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La Curée/VI

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La Curée (1871)
G. Charpentier et E. Fasquelle (p. 302-360).


VI


Il y avait bal travesti, chez les Saccard, le jeudi de la mi-carême. Mais la grande curiosité était le poème des Amours du beau Narcisse et de la nymphe Écho, en trois tableaux, que ces dames devaient représenter. L’auteur de ce poème, M. Hupel de la Noue, voyageait depuis plus d’un mois, de sa préfecture à l’hôtel du parc Monceau, afin de surveiller les répétitions et de donner son avis sur les costumes. Il avait d’abord songé à écrire son œuvre en vers ; puis il s’était décidé pour des tableaux vivants ; c’était plus noble, disait-il, plus près du beau antique.

Ces dames n’en dormaient plus. Certaines d’entre elles changeaient jusqu’à trois fois de costume. Il y eut des conférences interminables que le préfet présidait. On discuta longuement d’abord le personnage de Narcisse. Serait-ce une femme ou un homme qui le représenterait ? Enfin, sur les instances de Renée, il fut décidé que l’on confierait le rôle à Maxime ; mais il serait le seul homme, et encore madame de Lauwerens disait-elle qu’elle ne consentirait jamais à cela, si « le petit Maxime ne ressemblait pas à une vraie fille. » Renée devait être la nymphe Écho. La question des costumes fut beaucoup plus laborieuse. Maxime donna un bon coup de main au préfet, qui se trouvait sur les dents, au milieu de neuf femmes, dont l’imagination folle menaçait de compromettre gravement la pureté des lignes de son œuvre. S’il les avait écoutées, son Olympe aurait porté de la poudre. Madame d’Espanet voulait absolument avoir une robe à traîne pour cacher ses pieds un peu forts, tandis que madame Haffner rêvait de s’habiller avec une peau de bête. M. Hupel de la Noue fut énergique ; il se fâcha même une fois ; il était convaincu, il disait que, s’il avait renoncé aux vers, c’était pour écrire son poème « avec des étoffes savamment combinées et des attitudes choisies parmi les plus belles. »

— L’ensemble, mesdames, répétait-il à chaque nouvelle exigence, vous oubliez l’ensemble… Je ne puis cependant pas sacrifier l’œuvre entière aux volants que vous me demandez.

Les conciliabules se tenaient dans le salon bouton d’or. On y passa des après-midi entiers à arrêter la forme d’une jupe. Worms fut convoqué plusieurs fois. Enfin tout fut réglé, les costumes arrêtés, les poses apprises, et M. Hupel de la Noue se déclara satisfait. L’élection de M. de Mareuil lui avait donné moins de mal.

Les Amours du beau Narcisse et de la nymphe Écho devaient commencer à onze heures. Dès dix heures et demie, le grand salon se trouvait plein, et, comme il y avait bal ensuite, les femmes étaient là, costumées, assises sur des fauteuils rangés en demi-cercle devant le théâtre improvisé, une estrade que cachaient deux larges rideaux de velours rouge à franges d’or, glissant sur des tringles. Les hommes, derrière, se tenaient debout, allaient et venaient. Les tapissiers avaient donné à dix heures les derniers coups de marteau. L’estrade s’élevait au fond du salon, tenant tout un bout de cette longue galerie. On montait sur le théâtre par le fumoir, converti en foyer pour les artistes. En outre, au premier étage, ces dames avaient à leur disposition plusieurs pièces, où une armée de femmes de chambre préparaient les toilettes des différents tableaux.

Il était onze heures et demie, et les rideaux ne s’ouvraient pas. Un grand murmure emplissait le salon. Les rangées de fauteuils offraient la plus étonnante cohue de marquises, de châtelaines, de laitières, d’Espagnoles, de bergères, de sultanes ; tandis que la masse compacte des habits noirs mettait une grande tache sombre, à côté de cette moire d’étoffes claires et d’épaules nues, toutes braisillantes des étincelles vives des bijoux. Les femmes étaient seules travesties. Il faisait déjà chaud. Les trois lustres allumaient le ruissellement d’or du salon.

On vit enfin M. Hupel de la Noue sortir par une ouverture ménagée à gauche de l’estrade. Depuis huit heures du soir, il aidait ces dames. Son habit avait, sur la manche gauche, trois doigts marqués en blanc, une petite main de femme qui s’était posée là, après s’être oubliée dans une boîte de poudre de riz. Mais le préfet songeait bien aux misères de sa toilette ! Il avait les yeux énormes, la face bouffie et un peu pâle. Il parut ne voir personne. Et, s’avançant vers Saccard, qu’il reconnut au milieu d’un groupe d’hommes graves, il lui dit à demi-voix :

— Sacrebleu ! votre femme a perdu sa ceinture de feuillage… Nous voilà propres !

Il jurait, il aurait battu les gens. Puis, sans attendre de réponse, sans rien regarder, il tourna le dos, plongea sous les draperies, disparut. Les dames sourirent de la singulière apparition de ce monsieur.

Le groupe au milieu duquel se trouvait Saccard s’était formé derrière les derniers fauteuils. On avait même tiré un fauteuil hors du rang, pour le baron Gouraud, dont les jambes enflaient depuis quelque temps. Il y avait là M. Toutin-Laroche, que l’empereur venait d’appeler au Sénat ; M. de Mareuil, dont la Chambre avait bien voulu valider la deuxième élection ; M. Michelin, décoré de la veille ; et, un peu en arrière, les Mignon et Charrier, dont l’un avait un gros diamant à sa cravate, tandis que l’autre en montrait un plus gros encore à son doigt. Ces messieurs causaient. Saccard les quitta un instant pour aller échanger une parole à voix basse avec sa sœur qui venait d’entrer et de s’asseoir entre Louise de Mareuil et madame Michelin. Madame Sidonie était en magicienne ; Louise portait crânement un costume de page, qui lui donnait tout à fait l’air d’un gamin : la petite Michelin, en almée, souriait amoureusement, dans ses voiles brodés de fils d’or.

— Sais-tu quelque chose ? demanda doucement Saccard à sa sœur.

— Non, rien encore, répondit-elle. Mais le galant doit être ici… Je les pincerai ce soir, sois tranquille.

— Préviens-moi tout de suite, n’est-ce pas ?

Et Saccard, se tournant à droite et à gauche, complimenta Louise et madame Michelin. Il compara l’une à une houri de Mahomet, l’autre à un mignon d’Henri III. Son accent provençal semblait faire chanter de ravissement toute sa personne grêle et stridente. Quand il revint au groupe des hommes graves, M. de Mareuil le prit à l’écart et lui parla du mariage de leurs enfants. Rien n’était changé, c’était toujours le dimanche suivant qu’on devait signer le contrat.

— Parfaitement, dit Saccard. Je compte même annoncer ce soir le mariage à nos amis, si vous n’y voyez aucun inconvénient… J’attends pour cela mon frère le ministre qui m’a promis de venir.

Le nouveau député fut ravi. Cependant M. Toutin-Laroche élevait la voix, comme en proie à une vive indignation.

— Oui, messieurs, disait-il à M. Michelin et aux deux entrepreneurs qui se rapprochaient, j’avais eu la bonhomie de laisser mêler mon nom à une telle affaire.

Et, comme Saccard et Mareuil les rejoignaient :

— Je racontais à ces messieurs la déplorable aventure de la Société générale des ports du Maroc, vous savez, Saccard ?

Celui-ci ne broncha pas. La société en question venait de crouler avec un effroyable scandale. Des actionnaires trop curieux avaient voulu savoir où en était l’établissement des fameuses stations commerciales sur le littoral de la Méditerranée, et une enquête judiciaire avait démontré que les ports du Maroc n’existaient que sur les plans des ingénieurs, de fort beaux plans, pendus aux murs des bureaux de la Société. Depuis ce moment, M. Toutin-Laroche criait plus fort que les actionnaires, s’indignant, voulant qu’on lui rendît son nom pur de toute tache. Et il fit tant de bruit que le gouvernement, pour calmer et réhabiliter devant l’opinion cet homme utile, se décida à l’envoyer au Sénat. Ce fut ainsi qu’il pêcha le siège tant ambitionné, dans une affaire qui avait failli le conduire en police correctionnelle.

— Vous êtes bien bon de vous occuper de cela, dit Saccard. Vous pouvez montrer votre grande œuvre, le Crédit viticole, cette maison qui est sortie victorieuse de toutes les crises.

— Oui, murmura Mareuil, cela répond à tout.

Le Crédit viticole, en effet, venait de sortir de gros embarras soigneusement cachés. Un ministre très tendre pour cette institution financière, qui tenait la Ville de Paris à la gorge, avait inventé un coup de hausse dont M. Toutin-Laroche s’était merveilleusement servi. Rien ne le chatouillait davantage que les éloges donnés à la prospérité du Crédit viticole. Il les provoquait d’ordinaire. Il remercia M. de Mareuil d’un regard, et, se penchant vers le baron Gouraud, sur le fauteuil duquel il s’appuyait familièrement, il lui demanda :

— Vous êtes bien ? vous n’avez pas trop chaud ?

Le baron eut un léger grognement.

— Il baisse, il baisse tous les jours, ajouta M. Toutin-Laroche à demi-voix, en se tournant vers ces messieurs.

M. Michelin souriait, fermait de temps à autre les paupières, d’un mouvement doux, pour voir son ruban rouge. Les Mignon et Charrier, plantés carrément sur leurs grands pieds, semblaient beaucoup plus à l’aise dans leur habit depuis qu’ils portaient des brillants. Cependant il était près de minuit, l’assemblée s’impatientait ; elle ne se permettait pas de murmurer, mais les éventails battaient plus nerveusement, et le bruit des conversations grandissait.

Enfin, M. Hupel de la Noue reparut. Il avait passé une épaule par l’étroite ouverture, lorsqu’il aperçut madame d’Espanet qui montait enfin sur l’estrade ; ces dames, déjà en place pour le premier tableau, n’attendaient plus qu’elle. Le préfet se tourna, montrant son dos aux spectateurs, et l’on put le voir causant avec la marquise, que les rideaux cachaient. Il étouffa sa voix, disant, avec des saluts lancés du bout des doigts :

— Mes compliments, marquise. Votre costume est délicieux.

— J’en ai un bien plus joli dessous ! répliqua cavalièrement la jeune femme, qui lui éclata de rire au nez, tant elle le trouvait drôle, enfoui de la sorte dans les draperies.

L’audace de cette plaisanterie étonna un instant le galant M. Hupel de la Noue ; mais il se remit, et goûtant de plus en plus le mot, à mesure qu’il l’approfondissait :

— Ah ! charmant ! charmant ! murmura-t-il d’un air ravi.

Il laissa retomber le coin du rideau, il vint se joindre au groupe des hommes graves, voulant jouir de son œuvre. Ce n’était plus l’homme effaré courant après la ceinture de feuillage de la nymphe Écho. Il était radieux, soufflant, s’essuyant le front. Il avait toujours la petite main blanche sur la manche de son habit ; et de plus, le gant de sa main droite était taché de rouge au bout du pouce ; sans doute il avait trempé ce doigt dans le pot de fard d’une de ces dames. Il souriait, il s’éventait, il balbutiait :

— Elle est adorable, ravissante, stupéfiante.

— Qui donc ? demanda Saccard.

— La marquise. Imaginez-vous qu’elle vient de me dire…

Et il raconta le mot. On le trouva tout à fait réussi. Ces messieurs se le répétèrent. Le digne M. Haffner, qui s’était approché, ne put lui-même s’empêcher d’applaudir. Cependant, un piano, que peu de personnes avaient vu, se mit à jouer une valse. Il se fit alors un grand silence. La valse avait des enroulements capricieux, interminables ; et toujours une phrase très douce montait le clavier, se perdait dans un trille de rossignol ; puis des voix sourdes reprenaient, plus lentement. C’était très voluptueux. Les dames, la tête un peu inclinée, souriaient. Le piano avait, au contraire, fait tomber brusquement la gaieté de M. Hupel de la Noue. Il regardait les rideaux de velours rouge d’un air anxieux, il se disait qu’il aurait dû placer lui-même madame d’Espanet comme il avait placé les autres.

Les rideaux s’ouvrirent doucement, le piano reprit en sourdine la valse sensuelle. Un murmure courut dans le salon. Les dames se penchaient, les hommes allongeaient la tête, tandis que l’admiration se traduisait çà et là par une parole dite trop haut, un soupir inconscient, un rire étouffé. Cela dura cinq grandes minutes, sous le flamboiement des trois lustres.

M. Hupel de la Noue, rassuré, souriait béatement à son poème. Il ne put résister à la tentation de répéter aux personnes qui l’entouraient ce qu’il disait depuis un mois :

— J’avais songé à faire ça en vers… Mais, n’est-ce pas ? c’est plus noble de lignes…

Puis, pendant que la valse allait et venait dans un bercement sans fin, il donna des explications. Les Mignon et Charrier s’étaient approchés et l’écoutaient attentivement.

— Vous connaissez le sujet, n’est-ce pas ? Le beau Narcisse, fils du fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, méprise l’amour de la nymphe Écho… Écho était de la suite de Junon, qu’elle amusait par ses discours pendant que Jupiter courait le monde… Écho, fille de l’Air et de la Terre, comme vous savez…

Et il se pâmait devant la poésie de la Fable. Puis, d’un ton plus intime :

— J’ai cru pouvoir donner carrière à mon imagination… La nymphe Écho conduit le beau Narcisse chez Vénus, dans une grotte marine, pour que la déesse l’enflamme de ses feux. Mais la déesse reste impuissante. Le jeune homme témoigne par son attitude qu’il n’est pas touché.

L’explication n’était pas inutile, car peu de spectateurs, dans le salon, comprenaient le sens exact des groupes. Quand le préfet eut nommé ses personnages à demi voix, on admira davantage. Les Mignon et Charrier continuaient à ouvrir des yeux énormes. Ils n’avaient pas compris.

Sur l’estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte se creusait. Le décor était fait d’une soie tendue à grands plis cassés, imitant des anfractuosités de rocher, et sur laquelle étaient peints des coquillages, des poissons, de grandes herbes marines. Le plancher, accidenté, montant en forme de tertre, se trouvait recouvert de la même soie, où le décorateur avait représenté un sable fin constellé de perles et de paillettes d’argent. C’était un réduit de déesse. Là, sur le sommet du tertre, Mme de Lauwerens, en Vénus, se tenait debout ; un peu forte, portant son maillot rose avec la dignité d’une duchesse de l’Olympe, elle avait compris son personnage en souveraine de l’Amour, avec de grands yeux sévères et dévorants. Derrière elle, ne montrant que sa tête malicieuse, ses ailes et son carquois, la petite Mme Daste donnait son sourire au personnage aimable de Cupidon. Puis, d’un côté du tertre, les trois Grâces, Mmes de Guende, Teissière, de Meinhold, tout en mousseline, se souriaient, s’enlaçaient, comme dans le groupe de Pradier ; tandis que, de l’autre côté, la marquise d’Espanet et Mme Haffner, enveloppées du même flot de dentelles, les bras à la taille, les cheveux mêlés, mettaient un coin risqué dans le tableau, un souvenir de Lesbos, que M. Hupel de la Noue expliquait à voix plus basse, pour les hommes seulement, en disant qu’il avait voulu montrer par là la puissance de Vénus. En bas du tertre, la comtesse Vanska faisait la Volupté ; elle s’allongeait, tordue par un dernier spasme, les yeux entr’ouverts et mourants, comme lasse ; très brune, elle avait dénoué sa chevelure noire, et sa tunique striée de flammes fauves montrait des bouts de sa peau ardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du voile de Vénus au rouge sombre de la tunique de la Volupté, était douce, d’un rose général, d’un ton de chair. Et sous le rayon électrique, ingénieusement dirigé sur la scène par une des fenêtres du jardin, la gaze, les dentelles, toutes ces étoffes légères et transparentes se fondaient si bien avec les épaules et les maillots, que ces blancheurs rosées vivaient, et qu’on ne savait plus si ces dames n’avaient pas poussé la vérité plastique jusqu’à se mettre toutes nues. Ce n’était là que l’apothéose ; le drame se passait au premier plan. À gauche, Renée, la nymphe Écho, tendait les bras vers la grande déesse, la tête à demi tournée du côté de Narcisse, suppliante, comme pour l’inviter à regarder Vénus, dont la vue seule allume de terribles feux ; mais Narcisse, à droite, faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de la main, et restait d’une froideur de glace. Les costumes de ces deux personnages avaient surtout coûté une peine infinie à l’imagination de M. Hupel de la Noue. Narcisse, en demi-dieu rôdeur de forêts, portait un costume de chasseur idéal : maillot verdâtre, courte veste collante, rameau de chêne dans les cheveux. La robe de la nymphe Écho était, à elle seule, toute une allégorie ; elle tenait des grands arbres et des grands monts, des lieux retentissants où les voix de la Terre et de l’Air se répondent ; elle était rocher par le satin blanc de la jupe, taillis par les feuillages de la ceinture, ciel pur par la nuée de gaze bleue du corsage. Et les groupes gardaient une immobilité de statue, la note charnelle de l’Olympe chantait dans l’éblouissement du large rayon, pendant que le piano continuait sa plainte d’amour aiguë, coupée de profonds soupirs.

On trouva généralement que Maxime était admirablement fait. Dans son geste de refus, il développait sa hanche gauche, qu’on remarqua beaucoup. Mais tous les éloges furent pour l’expression de visage de Renée. Selon le mot de M. Hupel de la Noue, elle était « la douleur du désir inassouvi. » Elle avait un sourire aigu qui cherchait à se faire humble, elle quêtait sa proie avec des supplications de louve affamée qui ne cache ses dents qu’à demi. Le premier tableau marcha bien, sauf cette folle d’Adeline qui bougeait et qui retenait à grand’peine une irrésistible envie de rire. Puis, les rideaux se refermèrent, le piano se tut.

Alors, on applaudit discrètement, et les conversations reprirent. Un grand souffle d’amour, de désir contenu, était venu des nudités de l’estrade, courait le salon, où les femmes s’alanguissaient davantage sur leurs sièges, tandis que les hommes, à l’oreille, se parlaient bas, avec des sourires. C’était un chuchotement d’alcôve, un demi-silence de bonne compagnie, un souhait de volupté à peine formulé par un frémissement de lèvres ; et, dans les regards muets, se rencontrant au milieu de ce ravissement de bon ton, il y avait la hardiesse brutale d’amours offertes et acceptées d’un coup d’œil.

On jugeait sans fin les perfections de ces dames. Leurs costumes prenaient une importance presque aussi grande que leurs épaules. Quand les Mignon et Charrier voulurent questionner M. Hupel de la Noue, ils furent tout surpris de ne plus le voir à côté d’eux ; il avait déjà plongé derrière l’estrade.

— Je vous racontais donc, ma toute belle, dit madame Sidonie, en reprenant une conversation interrompue par le premier tableau, que j’avais reçu une lettre de Londres, vous savez ? pour l’affaire des trois milliards… La personne que j’ai chargée de faire des recherches m’écrit qu’elle croit avoir trouvé le reçu du banquier. L’Angleterre aurait payé… J’en suis malade depuis ce matin.

Elle était en effet plus jaune que de coutume, dans sa robe de magicienne semée d’étoiles. Et, comme madame Michelin ne l’écoutait pas, elle continua à voix plus basse, murmurant que l’Angleterre ne pouvait avoir payé, et que décidément elle irait à Londres elle-même.

— Le costume de Narcisse était bien joli, n’est-ce pas ? demanda Louise à madame Michelin.

Celle-ci sourit. Elle regardait le baron Gouraud, qui semblait tout ragaillardi dans son fauteuil. Madame Sidonie, voyant où allait son regard, se pencha, lui chuchota à l’oreille, pour que l’enfant n’entendît pas :

— Est-ce qu’il s’est exécuté ?

— Oui, répondit la jeune femme, languissante, jouant à ravir son rôle d’almée. J’ai choisi la maison de Louveciennes et j’en ai reçu les actes de propriété par son homme d’affaires… Mais nous avons rompu, je ne le vois plus.

Louise avait une finesse d’oreille particulière pour saisir ce qu’on voulait lui cacher. Elle regarda le baron Gouraud avec sa hardiesse de page, et dit tranquillement à madame Michelin :

— Vous ne trouvez pas qu’il est affreux, le baron ?

Puis elle ajouta en éclatant de rire :

— Dites ! on aurait dû lui confier le rôle de Narcisse. Il serait délicieux en maillot vert-pomme.

La vue de Vénus, de ce coin voluptueux de l’Olympe, avait en effet ranimé le vieux sénateur. Il roulait des yeux charmés, se tournait à demi pour complimenter Saccard. Dans le brouhaha qui emplissait le salon, le groupe des hommes graves continuait à causer affaires, politique. M. Haffner dit qu’il venait d’être nommé président d’un jury chargé de régler des questions d’indemnités. Alors la conversation s’engagea sur les travaux de Paris, sur le boulevard du Prince-Eugène, dont on commençait à causer sérieusement dans le public. Saccard saisit l’occasion, parla d’une personne qu’il connaissait, d’un propriétaire qu’on allait sans doute exproprier. Et il regardait en face ces messieurs. Le baron hocha doucement la tête ; M. Toutin-Laroche poussa les choses jusqu’à déclarer que rien n’était plus désagréable que d’être exproprié ; M. Michelin approuvait, louchait davantage, en regardant sa décoration.

— Les indemnités ne sauraient jamais être trop fortes, conclut doctement M. de Mareuil, qui voulait être agréable à Saccard.

Ils s’étaient compris. Mais les Mignon et Charrier mirent en avant leurs propres affaires. Ils comptaient se retirer prochainement, sans doute à Langres, disaient-ils, en gardant un pied-à-terre à Paris. Ils firent sourire ces messieurs, lorsqu’ils racontèrent qu’après avoir achevé la construction de leur magnifique hôtel du boulevard Malesherbes, ils l’avaient trouvé si beau qu’ils n’avaient pu résister à l’envie de le vendre. Leurs brillants devaient être une consolation qu’ils s’étaient offerte. Saccard riait de mauvaise grâce ; ses anciens associés venaient de réaliser des bénéfices énormes dans une affaire où il avait joué un rôle de dupe. Et, comme l’entr’acte s’allongeait, des phrases d’éloges sur la gorge de Vénus et sur la robe de la nymphe Écho coupaient la conversation des hommes graves.

Au bout d’une grande demi-heure, M. Hupel de la Noue reparut. Il marchait en plein succès, et le désordre de sa toilette croissait. En regagnant sa place, il rencontra M. de Mussy. Il lui serra la main en passant ; puis il revint sur ses pas pour lui demander :

— Vous ne connaissez pas le mot de la marquise ?

Et il le lui conta, sans attendre la réponse. Il le pénétrait de plus en plus, il le commentait, il finissait par le trouver exquis de naïveté. « J’en ai un bien plus joli dessous ! » C’était un cri du cœur.

Mais, M. de Mussy ne fut pas de cet avis. Il jugea le mot indécent. Il venait d’être attaché à l’ambassade d’Angleterre, où le ministre lui avait dit qu’une tenue sévère était de rigueur. Il refusait de conduire le cotillon, se vieillissait, ne parlait plus de son amour pour Renée, qu’il saluait gravement quand il la rencontrait.

M. Hupel de la Noue rejoignait le groupe formé derrière le fauteuil du baron, lorsque le piano entama une marche triomphale. De grands placages d’accords, frappés d’aplomb sur les touches, ouvraient un chant large, où, par instants, sonnaient des éclats métalliques. Après chaque phrase, une voix plus haute reprenait, en accentuant le rythme. C’était brutal et joyeux.

— Vous allez voir, murmura M. Hupel de la Noue ; j’ai poussé peut-être un peu loin la licence poétique ; mais je crois que l’audace m’a réussi… La nymphe Écho voyant que Vénus est sans puissance sur le beau Narcisse, le conduit chez Plutus, dieu des richesses et des métaux précieux… Après la tentation de la chair, la tentation de l’or.

— C’est classique, répondit le sec M. Toutin-Laroche, avec un sourire aimable. Vous connaissez votre temps, monsieur le préfet.

Les rideaux s’ouvraient, le piano jouait plus fort. Ce fut un éblouissement. Le rayon électrique tombait sur une splendeur flambante, dans laquelle les spectateurs ne virent d’abord qu’un brasier, où des lingots d’or et des pierres précieuses semblaient se fondre. Une nouvelle grotte se creusait ; mais celle-là n’était pas le frais réduit de Vénus, baigné par le flot mourant sur un sable fin semé de perles ; elle devait se trouver au centre de la terre, dans une couche ardente et profonde, fissure de l’enfer antique, crevasse d’une mine de métaux en fusion habitée par Plutus. La soie imitant le roc montrait de larges filons métalliques, des coulées qui étaient comme les veines du vieux monde, charriant les richesses incalculables et la vie éternelle du sol. À terre, par un anachronisme hardi de M. Hupel de la Noue, il y avait un écroulement de pièces de vingt francs ; des louis étalés, des louis entassés, un pullulement de louis qui montaient.

Au sommet de ce tas d’or, Mme de Guende, en Plutus, était assise, Plutus femme, Plutus montrant sa gorge, dans les grandes lames de sa robe, prise à tous les métaux. Autour du dieu se groupaient, debout, à demi couchées, unies en grappe, ou fleurissant à l’écart, les efflorescences féeriques de cette grotte, où les califes des Mille et une Nuits avaient vidé leur trésor : Mme Haffner en Or, avec une jupe roide et resplendissante d’évêque ; Mme d’Espanet en Argent, luisante comme un clair de lune ; Mme de Lauwerens, d’un bleu ardent, en Saphir, ayant à son côté la petite Mme Daste, une Turquoise souriante, qui bleuissait tendrement ; puis s’égrenaient l’Émeraude, Mme de Meinhold, et la Topaze, Mme Teissière ; et, plus bas, la comtesse Vanska donnait son ardeur sombre au Corail, allongée, les bras levés, chargés de pendeloques rouges, pareille à un polype monstrueux et adorable, qui montrait des chairs de femme dans des nacres roses et entrebâillées de coquillages. Ces dames avaient des colliers, des bracelets, des parures complètes, faites chacune de la pierre précieuse que le personnage représentait. On remarqua beaucoup les bijoux originaux de Mmes d’Espanet et Haffner, composés uniquement de petites pièces d’or et de petites pièces d’argent neuves. Puis, au premier plan, le drame restait le même : la nymphe Écho tentait le beau Narcisse, qui refusait encore du geste. Et les yeux des spectateurs s’accoutumaient avec ravissement à ce trou béant ouvert sur les entrailles enflammées du globe, à ce tas d’or sur lequel se vautrait la richesse d’un monde.

Ce second tableau eut encore plus de succès que le premier. L’idée en parut particulièrement ingénieuse. La hardiesse des pièces de vingt francs, ce ruissellement de coffre-fort moderne tombé dans un coin de la mythologie grecque, enchanta l’imagination des dames et des financiers qui étaient là. Les mots : « Que de pièces ! que d’argent ! » couraient, avec des sourires, de longs frémissements d’aise ; et sûrement chacune de ces dames, chacun de ces messieurs faisait le rêve d’avoir tout ça à lui, dans une cave.

— L’Angleterre a payé, ce sont vos milliards, murmura malicieusement Louise à l’oreille de Mme Sidonie.

Et Mme Michelin, la bouche un peu ouverte par un désir ravi, écartait son voile d’almée, caressait l’or d’un regard luisant, tandis que le groupe des hommes graves se pâmait. M. Toutin-Laroche, tout épanoui, murmura quelques mots à l’oreille du baron, dont la face se marbrait de taches jaunes. Mais les Mignon et Charrier, moins discrets, dirent avec une naïveté brutale :

— Sacrebleu ! il y aurait là de quoi démolir Paris et le rebâtir.

Le mot parut profond à Saccard, qui commençait à croire que les Mignon et Charrier se moquaient du monde en faisant les imbéciles. Quand les rideaux se refermèrent, et que le piano termina la marche triomphale par un grand bruit de notes jetées les unes sur les autres, comme de dernières pelletées d’écus, les applaudissements éclatèrent, plus vifs, plus prolongés.

Cependant, au milieu du tableau, le ministre, accompagné de son secrétaire, M. de Saffré, avait paru à la porte du salon. Saccard, qui guettait impatiemment son frère, voulut se précipiter à sa rencontre. Mais celui-ci, d’un geste, le pria de ne pas bouger. Et il vint doucement jusqu’au groupe des hommes graves. Quand les rideaux se furent refermés et qu’on l’eut aperçu, un long chuchotement courut le salon, les têtes se retournèrent : le ministre balançait le succès des Amours du beau Narcisse et de la nymphe Écho.

— Vous êtes un poète, monsieur le préfet, dit-il en souriant à M. Hupel de la Noue. Vous avez publié autrefois un volume de vers, les Volubilis, je crois ?… Je vois que les soucis de l’administration n’ont pas tari votre imagination.

Le préfet sentit, dans ce compliment, la pointe d’une épigramme. La présence brusque de son chef le décontenança d’autant plus, qu’en s’examinant d’un coup d’œil pour voir si sa tenue était correcte, il aperçut, sur la manche de son habit, la petite main blanche, qu’il n’osa pas essuyer. Il s’inclina, balbutia.

— Vraiment, continua le ministre, en s’adressant à M. Toutin-Laroche, au baron Gouraud, aux personnages qui se trouvaient là, tout cet or était un merveilleux spectacle… Nous ferions de grandes choses, si M. Hupel de la Noue battait monnaie pour nous.

C’était, en langue ministérielle, le même mot que celui des Mignon et Charrier. Alors M. Toutin-Laroche et les autres firent leur cour, jouèrent sur la dernière phrase du ministre : l’Empire avait déjà fait des merveilles ; ce n’était pas l’or qui manquait, grâce à la haute expérience du pouvoir ; jamais la France n’avait eu une situation aussi belle devant l’Europe ; et ces messieurs finirent par devenir si plats, que le ministre changea lui-même la conversation. Il les écoutait, la tête haute, les coins de la bouche un peu relevés, ce qui donnait à sa grosse face blanche, soigneusement rasée, un air de doute et de dédain souriant.

Saccard, qui voulait amener l’annonce du mariage de Maxime et de Louise, manœuvrait pour trouver une transition habile. Il affectait une grande familiarité, et son frère faisait le bonhomme, consentait à lui rendre le service de paraître l’aimer beaucoup. Il était réellement supérieur, avec son regard clair, son visible mépris des coquineries mesquines, ses larges épaules qui, d’un haussement, auraient culbuté tout ce monde-là. Quand il fut enfin question du mariage, il se montra charmant, il laissa entendre qu’il tenait prêt son cadeau de noces ; il voulait parler de la nomination de Maxime comme auditeur au Conseil d’État. Il alla jusqu’à répéter deux fois à son frère, d’un ton tout à fait bon garçon :

— Dis bien à ton fils que je veux être son témoin.

M. de Mareuil rougissait d’aise. On complimenta Saccard. M. Toutin-Laroche s’offrit comme second témoin. Puis, brusquement, on arriva à parler du divorce. Un membre de l’opposition venait d’avoir « le triste courage », disait M. Haffner, de défendre cette honte sociale. Et tous se récrièrent. Leur pudeur trouva des mots profonds. M. Michelin souriait délicatement au ministre, pendant que les Mignon et Charrier remarquaient avec étonnement que le collet de son habit était usé.

Pendant ce temps, M. Hupel de la Noue restait embarrassé, s’appuyant au fauteuil du baron Gouraud, qui s’était contenté d’échanger avec le ministre une poignée de main silencieuse. Le poète n’osait quitter la place. Un sentiment indéfinissable, la crainte de paraître ridicule, la peur de perdre les bonnes grâces de son chef, le retenaient, malgré l’envie furieuse qu’il avait d’aller placer ces dames sur l’estrade, pour le dernier tableau. Il attendait qu’un mot heureux lui vînt et le fît rentrer en faveur. Mais il ne trouvait rien. Il se sentait de plus en plus gêné, lorsqu’il aperçut M. de Saffré ; il lui prit le bras, s’accrocha à lui comme à une planche de salut. Le jeune homme entrait, c’était une victime toute fraîche.

— Vous ne connaissez pas le mot de la marquise ? lui demanda le préfet.

Mais il était si troublé, qu’il ne savait plus présenter la chose d’une façon piquante. Il pataugeait.

— Je lui ai dit : « Vous avez un charmant costume ; » et elle m’a répondu…

— « J’en ai un bien plus joli dessous, » ajouta tranquillement M. de Saffré. C’est vieux, mon cher, très vieux.

M. Hupel de la Noue le regarda, consterné. Le mot était vieux, et lui qui allait approfondir encore son commentaire sur la naïveté de ce cri du cœur !

— Vieux, vieux comme le monde, répétait le secrétaire. Mme d’Espanet l’a déjà dit deux fois aux Tuileries.

Ce fut le dernier coup. Le préfet se moqua alors du ministre, du salon entier. Il se dirigeait vers l’estrade, lorsque le piano préluda, d’une voix attristée, avec des tremblements de notes qui pleuraient ; puis la plainte s’élargit, traîna longuement, et les rideaux s’ouvrirent. M. Hupel de la Noue, qui avait déjà disparu à moitié, rentra dans le salon, en entendant le léger grincement des anneaux. Il était pâle, exaspéré ; il faisait un violent effort sur lui-même pour ne pas apostropher ces dames. Elles s’étaient placées toutes seules ! Ce devait être cette petite d’Espanet qui avait monté le complot de hâter les changements de costume, et de se passer de lui. Ça n’était pas ça, ça ne valait rien !

Il revint, mâchant de sourdes paroles. Il regardait sur l’estrade, avec des haussements d’épaules, murmurant :

— La nymphe Écho est trop au bord… Et cette jambe du beau Narcisse, pas de noblesse, pas de noblesse du tout…

Les Mignon et Charrier, qui s’étaient approchés pour entendre « l’explication » se hasardèrent à lui demander « ce que le jeune homme et la jeune fille faisaient, couchés par terre. » Mais il ne répondit pas, il refusait d’expliquer davantage son poème ; et comme les entrepreneurs insistaient :

— Eh ! ça ne me regarde plus, du moment que ces dames se placent sans moi !

Le piano sanglotait mollement. Sur l’estrade, une clairière, où le rayon électrique mettait une nappe de soleil, ouvrait un horizon de feuilles. C’était une clairière idéale, avec des arbres bleus, de grandes fleurs jaunes et rouges, qui montaient aussi haut que les chênes. Là, sur une butte de gazon, Vénus et Plutus se tenaient côte à côte, entourés de nymphes accourues des taillis voisins pour leur faire escorte. Il y avait les filles des arbres, les filles des sources, les filles des monts, toutes les divinités rieuses et nues de la forêt. Et le dieu et la déesse triomphaient, punissaient les froideurs de l’orgueilleux qui les avait méprisés, tandis que le groupe des nymphes regardaient curieusement, avec un effroi sacré, la vengeance de l’Olympe, au premier plan. Le drame s’y dénouait. Le beau Narcisse, couché sur le bord d’un ruisseau, qui descendait du lointain de la scène, se regardait dans le clair miroir ; et l’on avait poussé la vérité jusqu’à mettre une lame de vraie glace au fond du ruisseau. Mais ce n’était déjà plus le jeune homme libre, le rôdeur de forêts ; la mort le surprenait au milieu de l’admiration ravie de son image, la mort l’alanguissait, et Vénus, de son doigt tendu, comme une fée d’apothéose, lui jetait le sort fatal. Il devenait fleur. Ses membres verdissaient, s’allongeaient, dans son costume collant de satin vert ; la tige flexible, les jambes légèrement recourbées, allaient s’enfoncer en terre, prendre racine, pendant que le buste, orné de larges pans de satin blanc, s’épanouissait en une corolle merveilleuse. La chevelure blonde de Maxime complétait l’illusion, mettait, avec ses longues frisures, des pistils jaunes au milieu de la blancheur des pétales. Et la grande fleur naissante, humaine encore, penchait la tête vers la source, les yeux noyés, le visage souriant d’une extase voluptueuse, comme si le beau Narcisse eût enfin contenté dans la mort les désirs qu’il s’était inspirés à lui-même. À quelques pas, la nymphe Écho se mourait aussi, se mourait de désirs inassouvis ; elle se trouvait peu à peu prise dans la raideur du sol, elle sentait ses membres brûlants se glacer et se durcir. Elle n’était pas rocher vulgaire, sali de mousse, mais marbre blanc, par ses épaules et ses bras, par sa grande robe de neige, dont la ceinture de feuillage et l’écharpe bleue avaient glissé. Affaissée au milieu du satin de sa jupe, qui se cassait à larges plis, pareil à un bloc de Paros, elle se renversait, n’ayant plus de vivant, dans son corps figé de statue, que ses yeux de femme, des yeux qui luisaient, fixés sur la fleur des eaux, penchée languissamment sur le miroir de la source. Et il semblait déjà que tous les bruits d’amour de la forêt, les voix prolongées des taillis, les frissons mystérieux des feuilles, les soupirs profonds des grands chênes, venaient battre sur la chair de marbre de la nymphe Écho, dont le cœur, saignant toujours dans le bloc, résonnait longuement, répétait au loin les moindres plaintes de la Terre et de l’Air.

— Oh ! l’ont-ils affublé, ce pauvre Maxime ! murmura Louise. Et madame Saccard, on dirait une morte.

— Elle est couverte de poudre de riz, dit madame Michelin.

D’autres mots peu obligeants couraient. Ce troisième tableau n’eut pas le succès franc des deux autres. C’était pourtant ce dénouement tragique qui enthousiasmait M. Hupel de la Noue sur son propre talent. Il s’y admirait, comme son Narcisse dans sa lame de glace. Il y avait mis une foule d’intentions poétiques et philosophiques. Quand les rideaux se furent refermés pour la dernière fois, et que les spectateurs eurent applaudi en gens bien élevés, il éprouva un regret mortel d’avoir cédé à la colère en n’expliquant pas la dernière page de son poème. Il voulut donner alors aux personnes qui l’entouraient la clef des choses charmantes, grandioses ou simplement polissonnes, que représentaient le beau Narcisse et la nymphe Écho, et il essaya même de dire ce que Vénus et Plutus faisaient au fond de la clairière ; mais ces messieurs et ces dames, dont les esprits nets et pratiques avaient compris la grotte de la chair et la grotte de l’or, ne se souciaient pas de descendre dans les complications mythologiques du préfet. Seuls, les Mignon et Charrier, qui voulaient absolument savoir, eurent la bonhomie de l’interroger. Il s’empara d’eux, il les tint debout, dans l’embrasure d’une fenêtre, pendant près de deux heures à leur raconter les Métamorphoses d’Ovide.

Cependant le ministre se retirait. Il s’excusa de ne pouvoir attendre la belle madame Saccard pour la complimenter sur la grâce parfaite de la nymphe Écho. Il venait de faire trois ou quatre fois le tour du salon au bras de son frère, donnant quelques poignées de main, saluant les dames. Jamais il ne s’était tant compromis pour Saccard. Il le laissa radieux lorsque, sur le seuil de la porte, il lui dit, à voix haute :

— Je t’attends demain matin. Viens déjeuner avec moi.

Le bal allait commencer. Les domestiques avaient rangé le long des murs les fauteuils des dames. Le grand salon allongeait maintenant, du petit salon jaune à l’estrade, son tapis nu, dont les grandes fleurs de pourpre s’ouvraient, sous l’égouttement de lumière tombant du cristal des lustres. La chaleur croissait, les tentures rouges brunissaient de leurs reflets l’or des meubles et du plafond. On attendait pour ouvrir le bal que ces dames, la nymphe Écho, Vénus, Plutus et les autres, eussent changé de costumes.

Madame d’Espanet et madame Haffner parurent les premières. Elles avaient remis leurs costumes du second tableau ; l’une était en Or, l’autre en Argent. On les entoura, on les félicita ; et elles racontaient leurs émotions.

— C’est moi qui ai failli m’éclater, disait la marquise, quand j’ai vu de loin le grand nez de M. Toutin-Laroche qui me regardait !

— Je crois que j’ai un torticolis, reprenait languissamment la blonde Suzanne. Non, vrai, si ça avait duré une minute de plus, j’aurais remis ma tête d’une façon naturelle, tant j’avais mal au cou.

M. Hupel de la Noue, de l’embrasure où il avait poussé les Mignon et Charrier, jetait des coups d’œil inquiets sur le groupe formé autour des deux jeunes femmes ; il craignait qu’on ne s’y moquât de lui. Les autres nymphes arrivèrent les unes après les autres ; toutes avaient repris leurs costumes de pierres précieuses ; la comtesse Vanska, en Corail, eut un succès fou, lorsqu’on put examiner de près les ingénieux détails de sa robe. Puis Maxime entra, correct dans son habit noir, l’air souriant ; et un flot de femmes l’enveloppa, on le mit au centre du cercle, on le plaisanta sur son rôle de fleur, sur sa passion des miroirs ; lui, sans un embarras, comme charmé de son personnage, continuait à sourire, répondait aux plaisanteries, avouait qu’il s’adorait et qu’il était assez guéri des femmes pour se préférer à elles. On riait plus haut, le groupe grandissait, tenait tout le milieu du salon, tandis que le jeune homme, noyé dans ce peuple d’épaules, dans ce tohu-bohu de costumes éclatants, gardait son parfum d’amour monstrueux, sa douceur vicieuse de fleur blonde.

Mais lorsque Renée descendit enfin, il se fit un demi-silence. Elle avait mis un nouveau costume, d’une grâce si originale et d’une telle audace, que ces messieurs et ces dames, habitués pourtant aux excentricités de la jeune femme, eurent un premier mouvement de surprise. Elle était en Otaïtienne. Ce costume, paraît-il, est des plus primitifs : un maillot couleur tendre, qui lui montait des pieds jusqu’aux seins, en lui laissant les épaules et les bras nus ; et, sur ce maillot, une simple blouse de mousseline, courte et garnie de deux volants, pour cacher un peu les hanches. Dans les cheveux, une couronne de fleurs des champs ; aux chevilles et aux poignets, des cercles d’or. Et rien autre. Elle était nue. Le maillot avait des souplesses de chair, sous la pâleur de la blouse ; la ligne pure de cette nudité se retrouvait, des genoux aux aisselles vaguement effacée par les volants, mais s’accentuant et reparaissant entre les mailles de la dentelle, au moindre mouvement. C’était une sauvagesse adorable, une fille barbare et voluptueuse, à peine cachée dans une vapeur blanche, dans un pan de brume marine, où tout son corps se devinait.

Renée, les joues roses, avançait d’un pas vif. Céleste avait fait craquer un premier maillot ; heureusement que la jeune femme, prévoyant le cas, s’était précautionnée. Ce maillot déchiré l’avait mise en retard. Elle parut se soucier peu de son triomphe. Ses mains brûlaient, ses yeux brillaient de fièvre. Elle souriait pourtant, répondait par de petites phrases aux hommes qui l’arrêtaient, qui la complimentaient sur sa pureté d’attitudes, dans les tableaux vivants. Elle laissait derrière elle un sillage d’habits noirs étonnés et charmés de la transparence de sa blouse de mousseline. Quand elle fut arrivée au groupe de femmes qui entouraient Maxime, elle souleva de courtes exclamations, et la marquise se mit à la regarder de la tête aux pieds, d’un air tendre, en murmurant :

— Elle est adorablement faite.

Madame Michelin, dont le costume d’almée devenait horriblement lourd à côté de ce simple voile, pinçait les lèvres, tandis que madame Sidonie, ratatinée dans sa robe noire de magicienne, murmurait à son oreille :

— C’est de la dernière indécence, n’est-ce pas, ma toute belle ?

— Ah bien ! dit enfin la jolie brune, c’est M. Michelin qui se fâcherait, si je me déshabillais comme ça !

— Et il aurait raison, conclut la courtière.

La bande des hommes graves n’était pas de cet avis. Ils s’extasiaient de loin. M. Michelin, que sa femme mettait si mal à propos en cause, se pâmait, pour faire plaisir à M. Toutin-Laroche et au baron Gouraud, que la vue de Renée ravissait. On complimenta fortement Saccard sur la perfection des formes de sa femme. Il s’inclinait, se montrait très touché. La soirée était bonne pour lui, et sans une préoccupation qui passait par instants dans ses yeux, lorsqu’il jetait un regard rapide sur sa sœur, il eût paru parfaitement heureux.

— Dites, elle ne nous en avait jamais autant montré, dit plaisamment Louise à l’oreille de Maxime, en lui désignant Renée du coin de l’œil.

Elle se reprit, et avec un sourire indéfinissable :

— À moi, du moins.

Le jeune homme la regarda, d’un air inquiet, mais elle continuait à sourire, drôlement, comme un écolier enchanté d’une plaisanterie un peu forte.

Le bal fut ouvert. On avait utilisé l’estrade des tableaux vivants, en y plaçant un petit orchestre, où les cuivres dominaient ; et les bugles, les cornets à pistons, jetaient leurs notes claires dans la forêt idéale, aux arbres bleus. Ce fut d’abord un quadrille : Ah ! il a des bottes, il a des bottes, Bastien ! qui faisait alors les délices des bastringues. Ces dames dansèrent. Les polkas, les valses, les mazurkas, alternèrent avec les quadrilles. Le large balancement des couples allait et venait, emplissait la longue galerie, sautant sous le fouet des cuivres, se balançant au bercement des violons. Les costumes, ce flot de femmes de tous les pays et de toutes les époques, roulait, avec un fourmillement, une bigarrure d’étoffes vives. Le rythme, après avoir mêlé et emporté les couleurs, dans un tohu-bohu cadencé, ramenait brusquement, à certains coups d’archet, la même tunique de satin rose, le même corsage de velours bleu, à côté du même habit noir. Puis un autre coup d’archet, une sonnerie des cornets à pistons, poussaient les couples, les faisaient voyager à la file autour du salon, avec des mouvements balancés de nacelle s’en allant à la dérive, sous un souffle de vent qui a brisé l’amarre. Et toujours, sans fin, pendant des heures. Parfois, entre deux danses, une dame s’approchait d’une fenêtre, étouffant, respirant un peu d’air glacé ; un couple se reposait sur une causeuse du petit salon bouton d’or, ou descendait dans la serre, faisant doucement le tour des allées. Sous les berceaux de lianes, au fond de l’ombre tiède, où arrivaient les forte des cornets à pistons, dans les quadrilles d’Ohé ! les p’tits agneaux et de J’ai un pied qui r’mue, des jupes dont on ne voyait que le bord, avaient des rires languissants.

Quand on ouvrit la porte de la salle à manger, transformée en buffet, avec des dressoirs contre les murs et une longue table au milieu, chargée de viandes froides, ce fut une poussée, un écrasement. Un grand bel homme, qui avait eu la timidité de garder son chapeau à la main, fut si violemment collé contre le mur, que le malheureux chapeau creva avec une plainte sourde. Cela fit rire. On se ruait sur les pâtisseries et les volailles truffées, en s’enfonçant les coudes dans les côtes, brutalement. C’était un pillage, les mains se rencontraient au milieu des viandes, et les laquais ne savaient à qui répondre, au milieu de cette bande d’hommes comme il faut, dont les bras tendus exprimaient la seule crainte d’arriver trop tard et de trouver les plats vides. Un vieux monsieur se fâcha parce qu’il n’y avait pas de bordeaux, et que le champagne, assurait-il, l’empêchait de dormir.

— Doucement, messieurs, doucement, disait Baptiste de sa voix grave. Il y en aura pour tout le monde.

Mais on ne l’écoutait pas. La salle à manger était pleine, et des habits noirs inquiets se haussaient à la porte. Devant les dressoirs, des groupes stationnaient, mangeant vite, se serrant. Beaucoup avalaient sans boire, n’ayant pu mettre la main sur un verre. D’autres, au contraire, buvaient, en courant inutilement après un morceau de pain.

— Écoutez, dit M. Hupel de la Noue, que les Mignon et Charrier, las de mythologie, avaient entraîné au buffet, nous n’aurons rien si nous ne faisons pas cause commune… C’est bien pis aux Tuileries, et j’y ai acquis quelque expérience… Chargez-vous du vin, je me charge de la viande.

Le préfet guettait un gigot. Il allongea la main, au bon moment, dans une éclaircie d’épaules, et l’emporta tranquillement, après s’être bourré les poches de petits pains. Les entrepreneurs revinrent de leur côté, Mignon avec une bouteille, Charrier avec deux bouteilles de champagne ; mais ils n’avaient pu trouver que deux verres ; ils dirent que ça ne faisait rien, qu’ils boiraient dans le même. Et ces messieurs soupèrent sur le coin d’une jardinière, au fond de la pièce. Ils ne retirèrent pas même leurs gants, mettant les tranches toutes détachées du gigot dans leur pain, gardant les bouteilles sous leur bras. Et, debout, ils causaient, la bouche pleine, écartant leur menton de leur gilet, pour que le jus tombât sur le tapis.

Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda à un domestique s’il ne pourrait avoir un verre de champagne.

— Il faut attendre, monsieur ! répondit avec colère le domestique effaré, perdant la tête, oubliant qu’il n’était pas à l’office. On a déjà bu trois cents bouteilles.

Cependant, on entendait les voix de l’orchestre qui grandissaient, par souffles brusques. On dansait la polka des Baisers, célèbre dans les bals publics, et dont chaque danseur devait marquer le rythme en embrassant sa danseuse. Mme d’Espanet parut à la porte de la salle à manger, rouge, un peu décoiffée, traînant, avec une lassitude charmante, sa grande robe d’argent. On s’écartait à peine, elle était obligée d’insister du coude pour s’ouvrir un passage. Elle fit le tour de la table, hésitante, une moue aux lèvres. Puis elle vint droit à M. Hupel de la Noue, qui avait fini et qui s’essuyait la bouche avec son mouchoir.

— Que vous seriez aimable, monsieur, lui dit-elle avec un adorable sourire, de me trouver une chaise ! j’ai fait le tour de la table inutilement…

Le préfet avait une rancune contre la marquise, mais sa galanterie n’hésita pas ; il s’empressa, trouva la chaise, installa Mme d’Espanet, et resta derrière son dos, à la servir. Elle ne voulut que quelques crevettes, avec un peu de beurre, et deux doigts de champagne. Elle mangeait avec des mines délicates, au milieu de la gloutonnerie des hommes. La table et les chaises étaient exclusivement réservées aux dames. Mais on faisait toujours une exception en faveur du baron Gouraud. Il était là, carrément assis, devant un morceau de pâté, dont ses mâchoires broyaient la croûte avec lenteur. La marquise reconquit le préfet en lui disant qu’elle n’oublierait jamais ses émotions d’artiste, dans les Amours du beau Narcisse et de la nymphe Écho. Elle lui expliqua même pourquoi on ne l’avait pas attendu, d’une façon qui le consola complètement : ces dames, en apprenant que le ministre était là, avaient pensé qu’il serait peu convenable de prolonger l’entr’acte. Elle finit par le prier d’aller chercher Mme Haffner, qui dansait avec M. Simpson, un homme brutal, disait-elle, et qui lui déplaisait. Et, quand Suzanne fut là, elle ne regarda plus M. Hupel de la Noue.

Saccard, suivi de MM. Toutin-Laroche, de Mareuil, Haffner, avait pris possession d’un dressoir. Comme la table était pleine, et que M. de Saffré passait avec Mme Michelin au bras, il les retint, voulut que la jolie brune partageât avec eux. Elle croqua des pâtisseries, souriante, levant ses yeux clairs sur les cinq hommes qui l’entouraient. Ils se penchaient vers elle, touchaient ses voiles d’almée brodés de fil d’or, l’acculaient contre le dressoir, où elle finit par s’adosser, prenant des petits fours de toutes les mains, très douce et très caressante, avec la docilité amoureuse d’une esclave au milieu de ses seigneurs. M. Michelin achevait tout seul, à l’autre bout de la pièce, une terrine de foie gras dont il avait réussi à s’emparer.

Cependant, Mme Sidonie, qui rôdait dans le bal depuis les premiers coups d’archet, entra dans la salle à manger, et appela Saccard du coin de l’œil.

— Elle ne danse pas, lui dit-elle à voix basse. Elle paraît inquiète. Je crois qu’elle médite quelque coup de tête… Mais je n’ai pu encore découvrir le damoiseau… Je vais manger quelque chose et me remettre à l’affût.

Et elle mangea debout, comme un homme, une aile de volaille qu’elle se fit donner par M. Michelin, qui avait fini sa terrine. Elle se versa du malaga dans une grande coupe à champagne ; puis, après s’être essuyé les lèvres du bout des doigts, elle retourna dans le salon. La traîne de sa robe de magicienne semblait avoir déjà ramassé toute la poussière des tapis.

Le bal languissait, l’orchestre avait des essoufflements, lorsqu’un murmure courut : « Le cotillon ! le cotillon ! » qui ranima les danseurs et les cuivres. Il vint des couples de tous les massifs de la serre ; le grand salon s’emplit, comme pour le premier quadrille ; et, dans la cohue réveillée, on discutait. C’était la dernière flamme du bal. Les hommes qui ne dansaient pas regardaient, du fond des embrasures, avec des bienveillances molles, le groupe bavard grandissant au milieu de la pièce ; tandis que les soupeurs du buffet, sans lâcher leur pain, allongeaient la tête, pour voir.

M. de Mussy ne veut pas, disait une dame. Il jure qu’il ne le conduit plus… Voyons, une fois encore, monsieur de Mussy, rien qu’une petite fois. Faites cela pour nous.

Mais le jeune attaché d’ambassade restait gourmé dans son col cassé. C’était vraiment impossible, il avait juré. Il y eut un désappointement. Maxime refusa aussi, disant qu’il ne pourrait, qu’il était brisé. M. Hupel de la Noue n’osa s’offrir ; il ne descendait que jusqu’à la poésie. Une dame ayant parlé de M. Simpson, on la fit taire ; M. Simpson était le plus étrange conducteur de cotillon qu’on pût voir ; il se livrait à des imaginations fantasques et malicieuses ; dans un salon où l’on avait eu l’imprudence de le choisir, on racontait qu’il avait forcé les dames à sauter par-dessus des chaises, et qu’une de ses figures favorites était de faire marcher tout le monde à quatre pattes autour de la pièce.

— Est-ce que M. de Saffré est parti ? demanda une voix d’enfant.

Il partait, il faisait ses adieux à la belle madame Saccard, avec laquelle il était au mieux, depuis qu’elle ne voulait pas de lui. Ce sceptique aimable avait l’admiration des caprices des autres. On le ramena triomphalement du vestibule. Il se défendait, il disait avec un sourire qu’on le compromettait, qu’il était un homme sérieux. Puis, devant toutes les mains blanches qui se tendaient vers lui :

— Allons, dit-il, prenez vos places… Mais je vous préviens que je suis classique. Je n’ai pas pour deux liards d’imagination.

Les couples s’assirent autour du salon, sur tous les sièges qu’on put réunir ; des jeunes gens allèrent chercher jusqu’aux chaises de fonte de la serre. C’était un cotillon monstre. M. de Saffré, qui avait l’air recueilli d’un prêtre officiant, choisit pour dame la comtesse Vanska, dont le costume de Corail le préoccupait. Quand tout le monde fut en place, il jeta un long regard sur cette file circulaire de jupes flanquées chacune d’un habit noir. Et il fit signe à l’orchestre, dont les cuivres sonnèrent. Des têtes se penchaient le long du cordon souriant des visages.

Renée avait refusé de prendre part au cotillon. Elle était d’une gaieté nerveuse, depuis le commencement du bal, dansant à peine, se mêlant aux groupes, ne pouvant rester en place. Ses amies la trouvaient singulière. Elle avait parlé, dans la soirée, de faire un voyage en ballon avec un célèbre aéronaute dont tout Paris s’occupait. Quand le cotillon commença, elle fut ennuyée de ne plus marcher à l’aise, elle se tint à la porte du vestibule, donnant des poignées de main aux hommes qui se retiraient, causant avec les intimes de son mari. Le baron Gouraud, qu’un laquais emportait dans sa pelisse de fourrure, trouva un dernier éloge sur son costume d’Otaïtienne.

Cependant M. Toutin-Laroche serrait la main de Saccard.

— Maxime compte sur vous, dit ce dernier.

— Parfaitement, répondit le nouveau sénateur.

Et, se tournant vers Renée :

— Madame, je ne vous ai pas complimentée… Voilà donc ce cher enfant casé !

Et, comme elle avait un sourire étonné :

— Ma femme ne sait pas encore, reprit Saccard… Nous avons arrêté ce soir le mariage de mademoiselle de Mareuil et de Maxime.

Elle continua de sourire, s’inclinant devant M. Toutin-Laroche, qui partait en disant :

— Vous signez le contrat dimanche, n’est-ce pas ? Je vais à Nevers pour une affaire de mines, mais je serai de retour.

Elle resta un instant seule au milieu du vestibule. Elle ne souriait plus ; et, à mesure qu’elle descendait dans ce qu’elle venait d’apprendre, elle était prise d’un grand frisson. Elle regarda les tentures de velours rouge, les plantes rares, les pots de majolique, d’un regard fixe.

Puis elle dit tout haut :

— Il faut que je lui parle.

Et elle revint dans le salon. Mais elle dut rester à l’entrée. Une figure du cotillon obstruait le passage. L’orchestre jouait en sourdine une phrase de valse. Les dames, se tenant par la main, formaient un rond, un de ces ronds de petites filles chantant Giroflé girofla ; et elles tournaient le plus vite possible, tirant sur leurs bras, riant, glissant. Au milieu, un cavalier, — c’était le malicieux M. Simpson, — avait à la main une longue écharpe rose ; il l’élevait, avec le geste d’un pêcheur qui va jeter un coup d’épervier ; mais il ne se pressait pas, il trouvait drôle, sans doute, de laisser tourner ces dames, de les fatiguer. Elles soufflaient, elles demandaient grâce. Alors il lança l’écharpe, et il la lança avec tant d’adresse, qu’elle alla s’enrouler autour des épaules de madame d’Espanet et de madame Haffner, tournant côte à côte. C’était une plaisanterie de l’Américain. Il voulut ensuite valser avec les deux dames à la fois, et il les avait déjà prises à la taille toutes deux, l’une de son bras gauche, l’autre de son bras droit, lorsque M. de Saffré dit, de sa voix sévère de roi du cotillon :

— On ne danse pas avec deux dames.

Mais M. Simpson ne voulait pas lâcher les deux tailles. Adeline et Suzanne se renversaient dans ses bras avec des rires. On jugeait le coup, les dames se fâchaient, le tapage se prolongeait, et les habits noirs, dans les embrasures des fenêtres, se demandaient comment Saffré allait sortir à sa gloire de ce cas délicat. Il parut, en effet, perplexe un moment, cherchant par quel raffinement de grâce il mettrait les rieurs de son côté. Puis il eut un sourire, il prit madame d’Espanet et madame Haffner, chacune d’une main, leur posa une question à l’oreille, reçut leur réponse, et, s’adressant ensuite à M. Simpson :

— Cueillez-vous la verveine ou cueillez-vous la pervenche ?

M. Simpson, un peu sot, dit qu’il cueillait la verveine. Alors M. de Saffré lui donna la marquise, en disant :

— Voici la verveine.

On applaudit discrètement. Cela fut trouvé très joli. M. de Saffré était un conducteur de cotillon « qui ne restait jamais à court » ; telle fut l’expression de ces dames. Pendant ce temps, l’orchestre avait repris de toutes ses voix la phrase de valse, et M. Simpson, après avoir fait le tour du salon en valsant avec madame d’Espanet, la reconduisait à sa place.

Renée put passer. Elle s’était mordu les lèvres au sang, devant toutes « ces bêtises ». Elle trouvait ces femmes et ces hommes stupides de lancer des écharpes et de prendre des noms de fleurs. Ses oreilles bourdonnaient, une furie d’impatience lui donnait des envies brusques de se jeter la tête en avant et de s’ouvrir un chemin. Elle traversa le salon d’un pas rapide, heurtant les couples attardés qui regagnaient leurs sièges. Elle alla droit à la serre. Elle n’avait vu ni Louise ni Maxime parmi les danseurs, elle se disait qu’ils devaient être là, dans quelque trou des feuillages, réunis par cet instinct des drôleries et des polissonneries, qui leur faisait chercher les petits coins, dès qu’ils se trouvaient ensemble quelque part. Mais elle visita inutilement le demi-jour de la serre. Elle n’aperçut, au fond d’un berceau, qu’un grand jeune homme qui baisait dévotement les mains de la petite madame Daste, en murmurant :

— Madame de Lauwerens me l’avait bien dit : vous êtes un ange !

Cette déclaration, chez elle, dans sa serre, la choqua. Vraiment madame de Lauwerens aurait dû porter son commerce ailleurs ! Et Renée se serait soulagée à chasser de ses appartements tout ce monde qui criait si fort. Debout devant le bassin, elle regardait l’eau, elle se demandait où Louise et Maxime avaient pu se cacher. L’orchestre jouait toujours cette valse dont le bercement ralenti lui tournait le cœur. C’était insupportable, on ne pouvait réfléchir chez soi. Elle ne savait plus. Elle oubliait que les jeunes gens n’étaient pas encore mariés, et elle se disait que c’était bien simple, qu’ils étaient allés se coucher. Puis elle songea à la salle à manger, elle remonta vivement l’escalier de la serre. Mais, à la porte du grand salon, elle fut arrêtée une seconde fois par une figure du cotillon.

— Ce sont les « Points noirs », mesdames, disait galamment M. de Saffré. Ceci est de mon invention, et je vous en donne la primeur.

On riait beaucoup. Les hommes expliquaient l’allusion aux jeunes femmes. L’empereur venait de prononcer un discours qui constatait, à l’horizon politique, la présence de « certains points noirs ». Ces points noirs, on ne savait pourquoi, avaient fait fortune. L’esprit de Paris s’était emparé de cette expression, au point que, depuis huit jours, on accommodait tout aux points noirs. M. de Saffré plaça les cavaliers à l’un des bouts du salon, en leur faisant tourner le dos aux dames, laissées à l’autre bout. Puis il leur commanda de relever leurs habits, de façon à s’en cacher le derrière de la tête. Cette opération s’accomplit au milieu d’une gaieté folle. Bossus, les épaules serrées, avec les pans des habits qui ne leur tombaient plus qu’à la taille, les cavaliers étaient vraiment affreux.

— Ne riez pas, mesdames, criait M. de Saffré avec un sérieux des plus comiques, ou je vous fais mettre vos dentelles sur la tête.

La gaieté redoubla. Et il usa énergiquement de sa souveraineté vis-à-vis de quelques-uns de ces messieurs qui ne voulaient pas cacher leur nuque.

— Vous êtes les « points noirs, » disait-il ; masquez vos têtes, ne montrez que le dos, il faut que ces dames ne voient plus que du noir… Maintenant, marchez, mêlez-vous les uns aux autres, pour qu’on ne vous reconnaisse pas.

L’hilarité était à son comble. Les « points noirs » allaient et venaient, sur leurs jambes grêles, avec des balancements de corbeaux sans tête. On vit la chemise d’un monsieur, avec le coin de la bretelle. Alors ces dames demandèrent grâce, elles étouffaient, et M. de Saffré voulut bien leur ordonner d’aller chercher les « points noirs. » Elles partirent, comme un vol de jeunes perdrix, avec un grand bruit de jupes. Puis, au bout de sa course, chacune saisit le cavalier qui lui tomba sous la main. Ce fut un tohu-bohu inexprimable. Et, à la file, les couples improvisés se dégageaient, faisaient le tour du salon en valsant, dans le chant plus haut de l’orchestre.

Renée s’était appuyée au mur. Elle regardait, pâle, les lèvres serrées. Un vieux monsieur vint lui demander galamment pourquoi elle ne dansait pas. Elle dut sourire, répondre quelque chose. Elle s’échappa, elle entra dans la salle à manger. La pièce était vide. Au milieu des dressoirs pillés, des bouteilles et des assiettes qui traînaient, Maxime et Louise soupaient tranquillement, à un bout de la table, côte à côte, sur une serviette qu’ils avaient étalée. Ils paraissaient à l’aise, ils riaient, dans ce désordre, ces verres sales, ces plats tachés de graisse, ces débris encore tièdes de la gloutonnerie des soupeurs en gants blancs. Ils s’étaient contentés d’épousseter les miettes autour d’eux. Baptiste se promenait gravement le long de la table, sans un regard pour cette pièce, qu’une bande de loups semblait avoir traversée ; il attendait que les domestiques vinssent remettre un peu d’ordre sur les dressoirs.

Maxime avait encore pu réunir un souper très confortable. Louise adorait les nougats aux pistaches, dont une assiette pleine était restée sur le haut d’un buffet. Ils avaient devant eux trois bouteilles de champagne entamées.

— Papa est peut-être parti, dit la jeune fille.

— Tant mieux ! répondit Maxime, je vous reconduirai.

Et comme elle riait :

— Vous savez que, décidément, on veut que je vous épouse. Ce n’est plus une farce, c’est sérieux… Qu’est-ce que nous ferons donc, quand nous allons être mariés ?

— Nous ferons ce que font les autres, donc !

Cette drôlerie lui avait échappé un peu vite ; elle reprit vivement, comme pour la retirer :

— Nous irons en Italie. Ça me fera du bien à la poitrine. Je suis très malade… Ah ! mon pauvre Maxime, la drôle de femme que vous allez avoir ! Je ne suis pas plus grosse que deux sous de beurre.

Elle souriait, avec une pointe de tristesse, dans son costume de page. Une toux sèche fit monter des lueurs rouges à ses joues.

— C’est le nougat, dit-elle. À la maison, on me défend d’en manger… Passez-moi l’assiette, je vais fourrer le reste dans ma poche.

Et elle vidait l’assiette, quand Renée entra. Elle vint droit à Maxime, en faisant des efforts inouïs pour ne pas jurer, pour ne pas battre cette bossue qu’elle trouvait là, attablée avec son amant.

— Je veux te parler, bégaya-t-elle d’une voix sourde.

Il hésitait, pris de peur, redoutant un tête-à-tête.

— À toi seul, tout de suite, répétait Renée.

— Allez donc, Maxime, dit Louise avec son regard indéfinissable. Vous tâcherez, en même temps, de retrouver mon père. Je l’égare à chaque soirée.

Il se leva, il essaya d’arrêter la jeune femme au milieu de la salle à manger, en lui demandant ce qu’elle avait de si pressé à lui dire. Mais elle reprit entre ses dents :

— Suis-moi, ou je dis tout devant le monde !

Il devint très pâle, il la suivit avec une obéissance d’animal battu. Elle crut que Baptiste la regardait ; mais, à cette heure, elle se souciait bien des regards clairs de ce valet ! À la porte, le cotillon la retint une troisième fois.

— Attends, murmura-t-elle. Ces imbéciles n’en finiront pas.

Et elle lui prit la main pour qu’il n’essayât pas de s’échapper.

M. de Saffré plaçait le duc de Rozan, le dos contre le mur, dans un angle du salon, à côté de la porte de la salle à manger. Il mit une dame devant lui, puis un cavalier dos à dos avec la dame, puis une autre dame devant le cavalier, et cela à la file, couple par couple, en long serpent. Comme des danseuses causaient, s’attardaient :

— Voyons, mesdames, cria-t-il, en place pour les « Colonnes. »

Elles vinrent, les « colonnes » furent formées. L’indécence qu’il y avait à se trouver ainsi prise, serrée entre deux hommes, appuyée contre le dos de l’un, ayant devant soi la poitrine de l’autre, égayait beaucoup les dames. Les pointes des seins touchaient les parements des habits, les jambes des cavaliers disparaissaient dans les jupes des danseuses, et quand une gaieté brusque faisait pencher une tête, les moustaches d’en face étaient obligées de s’écarter, pour ne pas pousser les choses jusqu’au baiser. Un farceur, à un moment, dut donner une légère poussée ; la file se raccourcit, les habits entrèrent plus profondément dans les jupes ; il y eut de petits cris, et des rires, des rires qui n’en finissaient plus. On entendit la baronne de Meinhold dire : « Mais, monsieur, vous m’étouffez ; ne me serrez pas si fort ! » ce qui parut si drôle, ce qui donna à toute la file un accès d’hilarité si fou, que les « colonnes, » ébranlées, chancelaient, s’entre-choquaient, s’appuyaient les unes sur les autres, pour ne pas tomber. M. de Saffré, les mains levées, prêt à frapper, attendait. Puis il frappa. À ce signal, tout d’un coup, chacun se retourna. Les couples qui étaient face à face, se prirent à la taille, et la file égrena dans le salon son chapelet de valseurs. Il n’y eut que le pauvre duc de Rozan qui, en se tournant, se trouva le nez contre le mur. On se moqua de lui.

— Viens, dit Renée à Maxime.

L’orchestre jouait toujours la valse. Cette musique molle, dont le rythme monotone s’affadissait à la longue, redoublait l’exaspération de la jeune femme. Elle gagna le petit salon, tenant Maxime par la main ; et le poussant dans l’escalier qui allait au cabinet de toilette :

— Monte, lui ordonna-t-elle.

Elle le suivit. À ce moment, madame Sidonie, qui avait rôdé toute la soirée autour de sa belle-sœur, étonnée de ses promenades continuelles à travers les pièces, arrivait justement sur le perron de la serre. Elle vit les jambes d’un homme s’enfoncer au milieu des ténèbres du petit escalier. Un sourire pâle éclaira son visage de cire, et, retroussant sa jupe de magicienne pour aller plus vite, elle chercha son frère, bouleversant une figure du cotillon, s’adressant aux domestiques qu’elle rencontrait. Elle trouva enfin Saccard avec M. de Mareuil, dans une pièce contiguë à la salle à manger, et que l’on avait transformée provisoirement en fumoir. Les deux pères parlaient de dot, de contrat. Mais, quand sa sœur lui eut dit un mot à l’oreille, Saccard se leva, s’excusa, disparut.

En haut, le cabinet de toilette était en plein désordre. Sur les sièges traînaient le costume de la nymphe Écho, le maillot déchiré, des bouts de dentelle froissés, des linges jetés en paquet, tout ce que la hâte d’une femme attendue laisse derrière elle. Les petits outils d’ivoire et d’argent gisaient un peu partout ; il y avait des brosses, des limes tombées sur le tapis ; et les serviettes encore humides, les savons oubliés sur le marbre, les flacons laissés débouchés mettaient, dans la tente couleur de chair, une odeur forte, pénétrante. La jeune femme, pour enlever le blanc de ses bras et de ses épaules, s’était trempée dans la baignoire de marbre rose, après les tableaux vivants. Des plaques irisées s’arrondissaient sur la nappe d’eau refroidie.

Maxime marcha sur un corset, faillit tomber, essaya de rire. Mais il grelottait devant le visage dur de Renée. Elle s’approcha de lui, le poussant, disant à voix basse :

— Alors tu vas épouser la bossue ?

— Mais pas le moins du monde, murmura-t-il. Qui t’a dit cela ?

— Eh ! ne mens pas, c’est inutile…

Il eut une révolte. Elle l’inquiétait, il voulait en finir avec elle.

— Eh bien, oui, je l’épouse. Après ?… Est-ce que je ne suis pas le maître ?

Elle vint à lui, la tête un peu baissée, avec un rire mauvais, et lui prenant les poignets :

— Le maître ! toi, le maître !… Tu sais bien que non. C’est moi qui suis le maître. Je te casserais les bras, si j’étais méchante ; tu n’as pas plus de force qu’une fille.

Et comme il se débattait, elle lui tordit les bras, de toute la violence nerveuse que lui donnait la colère. Il poussa un faible cri. Alors elle le lâcha, en reprenant :

— Ne nous battons pas, vois-tu ; je serais la plus forte.

Il resta blême, avec la honte de cette douleur qu’il sentait à ses poignets. Il la regardait aller et venir dans le cabinet. Elle repoussait les meubles, réfléchissant, arrêtant le plan qui tournait dans sa tête, depuis que son mari lui avait appris le mariage.

— Je vais t’enfermer ici, dit-elle enfin ; et, quand il fera jour, nous partirons pour le Havre.

Il blêmit encore d’inquiétude et de stupeur.

— Mais c’est une folie ! s’écria-t-il. Nous ne pouvons pas nous en aller ensemble. Tu perds la tête…

— C’est possible. En tout cas, c’est toi et ton père qui me l’avez fait perdre… J’ai besoin de toi et je te prends. Tant pis pour les imbéciles !

Des lueurs rouges luisaient dans ses yeux. Elle continua, s’approchant de nouveau de Maxime, lui brûlant le visage de son haleine :

— Qu’est-ce que je deviendrais donc, si tu épousais la bossue ! Vous vous moqueriez de moi, je serais peut-être forcée de reprendre ce grand dadais de Mussy, qui ne me réchaufferait pas même les pieds… Quand on a fait ce que nous avons fait, on reste ensemble. D’ailleurs, c’est bien clair, je m’ennuie lorsque tu n’es pas là, et comme je m’en vais, je t’emmène… Tu peux dire à Céleste ce que tu veux qu’elle aille chercher chez toi.

Le malheureux tendit les mains, supplia :

— Voyons, ma petite Renée, ne fais pas de bêtises. Reviens à toi… Pense un peu au scandale.

— Je m’en moque, du scandale ! Si tu refuses, je descends dans le salon et je crie que j’ai couché avec toi et que tu es assez lâche pour vouloir maintenant épouser la bossue.

Il plia la tête, l’écouta, cédant déjà, acceptant cette volonté qui s’imposait si rudement à lui.

— Nous irons au Havre, reprit-elle plus bas, caressant son rêve, et de là nous gagnerons l’Angleterre. Personne ne nous embêtera plus. Si nous ne sommes pas assez loin, nous partirons pour l’Amérique. Moi qui ai toujours froid, je serai bien là-bas. J’ai souvent envié les créoles…

Mais à mesure qu’elle agrandissait son projet, la terreur reprenait Maxime. Quitter Paris, aller si loin avec une femme qui était folle assurément, laisser derrière lui une histoire dont le côté honteux l’exilait à jamais ! c’était comme un cauchemar atroce qui l’étouffait. Il cherchait avec désespoir un moyen pour sortir de ce cabinet de toilette, de ce réduit rose où battait le glas de Charenton. Il crut avoir trouvé.

— C’est que je n’ai pas d’argent, dit-il avec douceur, afin de ne pas l’exaspérer. Si tu m’enfermes, je ne pourrai pas m’en procurer.

— J’en ai, moi, répondit-elle d’un air de triomphe. J’ai cent mille francs. Tout s’arrange très bien…

Elle prit, dans l’armoire à glace, l’acte de cession que son mari lui avait laissé, avec le vague espoir que sa tête tournerait. Elle l’apporta sur la table de toilette, força Maxime à lui donner une plume et un encrier qui se trouvaient dans la chambre à coucher, et, repoussant les savons, signant l’acte :

— Voilà, dit-elle, la bêtise est faite. Si je suis volée, c’est que je le veux bien… Nous passerons chez Larsonneau, avant d’aller à la gare… Maintenant, mon petit Maxime, je vais t’enfermer, et nous nous sauverons par le jardin, quand j’aurai mis tout ce monde à la porte. Nous n’avons même pas besoin d’emporter des malles.

Elle redevenait gaie. Ce coup de tête la ravissait. C’était une excentricité suprême, une fin qui, dans cette crise de fièvre chaude, lui semblait tout à fait originale. Ça dépassait de beaucoup son désir de voyage en ballon. Elle vint prendre Maxime dans ses bras, en murmurant :

— Je t’ai fait mal tout à l’heure, mon pauvre chéri ! Aussi tu refusais… Tu verras comme ce sera gentil. Est-ce que ta bossue t’aimerait comme je t’aime ? Ce n’est pas une femme, ce petit moricaud-là…

Elle riait, elle l’attirait à elle, le baisait sur les lèvres, lorsqu’un bruit leur fit tourner la tête. Saccard était debout sur le seuil de la porte.

Un silence terrible se fit. Lentement, Renée détacha ses bras du cou de Maxime ; et elle ne baissait pas le front, elle continuait à regarder son mari de ses grands yeux fixes de morte ; tandis que le jeune homme, écrasé, terrifié, chancelait, la tête basse, maintenant qu’il n’était plus soutenu par son étreinte. Saccard, foudroyé par ce coup suprême qui faisait enfin crier en lui l’époux et le père, n’avançait pas, livide, les brûlait de loin du feu de ses regards. Dans l’air moite et odorant de la pièce, les trois bougies flambaient très haut, la flamme droite, avec l’immobilité d’une larme ardente. Et, coupant seul le silence, le terrible silence, par l’étroit escalier un souffle de musique montait ; la valse, avec ses enroulements de couleuvre, se glissait, se nouait, s’endormait sur le tapis de neige, au milieu du maillot déchiré et des jupes tombées à terre.

Puis le mari avança. Un besoin de brutalité marbrait sa face, il serrait les poings pour assommer les coupables. La colère, dans ce petit homme remuant, éclatait avec des bruits de coups de feu. Il eut un ricanement étranglé, et, s’approchant toujours :

— Tu lui annonçais ton mariage, n’est-ce pas ?

Maxime recula, s’adossa au mur :

— Écoute, balbutia-t-il, c’est elle…

Il allait l’accuser lâchement, rejeter sur elle le crime, dire qu’elle voulait l’enlever, se défendre avec l’humilité et les frissons d’un enfant pris en faute. Mais il n’eut pas la force, les mots se séchaient dans sa gorge. Renée gardait sa roideur de statue, son défi muet. Alors Saccard, sans doute pour trouver une arme, jeta un coup d’œil rapide autour de lui. Et, sur le coin de la table de toilette, au milieu des peignes et des brosses à ongles, il aperçut l’acte de cession, dont le papier timbré jaunissait le marbre. Il regarda l’acte, regarda les coupables. Puis, se penchant, il vit que l’acte était signé. Ses yeux allèrent de l’encrier ouvert à la plume encore humide, laissée au pied du candélabre. Il resta droit devant cette signature, réfléchissant.

Le silence semblait grandir, les flammes des bougies s’allongeaient, la valse se berçait le long des tentures avec plus de mollesse. Saccard eut un imperceptible mouvement d’épaules. Il regarda encore sa femme et son fils d’un air profond, comme pour arracher à leur visage une explication qu’il ne trouvait pas. Puis il plia lentement l’acte, le mit dans la poche de son habit. Ses joues étaient devenues toutes pâles.

— Vous avez bien fait de signer, ma chère amie, dit-il doucement à sa femme… C’est cent mille francs que vous gagnez. Ce soir, je vous remettrai l’argent.

Il souriait presque, et ses mains seules gardaient un tremblement. Il fit quelques pas, en ajoutant :

— On étouffe ici. Quelle idée de venir comploter quelqu’une de vos farces dans ce bain de vapeur !…

Et s’adressant à Maxime, qui avait relevé la tête, surpris de la voix apaisée de son père :

— Allons, viens, toi ! reprit-il. Je t’avais vu monter, je te cherchais pour que tu fisses tes adieux à M. de Mareuil et à sa fille.

Les deux hommes descendirent, causant ensemble. Renée resta seule, debout au milieu du cabinet de toilette, regardant le trou béant du petit escalier, dans lequel elle venait de voir disparaître les épaules du père et du fils. Elle ne pouvait détourner les yeux de ce trou. Eh quoi ! ils étaient partis tranquillement, amicalement. Ces deux hommes ne s’étaient pas écrasés. Elle prêtait l’oreille, elle écoutait si quelque lutte atroce ne faisait pas rouler les corps le long des marches. Rien. Dans les ténèbres tièdes, rien qu’un bruit de danse, un long bercement. Elle crut entendre, au loin, les rires de la marquise, la voix claire de M. de Saffré. Alors le drame était fini ? Son crime, les baisers dans le grand lit gris et rose, les nuits farouches de la serre, tout cet amour maudit qui l’avait brûlée pendant des mois, aboutissait à cette fin plate et ignoble. Son mari savait tout et ne la battait même pas. Et le silence autour d’elle, ce silence où traînait la valse sans fin, l’épouvantait plus que le bruit d’un meurtre. Elle avait peur de cette paix, peur de ce cabinet tendre et discret, empli d’une odeur d’amour.

Elle s’aperçut dans la haute glace de l’armoire. Elle s’approcha, étonnée de se voir, oubliant son mari, oubliant Maxime, toute préoccupée par l’étrange femme qu’elle avait devant elle. La folie montait. Ses cheveux jaunes, relevés sur les tempes et sur la nuque, lui parurent une nudité, une obscénité. La ride de son front se creusait si profondément, qu’elle mettait une barre sombre au-dessus des yeux, la meurtrissure mince et bleuâtre d’un coup de fouet. Qui donc l’avait marquée ainsi ? Son mari n’avait pas levé la main, pourtant. Et ses lèvres l’étonnaient par leur pâleur, ses yeux de myope lui semblaient morts. Comme elle était vieille ! Elle pencha le front, et, quand elle se vit dans son maillot, dans sa légère blouse de gaze, elle se contempla, les cils baissés, avec des rougeurs subites. Qui l’avait mise nue ? que faisait-elle dans ce débraillé de fille qui se découvre jusqu’au ventre ? Elle ne savait plus. Elle regardait ses cuisses que le maillot arrondissait, ses hanches dont elle suivait les lignes souples sous la gaze, son buste largement ouvert ; et elle avait honte d’elle, et un mépris de sa chair l’emplissait de colère sourde contre ceux qui la laissaient ainsi, avec de simples cercles d’or aux chevilles et aux poignets pour lui cacher la peau.

Alors, cherchant, avec l’idée fixe d’une intelligence qui se noie, ce qu’elle faisait là, toute nue, devant cette glace, elle remonta d’un saut brusque à son enfance, elle se revit à sept ans, dans l’ombre grave de l’hôtel Béraud. Elle se souvint d’un jour où la tante Élisabeth les avait habillées, elle et Christine, de robes de laine grise à petits carreaux rouges. On était à la Noël. Comme elles étaient contentes de ces deux robes semblables ! La tante les gâtait, et elle poussa les choses jusqu’à leur donner à chacune un bracelet et un collier de corail. Les manches étaient longues, le corsage montait jusqu’au menton, les bijoux s’étalaient sur l’étoffe, ce qui leur semblait bien joli. Renée se rappelait encore que son père était là, qu’il souriait de son air triste. Ce jour-là, sa sœur et elle, dans la chambre des enfants, s’étaient promenées comme de grandes personnes, sans jouer, pour ne pas se salir. Puis, chez les dames de la Visitation, ses camarades l’avaient plaisantée sur « sa robe de Pierrot, » qui lui allait au bout des doigts et qui lui montait par-dessus les oreilles. Elle s’était mise à pleurer pendant la classe. À la récréation, pour qu’on ne se moquât plus d’elle, elle avait retroussé les manches et rentré le tour de cou du corsage. Et le collier et le bracelet de corail lui semblaient plus jolis sur la peau de son cou et de son bras. Était-ce ce jour-là qu’elle avait commencé à se mettre nue ?

Sa vie se déroulait devant elle. Elle assistait à son long effarement, à ce tapage de l’or et de la chair qui était monté en elle, dont elle avait eu jusqu’aux genoux, jusqu’au ventre, puis jusqu’aux lèvres, et dont elle sentait maintenant le flot passer sur sa tête, en lui battant le crâne à coups pressés. C’était comme une sève mauvaise ; elle lui avait lassé les membres, mis au cœur des excroissances de honteuses tendresses, fait pousser au cerveau des caprices de malade et de bête. Cette sève, la plante de ses pieds l’avait prise sur le tapis de sa calèche, sur d’autres tapis encore, sur toute cette soie et tout ce velours, où elle marchait depuis son mariage. Les pas des autres devaient avoir laissé là ces germes de poison, éclos à cette heure dans son sang, et que ses veines charriaient. Elle se rappelait bien son enfance. Lorsqu’elle était petite, elle n’avait que des curiosités. Même plus tard, après ce viol qui l’avait jetée au mal, elle ne voulait pas tant de honte. Certes, elle serait devenue meilleure, si elle était restée à tricoter auprès de la tante Élisabeth. Et elle entendait le tic-tac régulier des aiguilles de la tante, tandis qu’elle regardait fixement dans la glace pour lire cet avenir de paix qui lui avait échappé. Mais elle ne voyait que ses cuisses roses, ses hanches roses, cette étrange femme de soie rose qu’elle avait devant elle, et dont la peau de fine étoffe, aux mailles serrées, semblait faite pour des amours de pantins et de poupées. Elle en était arrivée à cela, à être une grande poupée dont la poitrine déchirée ne laisse échapper qu’un filet de son. Alors, devant les énormités de sa vie, le sang de son père, ce sang bourgeois qui la tourmentait aux heures de crise, cria en elle, se révolta. Elle qui avait toujours tremblé à la pensée de l’enfer, elle aurait dû vivre au fond de la sévérité noire de l’hôtel Béraud. Qui donc l’avait mise nue ?

Et, dans l’ombre bleuâtre de la glace, elle crut voir se lever les figures de Saccard et de Maxime. Saccard, noirâtre, ricanant, avait une couleur de fer, un rire de tenaille, sur ses jambes grêles. Cet homme était une volonté. Depuis dix ans, elle le voyait dans la forge, dans les éclats du métal rougi, la chair brûlée, haletant, tapant toujours, soulevant des marteaux vingt fois trop lourds pour ses bras, au risque de s’écraser lui-même. Elle le comprenait maintenant ; il lui apparaissait grandi par cet effort surhumain, par cette coquinerie énorme, cette idée fixe d’une immense fortune immédiate. Elle se le rappelait sautant les obstacles, roulant en pleine boue, et ne prenant pas le temps de s’essuyer pour arriver avant l’heure, ne s’arrêtant même pas à jouir en chemin, mâchant ses pièces d’or en courant. Puis la tête blonde et jolie de Maxime apparaissait derrière l’épaule rude de son père : il avait son clair sourire de fille, ses yeux vides de catin qui ne se baissaient jamais, sa raie au milieu du front, montrant la blancheur du crâne. Il se moquait de Saccard, il le trouvait bourgeois de se donner tant de peine pour gagner un argent qu’il mangeait, lui, avec une si adorable paresse. Il était entretenu. Ses mains longues et molles contaient ses vices. Son corps épilé avait une pose lassée de femme assouvie. Dans tout cet être lâche et mou, où le vice coulait avec la douceur d’une eau tiède, ne luisait pas seulement l’éclair de la curiosité du mal. Il subissait. Et Renée, en regardant les deux apparitions sortir des ombres légères de la glace, recula d’un pas, vit que Saccard l’avait jetée comme un enjeu, comme une mise de fonds, et que Maxime s’était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la poche du spéculateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de son mari ; il la poussait aux toilettes d’une nuit, aux amants d’une saison ; il la tordait dans les flammes de sa forge, se servant d’elle, ainsi que d’un métal précieux, pour dorer le fer de ses mains. Peu à peu, le père l’avait ainsi rendue assez folle, assez misérable, pour les baisers du fils. Si Maxime était le sang appauvri de Saccard, elle se sentait, elle, le produit, le fruit véreux de ces deux hommes, l’infamie qu’ils avaient creusée entre eux, et dans laquelle ils roulaient l’un et l’autre.

Elle savait maintenant. C’étaient ces gens qui l’avaient mise nue. Saccard avait dégrafé le corsage, et Maxime avait fait tomber la jupe. Puis, à eux deux, ils venaient d’arracher la chemise. À présent, elle se trouvait sans un lambeau, avec des cercles d’or, comme une esclave. Ils la regardaient tout à l’heure, ils ne lui disaient pas : « Tu es nue. » Le fils tremblait comme un lâche, frissonnait à la pensée d’aller jusqu’au bout de son crime, refusait de la suivre dans sa passion. Le père, au lieu de la tuer, l’avait volée ; cet homme punissait les gens en vidant leurs poches ; une signature tombait comme un rayon de soleil au milieu de la brutalité de sa colère, et pour vengeance, il emportait la signature. Puis elle avait vu leurs épaules qui s’enfonçaient dans les ténèbres. Pas de sang sur le tapis, pas un cri, pas une plainte. C’étaient des lâches. Ils l’avaient mise nue.

Et elle se dit qu’une seule fois elle avait lu l’avenir, le jour où, devant les ombres murmurantes du parc Monceau, la pensée que son mari la salirait et la jetterait un jour à la folie, était venue effrayer ses désirs grandissants. Ah ! que sa pauvre tête souffrait ! comme elle sentait, à cette heure, la fausseté de cette imagination, qui lui faisait croire qu’elle vivait dans une sphère bienheureuse de jouissance et d’impunité divines ! Elle avait vécu au pays de la honte, et elle était châtiée par l’abandon de tout son corps, par la mort de son être qui agonisait. Elle pleurait de ne pas avoir écouté les grandes voix des arbres.

Sa nudité l’irritait. Elle tourna la tête, elle regarda autour d’elle. Le cabinet de toilette gardait sa lourdeur musquée, son silence chaud, où les phrases de la valse arrivaient toujours, comme les derniers cercles mourants sur une nappe d’eau. Ce rire affaibli de lointaine volupté passait sur elle avec des railleries intolérables. Elle se boucha les oreilles pour ne plus entendre. Alors elle vit le luxe du cabinet. Elle leva les yeux sur la tente rose, jusqu’à la couronne d’argent qui laissait apercevoir un Amour joufflu apprêtant sa flèche ; elle s’arrêta aux meubles, au marbre de la table de toilette, encombré de pots et d’outils qu’elle ne reconnaissait plus ; elle alla à la baignoire, pleine encore, et dont l’eau dormait ; elle repoussa du pied les étoffes traînant sur le satin blanc des fauteuils, le costume de la nymphe Écho, les jupons, les serviettes oubliées. Et de toutes ces choses montaient des voix de honte : la robe de la nymphe Écho lui parlait de ce jeu qu’elle avait accepté, pour l’originalité de s’offrir à Maxime en public ; la baignoire exhalait l’odeur de son corps, l’eau où elle s’était trempée, mettait, dans la pièce, sa fièvre de femme malade ; la table avec ses savons et ses huiles, les meubles, avec leurs rondeurs de lit, lui parlaient brutalement de sa chair, de ses amours, de toutes ces ordures qu’elle voulait oublier. Elle revint au milieu du cabinet, le visage pourpre, ne sachant où fuir ce parfum d’alcôve, ce luxe qui se décolletait avec une impudeur de fille, qui étalait tout ce rose. La pièce était nue comme elle ; la baignoire rose, la peau rose des tentures, les marbres roses des deux tables s’animaient, s’étiraient, se pelotonnaient, l’entouraient d’une telle débauche de voluptés vivantes, qu’elle ferma les yeux, baissant le front, s’abîmant sous les dentelles du plafond et des murs qui l’écrasaient.

Mais, dans le noir, elle revit la tache de chair du cabinet de toilette, et elle aperçut en outre la douceur grise de la chambre à coucher, l’or tendre du petit salon, le vert cru de la serre, toutes ces richesses complices. C’était là où ses pieds avaient pris la sève mauvaise. Elle n’aurait pas dormi avec Maxime sur un grabat, au fond d’une mansarde. C’eût été trop ignoble. La soie avait fait son crime coquet. Et elle rêvait d’arracher ces dentelles, de cracher sur cette soie, de briser son grand lit à coups de pied, de traîner son luxe dans quelque ruisseau d’où il sortirait usé et sali comme elle.

Quand elle rouvrit les yeux, elle s’approcha de la glace, se regarda encore, s’examina de près. Elle était finie. Elle se vit morte. Toute sa face lui disait que le craquement cérébral s’achevait. Maxime, cette perversion dernière de ses sens, avait terminé son œuvre, épuisé sa chair, détraqué son intelligence. Elle n’avait plus de joies à goûter, plus d’espérances de réveil. À cette pensée, une colère fauve se ralluma en elle. Et, dans une crise dernière de désir, elle rêva de reprendre sa proie, d’agoniser aux bras de Maxime et de l’emporter avec elle. Louise ne pouvait l’épouser ; Louise savait bien qu’il n’était pas à elle, puisqu’elle les avait vus s’embrasser sur les lèvres. Alors, elle jeta sur ses épaules une pelisse de fourrure, pour ne pas traverser le bal toute nue. Elle descendit.

Dans le petit salon, elle se rencontra face à face avec Mme Sidonie. Celle-ci, pour jouir du drame, s’était postée de nouveau sur le perron de la serre. Mais elle ne sut plus que penser quand Saccard reparut avec Maxime, et qu’il répondit brutalement à ses questions faites à voix basse qu’elle rêvait, qu’il n’y avait « rien du tout. » Puis elle flaira la vérité. Sa face jaune blêmit, elle trouvait la chose vraiment forte. Et, doucement, elle vint coller son oreille à la porte de l’escalier, espérant qu’elle entendrait Renée pleurer, en haut. Lorsque la jeune femme ouvrit la porte, le battant souffleta presque sa belle-sœur.

— Vous m’espionnez ! lui dit-elle avec colère.

Mais Mme Sidonie répondit avec un beau dédain :

— Est-ce que je m’occupe de vos saletés !

Et retroussant sa robe de magicienne, se retirant avec un regard majestueux :

— Ma petite, ce n’est pas ma faute s’il vous arrive des accidents… Mais je n’ai pas de rancune, entendez-vous ? Et sachez bien que vous auriez trouvé et que vous trouveriez encore en moi une seconde mère. Je vous attends chez moi, quand il vous plaira.

Renée ne l’écoutait pas. Elle entra dans le grand salon, elle traversa une figure très compliquée du cotillon, sans même voir la surprise que causait sa pelisse de fourrure. Il y avait, au milieu de la pièce, des groupes de dames et de cavaliers qui se mêlaient, en agitant des banderolles, et la voix flûtée de M. de Saffré disait :

— Allons, mesdames, « la Guerre du Mexique… » Il faut que les dames qui font les broussailles, étalent leurs jupes en rond et restent par terre… Maintenant, les cavaliers tournent autour des broussailles… Puis, quand je taperai dans mes mains, chacun d’eux valsera avec sa broussaille.

Il tapa dans ses mains. Les cuivres sonnèrent, la valse déroula une fois encore les couples autour du salon. La figure avait eu peu de succès. Deux dames étaient demeurées sur le tapis, empêtrées dans leurs jupons. Madame Daste déclara que ce qui l’amusait dans « la Guerre du Mexique, » c’était seulement de faire « un fromage » avec sa robe, comme au pensionnat.

Renée, arrivée au vestibule, trouva Louise et son père, que Saccard et Maxime accompagnaient. Le baron Gouraud était parti. Madame Sidonie se retirait avec les Mignon et Charrier, tandis que M. Hupel de la Noue reconduisait madame Michelin, que son mari suivait discrètement. Le préfet avait employé le reste de la soirée à faire la cour à la jolie brune. Il venait de la déterminer à passer un mois de la belle saison dans son chef-lieu, « où l’on voyait des antiquités vraiment curieuses. »

Louise, qui croquait en cachette le nougat qu’elle avait dans la poche, fut prise d’un accès de toux, au moment de sortir.

— Couvre-toi bien, dit le père.

Et Maxime s’empressa de serrer davantage le lacet du capuchon de sa sortie de bal. Elle levait le menton, elle se laissait emmailloter. Mais, quand madame Saccard parut, M. de Mareuil revint, lui fit ses adieux. Ils restèrent tous là à causer un instant. Elle dit, voulant expliquer sa pâleur, son frissonnement, qu’elle avait eu froid, qu’elle était montée chez elle pour jeter cette fourrure sur ses épaules. Et elle épiait l’instant où elle pourrait parler bas à Louise, qui la regardait avec sa tranquillité curieuse. Comme les hommes se serraient encore la main, elle se pencha, elle murmura :

— Vous ne l’épouserez pas, dites ? Ce n’est pas possible. Vous savez bien…

Mais l’enfant l’interrompit, se haussant, lui disant à l’oreille :

— Oh ! soyez tranquille, je l’emmène… Ça ne fait rien, puisque nous partons pour l’Italie.

Et elle souriait, de son sourire vague de sphinx vicieux. Renée resta balbutiante. Elle ne comprenait pas, elle s’imagina que la bossue se moquait d’elle. Puis, quand les Mareuil furent partis, en répétant à plusieurs reprises : « À dimanche ! » elle regarda son mari, elle regarda Maxime, de ses yeux épouvantés, et, les voyant la chair tranquille, l’attitude satisfaite, elle se cacha la face dans les mains, elle s’enfuit, se réfugia au fond de la serre.

Les allées étaient désertes. Les grands feuillages dormaient, et, sur la nappe lourde du bassin, deux boutons de nymphéa s’épanouissaient lentement. Renée aurait voulu pleurer ; mais cette chaleur humide, cette odeur forte qu’elle reconnaissait, la prenait à la gorge, étranglait son désespoir. Elle regardait à ses pieds, au bord du bassin, à cette place du sable jaune, où elle étalait la peau d’ours l’autre hiver. Et, quand elle leva les yeux, elle vit encore une figure du cotillon, tout au fond, par les deux portes laissées ouvertes.

C’était un bruit assourdissant, une mêlée confuse où elle ne distingua d’abord que des jupes volantes et des jambes noires piétinant et tournant. La voix de M. de Saffré criait : « Le Changement de dames ! le Changement de dames ! » Et les couples passaient au milieu d’une fine poussière jaune ; chaque cavalier, après avoir fait trois ou quatre tours de valse, jetait sa dame aux bras de son voisin, qui lui jetait la sienne. La baronne de Meinhold, dans son costume d’Émeraude, tombait des mains du comte de Chibray aux mains de M. Simpson ; il la rattrapait au petit bonheur, par une épaule, tandis que le bout de ses gants glissait sous le corsage. La comtesse Vanska, rouge, faisant sonner ses pendeloques de corail, allait, d’un bond, de la poitrine de M. de Saffré, sur la poitrine du duc de Rozan, qu’elle enlaçait, qu’elle forçait à pirouetter pendant cinq mesures, pour se pendre ensuite à la hanche de M. Simpson, qui venait de lancer l’Émeraude au conducteur du cotillon. Et madame Teissière, madame Daste, madame de Lauwerens, luisaient comme de grands joyaux vivants, avec la pâleur blonde de la Topaze, le bleu tendre de la Turquoise, le bleu ardent du Saphir, s’abandonnaient un instant, se cambraient sous le poignet tendu d’un valseur, puis repartaient, arrivaient de dos ou de face dans une nouvelle étreinte, visitaient à la file toutes les embrassades d’hommes du salon. Cependant, madame d’Espanet, devant l’orchestre, avait réussi à saisir madame Haffner au passage, et valsait avec elle, sans vouloir la lâcher. L’Or et l’Argent dansaient ensemble, amoureusement.

Renée comprit alors ce tourbillonnement des jupes, ce piétinement des jambes. Elle était placée en contrebas, elle voyait la furie des pieds, le pêle-mêle des bottes vernies et des chevilles blanches. Par moments, il lui semblait qu’un souffle de vent allait enlever les robes. Ces épaules nues, ces bras nus, ces chevelures nues qui volaient, qui tourbillonnaient, prises, jetées et reprises, au fond de cette galerie, où la valse de l’orchestre s’affolait, où les tentures rouges se pâmaient sous les fièvres dernières du bal, lui apparurent comme l’image tumultueuse de sa vie à elle, de ses nudités, de ses abandons. Et elle éprouva une telle douleur, en pensant que Maxime, pour prendre la bossue entre ses bras, venait de la jeter là, à cette place où ils s’étaient aimés, qu’elle rêva d’arracher une tige du Tanghin qui lui frôlait la joue, de la mâcher jusqu’au bois. Mais elle était lâche, elle resta devant l’arbuste à grelotter sous la fourrure que ses bras ramenaient, serraient étroitement, avec un grand geste de honte terrifiée.