La Décomposition de l’armée et du pouvoir/22

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXII

L’état de l’armée au moment de l’offensive de juin.


Après avoir signalé les différents facteurs qui, de l’extérieur, agirent sur la vie militaire, et les services rendus pendant la guerre par l’armée russe, naguère vaillante et héroïque, je passerai maintenant aux jours tragiques de sa déchéance.

Mon père avait été officier dans un régiment de ligne. Moi-même jusqu’à la guerre européenne ai servi pendant vingt-deux ans en qualité d’officier dans d’obscures unités de ligne et dans les petits états-majors ; je fis aussi, bien entendu, les deux ans de la guerre russo-japonaise. Je vivais de la même existence que les officiers et les soldats, partageant leurs joies et leurs peines ; je consacrai à cette vie qui me tenait de si près, de nombreuses pages dans la presse militaire. De 1914 à 1920, presque sans interruption, je fus à la tête des troupes que je conduisais au combat sur les champs de bataille de la Russie Blanche, de la Volhynie, en Galicie, dans les montagnes de la Hongrie, en Roumanie et puis… et puis dans la cruelle guerre civile qui déchirait ma Patrie.

Je suis plus autorisé de parler de l’armée et de m’en faire le porte-parole que tous ces représentants des partis socialistes qui lui sont totalement étrangers et qui, avec leur présomption outrecuidante, y ayant à peine touché, voulurent ébranler les fondements de son existence, se permettaient de juger les chefs et les guerriers, d’émettre le diagnostic de sa grave maladie et qui, maintenant, après toutes les expériences et les dures épreuves, ne désespèrent pas de pouvoir exploiter cette arme puissante et redoutable au profit de leur convoitise de partis et d’étroits intérêts sociaux. Mais pour moi, l’armée ne représente pas seulement un phénomène historique, social et moral ; pour moi, — c’est presque toute ma vie. J’y retrouve tant de souvenirs aimés et inoubliables ; j’y retrouve l’ensemble enchevêtré des jours heureux et des jours tristes si rapidement écoulés ; j’y retrouve, enfin, tant de sépulcres chéris et tous les rêves ensevelis et toute ma foi inébranlable.

C’est avec précaution qu’il faut toucher à l’armée, se rappelant toujours que non seulement les principes et les faits historiques, mais tout aussi bien les détails de son existence, pour infimes qu’ils paraissent, sont pleins d’importance et de sens profond.

Lorsque la révolution éclata, un ancien vétéran, adoré des officiers comme des soldats, le général Paul Ivanovitch Mistchenko, ne pouvant se réconcilier avec le nouveau régime, se retira de l’armée. Il vivait dès lors à Temirhanchoura, ne dépassait pas les limites de son jardin et portait toujours son uniforme de général et ses croix de Saint Georges, même aux jours du bolchevisme. Un jour que les bolcheviks se présentèrent chez lui pour y procéder à une perquisition et voulurent lui enlever ses décorations et ses épaulettes, le vieux général passa dans la pièce voisine et se brûla la cervelle…

Que celui qui veut, rie de ces « préjugés désuets ». Quant à nous, nous honorerons sa glorieuse mémoire.

Ainsi donc, la révolution s’accomplit.

Il ne pouvait y avoir de doute qu’un pareil cataclysme n’eût une répercussion profonde dans l’existence nationale. La révolution devait violemment ébranler l’armée, relâchant et brisant tous les liens historiques par lesquels elle se maintenait encore. Ce résultat était logique, naturel et ne pouvait être conjuré ; il ne dépendait ni de l’état dans lequel se trouvait alors l’armée, ni des rapports réciproques des commandants militaires et de leurs hommes. Nous ne pouvons considérer ici que les circonstances qui auraient pu retenir l’armée de la chute et qui l’entraînèrent à sa déchéance.

Et puis vint le nouveau pouvoir.

Il aurait pu comprendre trois éléments différents : le haut commandement (la Dictature militaire) ; la Douma d’Empire, où la bourgeoisie aurait prédominé (le Gouvernement Provisoire), et la démocratie révolutionnaire (le Soviet). Ce fut le Gouvernement Provisoire qui devint le pouvoir suprême. Les deux autres éléments se comportèrent envers lui de manière très différente : tandis que le haut commandement s’y soumettait sans réplique et, par conséquent, était contraint de suivre ses ordres, le Soviet usurpait peu à peu sa place.

Le gouvernement était dans l’alternative : ou bien il réprimerait le plus sévèrement, le plus impitoyablement, les mouvements subversifs qui se produiraient dans l’armée, ou bien il s’y prêterait avec indulgence. Sous la pression du Soviet et par manque de fermeté et de compréhension des lois régissant l’existence de la force armée, le pouvoir prit le second parti.

Ce fait décida du sort de l’armée. Toutes les autres circonstances, tous les éléments, phénomènes et influences n’eurent pour effet que de ralentir la décomposition de l’armée et d’éloigner le moment de sa chute.

Les jours radieux d’union touchante et joyeuse entre officiers et soldats s’envolèrent bien vite pour faire place à des heures moroses, pesantes et pleines de soucis. Cependant ils eurent leur temps, ces jours heureux, ce qui fait croire qu’il n’existait pas d’abîme infranchissable entre les deux rives, entre lesquelles l’inexorable logique de la vie, depuis longtemps, tendait à jeter un pont.

Soudain et d’eux-mêmes les vieux préjugés qui répandaient l’irritation dans les rangs des soldats, s’étaient écroulés ; tandis que les officiers, se ressaisissant, devenaient plus sérieux, plus laborieux.

Mais des flots de journaux, de proclamations, de résolutions et d’ordres provenant d’autorités ignorées et, en même temps, une masse d’idées nouvelles firent irruption dans les rangs des soldats qui n’étaient pas capables de se les assimiler. Puis vinrent des hommes nouveaux avec des paroles nouvelles — des discours pleins de promesses et de séductions qui libéraient les soldats de toute subordination et leur donnaient l’espoir de l’écartement immédiat du danger de mort. Lorsqu’un commandant de régiment s’informa naïvement s’il ne fallait pas traduire ces hommes devant la cour martiale et les fusiller, il fut répondu, de Pétrograd, à son télégramme qui avait passé par toutes les instances, que ces hommes étaient inviolables et étaient délégués dans les camps par le Soviet, dans le but même d’éclairer les soldats sur le sens véritable des événements politiques…

Lorsque, maintenant encore, les chefs de la démocratie révolutionnaire qui n’ont pas tout à fait perdu le sentiment de leur responsabilité d’avoir mené la Russie à sa chute, disent que ce mouvement, déterminé par une divergence sociale profonde entre la classe des officiers et celle des soldats et, l’asservissement absolu de ces derniers, portait, un caractère instinctif, fatal, auquel ils n’avaient pu résister, — c’est là un mensonge avéré. Toutes les devises fondamentales, tous les programmes, la tactique, les instructions, les directives, posés à la base de la « démocratisation » de l’armée, avaient été élaborées par les sections militaires des partis socialistes longtemps avant la guerre en dehors de toute pression des « éléments », mais partant de calculs clairs et nets, — produits de la « raison et de la conscience socialistes ».

Il est vrai que les officiers engageaient les soldats à ne pas croire à ces « paroles nouvelles » et les exhortaient à continuer de faire leur devoir. Mais il faut ne pas oublier que, dès les premiers jours, les Soviets avaient déclaré les officiers ennemis de la révolution ; dans bien des villes déjà on leur avait infligé les plus cruelles tortures et même la mort ; et leurs bourreaux étaient restés impunis… Il devait y avoir des raisons pour que même du sein de la « bourgeoisie » Douma d’Empire ait surgi l’étrange et inattendue « déclaration » suivante : « Ce 1er mars, parmi les soldats de la garnison de Pétrograd, les bruits s’étaient répandus que les officiers auraient enlevé les armes aux soldats. Ces bruits vérifiés, dans deux régiments, se trouvèrent être faux. À titre de président de la Commission militaire du Comité provisoire de la Douma d’Empire, je déclare que les mesures les plus radicales, allant jusqu’à la peine de mort, seront prises pour prévenir de pareils actes de la part des officiers. Colonel Engelhardt. »

Ensuite parurent l’ordre du jour n° 1, diverses déclarations, etc.

Il se peut, toutefois, qu’on aurait pu lutter contre ce torrent de paroles hypocrites et mensongères qui affluaient de Pétrograd et des Soviets locaux et qui trouvaient un écho chez les démagogues de l’armée, si l’on ne s’était trouvé en face d’un phénomène qui paralysait tous les efforts des commandants militaires ; c’était l’instinct animal de la conservation qui s’était emparé entièrement des soldats dans leur masse. Ce sentiment avait toujours existé, mais il était refoulé par l’exemple du devoir accompli, par des lueurs intermittentes de conscience nationale, par une certaine pudeur enfin, par la peur et la contrainte. Lorsque ces mobiles cessèrent d’agir et lorsque pour endormir la conscience déjà si faible des masses apparut tout un arsenal de nouvelles idées et de conceptions qui justifiaient l’égoïsme animal le plus primitif et lui prêtaient des motifs idéologiques, alors l’armée ne put plus exister. Ce sentiment de conservation annihila tous les efforts des chefs, détruisit les principes moraux et l’essence même de l’ordre militaire.

Et quelque chose d’inouï commença ([1]).

* * *


… Dans un vaste champ, autant que l’œil peut voir, s’étendent les lignes infinies des tranchées russes et allemandes, tantôt rapprochées, entremêlant leurs fils de fer barbelés, tantôt s’éloignant les unes des autres et se perdant au loin derrière la crête verte des collines. Le soleil est déjà haut, mais un silence absolu règne alentour. Ce sont les Allemands qui sont les premiers levés. Ici et là, de derrière les tranchées on distingue leurs silhouettes ; il y en a qui montent sur le parapet pour y étendre au soleil les habits trempés de l’humidité de la nuit… La sentinelle de notre tranchée de premières lignes ouvre des yeux encore pleins de sommeil, s’étire paresseusement et jette un regard indifférent sur les tranchées ennemies… Un soldat, en chemise sale, pieds nus, la capote ne tenant qu’aux épaules, sort de la tranchée et, frissonnant à l’air frais du matin, s’en va lentement vers les positions allemandes où, entre les deux lignes ennemies, se trouve la « boîte aux lettres » de laquelle il prend le dernier numéro du journal allemand, le « Messager russe », et la proposition adressée aux soldats russes d’échanger des marchandises.

Toujours le silence. Pas un coup de canon. La semaine précédente, le comité du régiment avait fait paraître un arrêté, prohibant le tir contre les positions ennemies et même le tir d’épreuve dans le but de fixer les distances ; on n’avait qu’à les repérer sur la carte. Le commandant d’artillerie, membre du dit comité, avait entièrement approuvé l’arrêté. Lorsque, hier, le commandant d’une batterie de campagne avait ordonné de tirer sur une nouvelle ligne de tranchées allemandes, notre infanterie ouvrit la fusillade contre son propre poste d’observation ; un téléphoniste fut blessé. Et la même nuit, les soldats du régiment d’infanterie allumèrent un grand feu sur l’emplacement de la batterie de gros calibre nouvellement arrivée… ([2]).

Il est maintenant 9 heures du matin. La première compagnie se réveille et se lève peu à peu. Les tranchées sont affreusement sales et pleines d’ordures ; dans les étroits passages de communication et dans les tranchées de seconde ligne, où les soldats sont entassés en plus grand nombre, l’air est vicié, étouffant. La terre du parapet s’éboule. Personne ne pense à réparer le mal — on n’en a pas envie et puis, il ne reste que peu de soldats dans la compagnie. Il y a de nombreux déserteurs ; plus de cinquante hommes sont partis légalement : les plus vieux ont été licenciés, ceux qui désiraient des permissions les ont obtenues de par l’autorisation arbitraire du comité ; d’autres devinrent eux-mêmes membres des innombrables comités ou bien encore firent partie des diverses délégations. Dernièrement, par exemple, une nombreuse délégation s’était rendue, de la part de la division, auprès du camarade Kérensky pour vérifier s’il avait réellement ordonné l’offensive ; enfin, à force de menaces et de violences, les soldats terrorisaient à tel point les médecins des régiments que ceux-ci délivraient des certificats de congé même aux « gravement bien portants… »

Les heures se traînent vides, accablantes. On s’ennuie, désœuvré. Dans un coin, on joue aux cartes ; dans un autre, un soldat qui vient de rentrer de permission raconte quelque chose mollement, sans entrain ; l’air résonne de gros mots. Un autre soldat lit à haute voix le « Messager russe » :

« Les Anglais veulent que les Russes versent leur dernière goutte de sang pour la plus grande gloire de l’Angleterre, qui recherche avant tout son profit… Nos chers petits soldats, vous devez savoir que la Russie, depuis longtemps, aurait conclu la paix, si l’Angleterre ne l’en avait empêchée. Nous devons nous en détourner complètement ; c’est le peuple russe qui le veut ; telle est sa sainte volonté… »

Quelqu’un laissa échapper un grossier juron.

— Ah bien fichtre oui, faire la paix… on crèvera ici sans avoir revu la liberté…

Le lieutenant Albov qui commandait la compagnie, passait le long des tranchées et d’un ton indécis, presque suppliant, s’adressait aux groupes des soldats :

— Camarades, vite au travail. De trois jours nous n’avons pas creusé un seul passage de communication avec les tranchées de premières lignes.

Ceux qui jouaient aux cartes ne tournèrent pas même la tête ; quelqu’un à mi-voix marmonna : « c’est bon. » Celui qui lisait le journal se souleva et déclara avec désinvolture :

— La compagnie ne veut pas creuser de passages, car cela signifierait des préparations à l’offensive, et le comité a arrêté…

— Allons, vous n’y entendez rien. Et pourquoi aussi parlez-vous pour toute la compagnie ? Si même il n’était question que de se défendre, à la moindre alerte nous serions perdus : la compagnie ne pourrait jamais passer aux premières lignes par un seul boyau.

Et là-dessus, avec un geste de lassitude, il passa outre. C’était à désespérer. Chaque fois qu’il avait tenté de leur parler plus longuement, à cœur ouvert, ils l’avaient écouté avec attention, — ils aimaient à causer avec lui ; somme toute, sa compagnie, à sa manière, ne lui voulait que du bien. Mais il sentait qu’entre eux et lui un mur épais s’était élevé contre lequel se brisaient ses meilleurs élans. Il avait perdu le chemin de leur âme ; il s’était égaré dans les ténèbres de grossièreté, de méfiance et de suspicion qui remplissaient en ce moment l’âme des soldats. Peut-être ne sait-il plus comment leur parler, quels mots employer ? Ce n’est pas cela. Fort peu de temps avant la guerre, étant encore étudiant, il s’était pris d’une sympathie passionnée pour le mouvement révolutionnaire ; il avait alors causé avec le peuple dans les campagnes, dans les usines, et avait su trouver les mots « vrais », dont le sens était accessible à tous. Mais quelles paroles sauraient faire affronter la mort à des hommes dont tous les sentiments étaient dominés par un seul instinct, celui de la conservation.

L’apparition soudaine du colonel interrompit le cours de ses pensées.

— C’est le diable ! L’officier de service n’est pas à son poste. Les hommes sont à peine habillés. De la saleté, de la puanteur partout. À quoi pensez-vous donc, lieutenant ?

Le colonel à cheveux gris, parcourut les rangs des soldats d’un regard sévère qui imposait qu’on le veuille ou non. Ceux-ci se levèrent précipitamment. Ayant regardé par l’embrasure, il se recula, stupéfait, et demanda nerveusement :

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Au beau milieu du champ, entre les clôtures de fils de fer barbelés un vrai marché était établi : des soldats allemands et les nôtres échangeaient de l’eau-de-vie, du tabac, du lard et du pain. À l’écart, un officier allemand, robuste, au teint coloré et au regard arrogant, était à moitié couché sur l’herbe et parlait au soldat Soloveitchik. Détail curieux : l’insolent et hardi Soloveitchik se tenait devant lui dans une attitude décente et respectueuse. Le colonel, repoussant le guetteur, lui prit des mains le fusil qu’il plaça dans l’embrasure. Un murmure courut parmi les soldats : on priait de ne pas tirer. L’un d’eux prononça, comme pour lui-même :

— C’est de la provocation…

Le colonel, pourpre de rage, se retourna pour une seconde et lui cria :

— Silence !

Tous se turent et se précipitèrent aux embrasures. Le coup partit : l’officier allemand eut un brusque soubresaut, puis resta immobile ; du sang coulait de sa tête. Les soldats qui trafiquaient se dispersèrent.

Le colonel jetant le fusil à terre, prononça, les dents serrées, « les lâches », puis continua sa tournée. L’« armistice » était rompu.

Le lieutenant se retira chez lui. Il était las, le cœur gros. Combien lourdement lui pesait la conscience de son inutilité dans ces ineptes conjonctures qui dénaturaient tout le sens de son dévouement à la patrie qui, seul, justifiait toutes ces peines et peut-être une mort prochaine. Il se jeta sur sa couchette et y resta une heure, deux heures, tâchant de ne penser à rien, de s’oublier…

Et de l’autre côté de la paroi de terre il entendait une voix étouffée et traînante qui semblait envelopper son cerveau d’une visqueuse toile d’araignée :

— Ils ont de la chance ces fils de chiens, ils reçoivent cent quarante roubles nets par mois ; tandis qu’à nous — voyez-vous cette largesse — on nous donne sept roubles et demi. Mais attendez seulement, notre jour viendra…

Et puis :

— J’ai entendu dire qu’on partageait les terres dans notre gouvernement de Kharkov. Ah, si l’on pouvait rentrer au pays… On heurta à la porte. C’était le sergent-major.

— Votre Honneur ! (il s’adressait toujours de la sorte à son commandant, lorsque sans témoins) la compagnie murmure et menace de quitter la position si on ne la relève. Le 2ème bataillon devait venir nous relever à 5 heures du matin et il n’est toujours pas là. Ne pourrait-on s’informer par téléphone ?

— La compagnie ne s’en ira pas, Ivan Petrovitch… C’est bien, je téléphonerai, mais à présent, c’est trop tard, — après l’incident de ce matin, les Allemands ne nous laisseront pas, de jour, nous relayer.

— Que si ! Ceux du Comité sont renseignés. Je me dis ainsi, — il baissa la voix, — que Soloveitchik a eu le temps d’y courir et de tout expliquer. Les Allemands ont promis de faire la paix, à condition que la prochaine fois que le Commandant viendrait dans les tranchées, on les préviendrait : alors, ils jetteraient une bombe. Vous devriez l’en informer, sans cela…

— C’est bien…

Le sergent allait se retirer, mais le lieutenant le retint.

— Ça va mal, Petrovitch. On n’a pas confiance en nous.

— Mais en qui, grand Dieu, ont-ils confiance ; voilà, par exemple, la semaine passée, dans la 6ème compagnie, ils ont choisi eux-mêmes leur sergent ; eh bien, maintenant, ils se fichent de lui, ne lui laissent pas dire un mot…

— Et qu’adviendra-il après ?

Le sergent rougit et répondit à mi-voix :

— Après… viendra le règne des Soloveitchik ; ils nous domineront et nous serons, comme qui dirait, leurs bêtes de somme… Voilà ce qui adviendra, votre honneur !

Enfin la relève se présenta. Le capitaine Bouravine commandant la 5ème compagnie entra dans la cahute. Albov lui proposa de prendre connaissance du secteur, il lui expliquerait la disposition de l’ennemi.

— Si vous le voulez, bien que cela n’ait aucune importance, car, de fait, je ne commande plus la compagnie, je suis boycotté.

— Comment cela ?

— Mais oui… On a choisi pour capitaine l’aspirant, mon subalterne, et l’on m’a destitué sous prétexte d’attachement à l’ancien régime, car, voyez-vous, j’avais ordonné de faire l’exercice deux fois par jour ; vous savez que les renforts nous arrivent sans préparation aucune. Ce fut l’aspirant — qui, le premier, vota mon éloignement. — « On vous en a assez fait voir, avait-il dit aux hommes. À présent votre heure est venue. Il faut donner un bon coup de balai, à commencer par les chefs. Un jeune saura tout aussi bien s’y prendre avec un régiment pour peu qu’il soit un vrai démocrate et sache défendre les droits des soldats ». Je m’en serais allé, mais le commandant du régiment s’y est catégoriquement opposé et m’a défendu de remettre à qui que ce soit la compagnie. La voilà donc avec deux chefs. Depuis cinq jours j’endure ça. Écoutez, Albov, vous n’êtes pas pressé ? Alors, causons un peu. J’ai le cœur meurtri. Albov, l’idée du suicide ne vous est-elle jamais venue en tête ?

— Pas jusqu’à présent.

Bouravine se leva brusquement.

— Comprenez-vous, ils m’ont sali l’âme, ils ont insulté à ma dignité d’homme, et ainsi chaque jour, à chaque heure, dans chaque mot, dans chaque regard et chaque geste, je me sens continuellement bafoué, insulté, outragé. Que leur ai-je fait ? Voilà huit ans que je suis au service, sans famille, sans feu, ni lieu. Toujours au régiment, dans mon cher régiment. Deux fois, j’ai été blessé, mais sans attendre la convalescence complète je revenais en toute hâte au régiment, — et voilà ! J’aimais les soldats, — c’est gênant de le dire soi-même, mais ils se souviennent fort bien comment maintes fois je passais en rampant sous les fils de fer barbelés pour ramener des blessés… Et maintenant… Eh bien oui, je révère le drapeau du régiment et je hais leurs chiffons rouges. J’accepte la révolution. Mais pour moi la Russie est infiniment plus précieuse. Je ne puis ni admettre, ni supporter tous ces comités, tous ces meetings, toute cette saleté, en un mot, qu’on a introduite dans l’armée. Cependant je ne gêne personne, je n’en parle pas, je n’essaie pas de persuader qui que ce soit. Pourvu qu’on nous laisse honnêtement terminer la guerre ; après quoi je suis prêt à casser les pierres au bord des routes, à condition de ne pas rester dans une armée démocratisée de la sorte. Mon subalterne leur parle de tout : nationalisation, socialisation, contrôle ouvrier… Tandis que moi, je ne sais pas : je n’ai jamais eu le temps de m’occuper de ces questions et, à vrai dire, je ne m’y suis jamais intéressé. Vous rappelez-vous, lorsque le commandant d’armée est venu, il a dit aux soldats : « allons donc, ne m’appelez pas « Monsieur le général », dites-moi tout bonnement « camarade Georges… » Mais moi, je ne peux pas le faire, on ne me croirait, d’ailleurs, pas. Alors je me tais. Ils le comprennent et se vengent. Ils sont, malgré toute leur ignorance, de fins psychologues ! Et savent trouver le point le plus vulnérable. Hier, par exemple… »

Il se pencha à l’oreille d’Albov et termina à voix basse :

— Je rentre du mess… À mon chevet j’ai une photographie — un souvenir qui m’est cher. Et bien, ils y avaient dessiné une obscénité !…

Bouravine se leva et se passa la main sur le front :

— Allons voir les positions… Si Dieu le veut, il ne me reste plus longtemps à souffrir. Pas un homme de ma compagnie ne veut aller en reconnaissance. J’y vais moi-même chaque nuit ; un volontaire m’accompagne quelquefois, — il a le goût de la chasse. S’il m’arrivait malheur, soyez bon, Albov, voyez à ce qu’un petit paquet, qui est dans ma valise, arrive à destination.

La première compagnie, sans attendre d’être relevée, s’en était allée à la débandade. Albov s’achemina à sa suite. Le boyau de communication se terminait par une vaste dépression de terrain où cantonnaient les troupes de réserve. Pareil à une gigantesque fourmilière le camp du régiment s’y étalait avec ses huttes de terre, ses tentes, ses cuisines de campagne fumantes et les piquets auxquels on attache les chevaux. Auparavant, on les masquait soigneusement au moyen de plantations artificielles, qui, maintenant, étaient desséchées, avaient perdu leurs feuilles et ne montraient que des branches nues et raides. Sur la prairie, par places, des soldats s’exerçaient, mollement, paresseusement : c’était tout de même gênant de ne rien faire du tout. On ne voyait que peu d’officiers : aux bons il répugnait de prendre part à l’inepte comédie qui avait remplacé leur véritable travail ; les mauvais y trouvaient une excuse à leur paresse et à leur désœuvrement. Au loin, sur la route, dans la direction de l’état-major du régiment, venait une foule d’hommes, une colonne de soldats peut-être, au-dessus de laquelle flottaient des drapeaux rouges. À leur tête avançait un écriteau sur lequel se lisaient, de loin, en lettres blanches, les mots suivants :

« À bas la guerre ! »

C’étaient de nouvelles réserves qui s’approchaient. Aussitôt, comme sur un signal donné, tous les soldats qui s’exerçaient quittèrent leurs rangs et coururent au-devant des nouveaux venus.

— Eh, les pays, de quel gouvernement êtes-vous ?

Et une conversation animée s’ensuivit sur les différentes questions d’actualité, questions pleines d’intérêt passionné, palpitant : que fait-on avec les terres, aura-t-on bientôt la paix… On s’intéressait pourtant aussi de savoir s’il n’y avait pas de véritable eau-de-vie, car celle qu’on distillait soi-même, en assez grande quantité, à la « distillerie » du 3ème bataillon, était par trop mauvaise et avait même provoqué des symptômes morbides.

Albov se rendit au mess. Les officiers se réunissaient pour le dîner. Mais où étaient l’animation de naguère, les causeries pleines d’intimité, les rires joyeux et tous les souvenirs de la vie de camp, orageuse, sévère, mais, par contre, glorieuse ! Les souvenirs sont flétris, les rêves envolés, et la dure réalité pèse lourdement sur tous.

On ne parlait que d’une voix contenue, s’interrompant au beau milieu de la conversation ou bien s’exprimant à mots couverts, car les domestiques du mess pouvaient les dénoncer, et parmi les officiers, il y avait de nouvelles figures… Il n’y a pas longtemps de ça le comité du régiment, sur le rapport d’un des serviteurs, avait examiné l’affaire d’un officier du régiment, chevalier de Saint Georges et auquel le régiment était redevable d’un de ses plus hauts faits. Il paraît que ce commandant avait dit quelque chose des « esclaves révoltés ». Et, bien qu’il eût été démontré que ces paroles n’étaient pas de lui, mais qu’il n’avait fait que citer le discours du camarade Kérensky, le comité lui exprima son « indignation » ; force lui fut de quitter le régiment.

Le personnel des officiers se modifia. Il ne restait que deux ou trois officiers de carrière. Les uns avaient péri ; les autres étaient estropiés ; les troisièmes ayant reçu des « marques de désapprobation et de manque de confiance » erraient par le front, assiégeaient les états-majors, s’inscrivaient dans les bataillons de la mort, dans les différentes institutions de l’arrière ; d’autres, enfin, plus démoralisés, retournaient tout simplement chez eux. L’armée n’avait plus que faire de ceux qui détenaient ses traditions d’honneur et de gloire, — c’étaient de vieux préjugés bourgeois, réduits en poussière par l’esprit créateur de la révolution…

Le régiment entier était au courant de l’événement qui s’était produit, ce matin même, dans la compagnie d’Albov. On lui demanda des détails. Le lieutenant-colonel, assis à côté de lui, hocha la tête.

— Notre vieux est un brave. Il en va de même pour la 5ème compagnie… Je crains que cela ne finisse mal pour lui. Avez-vous entendu ce qu’on a fait au commandant du régiment Doubowsky, pour avoir refusé de confirmer la nomination du chef que la compagnie s’était choisie et pour avoir fait mettre aux arrêts trois agitateurs ? On l’a crucifié. Eh oui, mon cher. On l’a cloué à un arbre, et, à tour de rôle, on lui a planté les baïonnettes au travers du corps, on lui a coupé les oreilles, le nez, les doigts…

Il se prit la tête à deux mains.

— Mon Dieu, d’où cela vient-il que les hommes sont si brutaux, si cruels et si bas…

À l’autre bout de la salle les officiers discutaient la question qui tenait le plus à cœur à tout le monde : où s’en aller…

— T’es-tu inscrit dans le bataillon révolutionnaire ?

— Non, cela n’en vaut pas la peine : il se trouve être formé sous la surveillance suprême du Comité exécutif ; il aura aussi ses comités, ses élections et sa discipline « révolutionnaire ». Ce n’est rien pour moi.

— On dit que Kornilov est en train d’organiser des régiments de la mort, à Minsk, on en formerait de même. Ce serait bien de…

— Quant à moi j’ai présenté ma demande de permutation dans notre brigade de tirailleurs en France. Je ne sais seulement comment faire avec la langue.

— Hélas, mon vieux, vous venez trop tard, — fit de l’autre bout de la chambre le lieutenant-colonel. Il y a beau temps que le gouvernement y a envoyé des « camarades-émigrés » pour éclairer les esprits. Et maintenant nos bataillons sont quelque part dans le midi de la France, à l’état de prisonniers de guerre ou de bataillons disciplinaires, que sais-je.

En somme, ces conversations n’avaient pour tous qu’une portée purement platonique, car leur situation était sans espoir et sans issue. Ils rêvaient à haute voix comme, jadis, les Trois Sœurs de Tchekhov rêvaient de Moscou ([3]). C’était si bon de s’imaginer un pays extraordinaire, où la dignité humaine n’était pas constamment ravalée, où l’on pouvait vivre en paix et mourir loyalement, sans qu’il fût fait violence et outrage à vos actions les plus méritoires. Ce n’est que…

— Eh, Mitka, du pain ! cria d’une voix retentissante l’enseigne Iasny.

Ce Iasny était un original. Grand, fort, avec une crinière et une barbe d’un rouge de cuivre, il était la personnification de la force terrienne et de la bravoure. Il avait quatre croix de Saint-Georges et pour ses exploits sur le front avait été promu officier. Il ne savait s’adapter aux nouvelles tendances, prononçait « lévorution » et « métink » et ne pouvait se réconcilier avec le nouveau régime. Les origines indubitablement démocratiques de Iasny, sa droiture et sa sincérité lui avaient créé une situation privilégiée dans le régiment : il lui était permis, sans même qu’il pût se vanter d’avoir de l’influence, de juger rudement, grossièrement, parfois même avec accompagnement de gros mots, les gens et les choses qui jouissaient de la protection et de l’estime de la « démocratie révolutionnaire » du régiment. On se fâchait contre lui, mais on le supportait.

— Il n’y a pas de pain que je dis.

Les officiers préoccupés de leurs pensées et de leurs conversations n’avaient même pas fait attention qu’ils avaient mangé leur soupe sans pain.

— Il n’y aura pas de pain aujourd’hui, répliqua le serviteur.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Cours chercher l’économe et vite !

L’économe vint s’excuser et expliqua d’un air confus que le matin il avait envoyé une demande de 32 kilos de pain ; que l’intendant avait apposé sur la demande le mot « délivrer », mais que le commis Fedotov, membre de la commission économique du Comité, avait mis dessus « ne pas délivrer ». C’est ainsi qu’au dépôt on avait refusé de livrer le pain.

Personne ne répliqua : on se sentait gêné pour l’économe et troublé par toute cette bassesse qui était entrée de force dans la vie et qui l’avait inondée de sa fange ignoble. Seule la basse de Iasny s’éleva sous les voûtes de la baraque :

— Quels cochons !

Albov s’apprêtait justement à faire un somme après le dîner, lorsque le pan qui formait la porte de la tente s’écarta et dans l’interstice se montra la tête chauve de l’intendant qui était un vieux petit colonel taciturne et qui avait repris le service, après avoir été en retraite.

— Peut-on entrer ?

— Excusez-moi, monsieur le colonel…

— Ce n’est rien, mon ami, ne vous levez pas. Je ne vous retiendrai qu’une seconde. Voyez-vous, ce soir, à 6 heures, aura lieu le meeting du régiment. On lira le rapport de la commission économique de contrôle et il est certain qu’on m’éreintera. Je ne sais pas faire des discours, tandis que vous êtes passé maître en cela. Si le cas se présentait, défendez-moi, voulez-vous ?

— Entendu. Je n’avais pas l’intention d’y aller, mais puisqu’il le faut, j’y serai.

— Merci bien, mon ami.

… À six heures la plate-forme devant l’état-major du régiment était encombrée par la foule. Il y avait là pas moins de deux mille personnes qui allaient et venaient, faisaient du bruit, causaient et riaient — la même foule russe qui se serait promenée à la Khodynka ([4]) ou sur le Champ de Mars ([5]), un jour de fête. La révolution n’avait pu transformer, du jour au lendemain, ni son intelligence, ni sa mentalité. Seulement, l’ayant abasourdie elle l’avait rendue nerveuse, impressionnable et réagissant violemment à toutes les influences extérieures. Une quantité de mots — les uns d’une grande élévation morale, les autres bassement criminels — traversaient la conscience de ces gens, cette conscience qui comme un tamis, laissait passer toutes les idéologies nouvelles et ne retenait que les parcelles qui pouvaient avoir une application réelle à leur vie de tous les jours, leur vie de soldats, de paysans, d’ouvriers. Et cette application devait être, à tout prix, positive et servir à un but immédiat. De là l’inutilité absolue de tous les effets oratoires par lequel, à l’exemple du Ministre de la Guerre, on tentait d’influer sur les masses de l’armée ; de là, aussi, l’absurde sympathie et les marques d’intérêt passionné que la foule manifestait sans distinction à des orateurs de tendances nettement opposées, ainsi que les conclusions inattendue que cette même foule tirait des paroles des orateurs et qui plongeaient ceux-ci dans l’effroi et la perplexité.

Dans ces conditions-là, quel sens immédiat pouvaient avoir pour la masse populaire des idées comme le devoir, l’honneur, les intérêts nationaux, selon l’une des terminologies — et, d’après l’autre, des notions telles que : annexions, contributions, droits des nationalités et autres termes obscurs ?

Tout le régiment était là, les meetings attiraient les soldats comme tout autre spectacle. Le 2ème bataillon qui se trouvait sur les positions, envoya aussi des délégués — presque le tiers de ses soldats. Au milieu de la plate-forme s’élevait une estrade pour les orateurs, ornée de drapeaux rouges, décolorés par le temps et la pluie depuis que l’estrade avait été érigée à l’occasion de la revue du régiment par le commandant de l’armée. Actuellement les revues se pratiquent non plus sur le front, mais du haut d’une tribune. Aujourd’hui deux questions étaient inscrites à l’ordre du jour : 1° rapport de la commission économique sur le ravitaillement des officiers ; 2° rapport de l’orateur, camarade Sklianka, qu’on avait spécialement fait venir du Sovdep (Soviet des députés ouvriers et soldats) de Moscou pour renseigner les troupes sur la situation politique actuelle (la formation du Ministère de coalition).

La semaine précédente un meeting avait failli dégénérer en graves désordres, à la suite de la déclaration d’une des compagnies, que les soldats étaient réduits à manger les lentilles abhorrées et la soupe aux choux maigre, et que tous les gruaux et tout le beurre allaient aux officiers. C’était pure invention. Néanmoins, il avait été décidé d’examiner l’affaire en question et d’en présenter le rapport à l’assemblée générale du régiment. Le rapporteur était un membre du Comité, le commandant Pétrov, qui avait été, l’année précédente, destitué de ses fonctions d’intendant et qui, maintenant, se vengeait. Mesquinement et malignement, il énumérait avec une ironie agaçante tous les petits manquements et insuffisances, — il n’y en avait pas de graves — et qui, d’ailleurs, ne se rapportaient pas à la question de l’intendance du régiment, et lisait son rapport d’une voix traînante, monotone. La foule un instant apaisée, cessa d’écouter et une rumeur s’éleva, de tous côtés on entendait :

— Assez !

— Cela suffit !

Le président du Comité interrompit la lecture du rapport et proposa aux « camarades désireux de se faire entendre » de prendre la parole. Un soldat monta sur l’estrade — grand, gros — qui commença d’une voix hystérique :

— Camarades, vous avez entendu ? Voilà où s’en va le bien des soldats Nous souffrons de toute manière, c’est à peine si nous sommes vêtus, nous sommes dévorés de vermine, nous avons faim, et ils nous ôtent le dernier morceau de la bouche…

À mesure qu’il parlait, une surexcitation nerveuse s’emparait de la foule, une sourde rumeur montait et des exclamations approbatives se faisaient entendre :

— Quand donc cela finira-t-il ? Nous sommes rendus, tués de fatigue…

Soudain, des derniers rangs résonna la basse tonnante de Iasny qui couvrit la voix de l’orateur et celle de la foule :

— Quelle compagnie ?

Il y eut un mouvement de confusion. L’orateur se tut. On entendit des cris indignés à l’adresse de Iasny.

— De quelle compagnie es-tu ?

— De la 7ème.

Des voix s’élevèrent dans les rangs des soldats :

— Ce n’est pas vrai, nous ne le connaissons pas, dans la 7ème

— Attends donc, l’ami, tonnait toujours Iasny, n’est-ce pas toi qui es arrivé, ce matin, avec les nouvelles réserves, tu portais encore l’écriteau. Quand donc as-tu eu le temps de te fatiguer pareillement, pauvre homme !

L’humeur et l’attitude de la foule changèrent instantanément. Ce furent des coups de sifflets, des rires, des cris, des plaisanteries, et l’orateur malencontreux disparut dans la foule. Quelqu’un prononça : « La résolution » !

Sur l’estrade parut de nouveau le commandant Pétrov qui se mit à lire la résolution d’avance préparée, proposant de réduire les officiers à la ration des soldats. Mais on ne l’écoutait plus. Deux, trois voix crièrent : « c’est juste ». Pétrov hésita un instant, puis mit la résolution dans sa poche et descendit de l’estrade. Le second point — relatif à la destitution de l’intendant en chef du régiment et à la nomination immédiate d’un nouvel intendant (évidemment ce devait être le rapporteur) — ne fut pas même entendu. Le président du Comité annonça :

— La parole appartient au membre du Comité exécutif du Soviet des députés ouvriers et soldats de Moscou, au camarade Sklianka.

On en avait assez des orateurs locaux ; l’arrivée d’un nouveau personnage, entouré, de plus, d’un certain prestige par les soins du Comité, excita l’intérêt général. La foule se rapprocha de l’estrade ; on fit silence. Un petit homme noir grimpa plutôt qu’il ne monta les degrés de l’estrade, et, une fois-là, nerveux et myope, il ne cessa de rajuster le lorgnon qui ne tenait pas sur son nez. Il se mit à parler avec volubilité, ardeur, et une gesticulation des plus animées.

— Camarades soldats ! Plus de trois mois se sont écoulés depuis que les ouvriers de Pétrograd et les soldats révolutionnaires ont rejeté le joug du tzar et de ses généraux. La bourgeoisie — en la personne de Terestchenko, le raffineur de Kiev bien connu, du fabriquant Konovalov, des propriétaires fonciers Milioukov, Goutchkov, Rodzianko et d’autres traîtres aux intérêts populaires et imposteurs du peuple russe, — s’est emparée du pouvoir.

L’attente du peuple russe tout entier, qui exigeait qu’on procédât immédiatement à la conclusion de la paix, que nous proposaient nos frères ouvriers et soldats allemands tout aussi déshérités que nous — se trouva être trompée, car Milioukov envoya un télégramme à l’Angleterre et à la France, leur faisant savoir que le peuple russe était prêt à combattre jusqu’à la victoire finale.

Le malheureux peuple russe comprit que le pouvoir était tombé entre les mains de gars encore plus hostiles aux ouvriers et aux paysans. C’est pourquoi le peuple éleva sa voix puissante et s’écria : « À bas les patates ».

La bourgeoisie maudite frémit de terreur en entendant la clameur puissante des travailleurs et, hypocrite, attira au pouvoir la soi-disant démocratie — les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, qui de tout temps étaient liés d’amitié avec la bourgeoisie pour trahir les intérêts des travailleurs… »

Ayant ainsi esquissé de quelle manière s’était constitué le ministère de coalition, le camarade Sklianka décrivit avec plus de détails, les perspectives alléchantes de l’anarchie dans les campagnes et les centres manufacturiers où le « courroux populaire jettera bas le joug du capitalisme » et où « les biens de la bourgeoisie passeront graduellement aux mains de leurs véritables propriétaires, — les ouvriers et les paysans les plus indigents. »

— Les soldats ont encore d’autres ennemis, continua-t-il. Ce sont les serviteurs du gouvernement tsariste, qu’on vient de renverser, les partisans invétérés des fusillades, du knout, des coups de poing en pleine figure. Les plus féroces ennemis de la liberté, ils ont arboré maintenant le ruban rouge, vous appellent « camarades » et feignent d’être vos amis, tandis que dans le fond de leur âme ils cachent les plus noirs desseins et préparent le retour des Romanov. Soldats, ne croyez pas au loup qui se déguise sous une peau d’agneau. Ils veulent vous entraîner à un nouveau massacre. Si vous y tenez, suivez-les. Que vos cadavres pavent le chemin par lequel reviendra le tzar sanguinaire ! Que vos orphelins et vos veuves, délaissés de tous, retombent dans la misère, la faim et les maladies ! »

Ce discours eut, bien entendu, un grand succès. L’atmosphère s’échauffait, l’excitation montait, cette surexcitation des « masses en fusion », lorsqu’on n’en peut plus prévoir ni les limites, ni la tension, lorsqu’on ne sait plus par quelles voies s’écoulera le torrent. La foule s’agitait, exaspérée, accompagnant d’exclamations approbatives ou d’invectives à l’adresse des « ennemis du peuple » les différents passages du discours qui assouvissaient tout spécialement ses instincts et son terrible égoïsme mis à nu.

Sur l’estrade apparut Albov, pâle, les yeux flamboyants. Il échangea quelques mots précipités avec le président de la réunion, qui s’adressa à la foule. Dans le tumulte général on ne pouvait distinguer ses paroles ; longtemps il agita les bras et le drapeau rouge, qu’il venait d’arracher à l’estrade, avant qu’il pût obtenir un silence relatif.

— Camarades, le lieutenant Albov demande la parole ! On répondit par des cris, des coups de sifflets :

— À bas ! On n’en veut pas !

Mais Albov était déjà sur la tribune, crispant ses mains serrées sur la rampe, penché vers la masse houleuse à ses pieds. Il disait :

— Si, je parlerai et vous n’oserez pas ne pas écouter un de ces officiers que ce monsieur, en votre présence, déshonore et bafoue. Qui est-il, qui lui paye ses discours favorables aux Allemands, personne de vous ne le sait. Il est venu pour vous tromper par ses discours déconcertants et s’en ira plus loin semer le mal et la trahison. Et vous avez pu le croire. Tandis que nous qui depuis quatre ans portons ensemble avec vous la lourde croix de cette terrible guerre, nous sommes devenus vos ennemis. Pourquoi ? Est-ce parce qu’au lieu de vous envoyer au combat, nous vous y avons mené à notre suite, semant de cadavres d’officiers le chemin parcouru par le régiment ? Serait-ce parce qu’aucun des anciens officiers du régiment n’est indemne, et que ceux qui restent sont tous mutilés ? »

Il parlait avec une sincérité, une douleur profondes. Il semblait, par moments, que ses paroles auraient dû pénétrer l’enveloppe rugueuse de leurs cœurs endurcis, que de nouveau il se produirait un revirement dans l’humeur de la foule…

— Lui, votre « nouvel ami », — vous incite à la révolte, à la violence, aux usurpations. Comprenez-vous pour qui c’est profitable qu’en Russie le frère s’élève contre le frère, que dans les pogroms et les incendies se consument le bien non seulement des capitalistes mais aussi de tous les ouvriers et de tous les paysans ? Non, ce n’est pas par des violences, mais par les lois et le droit que vous obtiendrez et les terres et la liberté, et une existence supportable. Vos ennemis ne sont pas ici, — ce ne sont pas les officiers ; ils sont là, derrière les fils de fer barbelés, — ce sont les Allemands. Et jamais nous n’aurons ni la liberté, ni la paix, si nous restons ignominieusement, lâchement sur place, tandis que dans l’élan irrésistible de l’offensive…

Était-ce que l’impression produite par le discours de Sklianka avait été trop vive, était-ce que les soldats s’offensèrent du terme « lâchement » — l’homme le plus poltron, le plus lâche, ne pardonne jamais qu’on le lui fasse sentir, — était-ce, enfin, qu’Albov avait prononcé le mot exécré d’ « offensive » que, depuis quelque temps, on ne tolérait plus au régiment, mais le fait est qu’on ne le laissa plus parler.

La foule rugissait, vomissait des injures et se pressait de plus en plus compacte, vers l’estrade, dont elle brisa la rampe. La situation devenait critique : une rumeur sinistre montait de la foule, des visages haineux, des mains menaçantes se tendaient vers la tribune. L’enseigne Iasny se fraya un chemin jusqu’à Albov et le prenant par le bras, l’entraîna de force vers la sortie. Là accouraient aussi, précipitamment, les soldats de la première compagnie et, grâce à eux, mais à grand’ peine, Albov réussit à sortir de la foule qui l’accablait d’injures. Quelqu’un lui lança encore :

— Attends seulement, fils de chien, tu auras ton compte !

Puis vint la nuit. Le camp était plongé dans le silence. Le ciel couvert de nuages. Il faisait nuit noire. Albov, assis sur la couchette, dans son étroite tente, faiblement éclairée par un bout de chandelle, écrivait un rapport au commandant du régiment :

« L’état d’officier, impuissant, bafoué, ne rencontrant de la part des subalternes que méfiance et insubordination, rend absurde et vain le service dans cette condition. Je viens vous prier d’intercéder pour que je sois dégradé, afin que comme soldat je puisse remplir honorablement et jusqu’au bout mon devoir. »

Il s’étendit sur son lit, la tête entre les mains.

Un vide inexprimable, oppressant, l’envahit, comme si une main invisible avait retiré toute pensée de sa tête, toute douleur de son âme. Mais qu’est-ce donc ? Un bruit se fit entendre, le mât de la tente fut arraché, la bougie s’éteignit. On tomba sur lui en masse : une grêle de coups terrible, impitoyables s’abattit sur tout son corps. Il ressentit une douleur aiguë, intolérable à la tête, à la poitrine. Son visage se couvrit comme d’une ondée tiède et visqueuse. Puis, tout devint calme, paisible, comme si ce qui avait été souffrance et horreur, se fût détaché pour rester à terre, tandis que l’âme, libérée s’envolait, légère, heureuse…

Albov revint à lui au contact d’une fraîcheur : un soldat de sa compagnie, un homme d’âge mûr, Goulkine, était assis à son chevet et d’un linge mouillé essuyait le sang de son visage. Remarquant qu’Albov était revenu à lui :

— Voyez donc comme ils l’ont arrangé, les canailles, dit-il. Cela ne peut être que la 5ème compagnie, j’ai reconnu l’un d’eux. Avez-vous bien mal ? Dois-je appeler le docteur ?

— Non, mon ami, ce n’est rien. Merci. Albov lui serra la main.

— Un malheur est arrivé aussi à leur commandant, le capitaine Bouravine. Cette nuit on l’a apporté sur une civière, il est blessé au ventre ; le brancardier dit qu’il n’en a pas pour longtemps. Il revenait de sa tournée de reconnaissance et tout près de notre clôture barbelée une balle l’a atteint. Est-ce un coup des Allemands ou des nôtres, on ne sait.

Il se tut un instant, puis reprit :

— Qu’est-ce qui se passe avec les gens, c’est à n’y rien comprendre. Tout ça — on veut nous en faire accroire. Ce qu’on nous dit des officiers, ce n’est pas vrai, nous le comprenons bien. Il y en a de toutes les sortes, parmi vous, comme ailleurs, c’est sûr. Mais nous les connaissons, ceux-là. Est-ce que nous ne savons pas, par exemple, que vous, vous êtes bon pour nous. Ou bien prenons le lieutenant Iasny. Celui-là n’est pas l’homme à se vendre. Eh bien, quand il essayerait de vous défendre, il y passerait aussi. Ah ! Il y a trop d’inconduite. On n’écoute que les gens de rien… Je me dis ainsi que cela vient de ce que les gens ont perdu la crainte de Dieu. Ils ne savent plus ce que c’est que le respect…

Albov, affaibli, ferma les yeux. Goulkine se baissa hâtivement pour border la couverture qui avait glissé à terre, puis le bénit d’un signe de croix et se retira tout doucement.

Mais Albov ne pouvait dormir. Une tristesse, une angoisse mortelles, le sentiment accablant de la solitude lui serrait le cœur. Il aurait voulu avoir auprès de lui un être vivant dont il aurait senti la présence silencieuse, qui l’aurait fait échapper à ses terribles pensées. Il regretta de n’avoir pas retenu Goulkine.

Silence absolu alentour. Le camp tout entier repose. Albov se leva, alluma de nouveau la bougie. Une désolation pesante, désespérée, le tenaillait. Il avait perdu la foi en toute chose. S’en aller de la vie ? Non, ce serait se rendre. Il faut y entrer en plein, au contraire et marcher de l’avant, les dents serrées, réprimant sa douleur, sa colère, jusqu’à ce qu’une balle perdue, allemande ou russe, vienne trancher le fil de cette existence exécrée.

L’aube naissait. Un nouveau jour commençait, un jour de vie militaire, effroyablement pareil à celui qu’on venait de vivre.

* * * * * * * * * * * *


Ensuite les « masses en fusion » débordèrent irrémédiablement. On tuait les officiers, on les brûlait vifs, on les écartelait ; lentement avec une cruauté indicible, on leur fendait la tête avec des marteaux.

Puis ce furent des millions de déserteurs. La soldatesque, innombrable, envahissait, comme une avalanche, les chemins de fer, les voies fluviales, les grand routes, brisant, piétinant, détruisant les voies de communication qui restaient encore à la pauvre Russie.

Enfin, ce fut Tarnopol, Kalouche, Kazan… Ce fut un cyclone de pillages, de tueries, de violences, d’incendies, qui parcourut la Galicie, la Volhynie, la Podolie et d’autres gouvernements encore, laissant partout des traces sanglantes et éveillant chez les habitants démoralisés, affolés par tant d’horreurs, ce désir monstrueux :

« Si seulement les Allemands arrivaient au plus vite ».

Voilà ce qu’avait fait le soldat.

Ce soldat, auquel un grand écrivain russe, à l’âme sensible et au cœur vaillant, disait[6] :

« … Combien d’hommes as-tu tués, en ces jours, soldat ? Combien as-tu fait d’orphelins ? Combien as-tu laissé de veuves inconsolables ? Entends-tu ce que murmurent leurs lèvres, dont tu as à jamais chassé le sourire joyeux ?

« Assassin ! Assassin !

« Mais qu’est-ce que les mères, les orphelins ? L’heure est venue, qu’on n’aurait pu prévoir, l’heure effroyable où tu as trahi la Russie, où tu as jeté la Patrie sous les pieds de l’ennemi !

« Toi, soldat, que nous avons tant aimé… que nous aimons encore.»

  1. Ici je donne à mon exposé de la vie sur le front la forme d’un récit, dont, toutefois, les moindres épisodes sont des faits réels, pris sur le vif.
  2. Il est à noter que les régiments techniques, et en particulier l’artillerie, gardèrent jusqu’au bout une attitude plus digne et maintinrent dans leurs rangs une certaine discipline.
  3. Drame de Tchekhov, Les Trois Sœurs.
  4. À Moscou.
  5. À Pétrograd.
  6. Léonide Andréev. Article intitulé « À toi, soldat ! »