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La Décadence latine/L’Androgyne/I/III

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E. Dentu ; (Slatkine reprints 1979) (VIIIp. 11-20).

III

l’image après le texte

Le Révérend s’accoudait à sa fenêtre ouverte sur la cour des moyens alors déserte, quand la voix du préfet de discipline résonna :

— « Voici votre cour, mon enfant, là vous jouerez, là vous allez m’attendre : je reviendrai vous chercher pour vous présenter à vos maîtres. »

Le nouvel élève ne répondit pas ; d’une allure molle il vint s’asseoir sur un des chars oubliés de la récréation précédente ; et le coude au genou et la main au menton, il s’immobilisa les yeux mi-clos de rêverie.

L’enfant semblait une fille de treize ans : de beaux cheveux d’un or sombre frisaient sur son cou dénudé par un col marin rabattu ; ses mains toutes petites, aux doigts pointus et finement onglés, ses pieds chaussés de soie grise et d’escarpins vernis, efféminaient son costume de drap bleu composé d’une veste courte ouverte sur la chemise et d’une culotte bouffante. Mais le visage, malgré sa coloration citrine, ce beau jaune clair, teint d’or des solariens, n’éteignait pas la fermeté des traits. Le front un peu haut s’accentuait par la ligne du nez presque mince ; les lèvres vives de ton et étroites souriaient gravement et le menton s’arrondissait de ténacité. Tous ces signes de résolution et d’abstrait dépendaient du jeu des paupières lourdes et ciliées à faire ombre sur la joue pleine et ronde des angelots de fresque.

C’eût été le plus joli des pages, sans un caractère de pensée précoce ; c’eût été le plus probable des prodiges sans ce charme de volupté féminine.

On sentait que le merveilleux élève ne s’ignorait pas ; le soin extrême dont témoignaient ses mains et la sereine coquetterie de ses poses inquiétaient comme une éblouissante anomalie. Il se leva à l’arrivée du préfet.

« Mon enfant, » lui dit le jésuite en lui prenant paternellement l’épaule, « votre père a rendu de bons et loyaux services à notre mère la sainte Église ; aussi serez-vous traité exceptionnellement. Rendez-vous digne par votre conduite de ces égards que je vous promets déjà… et… gardez-vous des amitiés particulières… elles sont funestes en un âge où le discernement est imparfait… j’entends par amitiés particulières ce goût exagéré d’un élève pour un autre qui perd du temps et préoccupe sans profit… Comme vous ne ressemblez pas aux autres, vous étonnerez, et plusieurs chercheront à vous accaparer à la promenade, dans les cours ; soyez plus indépendant et plus curieux. La vie de collège c’est la vie sociale réduite, il ne faut se lier à rien ni à personne, afin de rester sensible à tout ce qui apparaît beau et bon en chacun. Je ne parle pas souvent sur ce ton, mon enfant, vous le devinez ; j’espère avoir été compris ? Je me flatte d’être écouté. »

D’une voix un peu roucoulante, d’une voix à peine rauque et qui troublait, l’enfant :

— « Vous serez obéi, mon Père, si j’ai compris ? »

À cette réticence, le jésuite fit un imperceptible mouvement : il se tut pourtant et ouvrit la porte des quatrièmes.

Une vingtaine d’élèves écrivaient la version dictée du haut d’une chaire par un Père au visage émacié et dur.

Sur le mur de chaque côté de la chaire, divisant la classe en deux camps, des écussons bleus portaient en lettres d’or : Pœni, Romani, moyens d’émulation soulignés par une couronne de papier doré qui à ce moment ornait le pan de droite ou des Carthaginois.

— « Romains, prenez votre revanche cette fois, » disait le professeur, interrompant sa dictée pour éperonner la gauche au moment où le préfet entra, suivi du nouveau.

— « Je vous présente, mon Père, un nouvel élève, Samas : la meilleure volonté, il l’a promise ; et vous, mes enfants, le plus cordial accueil vous le ferez à ce nouveau condisciple. »

Le préfet sortit aussitôt.

Descendu de sa chaire, le professeur conduisit au dernier banc près d’une fenêtre ouvrant sur le jardin.

— « Romains, voici un aide que je vous donne. » Et à Samas : « Pour aujourd’hui, ne faites que vous familiariser avec la classe. » Il se remit à dicter.

Mais celui qui répétait les membres de phrase bafouilla ; plusieurs demandèrent qu’on répétât : l’inattention devint telle que le régent menaça d’arrêts et de retenues.

Sous ce pétillement de curiosité, Samas éprouva un malaise inexprimable, et cependant nul ne témoignera contre l’esprit de bonté et de sollicitude qui veille dans tous les pensionnats de jésuites. Non seulement la brimade y est inconnue, mais toute vexation, même la plaisanterie blessante, ne sont pas tolérées par les Pères ; tandis que les classes de l’Université sont des hordes de petits sauvages, méchants, blagueurs et grossiers, les cours des jésuites ne renferment rien de brutal ou de laid.

Pendant les récréations et les promenades, l’âme d’un collège se révèle ; le lycée achève à coups de pierre le chien qui se noie, hue l’Oriental qui passe grandiosement, détruit, salit sous l’œil indifférent d’un déclassé en révolte contre son destin ; le collège religieux est manié par des psychologues aimant leur mandat, dont toute l’activité converge à la surveillance et forcés de s’y intéresser sous peine d’inintérêt dans leur vie immodifiable.

Ceci ne doit pas s’entendre d’un ordre de mouches du coche, insolent, médiocre et tâtillon qu’on nomme les Augustins de l’Assomption.

La cloche sonnant la fin de la leçon, on s’agenouilla pour la prière ; au signe de croix, le préfet parut et fit signe à Samas ; il l’entraîna vers le surveillant des moyens, qui traversait la cour.

— « Père Curlet, voici une nouvelle brebis à garder. »

L’interpellé, trapu, à l’œil vif, au gros nez, aux mains courtes, fit bel accueil, paternel et riant.

La division sortait de poser ses livres dans l’étude et serpentait deux à deux, attendant le coup de clochette pour rompre les rangs.

Auparavant la division des grands devait traverser la cour allant au gymnase.

Samas ne vit pas le clin d’yeux échangé par le préfet et le surveillant ; mais il rougit, en sentant les regards des philosophes et des humanistes, il rougit comme la femme qui se sent trop désirée, trop déshabillée par des regards : et recula d’abord, s’abritant derrière le père Curlet ; puis une autre impression succéda immédiate, d’orgueil : il se sentit maître, lui, le gamin, de tous ces jeunes hommes à moustaches, à barbe déjà floconnante.

Les grands avaient passé ; la clochette sonna la rupture des rangs ; les moyens coururent vers Samas, curieusement ; lui, aveugle et sourd, rêvait une émotion étrange.

Quelle force cachée à lui-même enfermait-il ? Pourquoi eût-il frayé sans appréhension avec les grands et redoutait-il les moyens ?

Il avait trop peu vécu pour s’expliquer que le développement sentimental des hautes classes l’admirait ; tandis que les plus jeunes ne voyaient en lui qu’un garçon ayant l’air d’une fille.

D’une sollicitude intelligente, le surveillant rabroua les questionneurs, envoya jouer les indiscrets, adoucissant à Samas ces premières heures de collège, si cruelles dans les lycées.

La récréation finie, à l’étude, le P. Curlet hésita à placer le nouveau, puis fit céder une place du premier banc, intéressé par cet enfant qui semblait un prince au milieu d’inférieurs.

Samas sortit une mignonne trousse et se lima les ongles, au grand scandale des condisciples.

Le surveillant alla prendre la copie d’un quatrième l’’apporta au nouveau, avec un dictionnaire, une plume et un cahier. Samas, dès lors, penché sur son pupitre, parut un bel exemple d’application.

À la sonnerie de fin d’étude, quand on prit les copies, Samas avait devant lui des croquis fantaisistes d’anges endormis sur les bureaux et, plus soigneusement exécuté, son propre portrait avec un nimbe.

Le P. Curlet fut si étonné qu’il ne dit rien, et on se mit en rang pour la chapelle.

Lentement, à travers les longs corridors, sur deux files, le collège entier s’égrenait. Soudain, surgissant d’une porte, un grand glissa à Samas un papier plié. Comment l’enfant, point averti, saisit-il le billet comme un habitué de ces correspondances secrètes, et saisit-il si prestement que le surveillant ne vit pas ? Quelque instinct secret l’initia, l’émotionnant d’un désir aigu de lire tout de suite cette anonyme lettre à la teneur mystérieuse.

Un grand seul, un de ceux qui lui avaient envoyé au passage un salut de tendre désir, était certainement l’épistolier : et quelles expressions autres que laudatives, offrantes, adoratrices.

Au premier billet doux, la jeune fille n’a pas d’autre impression, que Samas ouvrant sa fine chemise et y mettant, comme une femme entre ses seins, l’amoureux pli.

Absorbé en cette nouveauté exquise, il ne vit pas le professeur d’humanités qui avait découvert son mouvement.

Distrait, en entrant dans la coquette chapelle pseudo-ogivale, suivant les mouvements de génuflexion de la division, Samas sans eucologe où insérer la lettre, calculait l’impossibilité de lire avant demain, quand son regard errant rencontra celui fixement observateur du Père Reugny.

Des yeux ils se tâtèrent comme des duellistes, l’enfant se sentit deviné, mais il devina le prêtre ; si bien que sur le chemin du réfectoire, la curiosité du jésuite vint au-devant de l’impatience de l’élève.

Celui-ci quitta le rang et fit deux pas vers le régent arrêté.

— « Vous avez à me remettre, mon enfant, ce billet que vous ne devez pas lire. »

— « Mon père, je ne vous le remettrai que si, l’ayant lu… »

— « C’est un cas de cachot, de renvoi. »

Samas haussa les épaules.

— « Je suis frère de déserteur, petit-fils de chouan, cousin de contrebandier. »

— « Que veut dire ? »

— « Que pour me mettre au cachot, il faudrait recevoir mon couteau dans la poitrine ; et que pour me renvoyer, il faudrait oubiier les services d’Œlohil Ghuibor, mon père. »

— « Le diable vous souffle ces paroles ?

— « Le diable, mon Père, est curieux comme vous et entêté comme moi. »

— « Croyez-vous que je vous laisse vous empoisonner votre jeune âme. »

Samas réfléchit.

— « Votre dignité ne veut pas que je garde ce billet ; ma dignité veut que je le lise. Permettez-le-moi, je vous le donnerai après. »

— « Samas, je vous ordonne, »

— « Samas dit Soleil, jésuite Josué, » ironisa l’enfant.

Un peu de rage parut sur le visage du professeur, non pas allumée par les répliques prématurées, il connaissait l’étrange atmosphère de mysticité et de rébellion d’où sortait l’enfant ; mais du défi puissant de ce regard jeune, si sûr de rayonnement vainqueur.

— « Je vais vous le prendre, Samas, ce papier. »

Samas sourit et passa sa langue sur ses lèvres paisibles pour en raviver l’éciat.

Alors le jésuite, nerveusement, saisitle frêle poignet blanc et veiné de l’élève et le retint sans oser le serrer.

D’une voix haute, qui retentit jusqu’au réfectoire, d’une voix cinglante, Samas cria :

— « Vous me caressez ; c’est impur. »

L’ironie, le jésuite la reçut si droit au cœur qu’il balbutia stupéfait : à cet instant, quelqu’un se dressa près de lui, qui avait bondi du réfectoire.

— « Agûr ! » fit le régent.

— « C’est vous ? » dit Samas.

Le nouveau venu haletait et de son élan et de stupeur : sanguin, nerveux, au teint violent, à l’œil noir, très mâle en ses dix-sept ans, il soulignait par sa seule présence la féminité de Samas.

Un indicible embarras enveloppait le groupe des trois personnages : chacun avait dépassé la logique de son caractère ; chacun compromis s’effarait de l’accélération imprévue que cette scène amenait dans une indécise attraction.

L’enfant comprit que son exclamation avait arraché Agûr à toute prudence ; le jésuite s’inquiéta de cet éclat de passion qu’il avait provoqué : Quant à Agûr, son premier retour à la situation se formula par un mouvement de menace vers le régent.

Samas seul lucide, d’un mouvement du doigt sur les lèvres, apaisa Agûr ; d’une autre inflexion de sa belle main lui ordonna de rentrer au réfectoire ; et quand il fut obéi, ramenant son regard sur le jésuite :

— « Lisons ensemble, voulez-vous, mon Père, et s’il y a danger pour moi, vous y parerez immédiatement par des exhortations appropriées. »

Et avant que le prêtre eût acquiescé, il s’approcha d’un candélabre du corridor et à mi voix lut ceci au régent silencieux et attentif.