madame et du fils de monsieur.
Cette liberté entière, cette impunité les enhardissaient encore. S’ils poussaient les verrous la nuit, ils s’embrassaient le jour dans toutes les pièces de l’hôtel. Ils inventèrent mille petits jeux, par les temps de pluie. Mais le grand régal de Renée était toujours de faire un feu terrible et de s’assoupir devant le brasier. Elle eut, cet hiver-là, un luxe de linge merveilleux. Elle porta des chemises et des peignoirs d’un prix fou, dont les entre-deux et la batiste la couvraient à peine d’une fumée blanche. Et, dans la lueur rouge du brasier, elle restait, comme nue, les dentelles et la peau roses, la chair baignée par la flamme à travers l’étoffe mince. Maxime, accroupi à ses pieds, lui baisait les genoux, sans même sentir le linge qui avait la tiédeur et la couleur de ce beau corps. Le jour était bas, il tombait pareil à un crépuscule dans la chambre de soie grise, tandis que Céleste allait et venait derrière eux, de son pas tranquille. Elle était devenue leur complice, naturellement. Un matin qu’ils s’étaient oubliés au lit, elle les y trouva, et garda son flegme de servante au sang glacé. Ils ne se gênaient plus, elle entrait à toute heure, sans que le bruit de leurs baisers lui fît tourner la tête. Ils comptaient sur elle pour les prévenir en cas d’alerte. Ils n’achetaient pas son silence. C’était une fille très économe, très honnête, et à laquelle on ne connaissait pas d’amant.
Cependant, Renée ne s’était pas cloîtrée. Elle courait le monde, y menait Maxime à sa suite, comme un page blond en habit noir, y goûtait même des plaisirs plus vifs. La saison fut pour elle un long triomphe. Jamais elle n’avait eu des imaginations plus hardies de toilettes et de coiffures. Ce fut alors qu’elle risqua cette fameuse robe de satin couleur buisson, sur laquelle était brodée toute une chasse au cerf, avec des attributs, des poires à poudre, des cors de chasse, des couteaux à larges lames. Ce fut alors aussi qu’elle mit à la mode les coiffures antiques que Maxime dut aller dessiner pour elle au musée Campana, récemment ouvert. Elle rajeunissait, elle était dans la plénitude de sa beauté turbulente. L’inceste mettait en elle une flamme qui luisait au fond de ses yeux et chauffait ses rires. Son binocle prenait des insolences suprêmes sur le bout de son nez, et elle regardait les autres femmes, les bonnes amies étalées dans l’énormité de quelque vice, d’un air d’adolescent vantard, d’un sourire fixe signifiant : « J’ai mon crime. »
Maxime, lui, trouvait le monde assommant. C’était par « chic » qu’il prétendait s’y ennuyer, car il ne s’amusait réellement nulle part. Aux Tuileries, chez les ministres, il disparaissait dans les jupons de Renée. Mais il redevenait le maître, dès qu’il s’agissait de quelque escapade. Renée voulut revoir le cabinet du boulevard, et la largeur du divan la fit sourire. Puis, il la mena un peu partout, chez les filles, au bal de l’Opéra, dans les avant-scènes des petits théâtres, dans tous les endroits équivoques où ils pouvaient coudoyer le vice brutal, en goûtant les joies de l’incognito. Quand ils rentraient furtivement à l’hôtel, brisés de fatigue, ils s’endormaient aux bras l’un de l’autre, cuvant l’ivresse du Paris ordurier, avec des lambeaux de couplets grivois chantant encore à leurs oreilles. Le lendemain, Maxime imitait les acteurs, et Renée, sur le piano du petit salon, cherchait à retrouver la voix rauque et les déhanchements de Blanche Müller, dans son rôle de la Belle Hélène. Ses leçons de musique du couvent ne lui servaient plus qu’à écorcher les couplets des bouffonneries nouvelles. Elle avait une horreur sainte pour les airs sérieux. Maxime « blaguait » avec elle la musique allemande, et il crut devoir aller siffler le Tannhauser par conviction, et pour défendre les refrains égrillards de sa belle-mère.
Une de leurs grandes parties fut de patiner ; cet hiver-là, le patin était à la mode, l’empereur étant allé un des premiers essayer la glace du lac, au bois de Boulogne. Renée commanda à Worms un costume complet de Polonaise, velours et fourrure ; elle voulut que Maxime eût des bottes molles et un bonnet de renard. Ils arrivaient au Bois, par des froids de loup qui leur piquaient le nez et les lèvres, comme si le vent leur eût soufflé du sable fin au visage. Cela les amusait d’avoir froid. Le Bois était tout gris, avec des filets de neige, semblables, le long des branches, à de minces guipures. Et, sous le ciel pâle, au-dessus du lac figé et terni, il n’y avait que les sapins des îles qui missent encore, au bord de l’horizon, leurs draperies théâtrales, où la neige cousait aussi de hautes dentelles. Ils filaient tous deux dans l’air glacé, du vol rapide des hirondelles qui rasent le sol. Ils mettaient un poing derrière le dos, et, se posant mutuellement l’autre main sur l’épaule, ils allaient droits, souriants, côte à côte, tournant sur eux-mêmes, dans le large espace que marquaient de grosses cordes. Du haut de la grande allée, des badauds les regardaient. Parfois ils venaient se chauffer aux brasiers allumés sur le bord du lac. Et ils repartaient. Ils arrondissaient largement leur vol, les yeux pleurant de plaisir et de froid.
Puis, quand vint le printemps, Renée se rappela son ancienne élégie. Elle voulut que Maxime se promenât avec elle dans le parc Monceau, la nuit, au clair de la lune. Ils allèrent dans la grotte, s’assirent sur l’herbe, devant la colonnade. Mais lorsqu’elle témoigna le désir de faire une promenade sur le petit lac, ils s’aperçurent que la barque qu’on voyait de l’hôtel, attachée au bord d’une allée, n’avait pas de rames. On devait les retirer le soir. Ce fut une désillusion. D’ailleurs, les grandes ombres du parc inquiétaient les amants. Ils auraient souhaité qu’on y donnât une fête vénitienne, avec des ballons rouges et un orchestre. Ils le préféraient, le jour, l’après-midi, et souvent ils se mettaient alors à une des fenêtres de l’hôtel, pour voir les équipages qui suivaient la courbe savante de la grande allée. Ils se plaisaient à ce coin charmant du nouveau Paris, à cette nature aimable et propre, à ces pelouses pareilles à des pans de velours, coupées de corbeilles, d’arbustes choisis, et bordées de magnifiques roses blanches. Les voitures se croisaient là, aussi nombreuses que sur un boulevard ; les promeneuses y traînaient leurs jupes, mollement, comme si elles n’eussent pas quitté du pied les tapis de leurs salons. Et, à travers les feuillages, ils critiquaient les toilettes, se montraient les attelages, goûtaient de véritables douceurs aux couleurs tendres de ce grand jardin. Un bout de grille dorée brillait entre deux arbres, une file de canards passait sur le lac, le petit pont renaissance blanchissait, tout neuf dans les verdures, tandis qu’aux deux bords de la grande allée, sur des chaises jaunes, les mères oubliaient en causant les petits garçons et les petites filles qui se regardaient d’un air joli, avec des moues d’enfants précoces.
Les amants avaient l’amour du nouveau Paris. Ils couraient souvent la ville en voiture, faisaient un détour, pour passer par certains boulevards qu’ils aimaient d’une tendresse personnelle. Les maisons, hautes, à grandes portes sculptées, chargées de balcons, où luisaient, en grandes lettres d’or, des noms, des enseignes, des raisons sociales, les ravissaient. Pendant que le coupé filait, ils suivaient, d’un regard ami, les bandes grises des trottoirs, larges, interminables, avec leurs bancs, leurs colonnes bariolées, leurs arbres maigres. Cette trouée claire qui allait au bout de l’horizon, se rapetissant et s’ouvrant sur un carré bleuâtre du vide, cette double rangée ininterrompue de grands magasins, où des commis souriaient aux clientes, ces courants de foule piétinant et bourdonnant, les emplissaient peu à peu d’une satisfaction absolue et entière, d’une sensation de perfection dans la vie de la rue. Ils aimaient jusqu’aux jets des lances d’arrosage, qui passaient comme une fumée blanche, devant leurs chevaux, s’étalaient, s’abattaient en pluie fine sous les roues du coupé, brunissant le sol, soulevant un léger flot de poussière. Ils roulaient toujours, et il leur semblait que la voiture roulait sur des tapis, le long de cette chaussée droite et sans fin, qu’on avait faite uniquement pour leur éviter les ruelles noires. Chaque boulevard devenait un couloir de leur hôtel. Les gaietés du soleil riaient sur les façades neuves, allumaient les vitres, battaient les tentes des boutiques et des cafés, chauffaient l’asphalte sous les pas affairés de la foule. Et quand ils rentraient, un peu étourdis par le tohu-bohu éclatant de ces longs bazars, ils se plaisaient au parc Monceau, comme à la plate-bande nécessaire de ce Paris nouveau, étalant son luxe aux premières tiédeurs du printemps.
Lorsque la mode les força absolument de quitter Paris, ils allèrent aux bains de mer, mais à regret, pensant sur les plages de l’Océan aux trottoirs des boulevards. Leur amour lui-même s’y ennuya. C’était une fleur de la serre qui avait besoin du grand lit gris et rose, de la chair nue du cabinet, de l’aube dorée du petit salon. Depuis qu’ils étaient seuls le soir, en face de la mer, ils ne trouvaient plus rien à se dire. Elle essaya de chanter son répertoire du théâtre des Variétés, sur un vieux piano qui agonisait dans un coin de sa chambre, à l’hôtel ; mais l’instrument, tout humide des vents du large, avait les voix mélancoliques des grandes eaux. La Belle Hélène y fut lugubre et fantastique. Pour se consoler, la jeune femme étonna la plage par des costumes prodigieux. Toute la bande de ces dames était là, à bâiller, à attendre l’hiver, en cherchant avec désespoir un costume de bain qui ne les rendît pas trop laides. Jamais Renée ne put décider Maxime à se baigner. Il avait une peur abominable de l’eau, devenait tout pâle quand le flot arrivait jusqu’à ses bottines, ne se serait pour rien au monde approché du bord d’une falaise ; il marchait loin des trous, faisant de longs détours pour éviter la moindre côte un peu roide.
Saccard vint à deux ou trois reprises voir « les enfants. » Il était écrasé de soucis, disait-il. Ce ne fut que vers octobre, lorsqu’ils se retrouvèrent tous les trois à Paris, qu’il songea sérieusement à se rapprocher de sa femme. L’affaire de Charonne mûrissait. Son plan fut net et brutal. Il comptait prendre Renée au jeu qu’il aurait joué avec une fille. Elle vivait dans des besoins d’argent grandissants, et, par fierté, ne s’adressait à son mari qu’à la dernière extrémité. Ce dernier se promit de profiter de sa première demande pour être galant, et renouer des rapports depuis longtemps rompus, dans la joie de quelque grosse dette payée.
Des embarras terribles attendaient Renée et Maxime à Paris. Plusieurs des billets souscrits à Larsonneau étaient échus ; mais, comme Saccard les laissait naturellement dormir chez l’huissier, ces billets inquiétaient peu la jeune femme. Elle se trouvait bien autrement effrayée par sa dette chez Worms qui montait maintenant à près de deux cent mille francs. Le tailleur exigeait un acompte, en menaçant de suspendre tout crédit. Elle avait de brusques frissons, quand elle songeait au scandale d’un procès, et surtout à une fâcherie avec l’illustre couturier. Puis il lui fallait de l’argent de poche. Ils allaient s’ennuyer à mourir, elle et Maxime, s’ils n’avaient pas quelques louis à dépenser par jour. Le cher enfant était à sec, depuis qu’il fouillait vainement les tiroirs de son père. Sa fidélité, sa sagesse exemplaire, pendant sept à huit mois, tenaient beaucoup au vide absolu de sa bourse. Il n’avait pas toujours vingt francs pour inviter quelque coureuse à souper. Aussi revenait-il philosophiquement à l’hôtel. La jeune femme, à chacune de leurs escapades, lui remettait son porte-monnaie pour qu’il payât dans les restaurants, dans les bals, dans les petits théâtres. Elle continuait à le traiter maternellement ; et même c’était elle qui payait, du bout de ses doigts gantés, chez le pâtissier où ils s’arrêtaient presque chaque après-midi, pour manger des petits pâtés aux huîtres. Souvent, il trouvait, le matin, dans son gilet, des louis qu’il ne savait pas là, et qu’elle y avait mis, comme une mère qui garnit la poche d’un collégien. Et cette belle existence de goûters, de caprices satisfaits, de plaisirs faciles allait cesser ! Mais une crainte plus grave encore vint les consterner. Le bijoutier de Sylvia, auquel il devait dix mille francs, se fâchait, parlait de Clichy. Les billets qu’il avait en main, protestés depuis longtemps, étaient couverts de tels frais, que la dette se trouvait grossie de trois ou quatre milliers de francs. Saccard déclara nettement qu’il ne pouvait rien. Son fils à Clichy le poserait, et quand il l’en retirerait, il ferait grand bruit de cette largesse paternelle. Renée était au désespoir ; elle voyait son cher enfant en prison, mais dans un véritable cachot, couché sur de la paille humide. Un soir, elle lui proposa sérieusement de ne plus sortir de chez elle, d’y vivre ignoré de tous, à l’abri des recors. Puis elle jura qu’elle trouverait l’argent. Jamais elle ne parlait de l’origine de la dette, de cette Sylvia qui confiait ses amours aux glaces des cabinets particuliers. C’était une cinquantaine de mille francs qu’il lui fallait : quinze mille pour Maxime, trente mille pour Worms, et cinq mille francs d’argent de poche. Ils auraient devant eux quinze grands jours de bonheur. Elle se mit en campagne.
Sa première idée fut de demander les cinquante mille francs à son mari. Elle ne s’y décida qu’avec des répugnances. Les dernières fois qu’il était entré dans sa chambre pour lui apporter de l’argent, il lui avait mis de nouveaux baisers sur le cou, en lui prenant les mains, en parlant de sa tendresse. Les femmes ont un sens très délicat pour deviner les hommes. Aussi s’attendait-elle à une exigence, à un marché tacite et conclu en souriant. En effet, quand elle lui demanda les cinquante mille francs, il se récria, dit que Larsonneau ne prêterait jamais cette somme, que lui-même était encore trop gêné. Puis, changeant de voix, comme vaincu et pris d’une émotion subite :
— On ne peut rien vous refuser, murmura-t-il. Je vais courir Paris, faire l’impossible… Je veux, chère amie, que vous soyez contente.
Et mettant les lèvres à son oreille, lui baisant les cheveux, la voix un peu tremblante :
— Je te les porterai demain soir, dans ta chambre… sans billet…
Mais elle dit vivement qu’elle n’était pas pressée, qu’elle ne voulait pas le déranger à ce point. Lui qui venait de mettre tout son cœur dans ce dangereux « sans billet, » qu’il avait laissé échapper et qu’il regrettait, ne parut pas avoir essuyé un refus désagréable. Il se releva, en disant :
— Eh bien, à votre disposition… Je vous trouverai la somme quand le moment sera venu. Larsonneau n’y sera pour rien, entendez-vous. C’est un cadeau que j’entends vous faire.
Il souriait d’un air bonhomme. Elle resta dans une cruelle angoisse. Elle sentait qu’elle perdrait le peu d’équilibre qui lui restait si elle se livrait à son mari. Son dernier orgueil était d’être mariée au père mais de n’être que la femme du fils. Souvent, quand Maxime lui semblait froid, elle essayait de lui faire comprendre cette situation par des allusions fort claires ; il est vrai que le jeune homme, qu’elle s’attendait à voir tomber à ses pieds, après cette confidence, demeurait parfaitement indifférent, croyant sans doute qu’elle voulait le rassurer sur la possibilité d’une rencontre entre son père et lui, dans la chambre de soie grise.
Quand Saccard l’eut quittée, elle s’habilla précipitamment et fit atteler. Pendant que son coupé l’emportait vers l’île Saint-Louis, elle préparait la façon dont elle allait demander les cinquante mille francs à son père. Elle se jetait dans cette idée brusque, sans vouloir la discuter, se sentant très lâche au fond, et prise d’une épouvante invincible devant une pareille démarche. Lorsqu’elle arriva, la cour de l’hôtel Béraud la glaça, de son humidité morne de cloître, et ce fut avec des envies de se sauver qu’elle monta le large escalier de pierre, où ses petites bottes à hauts talons sonnaient terriblement. Elle avait eu la sottise, dans sa hâte, de choisir un costume de soie feuille morte à longs volants de dentelles blanches, orné de nœuds de satin, coupé par une ceinture plissée comme une écharpe. Cette toilette, que complétait une petite toque, à grande voilette blanche, mettait une note si singulière dans l’ennui sombre de l’escalier, qu’elle eut elle-même conscience de l’étrange figure qu’elle y faisait. Elle tremblait en traversant l’enfilade austère des vastes pièces, où les personnages vagues des tapisseries semblaient surpris par ce flot de jupes passant au milieu du demi-jour de leur solitude.
Elle trouva son père dans un salon donnant sur la cour, où il se tenait d’habitude. Il lisait un grand livre placé sur un pupitre adapté aux bras de son fauteuil. Devant une des fenêtres, la tante Élisabeth tricotait avec de longues aiguilles de bois ; et, dans le silence de la pièce, on n’entendait que le tic-tac de ces aiguilles.
Renée s’assit, gênée, ne pouvant faire un mouvement sans troubler la sévérité du haut plafond par un bruit d’étoffes froissées. Ses dentelles étaient d’une blancheur crue, sur le fond noir des tapisseries et des vieux meubles. M. Béraud du Châtel, les mains posées au bord du pupitre, la regardait. La tante Élisabeth parla du mariage prochain de Christine, qui devait épouser le fils d’un avoué fort riche ; la jeune fille était sortie avec une vieille domestique de la famille, pour aller chez un fournisseur ; et la bonne tante causait toute seule, de sa voix placide, sans cesser de tricoter, bavardant sur les affaires du ménage, jetant des regards souriants à Renée par-dessus ses lunettes.
Mais la jeune femme se troublait de plus en plus. Tout le silence de l’hôtel lui pesait sur les épaules, et elle eût donné beaucoup pour que les dentelles de sa robe fussent noires. Le regard de son père l’embarrassait au point qu’elle trouva Worms vraiment ridicule d’avoir imaginé de si grands volants.
— Comme tu es belle, ma fille ! dit tout à coup la tante Élisabeth, qui n’avait pas même encore vu les dentelles de sa nièce.
Elle arrêta ses aiguilles, elle assujettit ses lunettes, pour mieux voir. M. Béraud Du Châtel eut un pâle sourire.
— C’est un peu blanc, dit-il. Une femme doit être bien embarrassée avec ça sur les trottoirs.
— Mais, mon père, on ne sort pas à pied ! s’écria Renée, qui regretta ensuite ce mot du cœur.
Le vieillard allait répondre. Puis il se leva, redressa sa haute taille, et marcha lentement, sans regarder sa fille davantage. Celle-ci restait toute pâle d’émotion. Chaque fois qu’elle s’exhortait à avoir du courage et qu’elle cherchait une transition pour arriver à la demande d’argent, elle éprouvait un élancement au cœur.
— On ne vous voit plus, mon père, murmura-t-elle.
— Oh ! répondit la tante sans laisser à son frère le temps d’ouvrir les lèvres, ton père ne sort guère que pour aller de loin en loin au Jardin des Plantes. Et encore faut-il que je me fâche ! Il prétend qu’il se perd dans Paris, que la ville n’est plus faite pour lui… Va, tu peux le gronder !
— Mon mari serait si heureux de vous voir venir de temps à autre à nos jeudis ! continua la jeune femme.
M. Béraud Du Châtel fit quelques pas en silence. Puis, d’une voix tranquille :
— Tu remercieras ton mari, dit-il. C’est un garçon actif, paraît-il, et je souhaite pour toi qu’il mène honnêtement ses affaires. Mais nous n’avons pas les mêmes idées, et je suis mal à l’aise dans votre belle maison du parc Monceau.
La tante Élisabeth parut chagrine de cette réponse :
— Que les hommes sont donc méchants avec leur politique ! dit-elle gaiement. Veux-tu savoir la vérité ? Ton père est furieux contre vous parce que vous allez aux Tuileries.
Mais le vieillard haussa les épaules, comme pour dire que son mécontentement avait des causes beaucoup plus graves. Il se remit à marcher lentement, songeur. Renée resta un instant silencieuse, ayant au bord des lèvres la demande des cinquante mille francs. Puis une lâcheté plus grande la prit, elle embrassa son père, elle s’en alla.
La tante Élisabeth voulut l’accompagner jusqu’à l’escalier. En traversant l’enfilade des pièces, elle continuait à bavarder de sa petite voix de vieille :
— Tu es heureuse, chère enfant. Ça me fait bien plaisir de te voir belle et bien portante ; car si ton mariage avait mal tourné, sais-tu que je me serais crue coupable ?… Ton mari t’aime, tu as tout ce qu’il te faut, n’est-ce pas ?
— Mais oui, répondit Renée, s’efforçant de sourire, la mort dans le cœur.
La tante la retint encore, la main sur la rampe de l’escalier.
— Vois-tu, je n’ai qu’une crainte, c’est que tu ne te grises avec tout ton bonheur. Sois prudente, et surtout ne vends rien… Si un jour tu avais un enfant, tu trouverais pour lui une petite fortune toute prête.
Quand Renée fut dans son coupé, elle poussa un soupir de soulagement. Elle avait des gouttes de sueur froide aux tempes ; elle les essuya, en pensant à l’humidité glaciale de l’hôtel Béraud. Puis, lorsque le coupé roula au soleil clair du quai Saint-Paul, elle se souvint des cinquante mille francs, et toute sa douleur s’éveilla, plus vive. Elle qu’on croyait si hardie, comme elle venait d’être lâche ! Et pourtant c’était de Maxime qu’il s’agissait, de sa liberté, de leurs joies à tous deux ! Au milieu des reproches amers qu’elle s’adressait, une idée surgit tout à coup, qui mit son désespoir au comble : elle aurait dû parler des cinquante mille francs à la tante Élisabeth, dans l’escalier. Où avait-elle eu la tête ? La bonne femme lui aurait peut-être prêté la somme, ou tout au moins l’aurait aidée. Elle se penchait déjà pour dire à son cocher de retourner rue Saint-Louis-en-l’Île lorsqu’elle crut revoir l’image de son père traversant lentement l’ombre solennelle du grand salon. Jamais elle n’aurait le courage de rentrer tout de suite dans cette pièce. Que dirait-elle pour expliquer cette deuxième visite ? Et, au fond d’elle, elle ne trouvait même plus le courage de parler de l’affaire à la tante Élisabeth. Elle dit à son cocher de la conduire rue du Faubourg-Poissonnière.
Mme Sidonie eut un cri de ravissement lorsqu’elle la vit pousser la porte discrètement voilée de la boutique. Elle était là par hasard, elle allait sortir pour courir chez le juge de paix, où elle citait une cliente. Mais elle ferait défaut, ça serait pour un autre jour ; elle était trop heureuse que sa belle-sœur eût l’amabilité de lui rendre enfin une petite visite. Renée souriait, d’un air embarrassé. Mme Sidonie ne voulut absolument pas qu’elle restât en bas ; elle la fit monter dans sa chambre, par le petit escalier, après avoir retiré le bouton de cuivre du magasin. Elle ôtait ainsi et remettait vingt fois par jour ce bouton qui tenait par un simple clou.
— Là, ma toute belle, dit-elle en la faisant asseoir sur une chaise longue, nous allons pouvoir causer gentiment… Imaginez-vous que vous arrivez comme mars en carême. Je serais allée ce soir chez vous.
Renée, qui connaissait la chambre, y éprouvait cette vague sensation de malaise que procure à un promeneur un coin de forêt coupé dans un paysage aimé.
— Ah ! dit-elle enfin, vous avez changé le lit de place, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit tranquillement la marchande de dentelles, c’est une de mes clientes qui le trouve beaucoup mieux en face de la cheminée. Elle m’a conseillé aussi des rideaux rouges.
— C’est ce que je me disais, les rideaux n’étaient pas de cette couleur… Une couleur bien commune, le rouge.
Et elle mit son binocle, regarda cette pièce qui avait un luxe de grand hôtel garni. Elle vit sur la cheminée de longues épingles à cheveux qui ne venaient certainement pas du maigre chignon de Mme Sidonie. À l’ancienne place où se trouvait le lit, le papier peint se montrait tout éraflé, déteint et sali par les matelas. La courtière avait bien essayé de cacher cette plaie, derrière les dossiers de deux fauteuils ; mais ces dossiers étaient un peu bas, et Renée s’arrêta à cette bande usée.
— Vous avez quelque chose à me dire ? demanda-t-elle enfin.
— Oui, c’est toute une histoire, dit Mme Sidonie, joignant les mains, avec des mines de gourmande qui va conter ce qu’elle a mangé à son dîner. Imaginez-vous que M. de Saffré est amoureux de la belle madame Saccard… Oui, de vous-même, ma mignonne.
Elle n’eut même pas un mouvement de coquetterie.
— Tiens ! dit-elle, vous le disiez si épris de Mme Michelin.
— Oh ! c’est fini, tout à fait fini… Je puis vous en donner la preuve, si vous voulez… Vous ne savez donc pas que la petite Michelin a plu au baron Gouraud ? C’est à n’y rien comprendre. Tous ceux qui connaissent le baron en sont stupéfaits… Et savez-vous qu’elle est en train d’obtenir le ruban rouge pour son mari !… Allez, c’est une gaillarde. Elle n’a pas froid aux yeux, elle n’a besoin de personne pour conduire sa barque.
Elle dit cela avec quelque regret mêlé d’admiration.
— Mais revenons à M. de Saffré… Il vous aurait rencontrée à un bal d’actrices, enfouie dans un domino, et même il s’accuse de vous avoir offert un peu cavalièrement à souper… Est-ce vrai ?
La jeune femme restait toute surprise.
— Parfaitement vrai, murmura-t-elle ; mais qui a pu lui dire ?…
— Attendez, il prétend qu’il vous a reconnue plus tard, quand vous n’avez plus été dans le salon, et qu’il s’est rappelé vous avoir vue sortir au bras de Maxime… C’est depuis ce temps-là qu’il est amoureux fou. Ça lui a poussé au cœur, vous comprenez ? un caprice… Il est venu me voir pour me supplier de vous présenter ses excuses…
— Eh bien, dites-lui que je lui pardonne, interrompit négligemment Renée.
Puis, continuant, retrouvant toutes ses angoisses :
— Ah ! ma bonne Sidonie, je suis bien tourmentée. Il me faut absolument cinquante mille francs demain matin. J’étais venue pour vous parler de cette affaire. Vous connaissez des prêteurs, m’avez-vous dit ?
La courtière, piquée de la façon brusque dont sa belle-sœur coupait son histoire, lui fit attendre quelque temps sa réponse.
— Oui, certes ; seulement, je vous conseille, avant tout, de chercher chez des amis… Moi, à votre place, je sais bien ce que je ferais… Je m’adresserais à M. de Saffré, tout simplement.
Renée eut un sourire contraint.
— Mais, reprit-elle, ce serait peu convenable, puisque vous le prétendez si amoureux.
La vieille la regardait d’un œil fixe ; puis son visage mou se fondit doucement dans un sourire de pitié attendrie.
— Pauvre chère, murmura-t-elle, vous avez pleuré ; ne niez pas, je le vois à vos yeux. Soyez donc forte, acceptez la vie… Voyons, laissez-moi arranger la petite affaire en question.
Renée se leva, torturant ses doigts, faisant craquer ses gants. Et elle resta debout, toute secouée par une cruelle lutte intérieure. Elle ouvrait les lèvres, pour accepter peut-être, lorsqu’un léger coup de sonnette retentit dans la pièce voisine. Mme Sidonie sortit vivement, en entrebâillant une porte qui laissa voir une double rangée de pianos. La jeune femme entendit ensuite un pas d’homme et le bruit étouffé d’une conversation à voix basse. Machinalement, elle alla examiner de plus près la tache jaunâtre dont les matelas avaient barré le mur. Cette tache l’inquiétait, la gênait. Oubliant tout, Maxime, les cinquante mille francs, M. de Saffré, elle revint devant le lit, songeuse : ce lit était bien mieux à l’endroit où il se trouvait auparavant ; il y avait des femmes qui manquaient vraiment de goût ; pour sûr, quand on était couché, on devait avoir la lumière dans les yeux. Et elle vit vaguement se lever, au fond de son souvenir, l’image de l’inconnu du quai Saint-Paul, son roman en deux rendez-vous, cet amour de hasard qu’elle avait goûté là, à cette autre place. Il n’en restait que cette usure du papier peint. Alors cette chambre l’emplit de malaise, et elle s’impatienta de ce bourdonnement de voix qui continuait, dans la pièce voisine.
Quand Mme Sidonie revint, ouvrant et fermant la porte avec précaution, elle fit des signes répétés du bout des doigts, pour lui recommander de parler tout bas. Puis, à son oreille :
— Vous ne savez pas, l’aventure est bonne : c’est M. de Saffré qui est là.
— Vous ne lui avez pas dit au moins que j’étais ici ? demanda la jeune femme inquiète.
La courtière sembla surprise, et très naïvement :
— Mais si… Il attend que je lui dise d’entrer. Bien entendu, je ne lui ai pas parlé des cinquante mille francs…
Renée, toute pâle, s’était redressée comme sous un coup de fouet. Une immense fierté lui remontait au cœur. Ce bruit de bottes, qu’elle entendait plus brutal dans la chambre d’à côté, l’exaspérait.
— Je m’en vais, dit-elle d’une voix brève. Venez m’ouvrir la porte.
Madame Sidonie essaya de sourire.
— Ne faites pas l’enfant… Je ne puis pas rester avec ce garçon sur les bras, maintenant que je lui ai dit que vous étiez ici… Vous me compromettez, vraiment…
Mais la jeune femme avait déjà descendu le petit escalier. Elle répétait devant la porte fermée de la boutique :
— Ouvrez-moi, ouvrez-moi.
La marchande de dentelles, quand elle retirait le bouton de cuivre, avait l’habitude de le mettre dans sa poche. Elle voulut encore parlementer. Enfin, prise de colère elle-même, laissant voir au fond de ses yeux gris la sécheresse aigre de sa nature, elle s’écria :
— Mais enfin que voulez-vous que je lui dise à cet homme ?
— Que je ne suis pas à vendre, répondit Renée, qui avait un pied sur le trottoir.
Et il lui sembla entendre madame Sidonie murmurer en refermant violemment la porte : « Eh ! va donc, grue ! tu me payeras ça. »
— Pardieu ! pensa-t-elle en remontant dans son coupé, j’aime encore mieux mon mari.
Elle retourna droit à l’hôtel. Le soir, elle dit à Maxime de ne pas venir ; elle était souffrante, elle avait besoin de repos. Et, le lendemain, lorsqu’elle lui remit les quinze mille francs pour le bijoutier de Sylvia, elle resta embarrassée devant sa surprise et ses questions. C’était son mari, dit-elle, qui avait fait une bonne affaire. Mais à partir de ce jour, elle fut plus fantasque, elle changeait souvent les heures des rendez-vous qu’elle donnait au jeune homme, et souvent même elle le guettait dans la serre pour le renvoyer. Lui s’inquiétait peu de ces changements d’humeur ; il se plaisait à être une chose obéissante aux mains des femmes. Ce qui l’ennuya davantage, ce fut la tournure morale que prenaient parfois leurs tête-à-tête d’amoureux. Elle devenait toute triste ; même il lui arrivait d’avoir de grosses larmes dans les yeux. Elle interrompait son refrain sur « le beau jeune homme » de la Belle-Hélène, jouait les cantiques du pensionnat, demandait à son amant s’il ne croyait pas que le mal fût puni tôt ou tard.
— Décidément, elle vieillit, pensait-il. C’est tout le plus si elle est drôle encore un an ou deux.
La vérité était qu’elle souffrait cruellement. Maintenant, elle aurait mieux aimé tromper Maxime avec M. de Saffré. Chez madame Sidonie, elle s’était révoltée, elle avait cédé à une fierté instinctive, au dégoût de ce marché grossier. Mais, les jours suivants, quand elle endura les angoisses de l’adultère, tout sombra en elle, et elle se sentit si méprisable qu’elle se serait livrée au premier homme qui aurait poussé la porte de la chambre aux pianos. Si, jusque-là, la pensée de son mari était passée parfois dans l’inceste, comme une pointe d’horreur voluptueuse, le mari, l’homme lui-même, y entra dès lors avec une brutalité qui tourna ses sensations les plus délicates en douleurs intolérables. Elle qui se plaisait aux raffinements de sa faute et qui rêvait volontiers un coin de paradis surhumain, où les dieux goûtent leurs amours en famille, elle roulait à la débauche vulgaire, au partage de deux hommes. Vainement elle tenta de jouir de l’infamie. Elle avait encore les lèvres chaudes des baisers de Saccard, lorsqu’elle les offrait aux baisers de Maxime. Ses curiosités descendirent au fond de ces voluptés maudites ; elle alla jusqu’à mêler ces deux tendresses, jusqu’à chercher le fils dans les étreintes du père. Et elle sortait plus effarée, plus meurtrie de ce voyage dans l’inconnu du mal, de ces ténèbres ardentes où elle confondait son double amant, avec des terreurs qui donnaient un râle à ses joies.
Elle garda ce drame pour elle seule, en doubla la souffrance par les fièvres de son imagination. Elle eût préféré mourir que d’avouer la vérité à Maxime. C’était une peur sourde que le jeune homme ne se révoltât, ne la quittât ; c’était surtout une croyance si absolue de péché monstrueux et de damnation éternelle, qu’elle aurait plus volontiers traversé nue le parc Monceau, que de confesser sa honte à voix basse. Elle restait, d’ailleurs, l’étourdie qui étonnait Paris par ses extravagances. Des gaietés nerveuses la prenaient, des caprices prodigieux, dont s’entretenaient les journaux, en la désignant par ses initiales. Ce fut à cette époque qu’elle voulut sérieusement se battre en duel, au pistolet, avec la duchesse de Sternich, qui avait, méchamment, disait-elle, renversé un verre de punch sur sa robe ; il fallut que son beau-frère le ministre se fâchât. Une autre fois, elle paria avec madame de Lauwerens qu’elle ferait le tour de la piste de Longchamp en moins de dix minutes, et ce ne fut qu’une question de costume qui la retint. Maxime lui-même commençait à être effrayé par cette tête où la folie montait, et où il croyait entendre, la nuit, sur l’oreiller, tout le tapage d’une ville en rut de plaisirs.
Un soir, ils allèrent ensemble au Théâtre-Italien. Ils n’avaient seulement pas regardé l’affiche. Ils voulaient voir une grande tragédienne italienne, la Ristori, qui faisait alors courir tout Paris, et à laquelle la mode leur commandait de s’intéresser. On donnait Phèdre. Il se rappelait assez son répertoire classique, elle savait assez d’italien pour suivre la pièce. Et même ce drame leur causa une émotion particulière, dans cette langue étrangère dont les sonorités leur semblaient, par moments, un simple accompagnement d’orchestre soutenant la mimique des acteurs. Hippolyte était un grand garçon pâle, très médiocre, qui pleurait son rôle.
— Quel godiche ! murmurait Maxime.
Mais la Ristori, avec ses fortes épaules secouées par les sanglots, avec sa face tragique et ses gros bras, remuait profondément Renée. Phèdre était du sang de Pasiphaé, et elle se demandait de quel sang elle pouvait être, elle, l’incestueuse des temps nouveaux. Elle ne voyait de la pièce que cette grande femme traînant sur les planches le crime antique. Au premier acte, quand Phèdre fait à Œnone la confidence de sa tendresse criminelle ; au second, lorsqu’elle se déclare, toute brûlante, à Hippolyte ; et, plus tard, au quatrième, lorsque le retour de Thésée l’accable, et qu’elle se maudit, dans une crise de fureur sombre, elle emplissait la salle d’un tel cri de passion fauve, d’un tel besoin de volupté surhumaine, que la jeune femme sentait passer sur sa chair chaque frisson de son désir et de ses remords.
— Attends, murmurait Maxime à son oreille, tu vas entendre le récit de Théramène. Il a une bonne tête, le vieux !
Et il murmura d’une voix creuse :
À peine nous sortions des portes de Trézène,
Il était sur son char…
Mais Renée, quand le vieux parla, ne regarda plus, n’écouta plus. Le lustre l’aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaient de toutes ces faces pâles tendues vers la scène. Le monologue continuait, interminable. Elle était dans la serre, sous les feuillages ardents, et elle rêvait que son mari entrait, la surprenait aux bras de son fils. Elle souffrait horriblement, elle perdait connaissance, quand le dernier râle de Phèdre, repentante et mourant dans les convulsions du poison, lui fit rouvrir les yeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de s’empoisonner, un jour ? Comme son drame était mesquin et honteux à côté de l’épopée antique ! et tandis que Maxime lui nouait sous le menton sa sortie de théâtre, elle entendait encore gronder derrière elle cette rude voix de la Ristori, à laquelle répondait le murmure complaisant d’Œnone.
Dans le coupé, le jeune homme causa tout seul, il trouvait en général la tragédie « assommante, » et préférait les pièces des Bouffes. Cependant Phèdre était « corsée. » Il s’y était intéressé, parce que… Et il serra la main de Renée, pour compléter sa pensée. Puis une idée drôle lui passa par la tête, et il céda à l’envie de faire un mot :
— C’est moi, murmura-t-il, qui avais raison de ne pas m’approcher de la mer, à Trouville.
Renée, perdue au fond de son rêve douloureux, se taisait. Il fallut qu’il répétât sa phrase.
— Pourquoi ? demanda-t-elle étonnée, ne comprenant pas.
— Mais le monstre…
Et il eut un petit ricanement. Cette plaisanterie glaça la jeune femme. Tout se détraqua dans sa tête. La Ristori n’était plus qu’un gros pantin qui retroussait son péplum et montrait sa langue au public comme Blanche Müller, au troisième acte de la Belle Hélène, Théramène dansait le cancan, et Hippolyte mangeait des tartines de confiture en se fourrant les doigts dans le nez.
Quand un remords plus cuisant faisait frissonner Renée, elle avait des rébellions superbes. Quel était donc son crime, et pourquoi aurait-elle rougi ? Est-ce qu’elle ne marchait pas chaque jour sur des infamies plus grandes ? est-ce qu’elle ne coudoyait pas, chez les ministres, aux Tuileries, partout, des misérables comme elle, qui avaient sur leur chair des millions et qu’on adorait à deux genoux ! Et elle songeait à l’amitié honteuse d’Adeline d’Espanet et de Suzanne Haffner, dont on souriait parfois aux lundis de l’impératrice. Elle se rappelait le négoce de madame de Lauwerens, que les maris célébraient pour sa bonne conduite, son ordre, son exactitude à payer ses fournisseurs. Elle nommait madame Daste, madame Teisseire, la baronne de Meinhold, ces créatures dont les amants payaient le luxe, et qui étaient cotées dans le beau monde comme des valeurs à la Bourse. Madame de Guende était tellement bête et tellement bien faite, qu’elle avait pour amants trois officiers supérieurs à la fois, sans pouvoir les distinguer, à cause de leur uniforme ; ce qui faisait dire à ce démon de Louise qu’elle les forçait d’abord à se mettre en chemise, pour savoir auquel des trois elle parlait. La comtesse Vanska, elle, se souvenait des cours où elle avait chanté, des trottoirs le long desquels on prétendait l’avoir revue, vêtue d’indienne, rôdant comme une louve. Chacune de ces femmes avait sa honte, sa plaie étalée et triomphante. Puis, les dominant toutes, la duchesse de Sternich se dressait, laide, vieillie, lassée, avec la gloire d’avoir passé une nuit dans le lit impérial ; c’était le vice officiel, elle en gardait comme une majesté de la débauche et une souveraineté sur cette bande d’illustres coureuses.
Alors, l’incestueuse s’habituait à sa faute comme à une robe de gala dont les roideurs l’auraient d’abord gênée. Elle suivait les modes de l’époque, elle s’habillait et se déshabillait à l’exemple des autres. Elle finissait par croire qu’elle vivait au milieu d’un monde supérieur à la morale commune, où les sens s’affinaient et se développaient, où il était permis de se mettre nue pour la joie de l’Olympe entier. Le mal devenait un luxe, une fleur piquée dans les cheveux, un diamant attaché sur le front. Et elle revoyait, comme une justification et une rédemption, l’empereur, au bras du général, passer entre les deux files d’épaules inclinées.
Un seul homme, Baptiste, le valet de chambre de son mari, continuait à l’inquiéter. Depuis que Saccard se montrait galant, ce grand valet pâle et digne lui semblait marcher autour d’elle, avec la solennité d’un blâme muet. Il ne la regardait pas, ses regards froids passaient plus haut, par-dessus son chignon, avec des pudeurs de bedeau refusant de souiller ses yeux sur la chevelure d’une pécheresse. Elle s’imaginait qu’il savait tout, elle aurait acheté son silence si elle eût osé. Puis des malaises la prenaient, elle éprouvait une sorte de respect confus quand elle rencontrait Baptiste, se disant que toute l’honnêteté de son entourage s’était retirée et cachée sous l’habit noir de ce laquais.
Elle demanda un jour à Céleste :
— Est-ce que Baptiste plaisante à l’office ? Lui connaissez-vous quelque aventure, quelque maîtresse ?
— Ah bien ! oui ! se contenta de répondre la femme de chambre.
— Voyons, il a dû vous faire la cour ?
— Eh ! il ne regarde jamais les femmes. C’est à peine si nous l’apercevons… Il est toujours chez monsieur ou dans les écuries… Il dit qu’il aime beaucoup les chevaux.
Renée s’irritait de cette honnêteté, insistait, aurait voulu pouvoir mépriser ses gens. Bien qu’elle se fût prise d’affection pour Céleste, elle se serait réjouie de lui savoir des amants.
— Mais vous, Céleste, ne trouvez-vous pas que Baptiste est un beau garçon ?
— Moi, madame ! s’écria la chambrière, de l’air stupéfait d’une personne qui vient d’entendre une chose prodigieuse, oh ! j’ai bien d’autres idées en tête. Je ne veux pas d’un homme. J’ai mon plan, vous verrez plus tard. Je ne suis pas une bête, allez.
Renée ne put en tirer une parole plus claire. Ses soucis, d’ailleurs, grandissaient. Sa vie tapageuse, ses courses folles rencontraient des obstacles nombreux qu’il lui fallait franchir, et contre lesquels elle se meurtrissait parfois. Ce fut ainsi que Louise de Mareuil se dressa un jour entre elle et Maxime. Elle n’était pas jalouse de « la bossue, » comme elle la nommait dédaigneusement ; elle la savait condamnée par les médecins, et ne pouvait croire que Maxime épousât jamais un pareil laideron, même au prix d’un million de dot. Dans ses chutes, elle avait conservé une naïveté bourgeoise à l’égard des gens qu’elle aimait ; si elle se méprisait elle-même, elle les croyait volontiers supérieurs et très estimables. Mais, tout en rejetant la possibilité d’un mariage qui lui eût paru une débauche sinistre et un vol, elle souffrait des familiarités, de la camaraderie des jeunes gens. Quand elle parlait de Louise à Maxime, il riait d’aise, il lui racontait les mots de l’enfant, il lui disait :
— Elle m’appelle son petit homme, tu sais, cette gamine ?
Et il montrait une telle liberté d’esprit, qu’elle n’osait lui faire entendre que cette gamine avait dix-sept ans, et que leurs jeux de mains, leur empressement, dans les salons, à chercher les coins d’ombre pour se moquer de tout le monde, la chagrinaient, lui gâtaient les plus belles soirées.
Un fait vint donner à la situation un caractère singulier. Renée avait souvent des besoins de fanfaronnade, des caprices de hardiesse brutale. Elle entraînait Maxime derrière un rideau, derrière une porte et l’embrassait, au risque d’être vue. Un jeudi soir, comme le salon bouton d’or était plein de monde, il lui poussa la belle idée d’appeler le jeune homme, qui causait avec Louise ; elle s’avança à sa rencontre du fond de la serre, où elle se trouvait, et le baisa brusquement sur la bouche, entre deux massifs, se croyant suffisamment cachée. Mais Louise avait suivi Maxime. Quand les amants levèrent la tête, ils la virent, à quelques pas, qui les regardait avec un étrange sourire, sans une rougeur ni un étonnement, de l’air tranquillement amical d’un compagnon de vice, assez savant pour comprendre et goûter un tel baiser.
Ce jour-là Maxime se sentit réellement épouvanté et ce fut Renée qui se montra indifférente et même joyeuse. C’était fini. Il devenait impossible que la bossue lui prît son amant. Elle pensait :
— J’aurais dû le faire exprès. Elle sait maintenant que « son petit homme » est à moi.
Maxime se rassura, en retrouvant Louise aussi rieuse, aussi drôle qu’auparavant. Il la jugea « très forte, très bonne fille. » Et ce fut tout.
Renée s’inquiétait avec raison. Saccard, depuis quelque temps, songeait au mariage de son fils avec mademoiselle de Mareuil. Il y avait là une dot d’un million qu’il ne voulait pas laisser échapper, comptant plus tard mettre les mains dans cet argent. Louise, vers le commencement de l’hiver, étant restée au lit pendant près de trois semaines, il eut une telle peur de la voir mourir avant l’union projetée, qu’il se décida à marier les enfants tout de suite. Il les trouvait bien un peu jeunes ; mais les médecins redoutaient le mois de mars pour la poitrinaire. De son côté, M. de Mareuil était dans une situation délicate. Au dernier scrutin, il avait enfin réussi à se faire nommer député. Seulement, le Corps législatif venait de casser son élection, qui fut le scandale de la révision des pouvoirs. Cette élection était tout un poème héroï-comique, sur lequel les journaux vécurent pendant un mois. M. Hupel de la Noue, le préfet du département, avait déployé une telle vigueur, que les autres candidats ne purent même afficher leur profession de foi ni distribuer leurs bulletins. Sur ses conseils, M. de Mareuil couvrit la circonscription de tables où les paysans burent et mangèrent pendant une semaine. Il promit, en outre, un chemin de fer, la construction d’un pont et de trois églises, et adressa, la veille du scrutin, aux électeurs influents, les portraits de l’empereur et de l’impératrice, deux grandes gravures recouvertes d’une vitre et encadrées d’une baguette d’or. Cet envoi eut un succès fou, la majorité fut écrasante. Mais, quand la Chambre, devant l’éclat de rire de la France entière, se trouva forcée de renvoyer M. de Mareuil à ses électeurs, le ministre entra dans une colère terrible contre le préfet et le malheureux candidat, qui s’étaient montrés vraiment trop « roides. » Il parla même de mettre la candidature officielle sur un autre nom. M. de Mareuil fut épouvanté, il avait dépensé trois cent mille francs dans le département, il y possédait de grandes propriétés où il s’ennuyait, et qu’il lui faudrait revendre à perte. Aussi vint-il supplier son cher collègue d’apaiser son frère, de lui promettre, en son nom, une élection tout à fait convenable. Ce fut en cette circonstance que Saccard reparla du mariage des enfants, et que les deux pères l’arrêtèrent définitivement.
Quand Maxime fut tâté à ce sujet, il éprouva un embarras. Louise l’amusait, la dot le tentait plus encore. Il dit oui, il accepta toutes les dates que Saccard voulut, pour s’éviter l’ennui d’une discussion. Mais, au fond, il s’avouait que, malheureusement, les choses ne s’arrangeraient pas avec une si belle facilité. Renée ne voudrait jamais ; elle pleurerait, elle lui ferait des scènes, elle était capable de commettre quelque gros scandale pour étonner Paris. C’était bien désagréable. Maintenant, elle lui faisait peur. Elle le couvait avec des yeux inquiétants, elle le possédait si despotiquement, qu’il croyait sentir des griffes s’enfoncer dans son épaule, quand elle posait là sa main blanche. Sa turbulence devenait de la brusquerie, et il y avait des sons brisés au fond de ses rires. Il craignait réellement qu’elle ne devînt folle, une nuit, entre ses bras. Chez elle le remords, la crainte d’être surprise, les joies cruelles de l’adultère, ne se traduisaient pas comme chez les autres femmes par des larmes et des accablements, mais par une extravagance plus haute, par un besoin de tapage plus irrésistible. Et au milieu de son effarement grandissant, on commençait à entendre un râle, le détraquement de cette adorable et étonnante machine qui se cassait.
Maxime attendait passivement une occasion qui le débarrassât de cette maîtresse gênante. Il disait de nouveau qu’ils avaient fait une bêtise. Si leur camaraderie avait d’abord mis dans leurs rapports d’amoureux une volupté de plus, elle lui empêchait aujourd’hui de rompre, comme il l’aurait certainement fait avec une autre femme. Il ne serait plus revenu ; c’était sa façon de dénouer ses amours, pour éviter tout effort et toute querelle. Mais il se sentait incapable d’un éclat, et il s’oubliait même volontiers encore dans les caresses de Renée ; elle était maternelle, elle payait pour lui, elle le tirerait d’embarras, si quelque créancier se fâchait. Puis l’idée de Louise, l’idée du million de dot revenait, lui faisait penser, jusque sous les baisers de la jeune femme, « que tout cela était bel et bon, mais que ce n’était pas sérieux, et qu’il faudrait bien que ça finît. »
Une nuit, Maxime fut si rapidement décavé chez une dame où l’on jouait souvent jusqu’au jour, qu’il éprouva une de ces colères muettes de joueur dont les poches sont vides. Il eût donné tout au monde pour pouvoir jeter encore quelques louis sur la table. Il prit son chapeau, et, du pas machinal d’un homme poussé par une idée fixe, il alla au parc Monceau, ouvrit la petite grille, se trouva dans la serre. Il était plus de minuit. Renée lui avait défendu de venir ce soir-là. Maintenant quand elle lui fermait sa porte, elle ne cherchait même plus à trouver une explication, et lui ne songeait qu’à profiter de son jour de congé. Il ne se souvint nettement de la défense de la jeune femme que devant la porte-fenêtre du petit salon, qui était fermée. D’ordinaire, quand il devait venir, Renée tournait à l’avance l’espagnolette de cette porte.
— Bah ! pensa-t-il, en voyant la fenêtre du cabinet de toilette éclairée, je vais siffler, et elle descendra. Je ne la dérangerai pas ; si elle a quelques louis, je m’en irai tout de suite.
Et il siffla doucement. Souvent, d’ailleurs, il employait ce signal pour lui annoncer son arrivée. Mais, ce soir-là, il siffla inutilement à plusieurs reprises. Il s’acharna, haussant le ton, ne voulant pas lâcher son idée d’emprunt immédiat. Enfin, il vit la porte-fenêtre s’ouvrir avec des précautions infinies, sans qu’il eût entendu le moindre bruit de pas. Dans le demi-jour de la serre, Renée lui apparut, les cheveux dénoués, à peine vêtue, comme si elle allait se mettre au lit. Elle était nu-pieds. Elle le poussa vers un des berceaux, descendant les marches, marchant sur le sable des allées, sans paraître sentir le froid ni la rudesse du sol.
— C’est bête de siffler si fort que ça, murmura-t-elle avec une colère contenue… Je t’avais dit de ne pas venir. Que me veux-tu ?
— Eh ! montons, dit Maxime surpris de cet accueil. Je te dirai ça là-haut. Tu vas prendre froid.
Mais, comme il faisait un pas, elle le retint, et il s’aperçut alors qu’elle était horriblement pâle. Une épouvante muette la courbait. Ses derniers vêtements, les dentelles de son linge, pendaient comme des lambeaux tragiques, sur sa peau frissonnante.
Il l’examinait avec un étonnement croissant.
— Qu’as-tu donc ? Tu es malade ?
Et, instinctivement, il leva les yeux, il regarda, à travers les vitres de la serre, cette fenêtre du cabinet de toilette où il avait vu de la lumière.
— Mais il y a un homme chez toi, dit-il tout à coup.
— Non, non, ce n’est pas vrai, balbutia-t-elle, suppliante, affolée.
— Allons donc, ma chère, je vois l’ombre.
Alors ils restèrent là un instant, face à face, ne sachant que se dire. Les dents de Renée claquaient de terreur, et il lui semblait qu’on jetait des seaux d’eau glacée sur ses pieds nus. Maxime éprouvait plus d’irritation qu’il n’aurait cru ; mais il demeurait encore assez désintéressé pour réfléchir, pour se dire que l’occasion était bonne, et qu’il allait rompre.
— Tu ne me feras pas croire que c’est Céleste qui porte un paletot, continua-t-il. Si les vitres de la serre n’étaient pas si épaisses, je reconnaîtrais peut-être le monsieur.
Elle le poussa plus profondément dans le noir des feuillages, en disant, les mains jointes, prise d’une terreur croissante :
— Je t’en prie, Maxime…
Mais toute la taquinerie du jeune homme se réveillait, une taquinerie féroce qui cherchait à se venger. Il était trop frêle pour se soulager par la colère. Le dépit pinça ses lèvres ; et, au lieu de la battre, comme il en avait d’abord eu l’envie, il aiguisa sa voix, il reprit :
— Tu aurais dû me le dire, je ne serais pas venu vous déranger… Ça se voit tous les jours, qu’on ne s’aime plus. Moi-même, je commençais à en avoir assez… Voyons, ne t’impatiente pas. Je vais te laisser remonter ; mais pas avant que tu m’aies dit le nom du monsieur…
— Jamais, jamais ! murmura la jeune femme, qui étouffait ses larmes.
— Ce n’est pas pour le provoquer, c’est pour savoir… Le nom, dis vite le nom, et je pars.
Il lui avait pris les poignets, il la regardait, de son rire mauvais. Et elle se débattait, éperdue, ne voulant plus ouvrir les lèvres, pour que le nom qu’il lui demandait ne pût s’en échapper.
— Nous allons faire du bruit, tu seras bien avancée. Qu’as-tu peur ? ne sommes-nous pas de bons amis ?… Je veux savoir qui me remplace, c’est légitime… Attends, je t’aiderai. C’est M. de Mussy, dont la douleur t’a touchée.
Elle ne répondit pas. Elle baissait la tête sous un pareil interrogatoire.
— Ce n’est pas M. de Mussy ?… Alors le duc de Rozan ? vrai, non plus ?… Peut-être le comte de Chibray ? Pas davantage ?…
Il s’arrêta, il chercha.
— Diable, c’est que je ne vois personne… Ce n’est pas mon père, après ce que tu m’as dit…
Renée tressaillit, comme sous une brûlure, et sourdement :
— Non, tu sais bien qu’il ne vient plus. Je n’aurais pas accepté, ce serait ignoble.
— Qui alors ?
Et il lui serrait plus fort les poignets. La pauvre femme lutta encore quelques instants.
— Oh ! Maxime, si tu savais !… Je ne puis pourtant pas dire…
Puis, vaincue, anéantie, regardant avec effroi la fenêtre éclairée :
— C’est M. de Saffré, balbutia-t-elle très bas.
Maxime, que son jeu cruel amusait, pâlit extrêmement devant cet aveu qu’il sollicitait avec tant d’insistance. Il fut irrité de la douleur inattendue que lui causait ce nom d’homme. Il rejeta violemment les poignets de Renée, s’approchant, lui disant en plein visage, les dents serrées :
— Tiens, veux-tu savoir, tu es une !…
Il dit le mot. Et il s’en allait, lorsqu’elle courut à lui, sanglotante, le prenant dans ses bras, murmurant des mots de tendresse, des demandes de pardon, lui jurant qu’elle l’adorait toujours, et que le lendemain elle lui expliquerait tout. Mais il se dégagea, il ferma violemment la porte de la serre, en répondant :
— Eh non ! c’est fini, j’en ai plein le dos.
Elle resta écrasée. Elle le regarda traverser le jardin. Il lui semblait que les arbres de la serre tournaient autour d’elle. Puis, lentement, elle traîna ses pieds nus sur le sable des allées, elle remonta les marches du perron, la peau marbrée par le froid, plus tragique dans le désordre de ses dentelles. En haut, elle répondit aux questions de son mari, qui l’attendait, qu’elle avait cru se rappeler l’endroit où pouvait être tombé un petit carnet perdu depuis le matin. Et, quand elle fut couchée, elle éprouva tout à coup un désespoir immense, en réfléchissant qu’elle aurait dû dire à Maxime que son père, rentré avec elle, l’avait suivie dans sa chambre pour l’entretenir d’une question d’argent quelconque.
Ce fut le lendemain que Saccard se décida à brusquer le dénouement de l’affaire de Charonne. Sa femme lui appartenait ; il venait de la sentir douce et inerte entre ses mains, comme une chose qui s’abandonne. D’autre part, le tracé du boulevard du Prince-Eugène allait être arrêté, il fallait que Renée fût dépouillée avant que l’expropriation prochaine s’ébruitât. Saccard montrait, dans toute cette affaire, un amour d’artiste ; il regardait mûrir son plan avec dévotion, tendait ses pièges avec les raffinements d’un chasseur qui met de la coquetterie à prendre galamment le gibier. C’était, chez lui, une simple satisfaction de joueur adroit, d’homme goûtant une volupté particulière au gain volé ; il voulait avoir les terrains pour un morceau de pain, quitte à donner cent mille francs de bijoux à sa femme, dans la joie du triomphe. Les opérations les plus simples se compliquaient, dès qu’il s’en occupait, devenaient des drames noirs ; il se passionnait, il aurait battu son père pour une pièce de cent sous. Et il semait ensuite l’or royalement.
Mais, avant d’obtenir de Renée la cession de sa part de propriété, il eut la prudence d’aller tâter Larsonneau sur les intentions de chantage qu’il avait flairées en lui. Son instinct le sauva, en cette circonstance. L’agent d’expropriation avait cru, de son côté, que le fruit était mûr et qu’il pouvait le cueillir. Lorsque Saccard entra dans le cabinet de la rue de Rivoli, il trouva son compère bouleversé, donnant les signes du plus violent désespoir.
— Ah ! mon ami, murmura celui-ci, en lui prenant les mains, nous sommes perdus… J’allais courir chez vous pour nous concerter, pour nous sortir de cette horrible aventure…
Tandis qu’il se tordait les bras et essayait un sanglot, Saccard remarqua qu’il était en train de signer des lettres, au moment de son entrée, et que les signatures avaient une netteté admirable. Il le regarda tranquillement, en disant :
— Bah ! qu’est-ce qui nous arrive donc ?
Mais l’autre ne répondit pas tout de suite ; il s’était jeté dans son fauteuil, devant son bureau, et là, les coudes sur le buvard, le front entre les mains, il se branlait furieusement la tête. Enfin, d’une voix étouffée :
— On m’a volé le registre, vous savez…
Et il conta qu’un de ses commis, un gueux digne du bagne, lui avait soustrait un grand nombre de dossiers, parmi lesquels se trouvait le fameux registre. Le pis était que le voleur avait compris le parti qu’il pouvait tirer de cette pièce et qu’il voulait se la faire racheter cent mille francs.
Saccard réfléchissait. Le conte lui parut par trop grossier. Évidemment, Larsonneau se souciait peu, au fond, d’être cru. Il cherchait un simple prétexte pour lui faire entendre qu’il voulait cent mille francs dans l’affaire de Charonne ; et même, à cette condition, il rendrait les papiers compromettants qu’il avait entre les mains. Le marché parut trop lourd à Saccard. Il aurait volontiers fait la part de son ancien collègue ; mais cette embûche tendue, cette vanité de le prendre pour dupe, l’irritaient. D’ailleurs, il n’était pas sans inquiétude ; il connaissait le personnage, il le savait très capable de porter les papiers à son frère le ministre, qui aurait certainement payé pour étouffer tout scandale.
— Diable ! murmura-t-il, en s’asseyant à son tour, voilà une vilaine histoire… Et pourrait-on voir le gueux en question ?
— Je vais l’envoyer chercher, dit Larsonneau. Il demeure à côté, rue Jean Lantier.
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’un petit jeune homme, louche, les cheveux pâles, la face couverte de taches de rousseur, entra doucement, en évitant que la porte fît du bruit. Il était vêtu d’une mauvaise redingote noire trop grande et horriblement râpée. Il se tint debout, à distance respectueuse, regardant Saccard du coin de l’œil, tranquillement. Larsonneau, qui l’appelait Baptistin, lui fit subir un interrogatoire, auquel il répondit par des monosyllabes, sans se troubler le moins du monde ; et il recevait en toute indifférence les noms de voleur, d’escroc, de scélérat, dont son patron croyait devoir accompagner chacune de ses demandes.
Saccard admira le sang-froid de ce malheureux. À un moment, l’agent d’expropriation s’élança de son fauteuil comme pour le battre ; et il se contenta de reculer d’un pas, en louchant avec plus d’humilité.
— C’est bien, laissez-le, dit le financier… Alors, monsieur, vous demandez cent mille francs pour rendre les papiers ?
— Oui, cent mille francs, répondit le jeune homme.
Et il s’en alla. Larsonneau paraissait ne pouvoir se calmer.
— Hein ! quelle crapule ! balbutia-t-il. Avez-vous vu ses regards faux ?… Ces gaillards-là vous ont l’air timides et vous assassineraient un homme pour vingt francs.
Mais Saccard l’interrompit en disant :
— Bah ! il n’est pas terrible. Je crois qu’on pourra s’arranger avec lui… Je venais pour une affaire beaucoup plus inquiétante… Vous aviez raison de vous défier de ma femme, mon cher ami. Imaginez-vous qu’elle vend sa part de propriété à M. Haffner. Elle a besoin d’argent, dit-elle. C’est son amie Suzanne qui a dû la pousser.
L’autre cessa brusquement de se désespérer ; il écoutait, un peu pâle, rajustant son col droit, qui avait tourné, dans sa colère.
— Cette cession, continua Saccard, est la ruine de nos espérances. Si M. Haffner devient votre coassocié, non seulement nos profits sont compromis, mais j’ai une peur affreuse de nous trouver dans une situation très désagréable vis-à-vis de cet homme méticuleux qui voudra éplucher les comptes.
L’agent d’expropriation se mit à marcher d’un pas agité, faisant craquer ses bottines vernies sur le tapis.
— Voyez, murmura-t-il, dans quelle situation on se met pour rendre service aux gens !… Mais, mon cher, à votre place, j’empêcherais absolument ma femme de faire une pareille sottise. Je la battrais plutôt.
— Ah ! mon ami !… dit le financier avec un fin sourire. Je n’ai pas plus d’action sur ma femme que vous ne paraissez en avoir sur cette canaille de Baptistin.
Larsonneau s’arrêta net devant Saccard, qui souriait toujours, et le regarda d’un air profond. Puis il reprit sa marche de long en large, mais d’un pas lent et mesuré. Il s’approcha d’une glace, remonta son nœud de cravate, marcha encore, retrouvant son élégance. Et tout d’un coup :
— Baptistin ! cria-t-il.
Le petit jeune homme louche entra, mais par une autre porte. Il n’avait plus son chapeau et roulait une plume entre ses doigts.
— Va chercher le registre, lui dit Larsonneau.
Et, quand il ne fut plus là, il débattit la somme qu’on devait lui donner.
— Faites cela pour moi, finit-il par dire carrément.
Alors Saccard consentit à donner trente mille francs sur les bénéfices futurs de l’affaire de Charonne. Il estimait qu’il se tirait encore à bon marché de la main gantée de l’usurier. Ce dernier fit mettre la promesse à son nom, continuant la comédie jusqu’au bout, disant qu’il tiendrait compte des trente mille francs au jeune homme. Ce fut avec des rires de soulagement que Saccard brûla le registre à la flamme de la cheminée, feuille à feuille. Puis, cette opération terminée, il échangea de vigoureuses poignées de main avec Larsonneau, et le quitta, en lui disant :
— Vous allez ce soir chez Laure, n’est-ce pas ?… Attendez-moi. J’aurai tout arrangé avec ma femme, nous prendrons nos dernières dispositions.
Laure d’Aurigny, qui déménageait souvent, habitait alors un grand appartement du boulevard Haussmann, en face de la Chapelle expiatoire. Elle venait de prendre un jour par semaine, comme les dames du vrai monde. C’était une façon de réunir à la fois les hommes qui la voyaient, un par un, dans la semaine. Aristide Saccard triomphait, les mardis soir ; il était l’amant en titre ; et il tournait la tête, avec un rire vague, quand la maîtresse de la maison le trahissait entre deux portes, en accordant pour le soir même un rendez-vous à un de ces messieurs. Lorsqu’il était resté le dernier de la bande, il allumait encore un cigare, causait affaires, plaisantait un instant sur le monsieur qui se morfondait dans la rue en attendant qu’il sortît ; puis, après avoir appelé Laure sa « chère enfant, » et lui avoir donné une petite tape sur la joue, il s’en allait tranquillement par une porte, tandis que le monsieur entrait par une autre. Le secret traité d’alliance qui avait consolidé le crédit de Saccard et fait trouver à la d’Aurigny deux mobiliers en un mois, continuait à les amuser. Mais Laure voulait un dénoûment à cette comédie. Ce dénoûment, arrêté à l’avance, devait consister dans une rupture publique, au profit de quelque imbécile qui payerait cher le droit d’être l’entreteneur sérieux et connu de tout Paris. L’imbécile était trouvé. Le duc de Rozan, las d’assommer inutilement les femmes de son monde, rêvait une réputation de débauché, pour accentuer d’un relief sa figure fade. Il était très assidu aux mardis de Laure, dont il avait fait la conquête par sa naïveté absolue. Malheureusement, à trente-cinq ans, il se trouvait encore sous la dépendance de sa mère, à tel point qu’il pouvait disposer au plus d’une dizaine de louis à la fois. Les soirs où Laure daignait lui prendre ses dix louis, en se plaignant, en parlant des cent mille francs dont elle aurait besoin, il soupirait, il lui promettait la somme pour le jour où il serait le maître. Ce fut alors qu’elle eut l’idée de lui faire lier amitié avec Larsonneau, un des bons amis de la maison. Les deux hommes allèrent déjeuner ensemble chez Tortoni ; et, au dessert, Larsonneau, en contant ses amours avec une Espagnole délicieuse, prétendit connaître des prêteurs ; mais il conseilla vivement à Rozan de ne jamais passer par leurs mains. Cette confidence endiabla le duc, qui finit par arracher à son bon ami la promesse de s’occuper de « sa petite affaire. » Il s’en occupa si bien qu’il devait porter l’argent le soir même où Saccard lui avait donné rendez-vous chez Laure.
Lorsque Larsonneau arriva, il n’y avait encore dans le grand salon blanc et or de la d’Aurigny que cinq ou six femmes, qui lui prirent les mains, lui sautèrent au cou, avec une fureur de tendresse. Elles l’appelaient « ce grand Lar ! » un diminutif caressant que Laure avait inventé. Et lui, d’une voix flûtée :
— Là, là, mes petites chattes ; vous allez écraser mon chapeau.
Elles se calmèrent, elles l’entourèrent étroitement sur une causeuse, tandis qu’il leur contait une indigestion de Sylvia, avec laquelle il avait soupé la veille. Puis, tirant un drageoir de la poche de son habit, il leur offrit des pralines. Mais Laure sortit de sa chambre à coucher, et, comme plusieurs messieurs arrivaient, elle entraîna Larsonneau dans un boudoir, situé à l’un des bouts du salon, dont une double portière le séparait.
— As-tu l’argent ? lui demanda-t-elle quand ils furent seuls.
Elle le tutoyait dans les grandes circonstances. Larsonneau, sans répondre, s’inclina plaisamment, en frappant sur la poche intérieure de son habit.
— Oh ! ce grand Lar ! murmura la jeune femme ravie.
Elle le prit par la taille et l’embrassa.
— Attends, dit-elle, je veux tout de suite les chiffons… Rozan est dans ma chambre ; je vais le chercher.
Mais il la retint et, lui baisant à son tour les épaules :
— Tu sais quelle commission je t’ai demandée, à toi ?
— Eh ! oui, grande bête, c’est convenu.
Elle revint, amenant Rozan. Larsonneau était mis plus correctement que le duc, ganté plus juste, cravaté avec plus d’art. Ils se touchèrent négligemment la main, et parlèrent des courses de l’avant-veille, où un de leurs amis avait eu un cheval battu. Laure piétinait.
— Voyons, ce n’est pas tout ça, mon chéri, dit-elle à Rozan ; le grand Lar a l’argent, tu sais. Il faudrait terminer.
Larsonneau parut se souvenir.
— Ah ! oui, c’est vrai, dit-il, j’ai la somme… Mais que vous auriez bien fait de m’écouter, mon bon ! Est-ce que ces gueux ne m’ont pas demandé le cinquante pour cent ?… Enfin, j’ai accepté quand même, vous m’aviez dit que ça ne faisait rien…
Laure d’Aurigny s’était procuré des feuilles de papier timbré dans la journée. Mais quand il fut question d’une plume et d’un encrier, elle regarda les deux hommes d’un air consterné, doutant de trouver chez elle ces objets. Elle voulait aller voir à la cuisine, lorsque Larsonneau tira de sa poche, de la poche où était le drageoir, deux merveilles, un porte-plume en argent, qui s’allongeait à l’aide d’une vis, et un encrier, acier et ébène, d’un fini et d’une délicatesse de bijou. Et, comme Rozan s’asseyait :
— Faites les billets à mon nom. Vous comprenez, je n’ai pas voulu vous compromettre. Nous nous arrangerons ensemble… Six effets de vingt-cinq mille francs chacun, n’est-ce pas ?
Laure comptait sur un coin de la table les « chiffons. » Rozan ne les vit même pas. Quand il eut signé et qu’il leva la tête, ils avaient disparu dans la poche de la jeune femme. Mais elle vint à lui, et l’embrassa sur les deux joues, ce qui parut le ravir. Larsonneau les regardait philosophiquement, en pliant les effets, et en remettant l’écritoire et le porte-plume dans sa poche.
La jeune femme était encore au cou de Rozan, lorsque Aristide Saccard souleva un coin de la portière :
— Eh bien, ne vous gênez pas, dit-il en riant.
Le duc rougit. Mais Laure alla secouer la main du financier, en échangeant avec lui un clignement d’yeux d’intelligence. Elle était radieuse.
— C’est fait, mon cher, dit-elle ; je vous avais prévenu. Vous ne m’en voulez pas trop ?
Saccard haussa les épaules d’un air bonhomme. Il écarta la portière et, s’effaçant pour livrer passage à Laure et au duc, il cria, d’une voix glapissante d’huissier :
— Monsieur le duc, madame la duchesse !
Cette plaisanterie eut un succès fou. Le lendemain, les journaux la contèrent, en nommant crûment Laure d’Aurigny, et en désignant les deux hommes par des initiales très transparentes. La rupture d’Aristide Saccard et de la grosse Laure fit plus de bruit encore que leurs prétendues amours.
Cependant, Saccard avait laissé retomber la portière sur l’éclat de gaieté que sa plaisanterie avait soulevé dans le salon.
— Hein ! quelle bonne fille ! dit-il en se tournant vers Larsonneau. Elle est d’un vice !… C’est vous, gredin, qui devez bénéficier dans tout ceci. Qu’est-ce qu’on vous donne ?
Mais il se défendit, avec des sourires ; et il tirait ses manchettes qui remontaient. Il vint enfin s’asseoir, près de la porte, sur une causeuse où Saccard l’appelait du geste.
— Venez là, je ne veux pas vous confesser, que diable !… Aux affaires sérieuses, maintenant, mon bon. J’ai eu, ce soir, une longue conversation avec ma femme… Tout est conclu.
— Elle consent à céder sa part ? demanda Larsonneau.
— Oui, mais ça n’a pas été sans peine… Les femmes sont d’un entêtement ! Vous savez, la mienne avait promis de ne pas vendre à une vieille tante. C’étaient des scrupules à n’en plus finir… Heureusement que j’avais préparé une histoire tout à fait décisive.
Il se leva pour allumer un cigare au candélabre que Laure avait laissé sur la table et, revenant s’allonger mollement au fond de la causeuse :
— J’ai dit à ma femme, continua-t-il, que vous étiez tout à fait ruiné… Vous avez joué à la Bourse, mangé votre argent avec des filles, tripoté dans de mauvaises spéculations ; enfin vous êtes sur le point de faire une faillite épouvantable… J’ai même donné à entendre que je ne vous croyais pas d’une parfaite honnêteté… Alors je lui ai expliqué que l’affaire de Charonne allait sombrer dans votre désastre, et que le mieux serait d’accepter la proposition que vous m’aviez faite de la dégager, en lui achetant sa part, pour un morceau de pain, il est vrai.
— Ce n’est pas fort, murmura l’agent d’expropriation. Et vous vous imaginez que votre femme va croire de pareilles bourdes ?
Saccard eut un sourire. Il était dans une heure d’épanchement.
— Vous êtes naïf, mon cher, reprit-il. Le fond de l’histoire importe peu ; ce sont les détails, le geste et l’accent qui sont tout. Appelez Rozan, et je parie que je lui persuade qu’il fait grand jour. Et ma femme n’a guère plus de tête que Rozan… Je lui ai laissé entrevoir des abîmes. Elle ne se doute pas même de l’expropriation prochaine. Comme elle s’étonnait que, en pleine catastrophe, vous puissiez songer à prendre une plus lourde charge, je lui ai dit que sans doute elle vous gênait dans quelque mauvais coup ménagé à vos créanciers… Enfin je lui ai conseillé l’affaire comme l’unique moyen de ne pas se trouver mêlée à des procès interminables et de tirer quelque argent des terrains.
Larsonneau continuait à trouver l’histoire un peu brutale. Il était de méthode moins dramatique ; chacune de ses opérations se nouait et se dénouait avec des élégances de comédie de salon.
— Moi, j’aurais imaginé autre chose, dit-il. Enfin, chacun son système… Il ne nous reste alors qu’à payer.
— C’est à ce sujet, répondit Saccard, que je veux m’entendre avec vous… Demain, je porterai l’acte de cession à ma femme, et elle aura simplement à vous faire remettre cet acte pour toucher le prix convenu… Je préfère éviter toute entrevue.
Jamais il n’avait voulu, en effet, que Larsonneau vînt chez eux sur un pied d’intimité. Il ne l’invitait pas, l’accompagnait chez Renée, les jours où il fallait absolument que les deux associés se rencontrassent ; cela était arrivé trois fois. Presque toujours, il traitait avec des procurations de sa femme, pensant qu’il était inutile de lui laisser voir ses affaires de trop près.
Il ouvrit son portefeuille, en ajoutant :
— Voici les deux cent mille francs de billets souscrits par ma femme ; vous les lui donnerez en payement, et vous ajouterez cent mille francs que je vous porterai demain dans la matinée… Je me saigne, mon cher ami. Cette affaire me coûte les yeux de la tête.
— Mais, fit remarquer l’agent d’expropriation, cela ne va faire que trois cent mille francs… Est-ce que le reçu sera de cette somme ?
— Un reçu de trois cent mille francs ! reprit Saccard en riant, ah bien ! nous serions propres plus tard. Il faut, d’après nos inventaires, que la propriété soit estimée aujourd’hui deux millions cinq cent mille francs. Le reçu sera de la moitié, naturellement.
— Jamais votre femme ne voudra le signer.
— Eh si ! Je vous dis que tout est convenu… Parbleu ! je lui ai dit que c’était votre première condition. Vous nous mettez le pistolet sous la gorge avec votre faillite, comprenez-vous ? Et c’est là que j’ai paru douter de votre honnêteté et que je vous ai accusé de vouloir duper vos créanciers… Est-ce que ma femme comprend quelque chose à tout cela ?
Larsonneau hochait la tête en murmurant :
— N’importe, vous auriez dû chercher quelque chose de plus simple.
— Mais mon histoire est la simplicité même ! dit Saccard très étonné. Où diable voyez-vous qu’elle se complique ?
Il n’avait pas conscience du nombre incroyable de ficelles qu’il ajoutait à l’affaire la plus ordinaire. Il goûtait une vraie joie dans ce conte à dormir debout qu’il venait de faire à Renée ; et ce qui le ravissait, c’était l’impudence du mensonge, l’entassement des impossibilités, la complication étonnante de l’intrigue. Depuis longtemps il aurait eu les terrains, s’il n’avait pas imaginé tout ce drame ; mais il aurait éprouvé moins de jouissance à les avoir aisément. D’ailleurs, il mettait la plus grande naïveté à faire de la spéculation de Charonne tout un mélodrame financier.
Il se leva, et prenant le bras de Larsonneau, se dirigeant vers le salon :
— Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas ? Contentez-vous de suivre mes instructions, et vous m’applaudirez après… Voyez-vous, mon cher, vous avez tort de porter des gants jaunes, c’est ce qui vous gâte la main.
L’agent d’expropriation se contenta de sourire en murmurant :
— Oh ! les gants ont du bon, cher maître : on touche à tout sans se salir.
Comme ils rentraient dans le salon, Saccard fut surpris et quelque peu inquiet de trouver Maxime de l’autre côté de la portière. Le jeune homme était assis sur une causeuse, à côté d’une dame blonde, qui lui racontait d’une voix monotone une longue histoire, la sienne sans doute. Il avait, en effet, entendu la conversation de son père et de Larsonneau. Les deux complices lui paraissaient de rudes gaillards. Encore vexé de la trahison de Renée, il goûtait une joie lâche à apprendre le vol dont elle allait être la victime. Ça le vengeait un peu. Son père vint lui serrer la main d’un air soupçonneux ; mais Maxime lui dit à l’oreille, en lui montrant la dame blonde :
— Elle n’est pas mal, n’est-ce pas ? Je veux la « faire » pour ce soir.
Alors Saccard se dandina, fut galant. Laure d’Aurigny vint les rejoindre un moment ; elle se plaignait de ce que Maxime lui rendît à peine visite une fois par mois. Mais il prétendit avoir été très occupé, ce qui fit rire tout le monde. Il ajouta que désormais on ne verrait plus que lui.
— J’ai écrit une tragédie, dit-il, et j’ai trouvé le cinquième acte hier seulement… Je compte me reposer chez toutes les belles femmes de Paris.
Il riait, il goûtait ses allusions, que lui seul pouvait comprendre. Cependant, il ne restait plus dans le salon, aux deux coins de la cheminée, que Rozan et Larsonneau. Les Saccard se levèrent, ainsi que la dame blonde, qui demeurait dans la maison. Alors la d’Aurigny alla parler bas au duc. Il parut surpris et contrarié. Voyant qu’il ne se décidait pas à quitter son fauteuil :
— Non, vrai, pas ce soir, dit-elle à demi-voix. J’ai une migraine !… Demain, je vous le promets.
Rozan dut obéir. Laure attendit qu’il fût sur le palier pour dire vivement à l’oreille de Larsonneau :
— Hein ! grand Lar, je suis de parole… Fourre-le dans sa voiture.
Quand la dame blonde prit congé de ces messieurs, pour remonter à son appartement, qui était à l’étage supérieur, Saccard fut étonné de ce que Maxime ne la suivait pas.
— Eh bien ? lui demanda-t-il.
— Ma foi, non, répondit le jeune homme. J’ai réfléchi…
Puis il eut une idée qu’il crut très drôle :
— Je te cède la place si tu veux. Dépêche-toi, elle n’a pas encore fermé sa porte.
Mais le père haussa doucement les épaules, en disant :
— Merci, j’ai mieux que cela pour l’instant, mon petit.
Les quatre hommes descendirent. En bas, le duc voulait absolument prendre Larsonneau dans sa voiture ; sa mère demeurait au Marais, il aurait laissé l’agent d’expropriation à sa porte, rue de Rivoli. Celui-ci refusa, ferma la portière lui-même, dit au cocher de partir. Et il resta sur le trottoir du boulevard Haussmann avec les deux autres, causant, ne s’éloignant pas.
— Ah ! ce pauvre Rozan ! dit Saccard, qui comprit tout à coup.
Larsonneau jura que non, qu’il se moquait pas mal de ça, qu’il était un homme pratique. Et, comme les deux autres continuaient à plaisanter et que le froid était très vif, il finit par s’écrier :
— Ma foi, tant pis, je sonne !… Vous êtes des indiscrets, messieurs.
— Bonne nuit ! lui cria Maxime, lorsque la porte se referma.
Et, prenant le bras de son père, il remonta avec lui le boulevard. Il faisait une de ces claires nuits de gelée où il est si bon de marcher sur la terre dure, dans l’air glacé. Saccard disait que Larsonneau avait tort, qu’il fallait être simplement le camarade de la d’Aurigny. Il partit de là pour déclarer que l’amour de ces filles était vraiment mauvais. Il se montrait moral, il trouvait des sentences, des conseils étonnants de sagesse.
— Vois-tu, dit-il à son fils, ça n’a qu’un temps, mon petit… On y perd sa santé, et l’on n’y goûte pas le vrai bonheur. Tu sais que je ne suis pas un bourgeois. Eh bien, j’en ai assez, je me range.
Maxime ricanait ; il arrêta son père, le contempla au clair de lune, en déclarant qu’il avait « une bonne tête. » Mais Saccard se fit plus grave encore.
— Plaisante tant que tu voudras. Je te répète qu’il n’y a rien de tel que le mariage pour conserver un homme et le rendre heureux.
Alors il lui parla de Louise. Et il marcha plus doucement, pour terminer cette affaire, disait-il, puisqu’ils en causaient. La chose était complètement arrangée. Il lui apprit même qu’il avait fixé avec M. de Mareuil la date de la signature du contrat au dimanche qui suivrait le jeudi de la mi-carême. Ce jeudi-là, il devait y avoir une grande soirée à l’hôtel du parc Monceau, et il en profiterait pour annoncer publiquement le mariage. Maxime trouva tout cela très bien. Il était débarrassé de Renée, il ne voyait plus d’obstacle, il se livrait à son père comme il s’était livré à sa belle-mère.
— Eh bien, c’est entendu, dit-il. Seulement n’en parle pas à Renée. Ses amies me plaisanteraient, me taquineraient, et j’aime mieux qu’elles sachent la chose en même temps que tout le monde.
Saccard lui promit le silence. Puis, comme ils arrivaient vers le haut du boulevard Malesherbes, il lui donna de nouveau une foule d’excellents conseils. Il lui apprenait comment il devait s’y prendre pour faire un paradis de son ménage.
— Surtout, ne romps jamais avec ta femme. C’est une bêtise. Une femme avec laquelle on n’a plus de rapports vous coûte les yeux de la tête… D’abord, il faut payer quelque fille, n’est-ce pas ? Puis, la dépense est bien plus grande à la maison : c’est la toilette, c’est les plaisirs particuliers de madame, les bonnes amies, tout le diable et son train.
Il était dans une heure de vertu extraordinaire. Le succès de son affaire de Charonne lui mettait au cœur des tendresses d’idylle.
— Moi, continua-t-il, j’étais né pour vivre heureux et ignoré au fond de quelque village, avec toute ma famille à mes côtés… On ne me connaît pas, mon petit… J’ai l’air comme ça très en l’air. Eh bien, pas du tout, j’adorerais rester près de ma femme, je lâcherais volontiers mes affaires pour une rente modeste qui me permettrait de me retirer à Plassans… Tu vas être riche, fais-toi avec Louise un intérieur où vous vivrez comme deux tourtereaux. C’est si bon ! J’irai vous voir. Ça me fera du bien.
Il finissait par avoir des larmes dans la voix. Cependant, ils étaient arrivés devant la grille de l’hôtel, et ils causaient, au bord du trottoir. Sur ces hauteurs de Paris, une bise soufflait. Pas un bruit ne montait dans la nuit pâle d’une blancheur de gelée ; Maxime, surpris des attendrissements de son père, avait depuis un instant une question sur les lèvres.
— Mais toi, dit-il enfin, il me semble…
— Quoi ?
— Avec ta femme ?
Saccard haussa les épaules.
— Eh ! parfaitement. J’étais un imbécile. C’est pourquoi je te parle en toute expérience… Mais nous nous sommes remis ensemble, oh ! tout à fait. Il y a bientôt six semaines. Je vais la retrouver le soir, quand je ne rentre pas trop tard. Aujourd’hui, la pauvre bichette se passera de moi ; j’ai à travailler jusqu’au jour. C’est qu’elle est joliment faite !…
Comme Maxime lui tendait la main, il le retint, il ajouta, à voix plus basse, d’un ton de confidence :
— Tu sais, la taille de Blanche Müller, eh bien, c’est ça, mais dix fois plus souple. Et les hanches donc ! elles sont d’un dessin, d’une délicatesse…
Et il conclut en disant au jeune homme, qui s’en allait :
— Tu es comme moi, tu as du cœur, ta femme sera heureuse… Au revoir, mon petit !
Quand Maxime fut enfin débarrassé de son père, il fit rapidement le tour du parc. Ce qu’il venait d’entendre le surprenait si fort, qu’il éprouvait l’irrésistible besoin de voir Renée. Il voulait lui demander pardon de sa brutalité, savoir pourquoi elle avait menti en lui nommant M. de Saffré, connaître l’histoire des tendresses de son mari. Mais tout cela confusément, avec le seul désir net de fumer chez elle un cigare et de renouer leur camaraderie. Si elle était bien disposée, il comptait même lui annoncer son mariage, pour lui faire entendre que leurs amours devaient rester mortes et enterrées. Quand il eut ouvert la petite porte, dont il avait heureusement gardé la clef, il finit par se dire que sa visite, après la confidence de son père, était nécessaire et tout à fait convenable.
Dans la serre, il siffla comme la veille ; mais il n’attendit pas. Renée vint lui ouvrir la porte-fenêtre du petit salon, et monta devant lui sans parler. Elle rentrait à peine d’un bal de l’Hôtel de Ville. Elle était encore vêtue d’une robe blanche de tulle bouillonné, semée de nœuds de satin ; les basques du corsage de satin se trouvaient encadrées d’une large dentelle de jais blanc, que la lumière des candélabres moirait de bleu et de rose. Quand Maxime la regarda, en haut, il fut touché de sa pâleur, de l’émotion profonde qui lui coupait la voix. Elle ne devait pas l’attendre, elle était toute frissonnante de le voir arriver comme à l’ordinaire, tranquillement, de son air câlin. Céleste revint de la garde-robe, où elle était allée chercher une chemise de nuit, et les amants continuèrent à garder le silence, attendant que cette fille ne fût plus là. Ils ne se gênaient pas d’habitude devant elle ; mais des pudeurs leur venaient pour les choses qu’ils se sentaient sur les lèvres. Renée voulut que Céleste la déshabillât dans la chambre à coucher où il y avait un grand feu. La chambrière ôtait les épingles, enlevait les chiffons un à un, sans se presser. Et Maxime, ennuyé, prit machinalement la chemise, qui se trouvait à côté de lui sur une chaise, et la fit chauffer devant la flamme, penché, les bras élargis. C’était lui qui, aux jours heureux, rendait ce petit service à Renée. Elle eut un attendrissement, à le voir présenter délicatement la chemise au feu. Puis comme Céleste n’en finissait pas :
— Tu t’es bien amusée à ce bal ? demanda-t-il.
— Oh ! non, tu sais, toujours la même chose, répondit-elle. Beaucoup trop de monde, une véritable cohue.
Il retourna la chemise qui se trouvait chaude d’un côté.
— Quelle toilette avait Adeline ?
— Une robe mauve, assez mal comprise… Elle est petite, et elle a la rage des volants.
Ils parlèrent des autres femmes. Maintenant Maxime se brûlait les doigts avec la chemise.
— Mais tu vas la roussir, dit Renée dont la voix avait des caresses maternelles.
Céleste prit la chemise des mains du jeune homme. Il se leva, alla regarder le grand lit gris et rose, s’arrêta à un des bouquets brochés de la tenture, pour tourner la tête, pour ne pas voir les seins nus de Renée. C’était instinctif. Il ne se croyait plus son amant, il n’avait plus le droit de voir. Puis il tira un cigare de sa poche et l’alluma. Renée lui avait permis de fumer chez elle. Enfin Céleste se retira, laissant la jeune femme au coin du feu, toute blanche dans son vêtement de nuit.
Maxime marcha encore quelques instants, silencieux, regardant du coin de l’œil Renée, qu’un frisson semblait reprendre. Et, se plantant devant la cheminée, le cigare aux dents, il demanda d’une voix brusque :
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était mon père qui se trouvait avec toi, hier soir ?
Elle leva la tête, les yeux tout grands, avec un regard de suprême angoisse ; puis un flot de sang lui empourpra la face, et, anéantie de honte, elle se cacha dans ses mains, elle balbutia :
— Tu sais cela ? tu sais cela ?…
Elle se reprit, elle essaya de mentir.
— Ce n’est pas vrai… qui te l’a dit ?
Maxime haussa les épaules.
— Pardieu ! mon père lui-même, qui te trouve joliment faite et qui m’a parlé de tes hanches.
Il avait laissé percer un léger dépit. Mais il se remit à marcher, continuant d’une voix grondeuse et amicale, entre deux bouffées de cigare :
— Vraiment, je ne te comprends pas. Tu es une singulière femme. Hier, c’est ta faute, si j’ai été grossier. Tu m’aurais dit que c’était mon père, je m’en serais allé tranquillement, tu comprends ? Moi, je n’ai pas de droit… Mais tu vas me nommer M. de Saffré !
Elle sanglotait, les mains sur son visage. Il s’approcha, s’agenouilla devant elle, lui écarta les mains de force.
— Voyons, dis-moi pourquoi tu m’as nommé M. de Saffré !
Alors, détournant encore la tête, elle répondit au milieu de ses larmes, à voix basse :
— Je croyais que tu me quitterais, si tu savais que ton père…
Il se releva, reprit son cigare qu’il avait posé sur un coin de la cheminée, et se contenta de murmurer :
— Tu es bien drôle, va !…
Elle ne pleurait plus. Les flammes de la cheminée et le feu de ses joues séchaient ses larmes. L’étonnement de voir Maxime si calme devant une révélation qu’elle croyait devoir l’écraser lui faisait oublier sa honte. Elle le regardait marcher, elle l’écoutait parler comme dans un rêve. Il lui répétait, sans quitter son cigare, qu’elle n’était pas raisonnable, qu’il était tout naturel qu’elle eût des rapports avec son mari, qu’il ne pouvait vraiment songer à s’en fâcher. Mais aller avouer un amant quand ce n’était pas vrai. Et il revenait toujours à cela, à cette chose qu’il ne pouvait comprendre, et qui lui semblait réellement monstrueuse, parla des « imaginations folles » des femmes.
— Tu es un peu fêlée, ma chère, il faut soigner ça.
Il finit par demander curieusement :
— Mais pourquoi M. de Saffré plutôt qu’un autre ?
— Il me fait la cour, dit Renée.
Maxime retint une impertinence ; il allait dire qu’elle s’était sans doute crue plus vieille d’un mois, en avouant M. de Saffré pour amant. Il n’eut que le sourire mauvais de cette méchanceté, et, jetant son cigare dans le feu, il vint s’asseoir de l’autre côté de la cheminée. Là, il parla raison, il donna à entendre à Renée qu’ils devaient rester bons camarades. Les regards fixes de la jeune femme l’embarrassaient un peu, pourtant ; il n’osa pas lui annoncer son mariage. Elle le contemplait longuement, les yeux encore gonflés par les larmes. Elle le trouvait pauvre, étroit, méprisable, et elle l’aimait toujours, de cette tendresse qu’elle avait pour ses dentelles. Il était joli sous la lumière du candélabre, placé au bord de la cheminée, à côté de lui. Comme il renversait la tête, la lueur des bougies lui dorait les cheveux, lui glissait sur la face, dans le duvet léger des joues, avec des blondeurs charmantes.
— Il faut pourtant que je m’en aille, dit-il à plusieurs reprises.
Il était bien décidé à ne pas rester. Renée ne l’aurait pas voulu d’ailleurs. Tous deux le pensaient, le disaient ; ils n’étaient plus que deux amis. Et quand Maxime eut enfin serré la main de la jeune femme et qu’il fut sur le point de quitter la chambre, elle le retint encore un instant, en lui parlant de son père. Elle en faisait un grand éloge.
— Vois-tu, j’avais trop de remords. Je préfère que ça soit arrivé… Tu ne connais pas ton père ; j’ai été étonnée de le trouver si bon, si désintéressé. Le pauvre homme a de si gros soucis, en ce moment.
Maxime regardait la pointe de ses bottines, sans répondre, d’un air gêné. Elle insistait.
— Tant qu’il ne venait pas dans cette chambre, ça m’était égal. Mais après… Quand je le voyais ici, affectueux, m’apportant un argent qu’il avait dû ramasser dans tous les coins de Paris, se ruinant pour moi sans une plainte, j’en devenais malade… Si tu savais avec quel soin il a veillé à mes intérêts !
Le jeune homme revint doucement à la cheminée, contre laquelle il s’adossa. Il restait embarrassé, la tête basse, avec un sourire qui montait peu à peu à ses lèvres.
— Oui, murmura-t-il, mon père est très fort pour veiller aux intérêts des gens.
Le son de sa voix étonna Renée. Elle le regarda, et lui, comme pour se défendre :
— Oh ! je ne sais rien… Je dis seulement que mon père est un habile homme.
— Tu aurais tort d’en mal parler, reprit-elle. Tu dois le juger un peu en l’air… Si je te faisais connaître tous ses embarras, si je te répétais ce qu’il me confiait encore ce soir, tu verrais comme on se trompe, quand on croit qu’il tient à l’argent…
Maxime ne put retenir un haussement d’épaules. Il interrompit sa belle-mère, d’un rire d’ironie.
— Va, je le connais, je le connais beaucoup… Il a dû te dire de bien jolies choses. Conte-moi donc ça.
Ce ton railleur la blessait. Alors elle renchérit encore sur ses éloges, elle trouva son mari tout à fait grand, elle parla de l’affaire de Charonne, de ce tripotage où elle n’avait rien compris, comme d’une catastrophe dans laquelle s’étaient révélées à elle l’intelligence et la bonté de Saccard. Elle ajouta qu’elle signerait l’acte de cession le lendemain, et que, si c’était réellement là un désastre, elle acceptait ce désastre en punition de ses fautes. Maxime la laissait aller, ricanant, la regardant en dessous ; puis il dit à demi-voix :
— C’est ça, c’est bien ça…
Et, plus haut, mettant la main sur l’épaule de Renée :
— Ma chère, je te remercie, mais je savais l’histoire… C’est toi qui es d’une bonne pâte !
Il fit de nouveau mine de s’en aller. Il éprouvait une démangeaison furieuse de tout conter. Elle l’avait exaspéré, avec ses éloges sur son mari, et il oubliait qu’il s’était promis de ne pas parler, pour s’éviter tout désagrément.
— Quoi ! que veux-tu dire ? demanda-t-elle.
— Eh ! pardieu ! que mon père te met dedans de la plus jolie façon du monde… Tu me fais de la peine, vrai ; tu es trop godiche !
Et il lui conta ce qu’il avait entendu chez Laure, lâchement, sournoisement, goûtant une secrète joie à descendre dans ces infamies. Il lui semblait qu’il se vengeait d’une injure vague qu’on venait de lui faire. Son tempérament de fille s’attardait béatement à cette dénonciation, à ce bavardage cruel, surpris derrière une porte. Il n’épargna rien à Renée, ni l’argent que son mari lui avait prêté à usure, ni celui qu’il comptait lui voler, à l’aide d’histoires ridicules, bonnes à endormir les enfants. La jeune femme l’écoutait, très pâle, les lèvres serrées. Debout devant la cheminée, elle baissait un peu la tête, elle regardait le feu. Sa toilette de nuit, cette chemise que Maxime avait fait chauffer, s’écartait, laissait voir des blancheurs immobiles de statue.
— Je te dis tout cela, conclut le jeune homme, pour que tu n’aies pas l’air d’une sotte… Mais tu aurais tort d’en vouloir à mon père. Il n’est pas méchant. Il a ses défauts comme tout le monde… À demain, n’est-ce pas ?
Il s’avançait toujours vers la porte. Renée l’arrêta d’un geste brusque.
— Reste ! cria-t-elle impérieusement.
Et le prenant, l’attirant à elle, l’asseyant presque sur ses genoux, devant le feu, elle le baisa sur les lèvres, en disant :
— Ah ! bien, ce serait trop bête de nous gêner, maintenant… Tu ne sais donc pas que, depuis hier, depuis que tu as voulu rompre, je n’ai plus la tête à moi. Je suis comme une imbécile. Ce soir, au bal, j’avais un brouillard devant les yeux. C’est qu’à présent, j’ai besoin de toi pour vivre. Quand tu t’en iras, je serai vidée… Ne ris pas, je te dis ce que je sens.
Elle le regardait avec une tendresse infinie, comme si elle ne l’eût pas vu depuis longtemps.
— Tu as trouvé le mot, j’étais godiche, ton père m’aurait fait voir aujourd’hui des étoiles en plein midi. Est-ce que je savais ! Pendant qu’il me contait son histoire, je n’entendais qu’un grand bourdonnement, et j’étais tellement anéantie, qu’il m’aurait fait mettre à genoux, s’il avait voulu, pour signer ses paperasses. Et je m’imaginais que j’avais des remords !… Vrai, j’étais bête à ce point !…
Elle éclata de rire, des lueurs de folie luisaient dans ses yeux. Elle continua, en serrant plus étroitement son amant.
— Est-ce que nous faisons le mal, nous autres ! Nous nous aimons, nous nous amusons comme il nous plaît. Tout le monde en est là, n’est-ce pas ?… Vois, ton père ne se gêne guère. Il aime l’argent et il en prend où il en trouve. Il a raison, ça me met à l’aise… D’abord, je ne signerai rien, et puis tu reviendras tous les soirs. J’avais peur que tu ne veuilles plus, tu sais, pour ce que je t’ai dit… Mais puisque ça ne te fait rien… D’ailleurs, je lui fermerai ma porte, tu comprends, maintenant.
Elle se leva, elle alluma la veilleuse. Maxime hésitait, désespéré. Il voyait la sottise qu’il avait commise, il se reprochait durement d’avoir trop causé. Comment annoncer son mariage maintenant ! C’était sa faute, la rupture était faite, il n’avait pas besoin de remonter dans cette chambre, ni surtout d’aller prouver à la jeune femme que son mari la dupait. Et il ne savait plus à quel sentiment il venait d’obéir, ce qui redoublait sa colère contre lui-même. Mais, s’il eut la pensée un instant, d’être brutal une seconde fois, de s’en aller, la vue de Renée qui laissait tomber ses pantoufles, lui donna une lâcheté invincible. Il eut peur. Il resta.
Le lendemain, quand Saccard vint chez sa femme pour lui faire signer l’acte de cession, elle lui répondit tranquillement qu’elle n’en ferait rien, qu’elle avait réfléchi. D’ailleurs, elle ne se permit pas même une allusion ; elle s’était juré d’être discrète, ne voulant pas se créer des ennuis, désirant goûter en paix le renouveau de ses amours. L’affaire de Charonne s’arrangerait comme elle pourrait ; son refus de signer n’était qu’une vengeance ; elle se moquait bien du reste. Saccard fut sur le point de s’emporter. Tout son rêve croulait. Ses autres affaires allaient de mal en pis. Il se trouvait à bout de ressources, se soutenant par un miracle d’équilibre ; le matin même, il n’avait pu payer la note de son boulanger. Cela ne l’empêchait pas de préparer une fête splendide pour le jeudi de la mi-carême. Il éprouva, devant le refus de Renée, cette colère blanche d’un homme vigoureux arrêté dans son œuvre par le caprice d’un enfant. Avec l’acte de cession en poche, il comptait bien battre monnaie, en attendant l’indemnité. Puis, quand il se fut un peu calmé et qu’il eut l’intelligence nette, il s’étonna du brusque revirement de sa femme : à coup sûr, elle avait dû être conseillée. Il flaira un amant. Ce fut un pressentiment si net qu’il courut chez sa sœur, pour l’interroger, lui demander si elle ne savait rien sur la vie cachée de Renée. Sidonie se montra très aigre. Elle ne pardonnait pas à sa belle-sœur l’affront qu’elle lui avait fait en refusant de voir M. de Saffré. Aussi, quand elle comprit, aux questions de son frère, que celui-ci accusait sa femme d’avoir un amant, s’écria-t-elle qu’elle en était certaine. Et elle s’offrit d’elle-même pour espionner « les tourtereaux. » Cette pimbèche verrait comme cela de quel bois elle se chauffait. Saccard, d’habitude, ne cherchait pas les vérités désagréables ; son intérêt seul le forçait à ouvrir des yeux qu’il tenait sagement fermés. Il accepta l’offre de sa sœur.
— Va, sois tranquille, je saurai tout, lui dit-elle d’une voix pleine de compassion… Ah ! mon pauvre frère, ce n’est pas Angèle qui t’aurait jamais trahi ! Un mari si bon, si généreux ! Ces poupées parisiennes n’ont pas de cœur… Et moi qui ne cesse de lui donner de bons conseils !