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La Décomposition de l’armée et du pouvoir/21

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CHAPITRE XXI

La presse et la propagande.


Dans cette dernière guerre mondiale, outre les aéroplanes, les tanks, les gaz asphyxiants et d’autres merveilles de la technique militaire, un nouveau et puissant moyen de combat fit son apparition. C’était la propagande. À proprement parler, ce moyen n’était pas tout à fait nouveau, car déjà en 1826, à une séance de la Chambre des Communes en Angleterre, le ministre Canning avait prononcé les paroles suivantes : « S’il nous arrive de participer à une guerre, nous réunirons sous notre bannière tous les révoltés, tous les mécontents, — qu’ils le soient à juste titre ou non, — des pays qui marcheront contre nous ». Toutefois, de nos jours, ce moyen atteignit à un degré de développement, d’intensité et d’organisation tout à fait extraordinaire, s’attaquant aux points faibles et sensibles de la psychologie nationale. Bien agencés au point de vue technique, pourvus de sommes énormes, les organes de propagande en Angleterre, en France, en Amérique, — en Angleterre tout particulièrement, — menaient une lutte terrible par la parole, la presse, les films cinématographiques… et l’argent, étendant cette lutte jusque sur les territoires ennemis, alliés ou neutres, et cela dans tous les domaines : militaire, politique, économique et moral. D’autant plus que l’Allemagne agissait de telle sorte que la propagande adverse possédait contre elle des données abondantes et irréfutablement accusatrices. Il serait difficile de faire voir, même dans les grandes lignes, tous les moyens de propagande à l’aide desquels on aggravait toujours plus les différences sociales, on sapait les bases du pouvoir gouvernemental, on affaiblissait les forces morales des ennemis, on détruisait leur foi dans la victoire, on relâchait leurs alliances, on soulevait contre eux les puissances neutres, et enfin, par lesquels on s’efforçait de relever l’esprit abattu de son propre pays. Cependant, il ne faudrait, en aucun cas, prêter à ce moyen d’influence morale extérieure une importance exclusive, comme le font actuellement, dans le but de se disculper, les chefs du peuple allemand, car la défaite de l’Allemagne a été politique, économique, militaire et morale. Ce fut uniquement l’action réciproque de ces différents facteurs qui décida de l’issue fatale de la lutte, devenue depuis longtemps une lente agonie. On ne pouvait que s’émerveiller de la vitalité du peuple allemand, qui, par l’intensité de sa puissance intellectuelle et la persévérance de son idéologie politique, se maintenait aussi longtemps, jusqu’à ce qu’enfin, en novembre 1918, « un double choc mortel, sur le front et à l’arrière », l’eût finalement terrassé. L’histoire, sans aucun doute, ne manquera pas de signaler l’analogie du rôle joué par la « démocratie révolutionnaire » de la Russie et de l’Allemagne dans la destinée de ces deux nations. Le leader des social-démocrates indépendants allemands, après la défaite, avait fait connaître à l’Allemagne le travail considérable et systématique qu’ils avaient mené, dès le commencement de 1918, afin de ruiner l’armée et la flotte, pour la gloire de la révolution sociale. Dans ce travail, on est frappé par la ressemblance des procédés et des méthodes avec ceux qui furent pratiqués en Russie.

N’étant pas de force à lutter contre la propagande anglaise et française, l’Allemagne, par contre, usait de cette arme avec le plus grand succès par rapport à son adversaire de l’Est, d’autant plus que la Russie, « préparant elle-même sa déchéance, l’œuvre de propagande n’y était guère difficile », comme le disait Ludendorff.

Les résultats de la collaboration de cette propagande allemande, habilement menée avec les différentes tendances, issues moins de la révolution même que de la nature très spéciale des insurrections en Russie, dépassèrent les prévisions les plus audacieuses de l’Allemagne.

Cette œuvre de propagande germanique se poursuivait dans les trois domaines : politique, militaire et social. Pour ce qui est de la politique, il est important de spécifier ici l’idée du démembrement de la Russie, nettement formulée et réalisée avec un esprit de suite évident par le gouvernement allemand. Cette idée fut clairement exprimée, lors de la proclamation, le 5 novembre 1916, du rétablissement du royaume de Pologne ([1]) avec un territoire s’étendant à l’Est aussi loin que possible ; elle eut aussi son expression dans la création des états de Courlande et de Lituanie, états « indépendants », mais en étroite union avec l’Allemagne ; elle l’eut encore dans le partage des provinces de la Russie Blanche entre la Lituanie et la Pologne, et, enfin, dans les préliminaires à la séparation de l’Ukraine, préparée de longue date et très opiniâtrement et qui fut réalisée plus tard, en 1918. Si les premiers actes de dissociation n’ont qu’une valeur de principe, concernant des territoires occupés, de fait, par les Allemands, et prédéterminant ainsi les caractères des futurs pays annexés, par contre, l’attitude des puissances du Centre à l’égard de l’Ukraine exerça une influence directe sur l’équilibre de notre front, si important, du sud-ouest, créant, d’une part, des complications politiques dans toute la contrée et, de l’autre, provoquant des tendances séparatistes dans l’armée. Je reviendrai sur ce sujet dans la suite du présent ouvrage.

Le Quartier Général allemand comprenait « un bureau de presse » admirablement outillé qui, outre l’influence et la pression qu’il exerçait sur la presse allemande, dirigeait aussi la propagande que l’on faisait pénétrer, de préférence, en Russie et en France. Milioukov cite la circulaire du Ministère des Affaires Étrangères allemand à tous ses représentants dans les pays neutres : « il est porté à votre connaissance que sur le territoire du pays auquel vous êtes accrédités, des bureaux spéciaux ont été créés pour organiser la propagande dans les états qui sont en guerre avec la coalition allemande. La propagande devra provoquer des mouvements sociaux et les grèves qui en résultent ; elle s’occupera de fomenter des émeutes révolutionnaires ; elle incitera au séparatisme et à la guerre civile ; de même, elle agira en faveur du désarmement et de la cessation du massacre sanguinaire. Nous vous prions de prêter appui et protection en toute occurrence, aux directeurs des bureaux de propagande cités plus haut ».

Il est curieux de rappeler ici qu’en été 1917, la presse anglaise s’éleva contre l’ambassadeur Buchanan et son ministère de propagande, dénonçant leurs absolue inertie dans l’œuvre de l’influence anglaise sur la démocratie russe, en ce qui concernait la lutte contre la propagande allemande en Russie. L’un des organes insistait sur le fait qu’à la tête du bureau de propagande anglaise en Russie se trouvaient des romanciers et de jeunes écrivains qui « en savaient autant de la Russie que de la métaphysique chinoise ».

Quant à nous, en Russie, nous ne possédions, ni dans le gouvernement, ni au Quartier général, aucun organe qui eût ressemblé, même de loin, aux puissantes institutions de propagande de l’Europe Occidentale. Une des sections du Quartier général établissait ses rapports techniques avec la presse, sans pour cela posséder ni importance ni influence réelles, ni aucun but d’activité précise. L’armée russe, tant bien que mal, combattait par des moyens encore primitifs, sans jamais recourir à la « corruption morale » de l’ennemi, comme on le pratiquait sur une si vaste échelle en Europe Occidentale ; cela ne valait d’ailleurs à la Russie que de nouveaux flots de sang. Si même il existe deux opinions différentes sur le côté moral d’une propagande destructive, par contre notre inertie et notre inactivité dans un domaine tout à fait positif, cette fois-ci, sont sans excuse. Nous n’avons absolument rien fait pour apprendre à l’opinion publique de l’étranger le rôle, d’une importance si exceptionnelle, joué par la Russie et l’armée russe dans la guerre mondiale ; nous ne lui avons pas fait connaître les énormes pertes et sacrifices supportés par le peuple russe ; nous ne lui avons pas fait voir les actes de sublime dévouement, — incompréhensibles, peut-être bien, pour le jugement froid et rationnel de nos amis et ennemis de l’Occident — dont l’armée russe fit preuve chaque fois que le front des Alliés s’était trouvé acculé à la défaite. Longtemps encore après la conclusion de la paix, lorsque j’errais par l’Europe, je rencontrais presque partout cette incompréhension totale du rôle de la Russie dans la guerre. Un exemple l’illustrera d’une manière caractéristique, bien que tant soit peu caricaturale : sur la bannière offerte au maréchal Foch par ses « amis Américains » sont représentés les drapeaux des différents états et colonies qui, d’une façon ou d’une autre, étaient entrés dans l’orbite de l’Entente, durant la grande guerre ; celui de la Russie y occupe la… 46ème place et vient après Haïti, l’Uruguay et directement après la république de San Marino…

Qu’est-ce donc, ignorance ou bassesse ?

Il nous faut en convenir, nous ne nous sommes pas souciés, lors de l’occupation de la Galicie, de créer le fondement d’une union nationale ; nous n’avons pas su attirer à nous l’opinion publique de la Roumanie, occupée par nos troupes ; nous n’avons rien entrepris pour empêcher les Bulgares de trahir les intérêts de la cause Slave ; enfin, nous n’avons aucunement su profiter de la présence sur territoire russe d’une grande masse de prisonniers de guerre pour leur donner une juste idée de ce qu’était la Russie.

Le quartier général de l’Empereur, étroitement renfermé dans les intérêts d’ordre purement militaire, relatifs à la marche de la guerre, ne faisait aucune tentative pour s’emparer de l’influence dominante sur les événements politiques, attitude qui correspondait à la conception de l’armée nationale comme auxiliaire du gouvernement. De même, le quartier général évitait d’agir sur l’opinion publique du pays dans le but d’attirer ce puissant facteur à une action morale commune dans la lutte contre l’ennemi. Aucun lien véritable n’existait entre lui et la presse, qui y était représentée par des personnages peu importants et sans aucune influence.

Lorsqu’arriva la révolution et que la tourmente politique s’empara de l’armée et l’entraîna dans son sillage, le Quartier général ne pouvait rester plus longtemps inerte. Il devait réagir lui-même, car, par malheur, il ne se trouva en Russie aucune force pour soutenir moralement l’armée : le gouvernement, et tout particulièrement le Ministère de la Guerre, marchaient dans la voie du plus irrésistible opportunisme ; le Soviet et la presse socialiste démoralisaient l’armée ; la presse bourgeoise tantôt en appelait aux consuls « afin que l’Empire n’éprouve aucun dommage », tantôt se réjouissait naïvement de la « démocratisation et de la libération de toute servitude… » Même dans les milieux de la haute bureaucratie militaire pétersbourgeoise, qui aurait dû être, semble-t-il, compétente, c’était un désarroi complet, qui plongeait dans la perplexité et l’effarement l’opinion publique du pays.

Cependant, il ne se trouva au Quartier général, ni l’organisation nécessaire, ni hommes qualifiés, ni connaissances techniques, ni expériences d’aucune sorte pour réagir contre cette démoralisation. Et par-dessus tout, le Quartier général fut refoulé, rejeté en quelque sorte de côté par la course effrénée des événements ; la voix, déjà affaiblie, se tut.

Il revenait au général Markov d’entreprendre un travail considérable : entrer en relations avec la grande presse, créer un « porte-voix » au Quartier général et relever la presse militaire qui traînait une misérable existence et à laquelle différentes organisations révolutionnaires de l’armée voulaient attenter. Le général Markov se mit à l’œuvre avec ardeur, mais durant les deux mois, à peine révolus, qu’il resta à cette fonction, il n’eut pas le temps d’entreprendre quoi que ce soit de sérieux. Toute initiative, dans ce sens, de la part du Quartier général était malignement taxée par la démocratie révolutionnaire d’entreprise contre la révolution. Quant à la ville de Moscou, libéralement bourgeoise et à laquelle le général Markov demanda de lui prêter appui dans l’organisation intellectuelle et technique de l’entreprise, celle-ci répondit par des promesses pompeuses, auxquelles elle ne donna pas de suite.

Ainsi, le Quartier général n’avait aucun moyen pour mener une lutte active contre la décomposition de l’armée et la propagande toujours croissante de l’Allemagne.

* * *


Ludendorff, avec cet égoïsme national qui frisait le plus pur cynisme, disait ouvertement : « je ne doutais pas que la ruine de l’armée russe et du peuple russe ne présentassent un sérieux danger pour l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Notre gouvernement, en expédiant Lénine en Russie, a assumé une grande responsabilité. Ce voyage était justifié au point de vue militaire : il fallait que la Russie fût abattue. Mais notre gouvernement aurait dû prendre ses mesures pour qu’il n’en fût pas de même pour l’Allemagne… ([2]) »

Les souffrances infinies du peuple russe, mis « hors de combat », n’obtiennent pas même maintenant une parole de compassion ou de repentir de la part de ceux qui l’ont moralement perdu… Dès le début de la guerre, les Allemands avaient changé de tactique dans leur œuvre de propagande en Russie : sans pour cela briser les rapports avec certains milieux réactionnaires de la Cour, du gouvernement et de la Douma, usant de tous les moyens d’action sur ces milieux et leurs mobiles les plus intenses, — cupidité, ambition, atavisme allemand, parfois patriotisme mal compris, — les Allemands entrèrent simultanément en étroit contact avec les révolutionnaires russes dans leur pays et, plus particulièrement encore, avec ceux qui, à l’étranger, composaient les nombreuses colonies d’émigrés. Le gouvernement allemand attirait à son service, direct ou indirect, tous ceux qu’il pouvait : des agents généraux d’espionnage et de recrutement, dans le genre de Parvous (Helfand) ; des provocateurs, affiliés à l’Okhrana russe (police de sûreté), tels que Blum ; des agents propagandistes —Lénine, Bronstein (Trotsky), Appelbaum (Zinoviev), Lounatcharsky, Ozoline, Katz (Kamkov) et bien d’autres. À leur suite venait toute une pléiade d’hommes bornés et peu scrupuleux qui, rejetés de leur pays, détestaient fanatiquement, — jusqu’à l’oubli de leur Patrie, — le régime qui les en avait chassés, ou bien qui voulant se venger, devenaient parfois une arme inconsciente entre les mains de l’état-major allemand. Quels furent leurs mobiles et pour quel prix et jusqu’à quel point ils vendirent la Russie — ce ne sont là que des détails : l’essentiel est qu’ils la vendirent, servant ainsi les buts que leur fixait notre ennemi. Tous, ils étaient intimement mêlés entre eux et avec les agents de l’espionnage allemand, formant ainsi un tout indissoluble.

On commença par une vaste propagande révolutionnaire séparatiste (ukrainienne) dans les camps de prisonniers de guerre. Comme l’atteste Liebknecht, le gouvernement germanique non seulement favorisait cette propagande, mais en développait une toute pareille, lui-même. Dans ces desseins travaillaient le « Comité de la propagande révolutionnaire » fondé en 1915 à la Haye, « l’Union pour la libération de l’Ukraine » — en Autriche, l’ « Institut de Copenhague » (organisé par Parvous) et un grand nombre de journaux révolutionnaires à tendances défaitistes, d’une part édités entièrement aux frais de l’état-major allemand, d’autre part seulement subsidiés ; c’étaient : le « Social-Démocrate » (à Genève — journal de Lénine), « Naché Slovo » (Paris — journal de Trotsky), « Na Tchoujbiné » (Genève — avec le concours de Tchernov, Katz et d’autres), le « Messager Russe », la « Rodnaya Rietch », la « Semaine », etc. Le « Comité de Secours intellectuel aux prisonniers de guerre en Allemagne et en Autriche » (Genève) qui était en rapports avec les autorités officielles de Moscou et recevait de là ses subsides, tout en s’occupant de ce travail purement philanthropique, ne dédaignait pas, en même temps, de répandre la littérature défaitiste et révolutionnaire.

Pour définir le caractère de toutes ces publications il suffira de citer une ou deux phrases qui expriment la manière de voir de leurs inspirateurs. Lénine dans le « Social-Démocrate » écrivait : « le moindre des maux serait l’effondrement de la monarchie tsariste, le plus barbare et le plus réactionnaire de tous les gouvernements… » Tchernov, le futur ministre de l’agriculture, dans la « Mysl » déclarait n’avoir qu’une seule patrie — « l’Internationale… »

En même temps qu’on faisait paraître ces publications, les Allemands invitaient les collaborateurs de Lénine et de Tchernov et en particulier, ceux du Comité de rédaction du périodique « Na Tchoujbiné » à organiser des conférences dans les camps de prisonniers, tandis que l’espion allemand, le consul von Pelche, recrutait activement parmi les émigrés russes de la gauche qui avaient atteint l’âge du service militaire, des agitateurs pour la propagande dans l’armée.

Mais tout cela n’était qu’un travail préliminaire. La révolution russe avait ouvert des perspectives infinies à la propagande allemande. En dehors des hommes honnêtes qui avaient été naguère persécutés et qui luttaient sincèrement pour le bien du peuple, la Russie fut envahie par la lie révolutionnaire formée d’éléments de l’ « Okhrana » russe, de l’espionnage international et d’émeutiers.

Les autorités de Pétrograd craignaient par-dessus tout d’être accusées de tiédeur démocratique. Le ministre Milioukov avait déclaré à maintes reprises que le « gouvernement considérait tout à fait admissible le retour en Russie de tous les émigrés, sans se préoccuper de leur attitude envers la guerre, ni de ce que leurs noms figurassent dans les listes de contrôle international » ([3]). Le ministre entra en pourparlers avec les Anglais, exigeant d’eux de relâcher les bolcheviks qu’ils tenaient en état d’arrestation, Bronstein (Trotsky), Zourabov, etc.

Pour Lénine et ses adeptes ce fut plus compliqué, car, nonobstant les réclamations du gouvernement russe, les Alliés, sans aucun doute, ne leur auraient pas laissé traverser leur pays. Voilà pourquoi selon le témoignage de Ludendorff, le gouvernement allemand expédia Lénine et ses compagnons (en premier lieu 17 personnes) en Russie, laissant à leur convoi libre passage par l’Allemagne. Cette entreprise, qui devait dans la suite donner de si graves résultats, était largement subsidiée, en or et en valeurs, par des agences allemandes à Stockholm (Ganetzky-Furstenberg) et à Copenhague (Parvous), et par la Banque russe de Sibérie. Mais l’or, selon l’expression de Lénine, « n’a pas d’odeur ».

En octobre 1917 Bourtzev fit paraître une liste de 159 personnes qui avaient passé en Russie à travers l’Allemagne par ordre de l’état-major allemand. C’étaient, d’après Bourtzev, pour la plupart des révolutionnaires qui, durant les premières années de la guerre, avaient mené, en Suisse, une campagne défaitiste et qui, maintenant, se trouvaient être des « agents conscients ou inconscients de Guillaume ». Nombre d’entre eux occupèrent incontinent des places en vue dans le parti social-démocrate, dans le Soviet, dans le Comité ([4]) et dans la presse bolcheviste. Les noms de Lénine, Zederbaum (Martov), Lounatcharsky, Nathanson, Riasanov, Appelbaum ( Zinoviev) et autres devinrent bientôt après des noms fatals dans l’histoire de la Russie.

La revue allemande « die Woche », le jour de l’arrivée de Lénine à Pétrograd, consacra à cet événement un article, dans lequel on qualifiait Lénine « d’ami véritable du peuple russe » et d’ « honnête adversaire ». Tandis que l’organe officieux des constitutionnalistes-démocrates russes, la « Rietch », qui, cependant, par la suite, lutta courageusement et, sans trêve contre les « léninistes », honora son arrivée par les paroles suivantes : « le chef généralement reconnu du parti social-démocrate se doit de descendre dans l’arène de la lutte et, de quelque manière qu’on envisage ses opinions politiques, il ne messiéra pas de lui faire bon accueil ».

Le 3 avril 1917, Lénine arriva à Pétrograd où on lui fit une réception triomphale, et quelques jours après il proclamait ses thèses qui renfermaient un certain nombre de devises de la propagande allemande.

À bas la guerre et le pouvoir aux Soviets !

Les premiers discours et articles de Lénine parurent si absurdes et si nettement anarchistes qu’ils soulevèrent des protestations non seulement dans toute la presse libérale, mais aussi dans la majeure partie de la presse socialiste.

Cependant, peu à peu, le secteur gauche de la démocratie révolutionnaire, renforcé par les agents de l’Allemagne, se rallia ouvertement aux idées préconisées par son chef, sans rencontrer d’opposition décisive ni de la part de l’hypocrite Soviet, ni de celle d’un gouvernement sans volonté. Le flot puissant de la propagande allemande et insurrectionnelle submergeait de plus en plus le Soviet, le Comité, la presse révolutionnaire et jusqu’à l’ignorante masse populaire, et se répercuta, consciemment ou non, même parmi les hommes qui détenaient le pouvoir…

Dès les premiers jours, l’organisation de Lénine, comme on put le lire plus tard, au mois de juillet, dans la communication du procureur de la cour d’appel de Pétrograd, « dans le but de collaborer aux actes hostiles envers la Russie des gouvernements qui étaient en guerre avec elle, s’était entendue avec les agents des dits gouvernements pour participer à la désorganisation de l’armée russe et de son arrière ; aussi elle employa les sommes reçues de ces gouvernements à l’organisation de la propagande parmi la population… dans le même but, aussi, elle organisa à Pétrograd, au 3-5 juillet, un soulèvement armé contre le pouvoir suprême.»

Le Quartier général depuis longtemps élevait en vain la voix pour mettre en garde les autorités. Le général Alexéiev demandait de vive voix et par écrit, au gouvernement, de prendre des mesures contre les bolcheviks et les espions. À maintes reprises je m’adressai de même au ministère de la guerre auquel je fis tenir, entre autres, tout un dossier, accusant d’espionnage Rakovski ainsi que des documents témoignant de la trahison de Lénine, Skoropis – Ioltoukhowsky et d’autres encore. On ne pouvait plus douter que l’ « Union pour la libération de l’Ukraine » (à laquelle prenaient part Mélénewsky et V. Dorochenko ([5]), ne fût une organisation des puissances centrales, pour la propagande, l’espionnage et le recrutement d’éléments séparatistes pour les régiments ukrainiens. Dans une de mes lettres (du 16 mai), à la suite de l’interrogatoire subi par l’officier russe Ermolenko, fait prisonnier par l’ennemi et qui avait pris sur lui de jouer le rôle d’agent de l’état-major allemand, je faisais part du fait suivant : « Ermolenko nous a été renvoyé à l’arrière du front de la 6+ armée pour y soulever l’opinion en faveur de la prompte conclusion d’une paix séparée avec l’Allemagne. Ce fut sur l’instance de ses camarades qu’Ermolenko se chargea de remplir cette mission. Les officiers de l’état-major allemand, Chiditzky et Lioubar, lui firent entendre que les agents de l’état-major allemand, le président de la section de l’ « Union pour la libération de l’Ukraine » Skoropis – Ioltoukhowsky et Lénine remplissaient en Russie les mêmes fonctions d’agitateurs. Lénine était chargé d’user de tous les moyens pour saper le prestige du gouvernement provisoire aux yeux du peuple russe. L’argent à cet effet était fourni par un certain Svendson, employé à l’ambassade allemande de Stockholm… »

De tels procédés avaient été pratiqués de même avant la révolution. L’attention de notre haut commandement avait été attirée sur le fait du trop grand nombre « d’échappés de captivité. » Beaucoup d’entre eux, ayant passé à l’ennemi, s’y préparaient, pendant un certain temps, aux fonctions d’informateurs, ensuite largement rémunérés et munis d’une liste d’affiliés, ils étaient renvoyés sur le territoire russe, au travers des tranchées. Étant dans l’impossibilité de distinguer entre les traîtres et les héros, nous prîmes le parti de les renvoyer tous des fronts européens sur celui du Caucase.

Toutes les représentations du haut commandement, relatives à la position intenable de l’armée dans ces conditions de trahisons en masse, non seulement n’obtenaient aucun résultat, mais encore restaient immuablement sans réponse. Je proposai alors au général Markov d’inviter V.Bourtzev au Quartier général et de lui soumettre les documents secrets concernant la propagande allemande. Pendant ce temps la démocratie révolutionnaire fêtait Rakovski à Odessa. Kérensky, partant de l’idée qu’il était ministre de la guerre de la Révolution, et que pour lui « la liberté de pensée, d’où qu’elle vînt, était sacrée… » discutait longuement avec Lénine, au sein du Soviet, sur la question de la désagrégation du pays et de l’armée… Tsérételli prenait ardemment la défense de Lénine : « je ne suis pas d’accord avec la politique préconisée par Lénine. Mais ce qu’en dit le député Choulguine est de la calomnie. Jamais Lénine n’a suscité de mouvements qui auraient enfreint la marche de la révolution. Lénine fait une propagande purement idéologique ([6]) ».

Cette fameuse liberté de pensée favorisait à tel point la propagande germanique qu’on était arrivé à un fait tout à fait inouï : l’agent de l’Allemagne et président de la conférence de Zimmerwald et de Kiental, Robert Grimm, tenait des réunions publiques dans les capitales et à Kronstadt, dans lesquelles il prêchait ouvertement la paix séparée avec l’Allemagne et le discrédit du gouvernement provisoire !… À quel état de prostration morale fallait-il qu’on eût abouti, à quelle perte de toute dignité et conscience nationales, à quel manque de patriotisme pour que Tsérételli et Skobelev pussent « se porter garants » pour un agent provocateur, Kérensky — « solliciter » du gouvernement le droit d’entrée en Russie pour Grimm, Terestchenko — l’accorder, et les Russes prêter l’oreille aux discours de Grimm… sans révolte, sans indignation…

Lors du soulèvement armé des bolcheviks, au mois de juillet, quelques fonctionnaires du Ministère de la Justice, outrés de la tolérance indigne dont firent preuve, à cette occasion, les membres dirigeants du gouvernement, décidèrent, au su du ministre Péréversiev, de faire connaître au public ma lettre au Ministère de la Guerre, ainsi que d’autres documents accusant Lénine de trahison à la Patrie. Ces documents, sous forme de déclaration, signés par deux socialistes — Alexinsky et Pankratov furent communiqués à la presse. Cette affaire, prématurément ébruitée, souleva d’ardentes protestations de la part de Tchéidzé, Tsérételli et le courroux des ministres Nekrassov et Terestchenko. Alors le gouvernement interdit de publier ces informations qui pourraient jeter un blâme sur le bon renom de Lénine et usa de mesures répressives… à l’égard des fonctionnaires du Ministère de la Justice. Cependant, la déclaration parut dans la presse. À son tour, le Comité exécutif du Soviet des députés ouvriers et soldats manifesta une sollicitude des plus touchantes non seulement au sujet de l’inviolabilité des leaders bolchevistes, mais encore quant à leur honneur, proposant, dans un appel spécial du 5 juillet, de s’abstenir de propager des accusations diffamantes contre Lénine et d’ « autres hommes politiques » jusqu’à ce que l’affaire fût examinée par une commission spéciale. Cette attitude envers les bolcheviks eut son explication dans la résolution des Comités exécutifs centraux (8 juillet), qui, tout en blâmant la tentative anarcho-bolcheviste de renverser le gouvernement, émettait toutefois la crainte que les « mesures inévitables dont s’étaient vus forcés d’user le gouvernement et les autorités militaires… ne créent une atmosphère d’agitation démagogique de la part des contre-révolutionnaires qui agissent momentanément sous le couvert de l’établissement de l’ordre révolutionnaire, mais qui pourraient aussi tendre à se frayer un chemin vers la dictature militaire ».

Quoi qu’il en soit, la participation criminelle et directe des chefs du bolchevisme à l’émeute et à la trahison, une fois devenue manifeste, le gouvernement fut obligé de procéder aux répressions. Lénine et Appelbaum (Zinoviev), se réfugièrent en Finlande, tandis que Bronstein (Trotsky), Koslowsky, Raskolnikov, Remnev et beaucoup d’autres furent arrêtés. Plusieurs des journaux anarcho-bolchevistes furent interdits.

Cependant ces répressions ne furent pas strictement exécutées et un assez grand nombre de perturbateurs marquants ne furent pas mis en cause et poursuivirent, impunément, leur œuvre de destruction, avec la même énergie et persévérance.

* * *


Semant la guerre civile à l’intérieur de notre pays, les Allemands, tout aussi fermement et méthodiquement, mettaient à exécution leur autre projet — la paix sur le front. La fraternisation s’était déjà pratiquée avant la révolution, et, le jour de la Sainte Pâques, était même de tradition  ; elle était déterminée par la tristesse et l’ennui sans issue qui s’empare des hommes dans les tranchées  ; par la curiosité et simplement par un sentiment d’humanité même envers un ennemi — sentiment qui se fit jour chez le soldat russe plus d’une fois  : sur les champs de Borodino, comme sur les bastions de Sébastopol et dans les montagnes des Balkans. Toutefois, alors, cette fraternisation n’était pas fréquente, ne portait aucunement le caractère d’une tendance dangereuse et était sévèrement réprimée par les supérieurs. Maintenant, par contre, l’état-major allemand avait organisé cette manœuvre sur une large échelle, sur toute l’étendue du front et avec la participation du haut commandement, avec des instructions élaborées dans les plus grands détails, où l’on envisageait  : les reconnaissances de nos forces et de nos positions militaires  ; la démonstration de l’outillage imposant et de la force de leurs positions, à eux  ; la persuasion aux troupes russes de l’inutilité de la guerre  ; la rébellion des soldats russes contre le gouvernement et les chefs militaires, uniquement intéressés à la continuation de ce « sanglant massacre ». Des monceaux de littérature défaitiste, apprêtée en Allemagne, étaient répandus dans nos tranchées. Tandis que les partisans du Soviet et du Comité visitaient en toute liberté les tranchées du front faisant la même propagande de fraternisation et distribuant toutes sortes de journaux et de


Le général Kornilov dans la tranchée.



publications — la « Pravda », l’« Okopnaya Pravda », le « Social-Démocrate », et autres créations de la pensée et de la conscience socialiste russe qui surpassaient de beaucoup en violence et en argumentation, l’éloquence jésuitique de leurs confrères allemands. Pendant ce temps l’assemblée générale des « délégués du front » à Pétrograd, promulguait une ordonnance selon laquelle on autorisait la fraternisation dans le but… de propagande révolutionnaire dans les rangs de l’armée ennemie !…

On ne peut lire, sans la plus vive émotion, l’exposé des moments vécus par Kornilov, qui en qualité de commandant de la 8ème armée, au commencement de mai, donc quelque temps après la révolution, eut pour la première fois à constater ce phénomène fatal de la vie du front. Il fut consigné, alors, par le capitaine de l’état-major général, Nejintzev, dans la suite l’héroïque commandant du régiment Kornilov et qui, en 1918, succomba dans la lutte contre les bolcheviks, lors de l’assaut d’Ékatérinodar.

« Lorsque nous pénétrâmes dans la ligne de feu de nos positions, — écrivait Nejintzev — le général Kornilov était sombre. Les mots « infamie », « trahison » qu’il laissa tomber, rendirent seuls l’impression du silence mortel des positions. Puis il ajouta :

— Sentez-vous toute l’horreur, tout le cauchemar de ce silence ? Comprenez-vous que les yeux des observateurs de l’artillerie ennemie sont fixés sur nous et qu’on ne nous tire pas dessus ? Oui, l’ennemi se moque de nous comme d’un adversaire négligeable… Se pourrait-il que le soldat russe eût renseigné l’ennemi de mon arrivée sur le front …

« Je me taisais, mais les larmes que je vis dans les yeux du héros, larmes pour moi sacrées, m’émurent profondément… et dans mon for intérieur je jurai à mon général que je donnerais ma vie pour lui, que je mourrais pour notre Patrie. Comme s’il eût deviné mes pensées, le général Kornilov fit un brusque mouvement vers moi, me serra la main, puis se détourna, comme s’il eût honte de cette faiblesse passagère.

« Les rapports du nouveau commandant avec son infanterie débutèrent par un meeting organisé par les troupes de réserve qui, à toutes les raisons qu’on leur donnait de la nécessité de reprendre l’offensive, opposaient l’inutilité de continuer une guerre « bourgeoise », menée pour le plaisir des « militaristes »… Lorsque le général Kornilov après deux heures de vaine discussion, physiquement et moralement accablé, se rendit dans les tranchées, un tel tableau se présenta à ses yeux qu’assurément aucun homme de guerre de notre époque ne s’y serait attendu.

« Nous parvînmes au système des fortifications, où les lignes des tranchées des parties adverses étaient séparées ou plutôt reliées par des fils de fer barbelés… La venue du général Kornilov fut accueillie… par un groupe d’officiers allemands qui dévisagèrent insolemment le commandant de l’armée russe ; derrière eux se tenaient quelques soldats prussiens… Le général prenant une jumelle de mes mains et s’avançant sur le parapet, se mit en devoir d’examiner le terrain de la prochaine rencontre avec l’ennemi. Lorsqu’on lui fit observer que les Prussiens pourraient bien tirer sur le commandant russe, il répondit :

— J’en serais fort heureux, — peut-être que cela, au moins, dégriserait les soldats russes et ferait cesser cette ignoble fraternisation.

Dans le secteur du régiment voisin « le commandant d’armée fut reçu par un air de marche d’un régiment de chasseurs allemands, vers l’orchestre duquel se dirigeaient déjà nos soldats — « fraternisateurs » —. « C’est une trahison », fit le général Kornilov et, sur ces mots, s’adressant à l’officier qui se tenait auprès de lui, il ordonna de faire savoir aux soldats des deux partis qui étaient en train de fraterniser, que si ce spectacle honteux ne cessait immédiatement, il ouvrirait la canonnade. Les Allemands, bien disciplinés, cessèrent de jouer — et, apparemment confus, se retirèrent vers leurs tranchées. Quant à nos soldats, oh, ils restèrent longtemps encore à discuter, se plaignant de ce que les commandants contre-révolutionnaires empiétaient sur leur liberté ».

En général, je ne suis pas accessible au sentiment de la vengeance. Mais je ne puis m’empêcher de regretter que le général Ludendorff ait quitté l’armée allemande avant qu’elle ne fût démoralisée et n’ait pas éprouvé, en contact immédiat avec ses troupes, les inexprimables souffrances morales que nous eûmes à supporter, nous autres commandants de l’armée russe.

En dehors de la fraternisation, les autorités militaires allemandes pratiquaient largement, dans des visées de provocation, l’envoi de parlementaires dans les rangs des armées russes ou, plus particulièrement, auprès des soldats. Ainsi, à la fin du mois d’avril, un officier allemand se présenta, à titre de parlementaire, sur le front de Dvinsk. Il ne fut pas reçu. Cependant, il eut le temps de jeter aux soldats les paroles suivantes : « Je suis venu auprès de vous avec des intentions pacifiques, ayant à transmettre des offres au gouvernement provisoire même ; mais vos chefs ne veulent pas de la paix. » Cette phrase se répandit instantanément et souleva le mécontentement parmi les soldats qui allèrent même jusqu’à la menace de quitter le front. Quand donc, quelques jours après, sur le même secteur on vit arriver de nouveaux parlementaires (un commandant de brigade, deux officiers et un clairon), on les conduisit auprès de l’état-major de la 5ème armée. Bien entendu, ils n’étaient porteurs d’aucun mandat et ne purent même indiquer clairement le but de leur visite, car « l’unique but de ces faux parlementaires était de prendre connaissance de la disposition de nos forces et de leur moral et par le faux semblant d’intentions pacifiques réduire nos troupes à l’inaction, favorable aux intérêts des Allemands, mais néfaste pour la Russie et pour sa liberté… »

D’autres faits analogues se produisirent également sur les fronts de la 8ème, 9ème et autres armées.

N’est-il pas caractéristique que le prince Léopold de Bavière, commandant du front germanique de l’Est, crut pouvoir prendre une part active à ces provocations ? il déclarait dans deux radiogrammes qui portaient le ton habituel des proclamations de ce genre et qui étaient destinés aux soldats russes et au Soviet, que le haut commandement allemand allait au-devant « du désir maintes fois exprimé par les députés des soldats de mettre un terme à l’effusion de sang », que « les opérations militaires entre nous (les puissances centrales) et la Russie pouvaient cesser sans que pour cela la Russie reniât ses alliés ; » que, « si la Russie désirait connaître les particularités de nos conditions, elle devait consentir, au préalable, à ce qu’elles ne fussent pas ouvertement publiées… » Et terminait par une menace : « peut-être le nouveau gouvernement, poussé par ses alliés, désirait-il se convaincre qu’il y avait toujours des divisions de gros calibres sur notre front de l’Est » ?

Lorsque, jadis, les chefs perpétraient quelque bassesse pour le salut de l’armée et de la Patrie, ils en ressentaient du moins de la honte et se taisaient. De nos jours, les traditions militaires ont subi une transformation radicale.

Qu’il soit dit à l’honneur du Soviet, il apprécia à sa juste valeur cet appel des provocateurs et y répondit : « le commandant suprême du front germanique de l’Est nous propose un armistice séparé, des pourparlers secrets… » Mais « la Russie sait que la défaite des Alliés sera le signal de sa propre défaite, et celle des armées révolutionnaires de la libre Russie — non seulement de nouvelles hécatombes, mais aussi la ruine de la révolution, la perte de la Russie libre… »

* * *


Dès les premiers jours de la révolution, la presse russe subit, tout naturellement, un brusque changement d’orientation. D’une part, il se produisit une certaine différenciation de tous les organes bourgeois, qui prirent une attitude de libéralisme conservateur, à la tactique desquels se rallia une certaine partie de la presse socialiste du genre de l’ « Edinstvo » de Plekhanov ; d’autre part, il surgit un nombre considérable de nouveaux journaux socialistes.

Quant à ceux de la droite, ils évoluèrent sensiblement, si l’on en juge d’après la déclaration inattendue du collaborateur bien connu du « Novoyé Vremia », Menchikov : « nous devons être reconnaissant au sort, que la monarchie tsariste qui durant mille années n’a cessé de trahir son peuple, s’est enfin trahie elle-même et a creusé sa propre tombe. Rouvrir cette tombe et remettre sur le tapis la question des candidats au trône, serait, selon moi, commettre une grave erreur ». Au cours des premiers mois de la révolution un certain nombre de journaux de la droite furent interdits sous l’influence et la pression des soviets, les autres firent preuve de tendances plutôt libérales. Mais, dès la fin de septembre 1917, lorsque l’impuissance du gouvernement est définitivement avérée, que tout espoir de sortir légalement de l’impasse créée est perdu, et à la suite de l’action de Kornilov, leur ton se hausse considérablement. Les attaques de la presse extrémiste contre le gouvernement dégénèrent en violentes invectives.

Différant plus ou moins dans leurs conceptions des problèmes sociaux posés par la révolution, portant peut-être, avec toute la Société russe, le poids de multiples erreurs, la presse libérale a été, cependant, manifestement unanime dans toutes les questions importantes d’ordre politique, législatif et national : pouvoir absolu au gouvernement provisoire ; réformes démocratiques dans le sens du programme du 2 mars ([7]), continuation de la guerre, en union avec les alliés, jusqu’à la victoire ; Assemblée Constituante panrusse — source du pouvoir et de la constitution du pays. D’autre part encore, la presse libérale russe laissera d’elle un souvenir honorable dans l’histoire de son pays : aux grands jours d’essor moral comme à ceux de doute, d’hésitation, de démoralisation générale qui signalèrent la période révolutionnaire de 1917, elle ne fut jamais un placement pour l’or allemand, pas plus, d’ailleurs, que la presse de droite.

L’apparition de la nouvelle littérature socialiste fut accompagnée de conjonctures défavorables. Elle manquait d’un passé de travail régulier, elle manquait de traditions. Sa longue existence clandestine, ses méthodes d’activité exclusivement destructive, son attitude soupçonneuse et hostile à tout pouvoir, marquèrent de leur empreinte les tendances de la presse socialiste, n’y laissant que peu de place à l’œuvre créatrice et féconde. Tout s’y retrouvait : l’incohérence de la pensée, les contradictions et les fluctuations manifestes tout aussi bien au sein du Soviet que dans les groupements de partis et dans les partis eux-mêmes, ainsi que la pression instinctive et impétueuse des exigences étroitement égoïstes des classes sociales inférieures, car toute inattention à l’égard de ces exigences provoquait une attitude menaçante, que les matelots de Kronstadt, « gloire et orgueil de la révolution », résumèrent un jour en ces mots adressés au ministre Tchernov : « si vous ne faites rien pour nous, ce sera… Michel Alexandrovitch ([8]) qui s’en chargera ! » Et puis, la presse socialiste eut à souffrir de l’influence de bon nombre de personnages nouveaux qui y créèrent une atmosphère de déshonneur et de trahison. Ces journaux grouillent de noms issus de la chronique criminelle, du département de


Meeting « A bas ! ».



l’Okhrana et de l’espionnage international. Tous ces Messieurs Tchernomasov (fonctionnaire de l’Okhrana, agent-provocateur et directeur du journal « Pravda » d’avant la révolution) ; Berthold (idem, rédacteur du « Communiste ») ; Dekonsky, Malinovski, Mistislavsky ; les collaborateurs de Lénine et de Gorky, — Nahamkès, Stoutchka, Ouritzky, Guimmer (Soukhanoff) et quantité d’autres, non moins connus, conduisaient la presse russe à une déchéance morale sans exemple. Ces organes de la presse socialiste différaient seulement d’envergure. Les uns, proches de l’officieux « Izvestia des Soviets des députés ouvriers et soldats » ne faisaient qu’ébranler les bases du pays et de l’armée, tandis que les autres, du type de la « Pravda » (organe des social-démocrates bolcheviks), les détruisaient.

Tandis que les « Izvestia », tout en faisant mainte réserve mentale, demandaient le maintien du gouvernement provisoire, la « Pravda » déclarait que le « gouvernement est contre-révolutionnaire et qu’en suite de cela, il ne peut y avoir entre eux aucun rapport. Le but de la démocratie révolutionnaire — c’est la dictature du prolétariat. » Quant au journal socialiste-révolutionnaire de Tchernov, le « Dielo Naroda », il émettait une formule neutre : « appuyer de toute manière le gouvernement de coalition » ; cependant, « il ne peut y avoir unanimité dans cette question et, ce qui plus est, il ne doit pas y en avoir, dans les intérêts mêmes de la défense sur les deux fronts… »

Alors que les « Izvestia » prêchaient l’offensive, sans toutefois la victoire finale, et se proposaient toujours, « par-dessus la tête du gouvernement et des classes dominantes, de fixer des conditions qui mettraient fin à la guerre », — la « Pravda » se déclarait pour une fraternisation générale, et le journal socialiste-révolutionnaire « Zemlia i Volia » tantôt se désolait de ce que l’Allemagne persistât dans ses désirs de conquête, tantôt demandait la paix séparée. Le journal de Tchernov qui, au mois de mars, considérait que « si l’ennemi était vainqueur, c’en serait fait de la liberté russe », au mois de mai trouvait qu’en appelant à l’offensive « on dépassait les bornes de l’irresponsabilité et de la démagogie, en jouant de la façon la plus éhontée la destinée de la patrie. » Celui de Gorky la « Novaïa Jizn », en la personne de Guimmer (Soukhanoff), finissait par dire cyniquement : « lorsque Kérensky demande qu’on nettoie le territoire russe des troupes ennemies, il dépasse les prérogatives de la technique militaire. C’est d’une action politique qu’il s’agit ici, action politique qui d’ailleurs n’a pas été prévue par le programme du gouvernement de coalition. Car l’évacuation du pays au moyen de l’offensive signifie la « victoire finale… » En général la « Novaïa Jizn » défendait avec une ardeur particulière les intérêts allemands, élevant la voix en toute occurrence, quand ces intérêts étaient menacés soit par les Alliés, soit par nous.

Lorsque l’offensive de nos armées démoralisées aboutit à la défaite sous Tarnopol, Kalouche et Riga, la presse extrémiste souleva une campagne contre le Quartier général et le haut commandement, et le journal de Tchernov, en connexion avec les réformes qu’on projetait d’introduire dans l’armée, s’exclamait hystériquement : « que les prolétaires sachent qu’on veut de nouveau les rejeter dans l’étreinte de fer de l’indigence, dans la servitude du travail et de la famine… Que les soldats apprennent qu’on veut de nouveau les asservir à la « discipline » de messieurs les chefs et les obliger de verser tout leur sang, dans le seul but de faire renaître la foi des alliés dans la « vaillance de la Russie… » L’« Iskra » — organe des mencheviks – internationalistes (Martov-Zederbaum) — fut celui qui de tous les journaux, se comporta, dans la suite, avec le plus d’esprit de suite et qui lors de la descente des Allemands dans l’île Esel, publia l’article intitulé « Salut à la flotte allemande ».

* * *


L’armée possédait, en outre, une littérature militaire. Les journaux des états-majors des différents fronts et armées qui paraissaient avant la révolution avaient un caractère de bulletins purement militaires. À partir de la révolution, ces journaux se mirent en devoir, avec plus de bonne foi et d’honnêteté que de talent, de défendre les intérêts et l’existence même de l’armée. Ne rencontrant qu’indifférence ou animosité de la part des soldats qui bien vite avaient tourné le dos à leurs officiers, et plus encore de la part des organes de la « pensée révolutionnaire » publiés parallèlement par les comités, ceux de l’armée commencèrent à s’étioler et à disparaître peu à peu jusqu’à ce qu’enfin, au commencement d’août 1917, par ordre de Kérensky, ils furent définitivement supprimés ; les comités des fronts et des armées eurent seuls le droit de faire paraître des publications destinées aux soldats. Le « Moniteur de l’armée active » — organe du Quartier général, entrepris par le général Markov et non soutenu par la grande presse de la capitale — eut le même sort.

La presse des Comités, largement répandue parmi les troupes, aux frais du gouvernement, reflétait les tendances dont j’ai parlé plus haut, dans le chapitre relatif aux Comités, mais avec des oscillations allant de l’étatisme à l’anarchisme ; de la victoire complète à la conclusion immédiate et spontanée de la paix. Elle reflétait, seulement sous un aspect plus médiocre quant au fond et à la forme littéraire, la même incohérence de pensée et les mêmes tendances aux théories extrêmes qui caractérisaient les journaux socialistes de la capitale. En outre, ceux du front, selon la composition des comités qui les faisaient paraître et en partie, en conséquence de leur proximité de Pétrograd, différaient quelque peu les uns des autres. Le front le plus modéré était celui du Sud-Ouest, celui de l’Ouest l’était déjà moins, et le plus bolcheviste était celui du Nord. En dehors des productions littéraires locales, cette presse accueillait, dans bien des cas, les arrêtés et les résolutions non seulement des partis nationaux les plus extrêmes, nais aussi bien ceux des Allemands.

Il serait cependant injuste de faire croire à une influence directe de cette littérature sur la grande masse des soldats. Cette influence n’existait pas, comme il n’y eut d’ailleurs, en ces jours, pas de journaux populaires accessibles à leur entendement. La presse exerçait de l’influence sur la catégorie des soldats plus ou moins instruits qui entraient dans les cadres de l’armée. Ce milieu se rapprochant le plus de la mentalité des soldats dans leur masse, c’est à lui qu’échut en partie l’autorité qu’exerçait auparavant sur les hommes le corps des officiers. Les idées recueillies dans les journaux et reflétées par ce milieu, pénétraient ensuite, sous une forme déjà simplifiée, dans les rangs des soldats qui, malheureusement, étaient en grande partie illettrés et ignorants. Là, en définitive, toutes les notions, dépourvues des subtils artifices de l’argumentation, devenaient extraordinairement primitives et effroyablement logiques dans leurs déductions. Ce qui y prédominait était la négation absolue :

— À bas ! à bas le gouvernement bourgeois, à bas les chefs contre-révolutionnaires, à bas le « massacre sanglant », à bas tout ce dont on était lassé, dégoûté ou qui d’une manière ou d’autre se mettait en travers des instincts zoologiques et contraignait la « volonté libre » des individus. À bas toute chose !

De cette façon rudimentaire l’armée, dans ses innombrables meetings de soldats, résolvait toutes les questions politiques et sociales qui agitaient l’humanité.

* * *


Le rideau est baissé ! Le traité de Versailles a suspendu momentanément la lutte armée dans l’Europe centrale, afin que, selon toute évidence, les peuples, ayant amassé des forces nouvelles, reprennent les armes dans le but de briser les chaînes que leur a imposées la défaite.

L’idée de la « paix universelle » que depuis vingt siècles professe le Christianisme est enterrée pour longtemps.

Combien naïfs et puérils nous paraissent les efforts des humanistes du dix-neuvième siècle qui réclamaient ardemment l’adoucissement des horreurs de la guerre et l’introduction des mesures restrictives du droit international, maintenant que nous savons qu’on peut non seulement violer la neutralité d’un pays cultivé et paisible, mais encore le livrer à l’envahissement et au pillage ; lorsque nous pouvons, au moyen de submersibles, faire couler de pacifiques bateaux transportant des femmes et des enfants, empoisonner les gens par des gaz asphyxiants, lacérer les corps humains par les éclats des balles explosives ; maintenant que tout un pays, toute une nation ne sont cotés dans l’esprit froidement calculateur des politiciens qu’à titre de « barrière » contre l’irruption d’une force armée et d’idées délétères et qui tantôt soutient, tantôt trahit…

Mais la plus horrible de toutes les armes dues à l’ingéniosité de l’intelligence humaine, le plus infâme des moyens admis et toléré durant la dernière guerre, c’est

la corruption de l’âme humaine.

L’Allemagne tient à céder la priorité de cette invention à l’Angleterre. Laissons-les résoudre cette controverse à l’amiable. Mais je vois mon pays écrasé, agonisant dans les ténèbres de l’horreur et de la démence. Et je connais ses bourreaux.

Devant l’humanité deux principes se sont érigés dans toute leur force menaçante, dans toute leur ignoble nudité :

Tout est permis pour le bien de la patrie !

Tout est permis pour le triomphe d’un parti, d’une classe sociale !

Même la perte morale et physique d’un pays ennemi, même la trahison de sa propre Patrie, même les expériences sociales sur son corps vivant, dont l’insuccès peut la réduire à la paralysie ou à la mort.

L’Allemagne et Lénine décidèrent ces deux questions par l’affirmative. L’univers les en a blâmés. Mais étaient-ils réellement unanimes et sincères ceux qui blâmaient cette conduite ? Ces idées ne laissèrent-elles pas des traces profondes dans la conscience non pas tant des masses populaires, comme dans celle de leurs chefs ? Du moins, c’est à cette conclusion que m’amènent la politique universelle moderne, si impitoyable, tout particulièrement envers la Russie, et la tactique étroite et égoïste des organisations sociales.

C’est terrifiant.

Je pense que chaque peuple est dans son droit de défendre son existence, les armes à la main ; je sais que longtemps encore la guerre sera le moyen habituel de résoudre les questions internationales en litige, et que les procédés de combat seront tantôt honnêtes, tantôt, malheureusement, déloyaux. Mais il existe des limites, au delà desquelles l’infamie cesse d’être de l’infamie pour devenir de la démence. Nous avons atteint cette limite. Et si la religion, la science, les littératures, les philosophes, les humanistes, en un mot les maîtres de l’humanité ne s’élèvent pas contre la morale hottentote qui nous a été inculquée, l’univers assistera au crépuscule de sa civilisation.

  1. Le rétablissement de la Pologne dans ses limites ethnographiques avait également été promis par la Russie.
  2. « Mes souvenirs de guerre »
  3. Dans ces listes figuraient les noms de ceux qu’on soupçonnait d’entretenir des rapports avec les gouvernements ennemis.
  4. Zourabov et Perasitch qui avait servi sous Parvous furent dans la suite membres du Comité.
  5. Il est curieux que le même Bronstein (Trotsky) qui devait être suffisamment renseigné quant aux rapports secrets avec les états-majors de nos ennemis, écrivit le 8 juillet 1917 dans les « Izvestia » « Dans le journal « Naché Slovo » j’ai désigné et attaché au pilori comme agents de l’état-major autrichien, Skoropis-Ioltoukhowsky et Mélénewsky ».
  6. Recueil de discours. Discours, prononcé le 27 avril, à la séance des membres de la Douma d’Empire.
  7. Voir chapitre IV. Les articles 7 et 8 ne purent provoquer dans l’opinion publique qu’un accueil défavorable.
  8. Le grand-duc Michel Alexandrovitch.