La Décomposition de l’armée et du pouvoir/20

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CHAPITRE XX

« La démocratisation de l’armée » : l’histoire de la « déclaration des droits du soldat ».


Le 9 mai, Kérensky sanctionna la « déclaration des droits du soldat », loi funeste qu’avait élaborée la commission Polivanov. En voici les articles les plus importants :

1) « Les militaires sous les drapeaux jouissent de tous les droits du citoyen. »

2) « Chaque soldat peut faire partie, légalement, des groupes et associations politiques, nationaux, religieux, économiques ou professionnels, quels qu’ils soient. »

3) « En dehors du service, tout militaire a le droit d’exprimer, par la parole ou par la plume, et par la voie de l’impression, ses opinions politiques, religieuses, sociales ou autres. »

6) « Tous les imprimés, sans exception… doivent être remis à leurs destinataires. »

10) « La désignation de soldats-ordonnances au service des officiers est abolie… À l’armée active et dans la flotte, les officiers peuvent avoir un homme à leur service… mais il y faut le consentement du subordonné… avec qui l’on devra convenir du salaire. »

12) « Le salut militaire obligatoire… est supprimé. »

18) « Les comités élus par les soldats sont autonomes ; ils ont le droit d’infliger des punitions et d’exercer leur contrôle dans certaines circonstances exactement déterminées. »

Cette « déclaration des droits » qui fut la consécration devant la loi des phénomènes pathologiques en train d’envahir l’armée — partiellement ou totalement selon les lieux par les voies de la révolte et de la violence ou, pour employer le langage consacré, « au nom de la révolution », cette déclaration sapa définitivement les bases mêmes de l’ancienne armée. Elle inspira la passion de politique, elle inculqua les principes de la guerre des classes à une multitude en armes, déséquilibrée, mais qui déjà avait pris conscience de sa force brutale. Elle justifia, cette déclaration, elle autorisa largement la propagande — par les discours et par les tracts — des théories qui sapaient l’état, la morale et la Société, niaient toute autorité et le droit même de l’armée à l’existence. Enfin, elle priva les chefs de leur pouvoir disciplinaire qu’elle transféra à des organisations. On désapprouvait solennellement, une fois de plus, le corps des officiers, on l’humiliait, on l’outrageait.

En guise de conclusion, Kérensky avait dit : « L’armée et la flotte les plus libres au monde doivent prouver que la liberté crée la force, et non la faiblesse ; elles forgeront une discipline nouvelle, la discipline de fer du devoir, elles accroîtront la puissance militaire du pays. »

Et la « Grande Muette » — pour employer la définition si vraie, si imagée des Français — se mit à parler, à déblatérer toujours plus bruyamment : pour appuyer ses réclamations elle faisait recours à la menace armée et n’hésitait pas à répandre le sang de ceux qui avaient le courage de résister à sa démence.

À la fin d’avril le projet de loi fut, dans son texte définitif, soumis par Goutchkov à l’examen du Grand Quartier Général. Nous en fîmes une critique véhémente où s’exprimaient toutes nos inquiétudes. Le Généralissime et moi, nous y fîmes sentir tout le chagrin que nous causait l’avenir lamentable de notre armée. « Cette déclaration est le dernier clou au cercueil qu’on destine à l’armée russe » — telle était notre conclusion. Le 1er mai, Goutchkov démissionna, se refusant à assumer « la responsabilité du crime qu’on commettait envers la patrie » et particulièrement à signer la déclaration.

* * *


Le Grand Quartier envoya le projet de loi aux commandants en chef des fronts, pour en prendre connaissance. Il les convoqua ensuite à Mohilev. Cette conférence historique se réunit le 2 mai ([1]) : on devait y examiner la situation, qui était terrible. Tous les discours dépeignirent l’écroulement de l’armée russe ; bien que la forme et le ton en fussent mesurés, une tristesse infinie, une émotion intense s’en dégagèrent.

Le général Broussilov parla d’une voix tranquille où l’on percevait une douleur profonde, nullement affectée ; il termina son discours en ces termes : « Il est possible de supporter tout cela ; il y a quelque espoir encore de sauver l’armée et même de la décider à l’offensive — à la condition expresse que la déclaration ne soit pas promulguée… Si elle l’est, tout est perdu et, dans ce cas, j’estime impossible de rester un jour de plus à mon poste… »

Le général Scherbatchov protesta avec énergie contre cette dernière déclaration, je m’en souviens fort bien. Il démontra qu’on ne doit jamais quitter son poste : les chefs n’ont pas le droit de déserter, quelque pénible soit la situation, fût-elle même désespérée…

Quelqu’un proposa aux commandants en chef de se rendre tous,


Dénikine Danilov Gourko Alexéev Tcherbatchov
Khangine Broussilov

Une conférence des commandants des armées.



et sans délai, à Pétrograd, et d’adresser au gouvernement un avertissement ferme et des réclamations péremptoires. Dans l’esprit de l’auteur de cette proposition, une semblable démarche devait produire une impression considérable ; elle mettrait peut-être une barrière au torrent déchaîné des nouvelles lois militaires. Diverses objections furent avancées : le procédé était dangereux — on n’y devrait recourir qu’à la dernière extrémité — en cas d’échec, le commandement supérieur perdrait toute influence… Malgré tout, la proposition fut adoptée. Et le 4 mai s’ouvrit à Pétrograd une conférence qui réunissait tous les commandants en chef ([2]), le gouvernement provisoire et le comité exécutif du Soviet des députés ouvriers et soldats.

J’ai conservé le compte-rendu de cette conférence. J’en donne ci-après de longs extraits. Il est, en effet, du plus grand intérêt : on y trouve la peinture fidèle de l’armée, telle que la voyaient les chefs au moment même où se déroulaient les événements, sans le recul du temps qui les a déformés. On y peut étudier aussi le caractère des hommes qui se trouvaient alors au pouvoir.

Les discours des commandants en chef s’inspirèrent des mêmes sentiments qu’au Grand Quartier, mais avec moins de netteté et moins de franchise. Quant au général Broussilov, il atténua sensiblement ses accusations, parla sans émotion, salua « de tout cœur le gouvernement de coalition » et ne renouvela aucunement sa menace de démissionner.

COMPTE – RENDU


LE GÉNÉRAL ALEXÉIEV. — Il faut, à mon avis, que nous parlions franchement. Nous voulons tous le bonheur de notre libre patrie. Nos méthodes peuvent différer mais nous tendons au même but : terminer la guerre de manière que la Russie en sorte — fatiguée et affaiblie sans doute — mais non mutilée.

Seule, la victoire peut nous donner la solution que nous souhaitons. Après, nous pourrons rebâtir. Mais il faut remporter la victoire et cela n’est possible qu’autant qu’on obéit aux chefs. Autrement, nous n’aurons plus une armée, mais un troupeau.

Rester dans les tranchées, voilà qui n’avancera pas la fin de la guerre. L’adversaire retire, l’une après l’autre, ses divisions de notre front et les dirige en hâte sur le front anglo-français — et nous ne bougeons pas. Et pourtant la conjoncture est des plus favorables : nous devons vaincre — mais pour cela il faut attaquer.

Nos alliés n’ont plus confiance en nous. Cela doit inquiéter nos diplomates, cela me touche tout particulièrement, moi, le généralissime.

La révolution devait, paraissait-il, nous donner l’enthousiasme, l’élan et, par conséquent, la victoire. Malheureusement, cette exaltation que nous attendions ne s’est pas manifestée. Au contraire, nous voyons s’étaler les sentiments les plus vils : on ne pense qu’à soi, on veut sauver sa peau, on oublie la Russie et son avenir.

Que fait, me demandez-vous, l’autorité qui peut convaincre, qui peut contraindre aussi, s’il est nécessaire ? L’armée n’a pas encore digéré, je dois le dire, les réformes qui l’ont ébranlée, désorganisée. Et pourtant, la vie de l’armée dépend de la discipline. Si nous descendons encore la pente, ce sera la décomposition complète.

Les commandants en chef vont exposer une série de faits qui vous montreront où nous en sommes. Puis je conclurai et je ferai connaître les desiderata et les prescriptions dont nous exigeons l’accomplissement.

Le général Broussilov. — Avant tout, je dois vous dire ce que sont, aujourd’hui, le corps des officiers et la masse des soldats. La cavalerie, l’artillerie, le génie ont conservé jusqu’à 50% de leurs cadres. L’infanterie, par contre, a essuyé de grosses pertes : tués, blessés, prisonniers, déserteurs (en nombre important) ; voilà pourquoi certains régiments ont renouvelé leur effectif neuf ou dix fois. Dans certaines compagnies, il n’y a plus que de trois à dix des soldats immatriculés au début de la guerre. Les renforts qui nous arrivent sont mal préparés et manquent de discipline. Quant aux officiers des cadres, il en reste de deux à quatre par régiment : encore ont-ils, la plupart, été blessés. Les autres sont de tout jeunes gens, promus après des études accélérées. Du fait de leur inexpérience, ils n’ont aucune autorité. Et c’est à eux qu’incombe la tâche de transformer l’armée : la tâche est trop lourde pour eux.

Le coup d’État était nécessaire, il est même venu trop tard — et pourtant, il n’a pas trouvé le terrain préparé. Les soldats peu cultivés n’y ont vu que leur émancipation de la « tyrannie des officiers ». Les officiers ont salué le coup d’État avec joie. Si nous ne l’avions pas favorisé, il n’aurait peut-être pas si bien réussi. Et cependant, il semble que la liberté n’ait été donnée qu’aux soldats. Les officiers en sont réduits à être les parias de la liberté.

La liberté a enivré la masse inconsciente. Chacun sait qu’il a reçu des droits importants, mais ignore quels sont ses droits. Et il s’intéresse encore moins à ses devoirs. Quant au corps des officiers, il s’est trouvé dans une situation pénible. Les 15 ou 20% se sont rapidement adaptés au nouveau système qui s’accordait avec leurs convictions. Ceux-là, les soldats avaient, autrefois déjà, confiance en eux : cette confiance subsiste. Certains se mirent à flatter le soldat, en relâchant la discipline et l’excitèrent contre leurs camarades les officiers. Mais le plus grand nombre, les 75 % environ, n’ont pu s’adapter sur-le-champ. Ils se sont aigris, ils sont rentrés dans leur coquille et ne savent que devenir. Nous voulons briser cette coquille, nous voulons réconcilier ces mécontents avec le soldat. Nous avons besoin d’officiers pour continuer la guerre, et nous n’en avons pas d’autres. Beaucoup de nos officiers ignorent tout de la politique, beaucoup sont incapables de faire un discours : tout cela les isole. D’autre part, il est nécessaire d’expliquer à la masse et de lui faire comprendre que la liberté appartient à tout le monde. Je connais le soldat depuis quarante-cinq ans, je l’aime : je m’efforcerai de le rapprocher de ses officiers. Mais, de leur côté, le gouvernement provisoire, la Douma d’Empire et, surtout, le Soviet des députés ouvriers et soldats doivent tout faire pour faciliter ce rapprochement. Il faut agir sans tarder, pour l’amour du pays.

Il le faut aussi parce que la foule ignorante a interprété à sa façon la formule « une paix sans annexions ni contributions ».

Un de nos régiments a déclaré qu’il refusait d’avancer, qu’il allait quitter le front et que chacun allait rejoindre son pays. Les comités s’y opposèrent : on les menaça de dissolution. J’essayai de faire entendre raison à ce régiment ; après que j’eusse demandé aux soldats si je les avais convaincus, ceux-ci sollicitèrent la permission de répondre par écrit et, quelques minutes après, je lisais cette affiche : « La paix coûte que coûte ! À bas la guerre ! »

Un peu plus tard, un des soldats me demanda : « Puisqu’on a dit : pas d’annexion, que nous importe cette montagne ? ». Je lui répondis : « Cette montagne ne m’est pas nécessaire, mais il faut en chasser l’ennemi qui l’a occupée. »

En définitive, on me promit de tenir, mais on refusa d’attaquer : et voici pour quel motif : « Notre ennemi n’est pas méchant ; il nous a annoncé qu’il n’attaquerait que si nous attaquions. L’important pour nous, c’est de pouvoir rentrer au pays, pour y jouir de la liberté et de la terre. À quoi bon nous faire estropier ? »

Offensive ou défensive ? Le succès n’est possible que lorsqu’on attaque. En cas de défense passive, il arrive toujours que le front soit rompu. La brèche peut être réparée quand les troupes sont bien disciplinées. N’oublions pas que les nôtres sont désorganisées et mal préparées. Nos officiers n’ont aucune autorité. Un succès de l’ennemi peut nous conduire à la catastrophe. Voilà pourquoi il faut persuader à la masse que nous devons non pas nous défendre, mais attaquer.

Nous avons, certes, des côtés faibles, mais sans aucun doute nous possédons la supériorité numérique. Si l’ennemi défait les Français et les Anglais et s’il nous attaque ensuite nous aurons du mal à nous défendre.

Il nous faut un gouvernement fort qui puisse nous soutenir. Nous saluons de tout cœur le gouvernement de coalition. Un gouvernement n’est solide que lorsqu’il s’appuie sur une armée réalisant vraiment la force de tout le peuple.

LE GÉNÉRAL DRAGOMIROV. — À l’armée, le sentiment qui domine, c’est un ardent désir de paix. Il est facile de se concilier les sympathies des soldats : il suffit de prêcher la paix sans annexion et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La foule ignorante comprend à sa manière la formule « sans annexion » ; elle est incapable de concevoir la situation des différents peuples ; et elle demande toujours plus souvent : « Pourquoi les démocraties alliées ne se rangent-elles pas à notre opinion ? » Elle aspire à la paix de toute son énergie ; à tel point que les troupes qui arrivent des dépôts refusent de s’équiper : « À quoi bon ? Nous n’avons pas l’intention de faire la guerre. » On a cessé de travailler. Il faut prendre des mesures sévères même pour empêcher que l’on emporte le caillebotis des tranchées ou pour que les routes soient tenues en bon état.

Dans un de nos meilleurs régiments l’entrée du secteur fut décorée d’un drapeau rouge portant l’inscription : « La paix à tout prix ! » Un officier lacéra ce drapeau — mais il dut s’enfuir pour échapper aux soldats du régiment de Piatigorsk qui le cherchèrent toute une nuit à Dvinsk. L’état-major l’avait soustrait à leur poursuite.

L’expression déshonorante de « suppôts de l’ancien régime » a chassé les meilleurs officiers. Tous, nous avons souhaité la révolution, mais beaucoup d’excellents chefs, dont l’armée était fière, ont été mis à la retraite pour avoir essayé d’enrayer la désorganisation, ou pour n’avoir pas su s’adapter.

Mais ce qui est plus dangereux encore, c’est l’inertie, l’aveulissement. L’égoïsme s’est développé formidablement. Chaque unité ne pense qu’à soi. Tous les jours, au sujet de la relève, des munitions, etc., on voit arriver une série de délégations. Il faut leur donner des explications qui puissent les convaincre et cela ne laisse pas de compliquer le travail des chefs. On est forcé de marchander longtemps pour obtenir ce qui s’effectuait jadis sans discussion. Si l’ordre est donné de transférer une batterie dans un autre secteur, immédiatement les soldats s’agitent : « Vous nous affaiblissez, donc vous nous trahissez. »

Quand il nous parut nécessaire de prélever sur le front nord un corps d’armée qu’on tiendrait en réserve pour le cas où l’ennemi opérerait une descente (la flotte de la Baltique aurait été trop faible pour s’y opposer), il nous fut impossible de réaliser cette mesure. « Notre front est déjà trop étendu, nous déclara-t-on, si vous l’étendez encore, nous ne tiendrons pas ». Autrefois cependant, tous nos regroupements s’effectuaient sans la moindre difficulté. En septembre 1915, onze corps furent prélevés sur le front ouest et cela nous évita une déroute qui aurait pu être décisive. Aujourd’ hui, cette opération serait impossible. Au moindre changement, les troupes s’agitent.

On ne veut rien faire pour la Patrie. On trouve cent prétextes pour ne pas relever les unités qui sont au front : il fait mauvais temps ; les hommes ne sont pas tous allés aux bains, etc. Une fois même des hommes refusèrent de descendre en tranchée parce qu’ils s’y étaient déjà trouvés pendant les fêtes de Pâques, deux ans auparavant. Il fallut marchander avec les comités des troupes en question.

Les officiers qui essaient de capter la masse et qui spéculent sur ses mauvais instincts sont très peu nombreux.

Nulle part le principe de l’élection n’a été sérieusement appliqué. Dans certains régiments on s’est débarrassé des gêneurs, accusés de défendre l’ancien régime. Ailleurs on a maintenu des chefs sans valeur qu’il aurait fallu mettre à la retraite. Les soldats n’ont pas voulu comprendre qu’il était urgent de révoquer ces incapables.

Je ne dirai qu’un mot au sujet des violences : il y a eu quelques tentatives isolées de tirer sur les officiers.

La situation actuelle ne peut se prolonger. Ce qui nous manque, c’est l’autorité. Nous avons défendu la Patrie. Vous avez miné le terrain sous nos pieds, c’est à vous d’en rétablir la solidité. Vous nous avez investis d’une charge écrasante : donnez-nous l’autorité et nous saurons mener à la victoire les millions de soldats qu’on nous a confiés.

LE GÉNÉRAL STHERBATCHOV. — La cause de tous les faits qu’on vient de vous exposer — c’est l’ignorance de la masse. Évidemment, si notre peuple manque d’instruction, ce n’est pas sa faute. La responsabilité en incombe entièrement à l’ancien gouvernement qui tranchait les questions d’éducation populaire selon les vues du ministère de l’Intérieur. Néanmoins, nous sommes obligés de tenir compte des faits suivants : la foule ne comprend pas le sérieux de la situation, elle défigure les vérités les plus simples.

Si nous voulons éviter l’écroulement de la Russie, nous devons continuer la guerre, nous devons prendre l’offensive. Ou bien nous nous heurterons à cette chose inouïe : les soldats de la Russie opprimée ont combattu en héros ; mais, après avoir renversé un gouvernement qui se préparait à signer une paix honteuse, les citoyens de la Russie libre ne veulent plus se battre pour défendre leur liberté : c’est étrange, c’est incroyable, c’est incompréhensible — mais cela est.

La discipline a disparu : voilà la cause du phénomène. Les chefs n’inspirent aucune confiance. Pour beaucoup le mot de Patrie est vide de sens.

Cette situation est douloureuse. Elle l’est particulièrement sur le front de Roumanie. La guerre y est plus dure que sur les autres fronts. En outre, la conjoncture politique y est infiniment moins nette.

Le théâtre des hostilités, c’est la montagne. Les hommes de la plaine y éprouvent un pesant ennui. On entend souvent réclamer : « Emmenez-nous ! Assez de ces sacrées montagnes ! » Le ravitaillement est difficile parce qu’on ne dispose que d’une seule voie ferrée. Et cela augmente le mécontentement. Nous luttons sur le territoire roumain : on en conclut que c’est « pour la Roumanie ! » ce qui n’excite aucun enthousiasme. L’attitude des paysans roumains n’est pas toujours bienveillante : ils refusent, déclarent nos soldats, d’aider ceux qui se battent pour eux. Souvent des disputes éclatent : elles s’enveniment parce que beaucoup de Roumains nous croient responsables des défaites qu’ils ont essuyées et qui les ont privés d’une grande partie de leur territoire et de leurs biens.

Le gouvernement roumain et les représentants des alliés connaissent et escomptent l’agitation qui règne dans notre armée. Leurs sentiments ne sont plus les mêmes. Je vois bien qu’il y a du froid entre eux et nous. On n’a plus pour nous le même respect qu’autrefois. On ne croit plus à la vigueur de l’armée russe.

Je défends encore mon autorité — mais si la décomposition de l’armée ne s’arrête pas, nous perdrons nos alliés et nous nous en ferons même des ennemis. La paix se fera à nos dépens : voilà ce qui nous menace.

En 1914 nous avons traversé toute la Galicie. En 1915, pendant notre retraite, nous avons fait sur le front sud-ouest 100.000 prisonniers : ce chiffre vous permet de juger cette retraite ; vous voyez ce qu’était alors le moral de nos soldats. En été 1916, nous avons sauvé l’Italie de la débâcle. Allons-nous trahir aujourd’hui la cause des alliés, allons-nous renier nos engagements ?

Notre armée est malade, mais on peut encore la guérir. Si nous y réussissons, dans un mois et demi nos héroïques officiers et soldats attaqueront de nouveau l’ennemi. L’historien sera étonné, quand il connaîtra la médiocrité de nos ressources en 1916, alors que nous obtenions de si brillants succès.

Si vous voulez relever l’armée russe, si vous voulez en faire un instrument redoutable, si vous voulez qu’elle dicte bientôt les conditions de la paix, vous devez nous soutenir. Le mal est réparable, à la condition qu’on encourage les chefs et qu’on leur fasse confiance. Nous espérons que l’autorité suprême, aux armées, sera déléguée au généralissime qui seul pourra disposer des troupes. Nous exécuterons les ordres du gouvernement provisoire, mais il nous faut votre aide la plus efficace.

LE GÉNÉRAL GOURKO. — Si vous voulez que la guerre se termine à notre avantage il faut rendre à l’armée son autorité.

Cependant on nous a soumis le projet d’une déclaration. Goutchkov n’a pas cru possible de la sanctionner : il a préféré démissionner. Un civil a refusé de la signer : nous autres chefs, je dois le dire, nous ne pouvons l’accepter. Elle renversera définitivement ce qui est encore debout.

Laissez-moi vous raconter un événement qui se passa à l’époque où je remplissais provisoirement les fonctions de chef d’état-major du généralissime.

Le 13 février de cette année, j’adjurai l’ex-empereur de créer un ministère responsable. Je jouai mon dernier atout : j’exposai notre situation internationale, les sentiments de nos alliés, je supputai les éventualités — mais alors je perdis la partie.

Je vais essayer aujourd’hui de définir notre situation internationale. Si nous refusons de continuer la guerre, nous ignorons comment nos alliés accueilleront notre défection. Nous ne pouvons exiger qu’ils nous découvrent leurs pensées secrètes. Mais il nous est arrivé souvent, pendant la guerre, en face d’un problème, de conjecturer « la solution de l’ennemi ». Nous pouvons essayer maintenant de deviner « le solution des alliés ».

Au début de la révolution, tout alla bien — puis la bourrasque nous a emportés. Nous nous relèverons, je l’espère : j’ai confiance en notre bon sens. Mais si nous n’y réussissons pas, si nos alliés se convainquent de notre impuissance, ils n’auront plus qu’une seule issue, s’ils veulent se conformer aux principes du réalisme politique : ils devront conclure une paix séparée. Et, ce faisant, ils ne renieront nullement leurs engagements. N’avons-nous pas promis de nous battre à leurs côtés ? Or — maintenant — nous ne bougeons pas. Si les uns se battent, tandis que les autres, impassibles comme des idoles chinoises, attendent, dans leurs tranchées, les résultats de la lutte, avouez que les premiers peuvent bien songer à une paix séparée. Et cette paix se fera sûrement à nos dépens. Nos alliés ne peuvent rien donner aux Austro-Allemands : leurs finances sont désorganisées et ils ne possèdent pas de richesses naturelles. Nous en avons d’immenses, qui n’ont pas encore été exploitées. Mais nos alliés n’en viendront là qu’à la dernière extrémité : en effet, pareille paix serait plutôt un armistice de longue durée. Une fois rétablis à nos dépens, les Allemands, tout pénétrés des doctrines du XIXe siècle, se jetteraient sur nous et sur nos anciens alliés.

Mais pourquoi, m’objecterez-vous, ne conclurions-nous pas les premiers cette paix séparée dont vous parlez ? Avant tout, je me placerai sur le terrain moral. C’est la Russie — n’est-il pas vrai ? — qui a pris des engagements, et non pas l’autocrate déchu. Je connaissais bien, tandis que vous l’ignoriez encore, la duplicité du Romanov : peu après 1904-1905 il avait fait un traité avec Guillaume tandis que l’alliance franco-russe existait déjà. Le peuple russe, émancipé, ne peut oublier son devoir. Examinons maintenant la situation du point de vue matériel. Si nous entrons en pourparlers avec l’ennemi, nos alliés, au bout de deux ou trois jours, en seront informés. De leur côté, ils commenceront à négocier. Et ce sera comme dans une vente aux enchères : au plus offrant. Les alliés sont, certes, plus riches que nous ; mais, sur leur front, la guerre n’est pas finie. En outre, nos ennemis se payeront bien plus facilement, si c’est à nos dépens.

Au point de vue international, nous devons prouver que nous sommes encore capables de combattre. Je ne veux pas que l’on persiste à « révolutionner » l’armée. Autrement, il arrivera que nous ne pourrons plus ni attaquer, ni nous défendre. La défensive est, du reste, bien plus pénible que l’offensive. En 1915, tandis que nous battions en retraite, les chefs commandaient, on leur obéissait. Vous pouviez alors vous montrer exigeants : c’est nous qui avions instruit les troupes. Maintenant la situation est bien différente : vous avez créé une armée nouvelle et vous nous avez dépouillés de notre autorité. Vous ne pouvez plus nous attribuer la responsabilité des événements, c’est à vous qu’elle incombe, entièrement.

Vous dites : « la révolution continue ». Écoutez-nous : nous connaissons mieux que vous les sentiments des soldats. Avec eux, nous avons vécu des heures de joie et des heures de deuil. Suspendez la révolution ! Laissez-nous conduire la Russie à la paix par la victoire. Alors, vous pourrez achever votre œuvre.

Autrement nous ne vous restituerons qu’un champ où nos ennemis sèmeront et moissonneront — et la démocratie vous maudira. Car c’est elle qui souffrira si les Allemands sont vainqueurs : c’est elle précisément qui manquera de pain. Quant aux paysans, leur terre les nourrira toujours.

On disait de notre ancien gouvernement qu’il « faisait le jeu de Guillaume ». Se peut-il qu’on vous adresse le même reproche ? Est-il heureux ! Ce Guillaume. Les monarques, et la démocratie — tous les régimes travaillent pour lui.

L’armée est à la veille d’une catastrophe. Le pays est en danger, à un doigt de sa perte. Vous devez le secourir. Il est facile de détruire Vous y avez réussi. Maintenant sachez reconstruire.

LE GÉNÉRAL ALEXÉIEV. — On a dit tout l’essentiel. Et tout est vrai. L’armée est au bord de l’abîme. Un pas encore — et elle y tombera, entraînant dans sa chute la Russie et ses libertés : le malheur sera irréparable. C’est notre faute, à tous. C’est la faute de toutes les expériences qu’on a tentées depuis deux mois et demi.

Nous avons fait tout notre possible pour rendre la santé à notre armée ; nous y appliquerons désormais toute notre énergie. Nous espérons que A.F. Kérensky nous soutiendra, qu’il nous consacrera toutes les ressources de son esprit, de son influence et de sa personnalité. Mais il nous faut davantage encore. Il faut que ceux qui ont désorganisé l’armée nous aident aussi. Ceux qui ont promulgué l’ordre du jour numéro 1 doivent, pour en atténuer les effets, élaborer une série de notices explicatives, de contre-ordres. Si vous ratifiez la déclaration, les dernières assises s’écroulent, les derniers espoirs s’évanouissent — comme l’a dit le général Gourko. Attendez ! Plus tard, vous aurez le temps d’agir. Ce qui a déjà été fait ces deux derniers mois et demi n’est pas digéré. Nous avons en mains des règlements où sont tracés les devoirs et les droits : toutes vos ordonnances nouvelles ne parlent que de droits.

Rejetez cette opinion que la paix viendra d’elle-même. Si l’on dit qu’il ne faut pas continuer la guerre, on est un traître. Si l’on dit qu’il ne faut pas attaquer, on est un lâche.

Il y a parmi vous des sincères, des convaincus. Qu’ils viennent auprès de nous et qu’ils y demeurent un certain temps : ils secoueront leurs préjugés. Vous possédez une presse : qu’elle exalte l’amour de la Patrie, qu’elle exige de tous qu’on fasse son devoir.

LE PRINCE LVOV. — Nous avons suivi les discours des commandants en chef. Nous comprenons tout ce qui a été dit. Nous ferons notre devoir, pour la Patrie, jusqu’au bout.

TSÉRÉTELLI. — Il n’y a ici personne qui veuille désorganiser l’armée ou faire le jeu de Guillaume.

On a reproché au Soviet de travailler à corrompre l’armée. Et pourtant tout le monde reconnaît que, seul, aujourd’hui, le Soviet détient l’autorité. S’il n’avait pas existé, que serait-il arrivé ? Il est heureux que la démocratie ait sauvé la situation. Nous avons foi en l’avenir.

Qu’allez-vous faire ? Deux voies s’ouvrent devant vous : vous pouvez repousser la politique du Soviet — mais alors, votre autorité ne reposera sur rien, vous ne saurez comment prendre l’armée en main et la conduire à la victoire qui sauvera la Patrie ; il est une autre voie, la bonne, celle que nous avons déjà explorée, celle où l’on va au-devant des vœux et des aspirations du peuple.

Si le haut commandement lui-même n’a pas su démontrer que la force de l’armée chargée de nous défendre consiste en sa capacité d’attaquer, il n’est pas de magicien qui puisse y réussir.

On nous dit que la formule : « paix sans annexions ni contributions » a jeté le trouble dans l’armée, dans la masse. Il est possible qu’elle ait été mal interprétée. Il fallait expliquer qu’il s’agissait du résultat définitif. Nous ne pouvons abandonner cette formule. Nous reconnaissons que la Patrie est en danger. La défendre, c’est le devoir du peuple russe tout entier.

Le gouvernement doit être un. Il doit inspirer confiance. Pour y arriver, il faut rompre avec l’ancienne politique. L’unité ne peut se fonder que sur la confiance. Et cette confiance, on ne peut l’acheter.

Les aspirations du Soviet ne sont pas celles de quelques groupes distincts. Ce sont celles de tout le pays. Les méconnaître, c’est méconnaître tout le pays.

Vous comprendriez peut-être l’ordre du jour numéro 1, si vous étiez renseignés sur les circonstances qui en ont accompagné la publication. Nous avions devant nous une foule en désordre : nous avons dû l’organiser.

La plupart des soldats veulent continuer la guerre. Ceux qui s’y refusent ont tort. Je ne puis croire que ce soient des lâches. Mais ils n’ont pas confiance. La discipline est chose nécessaire. Mais si le soldat comprend que vous n’en voulez pas à la démocratie, il vous suivra. C’est ainsi qu’on peut sauver l’armée, c’est ainsi que le Soviet a établi son autorité.

Si nous voulons le salut, il faut que la confiance renaisse, il faut « démocratiser » l’armée et le pays. C’est en marchant dans cette voie que le Soviet a su gagner les sympathies et qu’il a fait triompher ses idées. Tant qu’il en est ainsi, rien n’est perdu. Le nécessaire c’est de fortifier la confiance envers le Soviet !

SKOBELEV. — Nous ne sommes pas venus ici pour entendre des remontrances. Nous savons ce qui se passe à l’armée. Certes, la situation que vous venez de décrire inspire quelque inquiétude. Atteindre notre but, malgré tous les obstacles, sortir honorablement de nos embarras, voilà qui dépend de la grandeur d’âme du peuple russe.

Il est nécessaire, à mon avis, de vous exposer dans quelles circonstances l’ordre du jour numéro 1 a été promulgué. Dans les troupes qui avaient renversé l’ancien régime, les officiers ne s’étaient pas joints aux rebelles : pour leur arracher toute autorité, nous avons fait l’ordre numéro 1. Nous ne savions pas comment le front accueillerait la révolution. Cela nous inquiétait vivement. Les dispositions qu’on prenait nous alarmaient. Nous nous sommes aujourd’hui convaincus que ce n’était pas sans raison. Il faut parler franc : à la suite des mesures prises par les chefs, l’armée, au bout de deux mois et demi, ne se rend pas encore compte de la transformation qui s’est opérée.

Nous nous rendons compte de la difficulté de votre situation. Mais lorsqu’on nous demande d’arrêter la révolution, nous sommes obligés de répondre qu’une révolution ne commence ni ne s’arrête par ordre. La révolution pourra suivre son cours normal le jour où elle aura été comprise par toute la Russie, le jour où tous les illettrés, les 70% du peuple, en auront pénétré la signification.

Nous n’avons nullement l’intention d’imposer l’élection des chefs militaires par les soldats.

Nous reconnaissons — avec vous — que nous détenons l’autorité : nous l’avons conquise. Vous l’aurez à votre tour si vous savez comprendre les problèmes de l’heure présente, si vous savez expliquer au peuple les maximes de la révolution.

Le peuple doit savoir pourquoi il se bat. Vous êtes à la tête de l’armée et votre but est de terrasser l’ennemi. Exposez clairement qu’une offensive stratégique est indispensable à la réalisation des principes qui viennent d’être proclamés.

Nous espérons que le ministre de la guerre — ce ministre-révolutionnaire en qui nous avons mis toute notre confiance — continuera notre œuvre, et qu’il fera, très rapidement, entrer l’idée révolutionnaire dans les cerveaux trop lents à l’accepter.

LE MINISTRE DE LA GUERRE KÉRENSKY. — En ma qualité de ministre et de membre du gouvernement, je déclare que nous aspirons à sauver le pays et à restituer à notre armée sa force active et son élan offensif. Nous assumons toute la responsabilité, mais cela nous donne le droit de diriger l’armée et de lui montrer la voie du progrès.

Personne ici n’a émis de blâme. Chacun des orateurs a exprimé ses sentiments. Chacun a recherché la cause du désarroi actuel. Mais nous avons tous le même but et les mêmes aspirations. Le gouvernement provisoire approuve — s’il en avait été autrement, je n’aurais pas accepté le portefeuille de la guerre — il approuve, dis-je, le Soviet des députés ouvriers et soldats, dont le rôle a été considérable et dont le travail d’organisation a été des plus fructueux. Personne ne peut rien reprocher à ce Soviet. Mais on ne peut rien reprocher non plus aux officiers, car ils ont senti peser sur leurs épaules, comme le peuple russe, toute la charge de la révolution.

Nous avons tous compris la gravité de l’heure. Maintenant que mes camarades font partie du gouvernement, il est plus facile d’atteindre le but que nous nous sommes marqué. Avant tout, il faut sauver notre liberté.

Je vous prie de regagner vos postes et de vous rappeler que la Russie entière est avec vous et l’armée.

Notre devoir c’est de délivrer le pays complètement. Nous n’y arriverons qu’en prouvant au monde que nous sommes forts matériellement et moralement.

LE GÉNÉRAL GOURKO. — Je vous ferai observer (réplique à Skobelev et à Tsérételli) que nous ne parlons pas la même langue. L’armée ne peut exister sans discipline : c’est le principal, c’est la base de tout. Pour évaluer la résistance d’une troupe nous avons une échelle : c’est le chiffre des pertes qu’elle peut subir tout en conservant sa force offensive. J’ai passé huit mois dans les républiques de l’Afrique du Sud et j’y ai vu, d’une part, de petits groupes de soldats bien disciplinés, d’autre part, des corps de volontaires, insubordonnés. Tandis que les premiers, malgré un déchet de 50 continuaient à combattre et gardaient tout leur élan, les autres, dès qu’ils avaient perdu les 10 % de leur effectif, rompaient leurs rangs et fuyaient le champ de bataille, quoique ce fussent des volontaires sachant bien pourquoi ils luttaient. Aucun pouvoir d’ailleurs n’aurait pu les contraindre à résister. Voilà quelle est la différence entre les troupes disciplinées et celles qui ne le sont pas.

Nous vous demandons de rétablir la discipline. De notre côté nous employons tous les moyens de persuasion. Mais il nous faut l’appui de votre autorité.

N’oubliez pas que, si l’ennemi nous attaque, nous nous écroulerons comme un château de cartes.

Si vous voulez à toute force « révolutionner » l’armée, prenez donc tout le pouvoir en main.

LE PRINCE LVOV. — Nous avons tous le même but. Chacun fera son devoir jusqu’au bout. Permettez-moi de vous remercier d’être venus ici et de nous avoir exposé votre façon de voir.

* * *


La séance fut levée. Les commandants en chef retournèrent au front. Ils se rendaient nettement compte que la partie était perdue. En même temps et immédiatement après la conférence, les orateurs et la presse du Soviet commencèrent une campagne énergique contre les généraux Alexéiev, Gourko et Dragomirov, campagne qui entraîna bientôt leur révocation.

Après avoir préalablement décrété qu’il n’autoriserait pas les chefs à démissionner « pour échapper à leur responsabilité », Kérensky, le 9 mai (j’ai déjà mentionné le fait), sanctionna la « déclaration ».

Quelle fut l’impression produite par cette néfaste mesure ?

Dans la suite, Kérensky affirma, pour sa justification, que la loi avait été rédigée avant son arrivée au ministère de la guerre et « approuvée aussi bien par le Comité exécutif que par les autorités militaires ». Il n’avait aucune raison pour refuser sa signature, il était obligé de ratifier. Mais je me rappelle plusieurs discours de Kérensky, où il se flattait de marcher dans la bonne voie et se déclarait fier de la hardiesse qu’il avait manifestée en promulguant une loi que « Goutchkov avait eu peur de signer » — et, cette loi avait pourtant soulevé les protestations de tous les chefs militaires.

Le 13 mai, le Comité exécutif du Soviet des députés ouvriers et soldats lança au sujet de la déclaration une proclamation enthousiaste : il n’y était question que du salut militaire. « Deux mois nous avons attendu cette journée… Le soldat est devenu citoyen, de par la loi… Il est libéré de cet esclavage : le salut obligatoire… il peut saluer qui il veut, en égal, en homme libre… Dans l’armée révolutionnaire, la discipline aura sa source dans l’enthousiasme populaire… elle ne sera plus conditionnée par le salut obligatoire. »

Telle était la mentalité des gens qui entreprenaient de réorganiser l’armée !

D’ailleurs la plus grande partie de la démocratie révolutionnaire ne s’estima pas satisfaite : on vit dans cette déclaration « un nouvel asservissement du soldat ». Par la parole et par la plume on continua de réclamer l’extension des droits du soldat. Le Congrès panrusse des Soviets reconnut que la déclaration, tout en préparant sérieusement la démocratisation de l’armée, n’avait pas cependant confirmé plusieurs tels droits les plus importants du citoyen sous les drapeaux… Les rapporteurs appartenant au bloc « défensiste » exigèrent que les comités de troupes établissent la fiche (appréciations et renseignements) de chaque officier ; ils demandèrent la liberté de parole même pendant le service et, surtout, la suppression du § 14 de la déclaration. Cet article autorisait le chef à punir de mort les subordonnés qui refuseraient l’obéissance devant l’ennemi… Il est inutile de relever l’opinion de la gauche « défaitiste » du Soviet et du Congrès.

La presse libérale ne sut pas voir l’importance de la nouvelle loi. Elle en disserta superficiellement. L’organe du parti cadet[3] y consacra un article qui manifestait la plus vive satisfaction. On y lisait ceci « La déclaration permet au soldat de se mêler à la vie politique du pays, elle l’émancipe définitivement. Les chaînes de l’ancien régime sont tombées ; l’air frais de la liberté a chassé l’atmosphère empoisonnée des casernes d’autrefois. » Et encore : « Dans tous les pays du monde, l’armée est tenue à l’écart de la vie politique — mais la nôtre possède tous les droits civiques, sans restriction. »

Voilà comment les milieux libéraux comprenaient les principes qui constituent la base même de l’existence des armées ! Et ces milieux étaient les seuls qui défendissent encore l’idée de l’État, dans le désarroi général. Les chefs militaires, devant une pareille attitude, n’avaient plus rien à espérer…

Quant à l’armée, toujours plus rapidement, elle roulait vers l’abîme…

  1. Étaient présents : le généralissime Alexéiev, les généraux Broussilov, Scherbatchov, Gourko, Dragomirov, Yousefovitch et moi ; en outre, un certain nombre de fonctionnaires du Grand Quartier Général.
  2. Sauf celui du Caucase.
  3. Le « Rietch » du 11 mai.