La Décomposition de l’armée et du pouvoir/10

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CHAPITRE X

Le pouvoir : la Douma, le Gouvernement Provisoire ; le Commandement ; le Conseil des députés ouvriers et des soldats.


L’état exceptionnel dans lequel s’était trouvée la Russie — l’état de guerre mondiale et l’état de révolution — commandait impérieusement l’instauration d’un pouvoir fort.

La Douma d’Empire qui, comme je l’ai déjà dit, exerçait dans le pays une autorité indiscutable, renonça, après de longs et ardents débats, à se mettre elle-même à la tête du pouvoir révolutionnaire. Momentanément dissoute par le décret impérial du 27 février, elle demeura loyale et « ne chercha pas à ouvrir une séance formelle », partant de cette considération qu’elle était « une institution législative de l’ancien régime adaptée par les lois fondamentales aux vestiges du pouvoir autocratique manifestement condamné à être aboli[1] ». Les actes ultérieurs se réclamaient d’« une conférence privée des membres de la Douma d’Empire ». Ce fut aussi cette conférence privée qui nomma le comité Provisoire de la Douma D’Empire, lequel, durant les premiers jours, exerça le pouvoir suprême.

Le pouvoir ayant été remis au Gouvernement Provisoire, la Douma et son Comité s’effacèrent, sans toutefois cesser d’exister et cherchant à donner une justification et un appui moral aux trois premiers gouvernements. Mais si le 2 mai, lors de la première crise ministérielle, le Comité revendiqua encore le droit de nommer les membres du cabinet, plus tard il se borna à exiger sa participation à la constitution du gouvernement. Ainsi, le 7 juillet, le Comité de la Douma protesta contre le fait d’être écarté de la constitution du nouveau gouvernement provisoire, formé par Kérensky, — considérant ce fait comme « juridiquement inadmissible et politiquement funeste ». Cependant, la Douma d’Empire avait le droit incontestable de prendre part à la direction de la vie du pays, car ses adversaires mêmes reconnaissaient le service immense qu’elle avait rendu à la révolution, « en lui gagnant du premier coup tout le front et tous les officiers[2] ». Il est certain qu’une révolution ayant à sa tête le Soviet se fût heurtée à une résistance sanglante et eût été écrasée. Peut-être aussi, en donnant la victoire à la démocratie libérale, eût-elle, dans ce cas, amené le pays à une évolution normale. Qui connaît les mystères de l’existence ?

Les membres mêmes de la Douma d’Empire, fatigués de leur inaction — bénévole au début, forcée ensuite — commencèrent à donner des marques d’un certain absentéisme que le président eut à combattre. Néanmoins, tous les événements importants de la vie russe trouvaient un écho chaleureux auprès de la Douma et du Comité ; ceux-ci votaient des résolutions de blâme, d’avertissement, en appelaient à la raison, au cœur et au sentiment patriotique du peuple, de l’armée, du gouvernement. Mais la Douma était déjà balayée par l’élément révolutionnaire. Ses appels pénétrés de la conscience nette du danger imminent et s’inspirant, sans aucun doute, des intérêts de l’État, n’exerçaient désormais aucune influence dans le pays et le Gouvernement n’en tenait aucun compte. Cependant, même cette Douma pacifique, qui ne luttait pas pour le pouvoir, inspirait des inquiétudes à la démocratie révolutionnaire et les Soviets poursuivaient une campagne violente pour l’abrogation de la Douma et du Conseil d’Empire. En août, les déclarations de la Douma se firent de plus en plus rares, et lorsque le 6 octobre Kérensky, sur les injonctions du Soviet, eut décrété la dissolution de la Douma ([3]), cette nouvelle ne fit aucune impression dans le pays.

Plus tard, l’idée de la 4ème Douma d’Empire ou d’une réunion de toutes les Doumas, en tant qu’appui du pouvoir, fut galvanisée par M.-V. Rodzianko qui y resta attaché pendant la campagne du Kouban et la période « des volontaires et d’Ékatérinodar » de la lutte antibolcheviste.

Mais la Douma était morte.

Il est difficile de dire si l’abdication de la Douma, au mois de mars, était vraiment inéluctable, si elle était commandée par la corrélation effective des forces en compétition ; si une Douma « censitaire » pouvait conserver les éléments socialistes qui en faisaient partie et maintenir dans le pays l’influence qu’elle avait acquise grâce à sa lutte contre l’autocratie… Une chose est certaine : c’est que pendant les années troubles de la Russie, lorsqu’ aucune représentation nationale normale n’était possible, tous les gouvernements n’ont jamais cessé de sentir la nécessité de quelque succédané de cette représentation, ne fût-ce que pour se créer une tribune, pour donner une détente à l’état d’esprit général, pour appuyer et partager sa responsabilité morale. Tel fut le « Conseil Provisoire de la République Russe », à Pétrograd (octobre 1917) dont l’initiative venait, d’ailleurs, de la démocratie révolutionnaire, qui y cherchait un contrepoids au deuxième congrès des Soviets, projeté par les bolcheviks ; tels furent aussi les débris de l’Assemblée Constituante de 1917, sur le Volga (dans l’été de 1918), et la convocation d’un Conseil Suprême et d’un Concile Provincial (des Zemstvos) qu’on avait préparée dans le Sud et en Sibérie (1919). Il n’est pas jusqu’à l’extrême manifestation de la dictature collectiviste qu’est le « Conseil des Commissaires du peuple » qui — après avoir atteint un despotisme sans précédent dans l’histoire et écrasé toute opinion publique et toutes les forces vives du pays qu’il a transformé en cimetière, — n’estime nécessaire d’apporter un décorum à cette représentation, en convoquant périodiquement le « Congrès Panrusse des Soviets ».

Le pouvoir du Gouvernement Provisoire était marqué des indices de l’impuissance. Ce pouvoir, pour parler comme Milioukov, ne comportait pas de « symbole familier aux niasses ». Le pouvoir se soumit de son plein gré à l’empire des Soviets qui défiguraient systématiquement toutes les initiatives concernant l’État et les subordonnaient à des intérêts de parti et de classe.

Au nombre des hommes du gouvernement se trouvait, entre autres, « l’otage de la démocratie », Kérensky, qui définissait son rôle ainsi : « Je suis le représentant de la démocratie ; le Gouvernement Provisoire doit me considérer comme le porte-parole des revendications de la démocratie et doit tenir tout particulièrement compte des opinions que je défendrai ([4])… » Enfin, et c’est là peut-être le point principal, le gouvernement comprenait des éléments de la classe cultivée et progressiste russe, avec tous ses bons et ses mauvais côtés, y compris l’absence totale de volonté, — cette force, qui ne connaît de limites que celles qu’elle s’assigne, qui sait être cruelle lorsqu’il s’agit de briser la résistance, et opiniâtre lorsqu’il s’agit d’atteindre son but, seule force qui donne la victoire à la classe, à la caste ou à la nation luttant pour leur conservation. Les quatre années de troubles ont été marquées pour les intellectuels et la bourgeoisie russes du sceau de l’impuissance, de la non-résistance, du renoncement à toutes leurs positions, voire même de la disparition, de l’anéantissement matériel. Il semble que seuls les deux extrêmes de l’ordre social aient possédé une volonté réelle et vigoureuse ; malheureusement, c’était une volonté de destruction et non de construction. Un de ces extrêmes a déjà donné Lénine, Bronstein, Appelbaum, Ouritzky, Dzerjinsky, Peters… L’autre, défaite pendant les journées de février, n’a peut-être pas encore dit son dernier mot …

La révolution russe, par ses origines et par ses débuts, fut, certainement, un phénomène national, traduisant la protestation générale contre l’ancien régime. Mais lorsque fut venu le moment de la construction nouvelle, deux forces entrèrent en compétition, — deux forces représentant deux tendances différentes de la pensée sociale, deux conceptions différentes. D’après la terminologie généralement adoptée, ce fut la lutte entre la bourgeoisie et la démocratie ; il serait, cependant, plus exact de l’appeler la lutte entre la démocratie bourgeoise et la démocratie socialiste. Les deux partis puisaient leurs forces directrices à la même source : le petit nombre d’intellectuels russes, et différaient entre eux moins par leurs particularités de classe, de corporation et de fortune que par leur idéologie politique et leurs méthodes d’action. Ni l’un, ni l’autre de ces partis ne traduisait suffisamment l’état d’esprit des masses populaires au nom desquelles ils parlaient et qui, au commencement, représentant le public, applaudissaient les acteurs sachant toucher leurs cordes les plus sensibles, mais non les plus idéales. Ce n’est qu’après cette préparation psychologique que le peuple et, en particulier, l’armée, auparavant inertes, se transformèrent « en une masse en ébullition, fondue par la révolution… possédant une force de pression immense que l’organisme tout entier de l’État a ressentie… ([5]) » Refuser de reconnaître cette action réciproque, c’est nier, selon la doctrine de Tolstoï, toute influence des meneurs sur la vie des peuples. Or, cette doctrine a été radicalement démentie par le bolchevisme qui soumit pour longtemps à son pouvoir la masse populaire, cependant étrangère et hostile.

Le résultat de cette lutte fut, dès les premières semaines de l’existence du nouveau pouvoir, ce phénomène que, plus tard, vers la mi-juillet, le Comité de la Douma d’Empire définit dans sa déclaration adressée au gouvernement comme « l’usurpation par des organisations irresponsables des prérogatives du pouvoir d’État, la dualité du pouvoir au centre et l’absence de tout pouvoir dans le pays ».

* * *


Le pouvoir du Soviet était, lui aussi, très précaire.

Malgré une série de crises ministérielles et, par conséquent, la possibilité de s’emparer du pouvoir sans partage ni opposition ([6]), la démocratie révolutionnaire se refusait catégoriquement à assumer ce rôle, comprenant fort bien que, pour conduire le pays, elle ne possédait ni assez de force, de connaissances et de savoir, ni un appui suffisant dans le pays même.

Par la bouche d’un de ses chefs, Tsérételli, elle disait : « Le moment n’est pas encore venu de réaliser les buts finaux du prolétariat, les buts de classe… Nous avons compris que ce qui se passe est une révolution bourgeoise… Et n’ayant pas la possibilité de réaliser pleinement nos radieux idéals… nous n’avons pas voulu encourir la responsabilité de l’échec du mouvement au cas où nous aurions fait une tentative désespérée d’imposer aux événements notre volonté à l’heure actuelle ». Ils préféraient, « à l’aide d’un mouvement organisé et constant, amener le gouvernement à exécuter leurs revendications ». (Nakhamkès).

Dans ses « Mémoires » qui dénotent l’idéologie incorrigible d’un socialiste égaré allant jusqu’à la justification du bolchevisme, mais qui, néanmoins, donnent l’impression d’une grande sincérité, un membre du Comité Exécutif, Stankevitch, caractérise ainsi le Soviet : « Le Soviet, cette réunion de soldats à moitié illettrés, s’est trouvé à la tête par la seule raison qu’il n’exigeait rien, qu’il n’était qu’une enseigne couvrant complaisamment l’absence absolue du pouvoir… » Deux mille soldats de l’arrière et huit cents ouvriers de Pétrograd formèrent une institution qui prétendait diriger toute la vie politique, militaire, économique et sociale d’un immense pays ! Les comptes-rendus des séances du Soviet témoignent de l’ignorance stupéfiante et du gâchis qui y régnaient. On éprouvait une grande tristesse, une grande douleur en songeant à une pareille « représentation » de la Russie.

Peu à peu, parmi les intellectuels, la démocratie bourgeoise et les officiers, montait une colère impuissante et sourde contre le Soviet ; toute la haine se concentrait sur lui ; on en parlait dans ces milieux de la façon la plus outrageante, la plus brutale. Cette haine dirigée contre le Soviet et qui, parfois, se manifestait ouvertement, la démocratie révolutionnaire l’identifiait à tort avec la haine de l’idée même de la représentation nationale.

Peu à peu, la priorité du Soviet de Pétrograd, qui attribuait à l’ambiance dont il était l’émanation le mérite exclusif de la chute de l’ancien régime, — déclina visiblement. Un énorme réseau de comités et de Soviets, foisonnant dans le pays et dans l’armée, réclamait sa part dans l’œuvre du gouvernement. Ceci aboutit, en avril, à la convocation d’une conférence des délégués des Soviets des ouvriers et des soldats ; le Soviet de Pétrograd fut réorganisé sur la base d’une représentation plus proportionnelle et, au mois de juin, se réunit le premier congrès Panrusse des Soviets. Il est intéressant de noter la composition de cette représentation démocratique plus complète :

Socialistes-révolutionnaires : 285 Social-démocrates mencheviks : 248 Social-démocrates bolcheviks : 105 Internationalistes : 32 Socialistes hors fraction : 73 Social-démocrates unifiés : 10 Boundistes : 10 Groupe « Edinstvo » (Plekhanov) : 3 Socialistes-populistes : 3 Travaillistes : 5 Anarcho-communistes : 1

Ainsi la grande majorité non socialiste de la Russie n’y avait aucun représentant. Ceux mêmes qui, étrangers à la politique ou adhérant à des groupements de droite, avaient été élus par les Soviets et les comités de l’armée en tant que « sans-parti », s’empressèrent, pour des motifs qui n’avaient rien de commun avec les intérêts de l’État, à s’affubler de l’étiquette socialiste et se fondirent avec les membres des divers partis. Les Comités exécutifs du Soviet de toutes les sessions furent de même exclusivement socialistes. Dans ces conditions, il était impossible de compter sur la modération de la démocratie révolutionnaire ni d’espérer maintenir le mouvement populaire dans les limites de la révolution bourgeoise. En fait, le gouvernail à moitié pourri du pouvoir se trouva entre les mains d’une coalition de socialistes-révolutionnaires et de social-démocrates mencheviks, la prépondérance appartenant, au commencement, au premier de ces partis et plus tard au deuxième. Au fond, c’est à cette coalition de partis strictement limitée qu’incombe la plus lourde responsabilité pour la marche ultérieure de la révolution russe (voir tableau ci-dessous).

  • Anarcho-communistes (3)
  • Socialistes :

+ Social-démocrates :

 – Bolcheviks (3)
 – Mencheviks :
   . Internationalistes (3)
   . Défensistes (1)
 – Epinstvo (1)

+ Populistes :

 – Social-révolutionnaires :
   . De gauche (3)
   . Du centre (3)
   . De droite (1)
 – Travaillistes (1)
  • Paysannerie (2)
  • Libéraux (1)

+ Constitutionnalistes démocrates (cadets) + Cadres démocrates

  • Sans parti (démocratie non socialiste, bourgeoisie, fonctionnaires ; officiers, etc)

+ Conservateurs

(1) Défensistes (2) Groupements en partie défensistes, en partie défaitistes (3) Défaitistes

La composition du Soviet était très hétérogène : intellectuels, petits-bourgeois, ouvriers, soldats, beaucoup de déserteurs… Au fond, les Soviets et les Congrès, surtout les premiers, présentaient une masse plutôt amorphe, sans aucune éducation politique ; aussi tout le travail, toute la direction et toute l’influence se concentrèrent-ils dans les comités exécutifs, composés presque exclusivement d’intellectuels socialistes. La critique la plus foudroyante du Comité Exécutif a été faite, au sein même de cette institution, par un de ses membres, V. Stankevitch : le désordre chaotique des séances, la désorganisation politique, le caractère vague, hâtif et fortuit des questions examinées, l’absence totale de toute expérience en matière d’administration et, enfin, la démagogie des membres du comité : l’un prônant l’anarchie dans les Izvestia, un autre envoyant de tous côtés des autorisations pour l’expropriation des propriétés foncières ; un troisième expliquant à une délégation militaire qui venait se plaindre des chefs, qu’il fallait les destituer, les arrêter, etc.

« Ce qui frappe dans la composition personnelle du comité, c’est la grande quantité d’éléments allogènes », écrit Stankevitch. « Les Juifs, les Géorgiens, les Lettons, les Polonais, les Lituaniens, étaient représentés en disproportion absolue avec leur nombre à Pétrograd et dans le pays. »

Voici la liste du premier Bureau du Comité Central Panrusse des Soviets des délégués des ouvriers et des soldats :

Tchéidzé : Géorgien. Gourvitch (Dan) : Juif. Goldman (Liber) : Juif. Gotz : Juif. Guendelman : Juif. Rosenfeld : Juif. Saakian : Arménien. Kruszinski : Polonais. Nikolski : Russe (à moins que ce ne soit un nom d’emprunt).

Cette prépondérance exclusive des éléments allogènes, étrangers à l’idée nationale russe, ne pouvait rester sans influence sur l’orientation des Soviets dans un sens funeste pour l’État russe.

Le gouvernement, dès ses premiers pas, se trouva prisonnier du Soviet dont il exagérait l’importance, l’influence et la force, et auquel il ne pouvait opposer, pour sa part, ni force, ni volonté ferme de résistance et de lutte. Le gouvernement ne comptait pas sur le succès d’une telle lutte, car, en défendant la conception de l’État Russe, il ne pouvait proclamer des mots d’ordre aussi séduisants pour la mer houleuse des masses populaires que ceux lancés par le Soviet. Le gouvernement insistait sur les devoirs ; le Soviet, sur les droits. Celui-là « interdisait », celui-ci « autorisait ». Le gouvernement était lié à l’ancien pouvoir par la continuité de l’idéologie étatiste, de l’organisation, voire des formes extérieures de l’administration ; tandis que le Soviet, issu de l’émeute et de la conspiration, était la négation directe de l’ordre ancien tout entier.

Si une petite partie de la démocratie modérée demeure encore convaincue du rôle du Soviet en tant que « régulateur des éléments déchaînés du peuple », ceci n’est que le résultat d’un malentendu manifeste.

En réalité, sans détruire directement l’État Russe, le Soviet l’ébranlait sans cesse et l’ébranla jusqu’à l’effondrement de l’armée et l’avènement du bolchevisme.

De là viennent la duplicité et le manque de sincérité, dans la tendance de ses actes.

En plus de leurs déclarations publiques, toute l’action quotidienne du Soviet et du Comité Exécutif, tous les discours, entretiens, explications, manifestations orales et écrites de la réunion plénière, des groupements et des membres isolés envoyés en mission à travers le pays et sur le front, tout tendait à détruire l’autorité du gouvernement. « Involontairement, mais continuellement, dit Stankevitch, le Soviet portait des coups mortels au gouvernement ».

Il est intéressant de relever qui étaient ceux qui orientaient la législation militaire dans un sens de démocratisation, brisant toutes les assises de l’armée, inspirant la commission de Polivanov et paralysant les deux ministres de la guerre. Les personnes élues au Comité Exécutif, au commencement d’avril, par la partie militaire du Soviet, se répartissaient comme suit ([7]) :

Officiers de temps de guerre : 1 Officiers d’administration : 2 Élèves officiers : 2 Soldats : Des unités de l’arrière : 9 Auxiliaires et secrétaires de bureau : 5

Je laisse la parole à Stankevitch pour les dépeindre : « Au début, il y eut des natures hystériques, bruyantes, déséquilibrées qui, en fin de compte, ne donnaient rien au Comité… » Ensuite d’autres viennent « avec Zavadia et Binassik en tête. Ceux-ci cherchèrent consciencieusement, autant que c’était dans leurs moyens, à venir à bout de l’avalanche d’affaires militaires. Tous les deux étaient, je crois, de paisibles secrétaires dans les bataillons de dépôt et ne s’étaient jamais intéressés ni à la guerre, ni à l’armée, ni à la révolution politique ».

La duplicité et le manque de sincérité du Soviet se manifestaient surtout dans la question de la guerre. Les intellectuels de gauche et la démocratie révolutionnaire partageaient pour la plupart les idées zimmerwaldiennes et internationalistes. Il est donc naturel que la première parole que le Soviet ait adressée « aux peuples du monde entier » (le 14 mars 1917) fût :

— La paix !

Cependant, les problèmes de portée mondiale, infiniment complexes, englobant les intérêts nationaux, politiques et économiques des peuples qui avaient les idées les plus contradictoires sur la justice universelle et primordiale, ces problèmes ne pouvaient être résolus par un procédé aussi simpliste. Bethmann-Hollweg répondit par un silence dédaigneux. Le Reichstag, dans sa séance du 17 mars 1917, repoussa, à l’unanimité moins les voix des deux fractions social-démocrates, la proposition de conclure la paix sans annexions. La démocratie allemande déclara par la bouche de Noske : « On nous propose de l’étranger de faire la révolution ; si nous suivions ce conseil, ce serait un malheur pour les classes travailleuses ». Parmi les Alliés et la démocratie alliée, le manifeste du Soviet ne suscita que malaise, anxiété et mécontentement, ce qui apparut d’une façon particulièrement lumineuse dans les discours d’Albert Thomas, de Henderson, de Vandervelde et jusque dans celui du bolchevik français d’aujourd’hui, Cachin.

À la suite, le Soviet ajouta au mot « paix » une nouvelle définition : « sans annexions ni contributions, à base du droit de s peuples à disposer librement de leur sort ». Le caractère théorique de cette formule se heurta immédiatement à la question réelle de la Russie du Sud et de l’Ouest occupée par les Allemands ; de la Pologne, des pays dévastés par les Allemands, — la Roumanie, la Belgique, la Serbie, de l’Alsace et de la Lorraine, de la Posnanie, enfin, à la question de l’esclavage, des expropriations, des travaux obligatoires pour les besoins de la guerre, toutes choses imposées par les Allemands à tous les pays tombés sous leur domination. Car, d’après le programme des social-démocrates allemands, publié enfin à Stockholm, on ne devait accorder aux Français en Alsace et Lorraine, aux Polonais en Posnanie, aux Danois en Silésie, qu’une autonomie de culture nationale sous l’égide de l’empereur d’Allemagne.

En même temps, on favorisait pleinement l’idée de l’indépendance de la Finlande, de la Pologne russe, de l’Irlande. La revendication d’une restitution complète des colonies allemandes s’alliait, d’une façon touchante, aux promesses d’indépendance faites à l’Inde, à la Corée, au Siam…

Chanteclair ne fit pas apparaître le soleil. La main tendue resta humblement dans le vide. Le Soviet dut reconnaître qu’ « il faut du temps pour que les peuples de tous les pays se dressent et, d’une main de fer, contraignent leurs rois et leurs capitalistes à conclure la paix… » En attendant, les « camarades soldats, qui avaient juré de défendre la liberté russe », ne devaient pas « renoncer à l’offensive que la situation militaire pouvait exiger… » Un certain désarroi s’empara de la démocratie révolutionnaire. Il apparut d’une façon frappante dans ces paroles de Tchéidzé : « Nous avons tout le temps parlé contre la guerre ; comment puis-je à présent exhorter les soldats à continuer la guerre, à tenir le front ? » ([8])

Quoi qu’il en soit, les mots « guerre » et « offensive » avaient été prononcés. Ils divisèrent les socialistes soviétiques en deux camps : les « défensistes » et les « défaitistes ». Théoriquement, les premiers ne comprenaient que les groupements de droite des socialistes-révolutionnaires, les socialistes-populistes, le groupe « Edinstvo » (groupe Plekhanov) et les travaillistes. Le reste des socialistes préconisaient la cessation immédiate de la guerre et l’approfondissement de la révolution à l’aide de la lutte de classes intestine. Pratiquement, dans la question de la guerre, la défense nationale était également votée par la plupart des socialistes-révolutionnaires et des social-démocrates mencheviks. Mais les formules votées étaient empreintes de cette même duplicité : ni paix, ni guerre. Tsérételli appelait à « créer un mouvement contre la guerre dans tous les pays, tant alliés qu’ennemis ». Le congrès des Soviets, à la fin de mars, prit une résolution qui manquait de précision et dans laquelle, après avoir exigé de tous les belligérants de renoncer aux « annexions et contributions », on stipulait, cependant, que « tant que la guerre durait, l’effondrement de l’armée, l’affaiblissement de sa résistance, de sa fermeté, de sa capacité d’opérations actives, eût été le plus grand coup porté à la cause de la liberté et aux intérêts vitaux du pays ». Au commencement de juin, le deuxième Congrès vota une nouvelle résolution, laquelle, tout en déclarant d’une façon déterminée que « la question de l’offensive devait être résolue uniquement du point de vue des considérations purement militaires et stratégiques », exprimait, cependant, une idée toute défaitiste : « La terminaison de la guerre, qui impliquerait la débâcle de l’un des partis belligérants, deviendrait la source de nouvelles guerres, aggraverait les dissensions entre les peuples et les conduirait à l’épuisement total, à la famine et à la ruine ». La démocratie révolutionnaire confondait évidemment deux notions : la victoire stratégique marquant la cessation de la guerre, et les conditions de la paix, qui peuvent être humaines ou inhumaines, justes ou injustes, prévoyantes ou à courte vue.

Ainsi donc, la guerre, l’offensive, mais sans victoire.

Il n’est pas sans intérêt de noter que la même formule avait été énoncée, dès 1915, par le député prussien, rédacteur du Vorwaerts, H. Stroebel : « Je déclare ouvertement que la victoire complète de l’empire ne sera pas dans les intérêts de la social-démocratie ».

Il n’y avait pas de domaine de l’administration dont le Soviet et le Comité Exécutif ne se fussent mêlés, apportant partout cette même duplicité, ce manque de sincérité, qui avaient pour cause, d’une part, la crainte d’enfreindre les dogmes essentiels de leur doctrine et, d’autre part, l’impossibilité évidente de les mettre en pratique. Pour ce qui était de la construction de l’État, il n’y avait et il ne pouvait y avoir aucun travail créateur. Dans le domaine de la vie économique du pays, dans les questions agraire et ouvrière, ce travail se bornait à la publication des programmes socialistes grandiloquents, empreints de l’esprit de parti, et dont la réalisation dans l’état d’anarchie, de guerre et de ruine économique où se trouvait le pays, était impossible même aux yeux des ministres socialistes. Cependant, ces résolutions et ces appels étaient accueillis par le peuple, dans les usines et à la campagne, comme autant de « licences », qui excitaient les passions et provoquaient le désir de mettre en œuvre immédiatement et de son propre chef les formules proclamées. Et après que l’esprit des masses eût subi cette « préparation » excitante, on leur adressait des appels à la modération : « Exiger l’exécution immédiate et sans réplique de toutes les prescriptions du Gouvernement Provisoire que celui-ci jugera bon de promulguer dans l’intérêt de la révolution et de la sécurité extérieure du pays ([9]) ».

Cependant, la littérature de déclarations est loin de déterminer à elle seule l’action du Soviet.

Le trait essentiel, tant du Soviet que du Comité Exécutif, était le manque total de discipline parmi leurs membres. En parlant des rapports réciproques entre la délégation spéciale (dite de contact) du Comité et le Gouvernement Provisoire, Stankevitch ajoute : « Mais que pouvait faire la délégation, puisque, tandis qu’elle causait et parvenait à un accord unanime avec les ministres, des dizaines d’Alexandrovsky[10] envoyaient des lettres, publiaient des articles dans les Izvestia, partaient en mission, au nom du Comité, visitaient la province et le front, recevaient des délégations au palais de Tauride, agissant : chacun à sa guise, sans tenir compte ni des entrevues, ni des instructions, décisions et résolutions, quelles qu’elles fussent ».

Le Soviet (ou son Comité Exécutif) possédait-il un pouvoir réel ?

Je répondrai par les termes de l’appel du Comité d’organisation du parti ouvrier social-démocrate (juillet 1917) :

« Le mot d’ordre que beaucoup d’ouvriers suivent — « tout le pouvoir aux Soviets » — est un mot d’ordre dangereux. Car les Soviets n’ont pour eux que la minorité de la population. Or, nous devons aspirer par tous les moyens à ce que les éléments bourgeois qui peuvent et veulent encore défendre avec nous les conquêtes de la révolution, — que ces éléments partagent avec nous le lourd poids de l’héritage qui nous est laissé par l’ancien régime et l’immense responsabilité pour l’issue de la révolution, qui nous incombe aux yeux du peuple entier. »

Cependant, le Soviet, ainsi que plus tard le Comité Central Panrusse, en vertu de sa composition et de son idéologie politique, ne pouvait et ne voulait exercer toute son influence, pour le moins modératrice, sur les masses populaires, déchaînées, agitées et tumultueuses, car ses membres étaient eux-mêmes les instigateurs de ce mouvement, et l’importance, l’influence et l’autorité du Soviet dépendaient étroitement de la mesure où il flattait les instincts des masses. Or, ces masses, comme le constate même un observateur étranger du camp marxiste, Karl Kautsky[11], « à peine la révolution les eut-elle entraînées dans son mouvement, ne voulurent connaître que leurs besoins et leurs aspirations et se soucièrent fort peu de savoir si leurs revendications étaient réalisables et utiles à la collectivité ». Toute résistance tant soit peu ferme et résolue, opposée à leur pression, menaçait l’existence même du Soviet.

D’ailleurs, jour par jour, pas à pas, le Soviet tombait sous l’empire de plus en plus affirmé des idées anarcho- bolchevistes.

  1. Milioukov : Histoire de la Deuxième Révolution Russe.
  2. Stankevitch : Mémoires.
  3. La durée légale de cinq ans expirait le 25 octobre.
  4. Discours au Soviet.
  5. Paroles de Kérensky.
  6. Dans ce sens que le Gouvernement Provisoire ne s’y opposait nullement.
  7. Avant il y avait dans le Comité trois officiers de temps de guerre et plusieurs soldats.
  8. Stankevitch : Mémoires.
  9. Appel aux marins de Cronstadt, le 26 mai 1917.
  10. Membre du Comité, qui délivrait des permis pour l’expropriation des terres.
  11. « Terrorisme et Communisme ». J. Povolozky, édit.