La Découverte de l’Amérique/La découverte de l’Amérique

La bibliothèque libre.
L’Éventail, chez Kundig (p. 7-44).

LA DÉCOUVERTE DE
L’AMÉRIQUE

À Alfred Machard.

Ce jour-là — je vous parle de l’été de 1909 — il y avait de l’orage en l’air. M. le maire et moi, son garde-champêtre, nous nous trouvions dans la grande salle de la mairie, qui était aussi une auberge, en train de prendre une modeste absinthe tout en nous préoccupant de la conduite de nos administrés. S’il faisait frais autour de nous, il faisait chaud dehors, et les trois heures venaient de sonner à l’église comme trois bons coups d’assommoir pour notre petite ville, déjà bien engourdie. À part le vague ronron des mouches, c’était un silence de gens sages, mais on pouvait tout de même s’attendre à quelque chose de mauvais, à un autre coup, qui serait celui du tonnerre.

La pièce où nous buvions s’ornait d’une République en plâtre parce qu’elle servait à la fois d’auberge, de salle des mariages et, souvent, d’école, le jour des distributions de prix. Elle se meublait, outre les tables et les bancs, d’une ancienne chaire de couvent, tribune pour les élections, et d’un tronc pour les pauvres. Ses quatre fenêtres avaient des rideaux blancs mal blanchis car notre maire était veuf ou tout comme, sa femme ayant filé avec un gars sans lui laisser son adresse ; de cette impolitesse-là personne, vous pensez, ne soufflait mot. Chez nous on n’est pas curieux. Et puis ça datait de loin ! Notre maire, un brave homme n’ayant aucun enfant pour se consoler, en conservait de la méfiance rapport au beau sexe et il était sévère pour les poulettes s’écartant du droit chemin, de sorte que chacun faisait bien attention à la tenue dans les rues si on se dédommageait parfois dans les petits sentiers couverts qui descendaient vers la mare des Pivents. Justement, nous nous inquiétions de la nommée Sauvette, une mal coiffée se prétendant sur son terme, et M. le Maire hochait la tête, sa grosse tête de vieil homme, trouée de gros yeux de verre où l’on voyait nager comme de très minces poissons rouges : « C’est un vrai scandale, qu’il me disait ! Cette Sauvette est par trop simple d’esprit. Elle ferait mieux d’aller se placer au chef-lieu. Nous en serions bien débarrassés ». Moi je ne répondais rien à cause de mon ignorance de l’événement.

S’il fallait dresser procès-verbal pour toutes les fleurettes que l’on conte aux filles, on noircirait beaucoup de papier timbré. Le maire dit encore : « Et les récoltes s’annoncent mal… ». De mémoire de garde-champêtre, je n’ai jamais vu les récoltes s’annoncer bien ! N’empêche que les filles simples d’esprit vous font tout de même de beaux enfants malgré l’absence du père et qu’on finit toujours par manger à sa faim son pain quotidien de boulanger.

Alors, on entendit, comme j’allais m’expliquer là-dessus, un remue-ménage du côté de la place aux Ormes, un endroit où il fait toujours nuit à cause de l’ombre de l’église. Nous n’y fîmes pas grande attention. (Un peu plus tard, cependant trop tard, je songeai que c’était peut-être déjà le chien, sinon les roulottes de l’étrangère !) Le maire voulut remplir à nouveau son verre, mais l’eau était tiède. Il appela sa bonne. La grosse Hortense entra, en disant : « Je ne sais pas ce qu’il y a derrière l’église. On entend crier ». Et elle sortit pour aller à la fontaine. Notre maire, un peu poussif, il avait soixante-sept ans, prenait souvent l’air effaré d’un qui craint que la terre lui manque sous les pieds. Moi, malgré que j’avais presque son âge, je me sentais plus allant, et ce n’était point le souvenir des femmes qui me tourmentait, demeurant garçon, ce qui est bien le meilleur ou le pire… quand on vieillit : « Je vais t’y voir ce chambard-là ? » que je lui demandai. Il haussa les épaules : « Non restez, Antoine, pour les comptes du bureau. On pourrait peut-être distraire une petite somme pour les couches de cette malheureuse et on l’enverrait… au diable ! »

Comme il achevait sa phrase, la porte de la rue se rouvrit, mais ce ne fut pas la bonne avec l’eau, ce fut une personne qui nous coupa bras et jambes rien qu’à entrer dans une bouffée de chaleur. Je me levai, tel un soldat devant son colonel, et le maire se mit à s’essuyer le front, autant pour se voiler la face que pour éponger sa sueur.

Imaginez une femme toute en hauteur et habillée un peu comme un homme, d’une blouse de toile jaune, de bottes très montantes, d’un chapeau large qui lui tombait dans le dos sur des cheveux flottants, ayant au col un fichu de soie rouge noué à la va-vite ; je ne saurais point vous dire son âge car elle était terriblement belle, vous faisant luire des yeux de braise et des dents de lait, dont quelques-unes étaient en or, oui, Monsieur ! En tous les cas, elle ne connaissait pas la peur. Elle entama la conversation comme quelqu’un qui est habitué à commander : « Bonjour Messieurs. Vous êtes les autorités du pays ? Je vous cherchais pour vous parler d’une affaire ». Elle fit le tour de la table, semblant épousseter les mouches du bout d’une cravache qu’elle tenait et, par mégarde, elle renversa les verres d’absinthe : « Ce n’est pas une grande perte, fit-elle dédaigneuse, l’absinthe est un poison ! »

Puis, avisant le tronc des pauvres, elle se pencha et nous entendîmes distinctement rebondir une pièce de cent sous.

Ça débutait bien ! Le maire, qui a horreur des fous, encore plus que des gourgandines, ouvrait une bouche d’étonnement aussi fendue que celle de la tirelire municipale. Il ne dit même pas merci. En présence de mon supérieur, je n’avais pas à causer, naturellement, et je restai debout en fronçant les sourcils de mon mieux. Pourtant… pas d’erreur, elle avait donné cent sous aux pauvres de la commune bien qu’elle ne fût pas de notre paroisse. Elle revint s’asseoir en face de nous, se versa, sans qu’on le lui eût offert un verre d’eau et l’avala de l’air de quelqu’un qui dégusterait le vin de la messe : « L’eau pure, dit-elle, il faut la boire… comme on croirait en Dieu ! » Ses idées enfin éclaircies, elle se mit à parler… je n’ai plus dans l’oreille tout son boniment, mais je me souviens qu’elle insistait sur la part qui devait aller aux miséreux, et le bénéfice moral qu’on aurait à voir se montrer le grand cirque américain de Maud Bradffort sur la petite place derrière l’église. Elle avait d’ailleurs réponse à tout, et on ne savait comment la couper. Elle disait que les enfants ont besoin de faire des voyages, que pour former la jeunesse elle avait toute l’Amérique à leur montrer et qu’elle leur apprendrait comment on fait danser l’ennemi, les serpents les plus dangereux, au son de la flûte : « Avez-vous beaucoup d’enfants ici ? Il en faut, vous savez ! Moi j’ai sept fils et cinq filles. Il faut que l’arbre porte des fruits pour que, l’hiver venu, vous puissiez faire des conserves. Quelle douceur peut-il sortir de vous si vous demeurez seul en face de votre pain sec !… » Et patati ! Et patata !… Moi, je gardais, dans l’entendement, l’unique son de la pièce de cent sous, tombant de si haut dans le tronc presque vide. Pour ça, oui, elle nous apprenait en effet, une chose neuve, même si sa pièce ne l’était pas !

Je crois qu’elle parla pendant une heure tout en faisant siffler sa cravache. Elle parlerait peut-être encore si le maire, s’étant subitement levé, ne lui avait dit, de son ton solennel des distributions de prix :

« Madame, nous sommes des gens de mœurs paisibles. Nous ne connaissons point l’Amérique ! Des chevaux de bois ?… Passe encore, les jours de foire, mais un cirque, chez nous, des écuyères, des… des saltimbanques, des serpents… ça, non, mille fois non ! Vous ne feriez pas recette, ici, en temps de moisson. Tous les bras sont fatigués, le soir ; nous n’avons point de machine, nous ! Nous ne sommes qu’un bourg, un grand village. Déjà, le curé, avec lequel je ne suis pas bien, nous a reproché de favoriser un bal public… ce serait mal juger la province que de supposer qu’elle se … distingue à l’instar de Paris. (Et il ajouta, en manière de sur-rincette) : Ne nous offensez pas, Madame, de ma franchise. Je vous parle au nom de mes administrés qui sont de bons bourgeois peu enclins au… tapage nocturne ».

Cette femme écoutait tendant le front vers les mouches du plafond. Son grand chapeau de feutre jaune s’en allait de plus en plus en arrière. Elle ne parut pas s’étonner du refus et ne manifesta aucun regret de sa pièce de cinq francs. Elle offrit encore une carte coloriée où elle était photographiée en amazone courte, presqu’en pantalon : « Je monte aussi en haute école, fit-elle, toujours souriante. C’est dommage, Monsieur. J’aurais voulu faire voir, aux jeunes gens de chez vous, autre chose que des chevaux de bois… Quand les jeunes garçons s’ennuient et n’ont pas leur chance à courir, ils ont de mauvaises idées ».

Ça, c’était le bouquet ! Le maire s’imagina, peut-être mal, ce qu’elle voulait leur montrer : « Je vois, je vois, bégaya-t-il suffoqué. Vos papiers sont bien en règle, mais, à part l’endroit indiqué pour le stationnement des nomades, il vaut mieux ne pas séjourner trop longtemps ici. Je suis préposé au bon ordre de la commune, moi. Nous sommes loin du chef-lieu et… nous avons déjà bien assez des débordements de nos administrées sans ces exercices-là… Nous avons déjà la Sauvette, une malheureuse enceinte illégitimement d’on ne sait quelles œuvres diaboliques, une simple d’esprit… ».

« Il faut distraire la jeunesse, Monsieur le Maire, vous avez tort de ne pas vouloir que je donne une représentation à son bénéfice ? »

La femme géante se leva pour sortir. La servante, qui s’en revenait avec son eau fraîche, se heurta contre elle, brisa sa carafe, tant elle eut peur des yeux de cette intruse, habillée de jaune et ce fut là le premier malheur de la journée, le début du plus extraordinaire des chambardements où il n’y eut, vraiment, que le tonnerre du bon Dieu qui ne nous tomba pas dessus !…

Le silence se rétablit quand l’eau fut épongée : « Quelle histoire ! » murmura le maire. « Oui, nous avons de la casse ! », répliquai-je un peu gêné : « Oh ! je ne parle pas de la carafe, bougonna-t-il ! ».

Nous fîmes les comptes et nous eûmes la stupeur de constater que le tronc, outre les fameux cent sous parfaitement valables, en bel argent blanc, contenait une certaine quantité de boutons de culotte, monnaie des farceurs qui suivent les noces. Nous fûmes d’avis, le maire et moi, en l’absence des adjoints, de faire parvenir la forte somme à la Sauvette pour ses couches au chef-lieu, c’est-à-dire dix francs : « Je double la mise, fit le maire, embêté par les boutons de culotte, et si elle pouvait n’en jamais revenir !… »« Qui donc ça ? m’écriai-je étourdiment, la pièce ou la fille ? Vous devez bien vous figurer, M. le Maire, que pour dix francs des tas de personnes, plus espritées, accoucheraient volontiers ! »

Ce fut sur ce coup de temps-là que nous entendîmes un bruit violent dans la rue. Des enfants criaient, des femmes poussaient des portes, claquaient des sabots, et comme un vent d’orage soufflait dans lequel on saisissait des mots affreux : « Au loup ! Au loup ! Au chien enragé. Au secours ! Aux fourches ! Aux fusils ! ».

C’était justement la récréation de la laïque de la rue des Saulaies, et ces pauvres gamins, balayés par la panique, bondissaient ayant l’air d’une meute que l’on fouaille, à part que c’étaient eux, le gibier poursuivi, et que la vraie meute était représentée par un seul chien… mais quel animal ! Immense, bombant le dos, tel un dromadaire, couleur de tigre, la langue pendante et horriblement rouge, l’œil sanglant, la queue entre les pattes…

« Bon Dieu de sort ! cria le maire du seuil de son auberge. Et je n’ai pas mon fusil ! Il est en réparation chez l’armurier ! » « Ni moi ! Le mien, comme de juste est tout chargé, pendu à son clou. Un sabre ! Un couteau que je hurlai, ou nous sommes tous perdus ! ». « Non ! Non ! Antoine ! Il faut le tuer, le tirer de loin ! Ah ! nos enfants, tous les enfants de la laïque ! « Le maire et moi, nous devenions un peu fous. Cette atmosphère d’orage nous privait de tous nos moyens. On demanda la broche à la servante qui ne put trouver qu’une lardoire mince comme tout. Et voici que le pharmacien de la place Justaucourt, s’amena, par les jardins, avec son pilon, parce que, bien sûr, tous les poisons de son officine n’y pouvaient rien faire, pour l’instant.

On entendit encore une mère, dominant le tumulte, nous traiter de lâches, vociférant qu’un garde-champêtre ne servait à rien qu’à embêter le monde. J’en vis trente-six chandelles et je me jetai sur les traces de la bête en prenant une pelle à ramasser le crottin… lorsque, de derrière une voiture de paille arrêtée au coin de la rue Tournemeule, qui est-ce qui s’élance ? la grande femme d’Amérique, celle qui montait en haute école pour parler son langage étranger et, qui, à notre vieille barbe, allait sauver notre petite école à nous.

Ah ! Monsieur ! je vivrais cent ans que je me rappellerais toujours ce tableau-là. La femme tenait ferme un revolver, un revolver d’ordonnance, oui, et elle fit feu sur le monstre, sans hésiter, en s’en approchant le plus possible, vous m’entendez, gueule à gueule, révérence parler, car malgré que l’usage veuille qu’on tire le chien enragé de loin, elle, cette intrépide, voulut le tuer à bout portant. Elle ne s’y prit point à deux fois ! Dès la première balle, il se mit à tourner, tourner sur lui-même, gratta la terre comme pour y creuser sa fosse et s’écroula, raide. Pour du travail de dame, c’était du beau travail. Je n’ai jamais vu tirer si juste, même au régiment.

Le maire, du milieu de la foule en rumeurs, chacun se poussant pour apercevoir qui la femme jaune, qui le chien mort, le maire se préparait pour un discours.

S’il bégayait un peu aux occasions solennelles, il tournait proprement la phrase ayant été commis de magasin dans son jeune temps, mais la femme d’Amérique lui coupa son effet d’une voix tranchante : « Il faut d’abord enlever ce chien de là, M. le Maire, pour procéder à son autopsie. Vous connaissez la loi ?… et surtout rechercher tout de suite qui a pu être mordu ». Aussitôt, deux ouvriers, pleins d’empressement, deux solides lurons dont on aurait aimé à trouver la poigne le moment d’avant, s’emparèrent de l’animal : « Portez-le à la pharmacie », fit le maire désorienté. « Ah ! s’écria le pharmacien furieux, on va me salir toute ma boutique. Qu’on le mette sur le perron. J’attendrai qu’il froidisse ! ». « En effet, nous devons dresser procès-verbal et informer », déclara le maire, de plus en plus penaud devant ses administrés contemplant la femme jaune comme on contemplerait Notre-Dame-de-Lourdes.

C’était le casse-croûte de quatre heures, et je connaissais tous les ouvriers de chez nous. Ces deux-là avaient dû faire le lundi. Quand je voulus leur témoignage, on ne les retrouva point. Ils collaient aux jupes courtes de la dame américaine et elle, agacée de leur manège, de tout ce populaire qui la reluquait de trop près, nous brûla la politesse dans le trajet de la mairie à la pharmacie : « Elle nous en veut ! » que me glissa le maire très inquiet de la tournure que prenaient les affaires publiques. Moi, j’étais vexé et je distribuai quelques taloches aux enfants de la laïque, lesquels braillaient vraiment trop fort. Les événements allaient se précipiter de telle sorte que je ne devais pas m’en attaquer seulement aux plus petits que moi…

Voici que nous arriva, par la route du chef-lieu, une charrette à fond de train. Le maire crut reconnaître au passage, que c’était-là les Boursaut, des marchands de cochons revenant un peu gais de la ville où ils avaient bien vendu. Et fouette cocher… ou cochon, car il en restait pourtant un dans la voiture qui rugissait comme un lion tellement ce grand carcan noir le secouait en galopant, « Allons ! La jument des Boursaut qui s’emporte, à présent, déclara le maire scandalisé. Ça n’a pas de bon sens de la fouailler ainsi. Ils sont tous saoûls, les Boursaut ». Elle fila comme une flèche devant nous et la foule se mit à courir en vociférant les pires imprécations parce que l’on gagnait des nerfs, rapport à l’orage en l’air et au coup de feu de l’Américaine l’ayant mis aux poudres, ce jour de malheur. Le maire eut beau nous expliquer que le meilleur moyen d’arrêter un cheval est de ne pas le suivre, personne ne l’écoutait et moi, moins que personne. J’avais une revanche à prendre. Je courus d’abord chez moi décrocher mon fusil, ceindre mon ceinturon, mon sabre, des cartouchières. Ce ne serait sûrement pas de ma faute si je n’arrêtais pas ce cheval, et je me remis en route par le sentier qui mène à la mare des Pivents. Pour ne pas suivre un cheval emporté, on ne risque rien d’essayer de le tourner. Sa route, à lui, traversait le village et allait, tout de même, du côté de la mare qu’elle dominait de toute la hauteur d’une rude côte. En y pensant j’eus la vision abominable de ce qui pouvait survenir si le cheval, ou la jument des Boursaut, faisant un écart, flanquait ses propriétaires pardessus bord. Je voyais déjà le père, la mère et le gamin, un gringalet de quatorze à quinze ans, m’avait-il semblé, en bouillie, dans le ravin, sinon dans l’eau sale.

Comme je rejoignais la mare par les bouquets de noisetiers, précisément le coin où la Sauvette s’en laissait conter les beaux soirs, je rencontrai M. notre maire qui avait eu la même idée que moi : tourner la difficulté ! Il suait, s’épongeait, soufflait et, cependant, malgré la chaleur, il était d’une pâleur effrayante. Ses gros yeux de verre ne servaient plus de bocaux à leurs petits poissons rouges. Ils lui sortaient de la tête, oui bien, en lanternes de locomotive : « M. le maire, que je lui dis, si je n’abats pas ce carcan-là devant vous, aussi raide que le chien enragé, je vous f… ma démission ! Et vous allez voir… ce que vous verrez ! » « Ah ! C’est tout vu ! râla-t-il dans mon gilet, mettant ses deux mains à mes épaules pour se soutenir. Nous sommes maudits ! Entends-tu, Antoine, on nous a jeté un sort. Après ce chien enragé, ce cheval emporté… là… dans le bois, que je viens de traverser pour gagner du terrain de côté, il y a… » « … il y a que le sacré carcan les a tous pelleversés du haut du ravin ? » m’écriai-je ému par le ton solennel de notre première autorité qui, d’ordinaire, ne donnait pas dans la superstition.

Il me fit signe que, désormais, l’histoire de nos Boursaut lui devenait complètement indifférente, en ouvrant les bras, puis, ajouta, les levant au ciel : « Il y a… un pendu ! »

« Un pendu ? ».

« Oui… un homme pendu… il faut couper la corde, bégaya-t-il, j’allais procéder à cette pénible opération, mais, te voilà, Antoine ! Écoute, détache-moi d’abord ma cravate. Je redoute une attaque… je ne tiens plus sur mes jambes ! »

Il me fallut sauver notre maire avant de me mesurer avec le pendu, et je vous avoue que je n’y mis aucune forme. Il s’affaissa (le maire) comme un paquet au coin de la borne du champ des Plativeaux, et je l’abandonnai là, toussant, bavant, hoquetant, car j’avais arraché cravate, col et chemise, peut-être un brin de peau : « Où est-il ? » demandai-je pour le pendu, virant sur moi-même, tout désemparé. Le maire me cria, d’une voix navrée de fillette qui s’accuse d’avoir volé des pommes : « Là, au-dessus de la mare. Ses deux pieds ont cogné dans ma figure… Ah ! je n’en peux plus ! C’est ma fin ! »

Eh bien ! C’était vrai. Soit qu’il y fut depuis belle lurette, soit qu’il vint seulement de se trépasser, il y avait à la branche maîtresse du gros pommier des Plativeaux un grand efflanqué de miséreux qui se balançait… Pas d’échelle, pas de point d’appui pour y grimper, et je n’étais plus assez leste pour tenter une escalade par le tronc. Ma foi, je fis le moulinet du sabre, un ancien exercice du régiment, et je lançai mon arme à toute volée en pleine corde. À mon grand étonnement ça réussit. Le pendu s’effondra sur moi, chose horrible, me tint étroitement embrassé. Je sentis tout de suite qu’il était encore en vie puisqu’il avait le désir de me remercier en m’étranglant.

Sauvez donc les gens malgré eux ! Sans l’assistance du maire, un peu revenu de sa surprise, je crois bien que j’aurais eu le dessous. Pendant cette lutte effroyable, d’un mort contre deux vivants, on entendait la course effrénée du cheval qui continuait là-haut, montait la côte au galop de charge. Il ne renâclait point, le carcan des Boursaut et pour une jument de labour elle valait son pesant d’étalons. Notre pendu me lâcha tout de même et je m’apprêtai, en présence de notre maire, à rentrer dans mes fonctions administratives, c’est-à-dire à demander au défunt son nom et son adresse, lorsqu’à notre complet ahurissement il se mit à détaler comme un homme piqué par un essaim de guêpes. Sa malchance voulait maintenant qu’il rencontrât le cheval ; ça c’était inévitable, puisqu’il grimpait la pente. Nous, nous demeurions en bas, durant que les autres spectateurs, toute la cohue du chien enragé, y compris les enfants de la laïque, s’étageait aux différents gradins des rochers surplombant la mare aux Pivent : « Il va se finir sous les roues de la voiture ! » que murmura le maire : « Un suicidé ça n’a jamais toute sa raison » que je lui répliquai, de très mauvaise humeur. « Qu’est-ce qu’on y peut, Antoine ? Vous n’auriez pas une idée ?… » Comme tout à l’heure, les souliers du mort, les sabots du cheval emballé nous tapaient littéralement sur le crâne : « S’il faut sauver tout le monde, aujourd’hui, moi, je trouve… qu’ils sont trop ! » que je déclarai, en colère. « C’est absolument mon avis ! » que soupira le maire et il ajouta, mouillant son second mouchoir de sa sueur : « Sans la température, encore, on essayerait bien de gravir pour parler à l’homme, quant au cheval, tenez, le voilà sur la haie du champ des Plativeaux ». On apercevait, en raccourci, le profil du cheval qui, levant les jambes de devant, s’apprêtait à faire son dernier saut dans le vide. La charrette renversée sur le côté de la route poussait la haie de ses deux brancards, et les voyageurs de l’intérieur poussaient, eux, des cris de chahoins. Toute la société leur répondait par des encouragements ridicules en la circonstance car il n’y avait rien à faire pour personne : « Tiens bon ! Scie-lui les dents avec le mors ! Coupe-lui la queue ! Jetez donc votre petit gars dans la verdure, nous le ramasserons ! » Il y en eut un qui, perdant tout à fait le nord, se mit à hurler ; « Mais fais donc taire ton cochon… tu vois bien qu’il excite les autres ! » D’ailleurs, c’était si effrayant qu’on ne pouvait plus qu’en devenir tous fous. « Est-ce que c’est votre idée que je tire sur la bête ? » demandai-je au maire pour l’acquit de ma conscience.

« Non ! Non… Antoine, supplia le malheureux se remettant à fondre, tant larmes que sueurs. Ne va pas risquer de tuer la voisine ! » Puis ce fut comme un tour d’escamotage. Le cheval, sans doute irrité par la vue de ce grand dépendu grimpant la côte en face de lui, arracha l’avant-train de la charrette — vous savez, c’est fort, un cheval, mais celui-là ne devait certainement pas être en bois, je vous le jure — et descendit le ravin traînant deux brancards et deux roues à ses fesses, filant, filant, droit sur ce pantin de dépendu qu’il aplatit en lui passant par-dessus, d’un bond. Quant aux voyageurs, du train de derrière, ils étaient versés pêle-mêle, en panier de vendanges, dans le fossé de la route et ils gueulaient, sauf respect, tout autant que leur cochon qui leur gigotait sous le ventre.

On perçut encore un coup de feu. C’était-y le pendu ? (Les morts de cette espèce sont capables de tout). C’était-y l’Américaine ? En tout les cas, ce n’était pas moi. Ça je vous en réponds, et j’avais joliment raison de ne pas augmenter le grabuge. Mais on la revit ! Mon Dieu oui, cette bonne dame-là guettait son heure pour humilier la commune. Oui, on la revit qui s’ensauvait par la sente donnant sur la mare. Elle avait manqué le cheval et le cheval ne la manquerait pas lui ! Serrée de trop près, elle sauta dans la mare. Le cheval sauta aussi. Cela fit un barbotage infernal…

Quant au pendu, il se redressait peu à peu, paraissait long, long, tout laminé comme une couleuvre et savez-vous ce qu’il imagina ? Cherchez bien ! Inventez l’œuvre la plus folle d’un fou fieffé !…

Tour à tour, il semblait contempler la foule, l’eau de la mare que le coucher du soleil rougissait tel un baquet de sang. Eh bien, Monsieur, il tira non pas un coup de revolver ni un coup de fusil, mais sa pipe, qu’il n’avait pas cassée définitivement, il l’alluma et se mit à fumer ni plus ni moins qu’un bon vivant !

Le maire fermait ses gros yeux de verre. Ah ! non, il ne voulait plus rien voir. Ces cris aigus, ces sifflements de vipère qui venaient de la mare, tous les serpents de la création qui se réunissaient contre lui, et ce fumeur, à moitié écrasé, lançant de prodigieux jets de fumée noire, d’un noir d’enfer…

Moi je regardais de tous mes yeux clignants. Peut-être qu’en visant avec soin je pourrais calmer ce carcan s’acharnant à piétiner la femme. Alors, alors, voilà ce que je pus deviner dans ce chaos : l’Américaine, à la force des reins, des jarrets, des poignets, se hissa sur l’avant-train de la voiture, démêla les rênes brisées, les tendit et… l’allure du carcan s’accéléra. Il traversa la mare, bondit de l’autre côté… tout disparut dans un tourbillon d’écume, de crins au vent ou de cheveux mouillés.

« N. D. D. ! » murmurai-je ébloui, « C’est exactement ce que je pense ! » gémit le maire qui n’avait rien vu.

Quand le monde se rassembla autour de nous, les uns soutenant les autres, tellement les émotions nous secouaient, on s’aperçut que les Boursaut manquaient à l’appel.

Les avait-on ramassés ? S’étaient-ils relevés ? Pas de Boursaut. Encore moins de cochon ! On rentra tous en trombe au village et on courut chez eux, le maire, moi, tous les témoins de la scène. (On planta là le pendu puisqu’il pouvait encore fumer une pipe !) On trouva les Boursaut prenant le frais sur le pas de leur porte. Ils avaient bien l’air un peu bus, cependant ils ne montraient aucune blessure. Quant au cheval, pardon, à leur jument, le poil sec, elle mangeait son foin comme un chacun : « De quoi que vous vous mêlez ? que me rembarra le gros Boursaut, mal poli de son naturel. Je suis été au marché hier conduire mes bêtes. Est-ce que ça vous regarde ? » Plus qu’on s’expliquait tous à la fois, plus que les choses s’embrouillaient. Jusqu’au gringalet, leur fils, qui nous parut plus petit, diminué par la chute, sans, d’ailleurs, une égratignure : « Je suis votre maire, mon pauvre ami, répétait en vain le premier notable du pays d’un ton larmoyant, et vous devez éclairer notre enquête. Où est votre cochon, celui qui criait tant là-bas ? » « Quand vous seriez le Père éternel, je peux pas vous vendre encore un cochon puisqu’ils sont tous restés dans l’échaudoir de la ville ! » que lui mugit le gros Boursaut en pleine figure… Mais bien plus raide fut la déconvenue du côté de la pharmacie. Là, le pharmacien, exaspéré, cherchait le chien pour son autopsie, le cadavre du chien qu’on avait étendu sur le perron… Disparu, évaporé, le chien enragé, le chien mort, tué d’un coup de revolver à bout portant…

… Ce ne fut que beaucoup plus tard, vers les dix heures du soir, qu’on le retrouva devant la porte illuminée du cirque de Maud Bradffort, une sébille entre les dents, faisant la quête, comme un brave chien savant qu’il était ! Et je vous jure bien que lui, le cheval qui cassait en deux les voitures truquées, le pendu fumeur de pipe, les faux ouvriers, les faux Boursaut et le vrai cochon à musique, toute la troupe, quoi, eurent un joli succès dans notre canton. Ils donnèrent une représentation tous les jours, durant un mois, en prélevant le droit de nos pauvres, et nous tous, les gens du village, y compris notre maire, presque rajeuni par cette histoire, nous ne leur marchandions pas les applaudissements.

Nous avions découvert l’Amérique et, après une pareille réclame, ça valait le voyage !