La Découverte de l’Amérique/Le cheval qui rêve

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L’Éventail, chez Kundig (p. 45-91).

LE CHEVAL QUI RÊVE

À Francis Carco.

Devant le feu du bivouac, ils parurent aussi blancs l’un que l’autre, d’une pâleur de linges ayant traînés. L’homme portait une culotte de peau, des bottes molles, de vieilles bottes ridicules, sans éperon, mais pointues comme des chaussures de bal, et un veston de drap clair, acheté trop large dans quelque bazar « universel », un de ces vêtements abominablement quadrillés qui plaisent aux valets d’écurie. Sous le chapeau, relevé d’un côté, seul vestige de sa tenue boer, ce qu’on apercevait de son visage demeurait indistinct, farineux, grimaçant en masque de comédien. Le cheval qu’il amenait le suivait, ne possédant ni mors ni bride, sanglé simplement d’une housse de velours déteint, et l’animal s’estompait, de formes illusoires, au milieu du brouillard de sa crinière, dardant un œil sombre voilé de cils d’enfant.

Le chef de cet avant-poste eut un geste d’inquiétude en examinant leur singulière misère. L’homme et la bête lui arrivaient essoufflés d’un long voyage ; cela se devinait à leurs respirations difficiles et à leurs balancements d’encolures. Ils tremblaient sur leurs jambes, vacillaient, dans les ombres mouvantes que découpait la flamme, de telle façon qu’on aurait pu les croire en papier.

Malheureusement pour les troupes régulières, il en tombait souvent des nues, de ces héros d’affiches, qui ne servaient pas à grand’chose, occupaient une tente au camp, mangeaient leur double part de gamelle, puis s’esquivaient brusquement au tournant d’un chemin… ou dans la mort. Les cerveaux et les ventres, déjà si creux, dont le vide attire tous les phantasmes de la peur, avaient-ils bien besoin de ces apparitions d’oiseaux voraces s’abattant sur leurs champs de batailles pour y dérober les lambeaux de leur gloire ? Mais c’était un honneur de les recevoir ; les nations riches, toujours encombrées de ces personnages douteux, les expédiaient au pauvre peuple, et le pauvre peuple devait les accueillir à bras ouverts, pleurant de joie dans le généreux délire de sa fin.

Le cercle des soldats se rompit pour leur offrir une place au feu de la cuisine.

— Comment vous appelez-vous ? demanda le chef du bivouac.

L’homme, la main souple, ôta son chapeau, et on vit aux lueurs du brasier qu’il était jeune, malgré ses cheveux rares, plats, un peu pommadés, sa bouche drôlement fendue entre deux parenthèses de rides qui évoquaient l’idée d’un râtelier accentuant le ressort naturel des mâchoires. Pourtant, comme son cheval, il avait l’œil doux et sombre, frangé de cils touffus.

— Vous êtes Italien ? fit le chef, cherchant à se souvenir du type de cette race aux yeux passionnés.

L’homme répondit, en pur anglais :

— Algérien, mon capitaine. C’est votre colonel qui m’envoie. Je m’appelle Amaldo.

Et il lui tendit une enveloppe.

Italien, Brésilien, Espagnol ou Portugais, il serait bien assez bon pour la prochaine boucherie. Le chef, indifférent, parce qu’il se savait plus abandonné que l’homme, prit la lettre qu’on lui tendait, la glissa sous sa veste. On verrait cela demain, au jour, s’il y avait encore un jour.

— Il faut aller mettre votre cheval à la corde, derrière les autres, et l’attacher de manière à ce qu’il dorme debout. Les chevaux qui se couchent en ce moment ne se relèvent plus. Nous sommes ici pour ne pas nous endormir, nous, les cavaliers… pas même debout.

L’Algérien répliqua, tranquillement :

— Je viens pour veiller avec vous, mon capitaine.

Il avait l’air du passant qui entre dans la maison mortuaire par politesse. Plus on est des gens vivant autour du lit, moins on sent l’odeur du cadavre. Il ajouta, les yeux fixés sur son cheval :

— Inutile de l’attacher. Zéphi ! Rejoins les compagnons et tiens-toi droit. Ne salis pas ta belle robe à te vautrer. Ce n’est plus le moment des pansages de gala, mon vieux.

Un mouvement d’étonnement secoua l’inertie des soldats, accroupis en rond, guettant tous l’ébullition de la potée dans la vaste marmite. Affamés, harassés, ils regardèrent cependant ce cheval qui entendait les ordres comme un homme. Au petit pas, boitant d’un sabot, Zéphi s’éloignait, la tête basse, flairant le sol. Il y avait là-bas, l’écurie, c’est-à-dire un chariot plein de fourrages, une corde, barrant la route du chariot à un piquet, réunissant toutes les brides nouées serrées. Les jets du feu dansant éclairaient tantôt une croupe brillante, tantôt la colère d’une prunelle. Le premier compagnon qu’il approcha lui asséna une ruade, le second, sans force pour le mordre, retroussa ses naseaux sur une rangée de dents féroces, mais trop longues pour désirer broyer autre chose que du foin. Tous ces chevaux velus, bourrus, s’unirent en une masse hostile, refusant la portion que ce camarade excentrique venait mendier. Le beau champion avec son habit blanc ! Et une secrète répulsion les éloigna de ce traîne-la-patte.

Les soldats contemplaient Zéphi, revendiquant timidement le coin de son repos, hochant la tête en cheval qui comprend la gravité de l’heure. Le vent de la nuit recourbait sous ses flancs pâles sa queue flottante, le voilant d’une draperie légère, comme le corps d’une femme, frissonnant de pudeur, se voilerait de sa propre chevelure.

— Vous lui donnerez vous-même sa ration, bougonna le chef. C’est une bête délicate, sans doute, plus habituée à l’avoine qu’aux pailles de mauvaise qualité ?

Le maître de Zéphi eut une grimace qui rida son visage en tous sens.

— Il boirait volontiers une bonne bouteille.

— Une bouteille de quoi ?

— De vin mousseux. Ça lui manque encore plus que l’avoine.

Les Boërs, qui tous aiment les chevaux, échangèrent des sourires d’intelligence, témoignant qu’ils admettaient ce genre de plaisanterie, puis ils s’occupèrent de leur boisson personnelle.

Deux hommes, porteurs de grandes calebasses, servirent le café avant la soupe afin que la drogue atteignît son maximum d’effet. Un sinistre composé, cette drogue, d’alcool d’orge et de graines brunes grossièrement moulues où l’on trouvait plus de cailloux que de sucre.

Amaldo reçut son gobelet plein le premier, selon l’usage, et il mangea, d’un appétit formidable, sa double part de soupe, à laquelle il découvrit une saveur de roussi point trop désagréable.

— Maintenant, celui qui s’endormira sera pendu ! soupira le chef, le capitaine Noll, un robuste garçon blond, d’allures sévères et résignées.

Il plaisantait peut-être, comme le nouveau volontaire, mais à la crispation de sa lèvre on songeait qu’il luttait lui-même contre l’envie maladive de se pendre pour essayer du repos éternel.

Envoyé à la guerre avec des hommes qu’il connaissait peu, le capitaine Noll se trouvait assis entre cet aventurier, qu’il ne connaissait pas du tout, et son très jeune frère, le petit Frey, un enfant de seize ans, que sa mère lui avait amené, le matin, sur le chariot des provisions. Oui, des femmes étaient venues leur apporter des vivres aux avant-postes ; tout un attirail pour l’élevage des porcs qu’on avait sauvé d’une ferme incendiée, une colossale bassine de cuivre, des auges remplies de légumes à moitié cuits, de croûtons de pain noirs de fumée, et cette suprême douceur du café — même sans sucre — qui allait leur permettre d’attendre l’ennemi, haut les paupières.

Le capitaine Noll n’avait pas, ce soir-là, des idées bien précises sur l’héroïsme. Il regrettait les enthousiasmes du départ de la ferme, tout ce bruit qu’on avait fait plus tard, à Prétoria, pour les recrues de l’âge de son cadet. Quand l’Algérien porta une santé cérémonieuse, en guise d’écot, à la patrie d’adoption, il fut de mauvaise humeur, s’imaginant que cet étranger lui volait un peu de son pays. Il répliqua par un sobre salut, demeurant muet devant l’inévitable. Affectant une sévérité nouvelle, il se sentait deux fois le chef à cause de l’innocence de ce petit Frey, qui souriait en offrant du pain au cheval blanc, et de l’étourderie de cet inconnu, qui venait se jeter si bravement dans les ténèbres de leur aventure.

On marchait depuis tant de jours sur les pierrailles de cette vallée sans herbes et sans eau qu’il lui semblait tourner dans un cercle se rétrécissant jusqu’à ce feu de bivouac où flambaient ses dernières illusions. Autrefois, chez lui, il parlait volontiers de la république, de la patrie, du foyer. Maintenant son père était tué, sa mère errait de sa ferme détruite aux avant-postes, livrant ses dernières richesses, son benjamin, sa grosse marmite de cuivre, épaisse comme du bronze de cloche, exhibant fièrement leurs armas, celles des pasteurs : deux houlettes en croix… et le foyer ce n’était plus que ce feu de bivouac, feu de broussailles, feu de pailles, qu’on serait bientôt obligé d’éteindre sous une pluie de sang. Il ne concevait plus très nettement ces grands mots d’honneur, de revanche, de liberté. La défense du sol natal lui apparaissait très pénible pour cette toute petite raison que le sol natal lui avait fait mal au pied. À son talon droit une plaie commençait à s’envenimer et le torturait beaucoup plus qu’une blessure sérieuse. D’une simple ampoule négligée, datant d’une semaine, s’écoulait à présent un pus verdâtre transperçant les bandages, et ce garçon sain pensait surtout à mourir, de peur de devenir infirme. Si la gangrène s’en mêlait ? C’était ça la guerre : on ne gagnait pas seulement le fumier des ennemis, on y allait aussi de son intime pourriture. Chaque fois qu’il avançait d’un pas, il s’efforçait d’oublier la grotesque souffrance, et chaque fois le sol de la patrie le mordait plus profondément de ses crocs ingrats. Pour échapper à ce supplice, il se battait avec rage, se grisait du parfum de la poudre pour ne pas respirer cette odeur fade montant de la terre arrosée de rouge, venant aussi de lui-même qui commençait à se corrompre, pris par le talon au piège mystérieux du patriotisme. Et la terre tournait, la vallée tournait, les chemins tournaient, l’enfermant dans un cercle de plus en plus restreint ; des bulles jaunes et pourpres, cristallines, montaient, descendaient devant ses prunelles brûlées aux reflets des drapeaux, à l’éclat de la mitraille, aux incendies de leurs maisons, aux larmes de sa mère… car il avait bien vu que la pauvre femme pleurait en livrant sa grosse bassine, vieille d’un siècle, où trois générations avaient puisé la vie !

Oh ! cette vallée de pierrailles, ce désert après les gras pâturages de leurs fermes ! Cette région des mines où toute beauté résidait en dessous — peut-être nulle part — ce leurre éternel du trésor enfoui qui ne se laisse pas surprendre, se revêt de désolations et de brutales sécheresses afin de mieux décevoir ! Il la foulait, la contrée des mines, de quel pied humblement meurtri ! Non, ils n’étaient pas les vainqueurs, malgré leurs victoires. L’or et les diamants, ce n’était point fait pour eux, ces fils de bergers à peine chasseurs… Quelles mines d’or ou de diamants vaut l’herbe jolie que broute la génisse, la tendre génisse qui semble baver son lait dans le trouble du printemps ?

— Noll ! dit doucement le frère cadet, en désignant le cheval de l’Algérien. Encore un que les Anglais n’auront pas !

L’enfant ôta la plume de son feutre, une plume de coq, et la trempant dans une fiole d’huile il la promena sur le système compliqué d’un revolver.

Noll répondit, la mine soucieuse :

— S’il plaît à Dieu, Frey, mais vous devez m’appeler capitaine, comme les autres.

Secouant sa plume trempée d’huile, à l’aspect d’oiseau mort, Frey la remit sur son feutre.

— Je m’habituerai, mon capitaine, formula-t-il respectueusement.

Or, Noll se disait qu’il n’aurait pas le temps. L’ennemi à cette heure de la nuit, devait déjà gravir la côte opposée de la colline.

Amaldo, assis pas plus haut que l’enfant, réfléchissait devant le feu. Les autres, étendus, ventre à terre, le menton posé sur leurs poings, épiaient Amaldo, qui faisait vraiment des grimaces d’homme ivre. Noll, sur un pliant, redressant la taille pour demeurer le chef, lui glissa de sa voix morne :

— Il ne faut jamais regarder fixement le feu, cela endort.

La nuit était sombre, sans aucun astre. Rien que le soleil couchant de la chaudière de cuivre, qu’on avait renversée et qui reflétait les braises. Là-bas, autour du chariot, de l’écurie, les rideaux des ténèbres se refermaient, dissimulant l’abîme de la vallée toujours semée de pierres, de feuillures de roc à la fois friables et coupantes, dures aux talons, glissantes aux sabots, jonchée de menues dalles funéraires qui s’écaillaient en morceaux de métal ou d’osselets. Un arbre, dominant la colline, dont la cime se perdait dans les nuées, exhibait comme un tronc humain luisant de graisse ; cet arbre nu, incompréhensiblement frappé de lumière, était horrible à voir. Le capitaine Noll le regardait souvent pour ne pas être tenté de regarder le feu, et il songeait :

— Ils viendront par là, c’est certain. Combien seront-ils ? Nous avons quinze fusils ; sans compter le revolver de Frey, qui né partira pas ou lui éclatera dans les doigts. Derrière les chevaux abattus on se défendra encore, puis on se repliera derrière le chariot. Si on tient une heure, je veux être pendu ! Et cet Amaldo, avec son cheval blanc, nous désignera plus sûrement à leurs coups.

Il demanda, dans un sursaut d’impatience :

Mais où est votre arme, Amaldo ? Vous n’avez donc pas d’arme ?

L’Algérien ricana. Ses yeux veloutés lancèrent une étincelle.

— J’ai ce qu’il faut.

Il lui montra un revolver d’acier moiré, arme superbe, chargée de sept cartouches.

— Il doit l’avoir volé, pensa le chef, qui s’y connaissait, depuis qu’on ramassait des armes anglaises.

Un de ses hommes sourit.

— Ça vient de Londres ?

— Pas directement, répondit cet homme étrange possédant le type italien, un cheval arabe, parlant purement l’anglais, tout en s’avouant citoyen d’Alger.

Noll, anxieux, parce qu’il avait la « fièvre du café », eut la vision d’un traître. Il consulta les papiers de son colonel.

Mêlées aux ordres du maître de camp, les observations familières lui sautèrent aux yeux. Un mot affectueux pour le petit Frey dont on souhaitait le retour en qualité d’estafette. Des détails sur le prochain ravitaillement des avant-postes et le signalement de l’Algérien, un enragé « amateur de roastbeefs-saignants », faisant la guerre pour le plaisir de tuer, d’assassiner honorablement. Amaldo représentait, à l’esprit du supérieur plus lettré que Noll, un de ces fanatiques civilisés égarés dans un pays de doux sauvages, ce qu’on nomme enfin le dégénéré des grands centres, le criminel impulsif, ou mieux un pauvre malade : « Je vous envoie deux bêtes curieuses, déclarait-il en substance. Le cheval pourra vous causer d’inutiles alertes. Quant à l’homme, défiez-vous-en, il achève les blessés. »

— Aurait-il, plus que nous, la haine de l’Anglais ?… Compagnon, fit-il, presque attendri par son cas, vous savez vous battre, vous aimez la guerre, m’affirme-t-on, oserai-je vous prier de vous placer près de mon frère durant l’attaque ? Il manque d’expérience, l’enfant.

Amaldo eut une grimace énigmatique.

— Je lui léguerai mon cheval.

Le capitaine Noll ne trouva rien à objecter. L’homme savait pourquoi on était ici. Il ne venait pas pour se battre, mais pour se faire tuer.

— Espérons que nous n’hériterons de personne, dit l’enfant ; je ne voudrais pas rester en arrière, si nous étions menacés.

Amaldo laissa tomber cette bizarre sentence :

— Le grain de riz n’est jamais seul.

Et le supplice recommença. Par où viendraient-ils ? Combien seraient-ils ? Escaladeraient-ils cette colline ou la prendraient-ils de flanc ? Les yeux du chef, toujours impassiblement assis, son fusil entre ses jambes, brûlaient de plus en plus sous l’acide corrosif des larmes retenues. Le père était mort, la mère était ruinée, le frère serait égorgé et Noll respirait le poison des ténèbres qui engendrent les spectres. Des lunes d’or, de pourpre et de cristal, l’âme des trésors enfouis au pays des mines, montaient, descendaient, ou étaient-ce les fantômes de ses prunelles trépassées de fatigue ? La septième nuit sans sommeil ? Oh ! Dormir ! Dormir ! ne fût-ce qu’un instant, et ensuite… la septième cartouche du revolver moiré. Que devenir ? Se pendre à l’arbre voisin pour essayer de l’éternel repos ? « Sept jours que je marche sans avoir le temps de baigner ma plaie dans un ruisseau ? Sept jours qu’on leur dispute les derniers cailloux de notre patrie, et sept jours que les derniers cailloux de ma patrie me rongent le talon. »

— J’entends des sonnailles ! dit quelqu’un.

Et on entendit surtout la chute d’un paquet dans les braises. Des fusées jaillirent. C’était l’un des soldats qui se laissait choir dans le feu, terrassé par le sommeil.

— Laissez-le, balbutia Noll, la chaleur le réveillera bien.

Comme il grésillait sans bouger, on le tira par les chevilles, endormi si profondément qu’il ronflait au lieu de se plaindre. Vers minuit, ce fut un gros rousseau qui s’affala le nez dans la pierraille, les mains étendues. Il émit l’idée crâne de prendre la terre de sa patrie à bras le corps.

— Mon capitaine, je la tiens. Ils ne pourront jamais me la reprendre. Et il sombra dans l’océan noir du sommeil.

Bientôt, il n’y eut plus que trois êtres relativement vivants : Frey, le cadet, Amaldo et le capitaine.

Là-bas, grouillaient les chevaux, masse confuse dans le fictif galop des souffles, dormant aussi, quoique debout.

— Faut-il essayer de réveiller le poste ? questionna militairement le pauvre Frey, dont les paupières battaient de terreur.

— Non, dit Noll de sa voix triste, je vous permets de veiller à leur place.

Mais Frey, qui était le plus jeune et le mieux portant, s’endormit tout de même vers la douzième heure, parce qu’il avait eu le malheur de regarder fixement le feu, en dépit de la recommandation de son aîné. Hypnotisé, il demeura le revolver au poing, les prunelles révulsées, le col rigide.

Noll ne pouvait pas marcher pour secouer son supplice. Une douleur lancinante lui mordait le talon, lui donnant la sensation d’une araignée venimeuse fouillant sa plaie. Il se tourna vers Amaldo.

— Ces enfants, dit-il avec un peu d’embarras, c’est si mal élevé.

Amaldo murmura courtoisement :

— Ne vous tourmentez pas, capitaine, nous suffirons, et, d’ailleurs, mon cheval, quand ça lui prend, réveillerait une armée entière.

— Votre cheval ?

— Oui, mon capitaine. Il est somnambule.

Noll songea :

— Il ne nous manquait plus qu’un fou dans cette affaire. Le colonel aurait dû garder l’Algérien pour lui. Du reste, qu’importe ! il faut qu’on en finisse ou rien ne serait plus raisonnable. Ils viendront cent contre nous quinze, et en nous massacrant tous ils feront le bruit nécessaire au réveil du camp. Frey ne se laissera pas égorger sans hurler comme un petit porc. La consigne est de protéger les autres par une heure de massacre, mais on n’a pas désigné le nombre des victimes. Je me moque du chiffre… Alors, vous disiez, Amaldo, de votre cheval ?…

Il s’aperçut, en se tournant, que l’Algérien clignait d’une façon inquiétante.

— C’est une bête spéciale, mon capitaine, fit-il, la voix peu à peu souterraine, comme descendant l’escalier d’une cave. Croyez que je n’ai pas l’intention de dormir, bien que ma tâche soit terminée. C’est la bonne nourriture du bivouac. Quand on n’a rien mangé depuis longtemps et qu’on vient de se battre en duel, vous comprenez… une pareille soupe, ça vous assomme. Mon cheval ? Une brave bête, allez ! En vérité, notre colonel ne l’a pas flattée en pure perte. Il rêve tout haut. Je l’ai dressé, ce cher ami, mon petit frère à moi, je puis vous le jurer, très particulièrement. Des carottes crues tous les jours, du sucre, et presque point de cravache. Un bout de mèche au défaut, et encore ! Le pas espagnol, la valse à reprises, le changement de pied au trot… tout y a passé. (Il y avait des carottes dans la soupe et j’aurais dû lui en offrir !) Voyez-vous, capitaine, quand elle montait sur le plateau, elle y était en sûreté comme sur un roc… plus en sûreté que nous le sommes ici, je vous le jure. Un roc, mon capitaine, un roc sous le balancement d’une fleur. Et la musique lui donnait des ailes, des ailes pour porter ça… qui représentait le monde, notre monde à nous deux. Ça aime le métier, ces chevaux-là. Moi, j’aimais autre chose. Je vous assure, mon capitaine, qu’ils peuvent, maintenant, nous arriver cinq mille sur le dos, je ne leur ferai même pas l’honneur d’un pied de nez. Il a mangé son avoine dans mon assiette, souvent. Un animal tellement doux qu’il tremble de crottiner devant moi ! Cependant, avouez-le ! Il faut qu’un cheval crottine dans la vie. Hein ? Les habits rouges ? Non, au camp, on ne les attend que pour la petite pointe de l’aube. C’est marqué sur les cartes. Quelle triste existence, capitaine, vous menez là.

Noll endurait, à présent, le pire des supplices. Cet homme, divaguant, le lâcherait comme les autres. Le sommeil le gagnait comme une ivresse et son accent se faisait si confidentiel que le capitaine, crispant les doigts autour de son fusil, était oblige de se pencher pour suivre son histoire.

— Vous n’avez pas meilleure chance, dit-il, s’efforçant d’entretenir cette incohérence d’ivrogne ou de malade, parce qu’elle le rappelait quand même à la réalité.

L’homme reprit d’un ton agressif :

— Vous vous trompez bien. Lorsqu’on a couru des années après son gibier, on est heureux de le rencontrer par terre avec du plomb dans la cuisse. Votre colonel (un paysan, entre nous) a trouvé la farce mauvaise, mais on ne peut pas toujours commencer le travail, c’est déjà joli de l’achever. Il n’y a que dans notre métier que l’on culbute les ennemis en mesure. J’aurais préféré l’apothéose aux feux de bengale, ornée de devises patriotiques, de l’ouvrage d’art, l’exercice périlleux, mais…

— Il paraît que vous avez achevé des blessés ? risqua le capitaine Noll, fronçant les narines dans un rictus méprisant.

Amaldo demeura muet.

Alors Noll eut la crainte affreuse de le voir s’engloutir dans la cave de ses divagations. Tout ouïr plutôt que rester seul en face du feu, au milieu de ces gens cuvant de mauvaises fatigues. Il se croyait déjà le dernier moribond parmi les morts. Irait-on leur passer sur le corps sans leur permettre une défense honorable ? Empoignant Amaldo, il lui cria :

— Pour l’amour de Dieu, parlez donc plus fort… ou je vous fais pendre !

— Eh ! ricana l’Algérien, je ne suis pas sourd, je ne dors pas. Et quand nous dormirions tous les deux ? Mon cheval ne dort pas encore, lui ! Vous le verrez à l’œuvre. C’est une bonne petite bête malgré sa manie. Sans l’accident, il n’aurait pas bronché, mais la planche du pont d’amour, un beau pont, fanfreluchée de papier vert, était pourrie. Tous les ponts d’amour sont pourris ! C’est parce que je le savais, moi, qu’ils sont tombés l’un portant l’autre. La gueuse a été tuée nette, la bonne bête n’a eu qu’une lésion du frontail et un déboîtage de sabot. Aussitôt remis sur ses quatre pattes, le pauvre animal m’a regardé d’un air de reproche, comme un qui aurait deviné. C’était justice pourtant… Puis, j’ai quitté la baraque, tirant mon Zéphi boiteux par le licou. On n’en voulait plus. Il avait tout oublié. Le pas espagnol, la valse, le changement de pied, y compris le saut du pont d’amour. Toute son éducation soignée lui était coulée du front avec un débris de cervelle ! Nous sommes partis. « Zéphi, mon vieux, que je lui ai soufflé dans son nouvel entendement, on va se payer son tour de globe en guise de tour de piste, et ce sera bien le diable si on ne rencontre pas sur terre ou sur mer, voire sur un autre pont d’amour, ce sale Anglais qui lui avait parlé d’or et de diamants… »

Le capitaine Noll pensait divaguer personnellement. Ce cheval, cette gueuse, ce pont d’amour, ces prisonniers achevés, l’or, les diamants… Mieux valait encore l’ennemi tout court que le développement plus ample de ces drames d’homme saoul ! Certes, l’ennemi tout de suite et la fin du cauchemar.

Tous les soldats dormaient. Le petit Frey avait abaissé ses paupières sur ses prunelles révulsées, et le foyer s’éteignait doucement, n’éclairant que l’intérieur du chaudron de cuivre où paraissait bouillir du sang. Au loin, l’arbre s’effaçait, drapant dans l’ombre son infâme reflet de graisse ; devenu très mince, il prenait l’apparence d’un corps de couleuvre. La funèbre veillée d’armes allait continuer, rendue plus angoissante par un mystère animal que l’on sentait rôder dans la nuit déjà si mystérieuse.

— Amaldo ! Votre cheval…

— Il est mort, quoi, souffla l’Algérien, s’allongeant sur le dos. On ne va pas se disputer pour si peu. Le colonel n’est qu’un marchand de foin. Pour un blessé de moins ou de plus ? Je lui ai dit : envoyez-moi aux avant-postes, c’est mon tour d’être achevé. Capitaine Noll, retenez bien ceci, nous nous achevons tous de nos propres ongles. Nous sommes sur terre pour cela, car… la naissance… ce n’est qu’une première blessure.

Noll eut un sourire amer, parce qu’il sentait la patrie lui pincer le talon. Il murmura :

— Vous venez de dire une chose raisonnable.

— Je dois ajouter, grogna Amaldo, avec le regard noyé du pochard qui se complaît dans son idée fixe, que mon cheval m’a fait beaucoup de tort. Il peut encore découvrir la plus amoureuse de la société, s’asseoir à table une serviette au poitrail, seulement dès qu’il a passé une nuit chez des imbéciles, tout le monde se fâche. Nous avons traversé des villages où l’on nous chassait à coups de fourches. Est-ce que c’est de ma faute s’il est somnambule ? C’est de ma faute, si vous voulez… d’ailleurs je ne tiens guère au potage aux carottes, moi.

Le capitaine Noll voulut hausser les épaules. Brusquement son fusil lui échappa des mains. Sa tête oscilla, il gronda de son accent sévère :

— Il n’y a que le devoir… le devoir de gagner sa vie et des blessures, pour la patrie, pour le président, pour…

Semblable à ses chevaux dont les brides étaient nouées serrées, le brave capitaine Noll dormait, debout.

Depuis combien de temps dormait-il ? Et de quelle fin de monde s’éveillait-il pour ce jugement dernier ? Lorsqu’on sort du néant on doit avoir cette irritabilité de l’ouïe ; l’enfant s’échappant de la mère ou le mort jaillissant de la tombe doivent ressentir cette souffrance aiguë du tympan durant qu’on les appelle. Avait-il dormi des minutes ou des siècles ? Il tendait l’oreille au bruit perçant avec le regard désorbité du mouton qui tend la gorge au couteau. La mitraille anglaise s’écroulait donc sur eux ? Une mitraille perfectionnée, musicale ?

Noll se retrouvait debout, à côté de son pliant, sans avoir aucunement changé de place. Son talon ne lui faisait plus aucun mal, toutes ses douleurs se concentraient dans ses oreilles, et il en aurait pleuré. Il écoutait, écoutait… s’emplissant de cette horreur inanalysable, les poings crispés, les jarrets flageolants, de la salive plein la bouche.

L’obscurité, presque complète, murait l’arbre nu dans une colonne de pierres, la colline s’évanouissait dans les cendres, une montagne de cendres, et le feu ne formait plus qu’un petit caillot vermeil.

— Je suis mort. Ils sont morts. Je me promène dans un enfer, parce que, grâce à ma lâcheté, je les ai tous laissé massacrer !

À force de scruter la nuit infernale, le capitaine finit par apercevoir un fantôme, une espèce de linceul qui traînait.

— Voilà les morts qui passent !

Cependant, il se baissa, ramassa son fusil. Face aux fantômes, il épaula. Peut-être qu’une explosion de poudre romprait le sortilège. En épaulant il regardait mieux et la stupeur le paralysa. Ce qu’il voyait n’était pas possible, pas plus possible que ce qu’il entendait. Il voyait réellement une grande femme assise, une dame blanche énorme, reposant sur une croupe énorme, une croupe de lionne ou de monstre marin. Ses cheveux ou ses voiles blancs largement éployés l’entouraient d’une auréole soyeuse. On eût cru distinguer le brouillard de l’aube. La dame balançait une figure blafarde, d’un ovale très long, trouée de deux trous noirs phosphorescents derrière lesquels tout le mystère de cette nuit sinistre vous guettait. La tête se baissait et se relevait, semblant compter la mesure de son effroyable vacarme. Un beau chant de mort. Cela réunissait le bruit du vent qui souffle la tempête, celui de la mer qui se lamente après le naufrage, le braiement ironique des ânes et les éclats des trompettes guerrières. Des sons filaient tout à coup en sanglots éperdus, pleurs de jeunes filles nerveuses qu’on torture, se brisaient en hoquets d’hystériques, refilaient en chant de sirène pour monter jusqu’au brutal hennissement…

— Ou nous sommes tous morts, ou c’est… le cheval qui rêve ! s’avoua le capitaine Noll pétrifié.

Frey, délivré de son hypnotisme, bondit en criant :

— Aux armes ! Les fifres, les fifres…

Et tous les hommes, réveillés en sursaut, rugirent des imprécations.

— Qui a porté ici un cornet à bouquin ?

— Quel est celui qui ose étrangler nos chevaux ?

— Où est la femme qui enfante ?

— Plutôt la fille qu’on violente ?

— Par le grand juge ! Les Anglais ont des sirènes de cuirassés !

Et tous les hommes échangeaient entre eux ces questions furibondes, tandis que, derrière eux, leurs montures, cabrées contre le chariot, cherchaient à fuir, prises de panique.

Amaldo pouffait :

— Capitaine, je vous avais prévenu. Je vous jure qu’il n’est pas méchant. Il fait son ancien métier, le pauvre. Voyez, il est assis en souvenir de son meilleur numéro : le cheval à table.

— Ah ! faites-le taire, pour l’amour de votre Dieu si vous en avez un, bandit ! Faites-le taire ou je vous fusille ! rugit le capitaine Noll exaspéré.

C’était le plus doux des Boërs, le capitaine Noll, mais il n’avait jamais rien entendu de pareil, et, justement, son pied se réveillait aussi, protestant de toute sa douleur contre ce surcroît de supplice.

Amaldo se mit à siffler d’une façon stridente en s’élargissant la bouche de ses deux index. Le cheval daigna interrompre son meilleur numéro en reprenant une pose naturelle. Il se redressa péniblement, apparut dans sa structure ordinaire de bonne bête blanche, inoffensive, toujours balançant l’encolure, toujours traînant la patte. Il revint vers son maître, se réveillant à son tour de sa crise… d’oubli ou de souvenirs. Souffrait-il ? Son détraquement cérébral, faisant mouvoir toutes les touches de son formidable clavier, se prolongeait-il dans ses moelles pour tordre intérieurement la chair ? On n’en savait trop rien. Il gardait un air d’humilité poignante, et ses yeux vous demandaient pardon. Lui, n’avait rien entendu, certainement.

En revenant, il rapporta une lueur. La nuit pâlit au contact de ses voiles flottants. Il ramenait l’aube, ce fantôme de cheval, dont la principale mission semblait être de traîner des linceuls.

— Si vous voulez, il va quêter, une sébille aux dents, déclara son indulgent propriétaire, histoire de faire la paix.

— En selle, tous, commanda Noll à ses hommes qui n’avaient pas envie de rire.

En effet, ce n’était pas tout à fait la paix que Zéphi rapportait dans les soies de sa crinière.

La bête avait hurlé au malheur comme il convenait.

Derrière l’arbre, du haut de la colline, Noll, dont la vision recouvrait toute sa netteté, venait d’apercevoir une tache rougeâtre mouvante comme un vague rayon de soleil dans la pâleur de l’aube.

Les soldats, remis d’aplomb par la perspective d’un véritable danger, calmaient leur monture, mettaient le pied à l’étrier. Au moins ce qui leur arrivait était la chose connue, celle qu’on attendait tous les jours, toutes les nuits. Leurs souhaits ordinaires se réalisaient.

Deux, dix, vingt taches rouges ensanglantèrent la pente de la colline sur laquelle se déroulaient les rubans pâles des premières clartés du jour. Déjà le soleil ? Non. C’était l’ennemi, les Anglais qui se précipitaient sur eux de toute la vitesse de leurs chevaux excités par les hennissements diaboliques.

Noll se plaça au centre de sa petite troupe.

— Mes enfants, dit-il, s’adressant malgré lui à son frère, l’honneur est sauf. Nous gardons le sol de notre pays.

La rouge aurore prenait possession du ciel, grossissait de seconde en seconde pour venir les éclabousser de sa pourpre victorieuse.

Ces hommes décidés, résignés, ne s’occupaient plus des crimes qu’invente la perversité des grandes civilisations. Jeune et faible peuple, ils allaient mourir d’une façon naïve, à la manière des enfants sages qui ne connaissent, de l’existence, que les images des contes merveilleux : honneur, patrie, liberté, et des femmes pleureraient sur eux des larmes d’orgueil, des femmes qui avaient livré jusqu’à leur belle vaisselle de cuivre pour tremper la soupe des enfants sages… Fini le honteux cauchemar de la peur qui rend malade, des ponts d’amour fanfreluchés de papier vert où dansent les amantes infidèles. Fini le duel égoïste d’homme à homme pour l’assouvissement des haines ridicules. Voici que leur venait naturellement l’apothéose, loin des feux de bengale et des applaudissements des poltrons aimant les dangers de théâtre, en pleine matinée champêtre, à la naissance du plus beau des jours.

Amaldo, debout sur Zéphi sans selle, sans bride et sans mors, déchargea sept fois son revolver dans la direction du soleil levant et, le premier, tomba foudroyé la face sur l’encolure de sa bête, polichinelle cassé, pendant inerte à l’écheveau de ses ficelles blanches.

Frey vida les étriers, une balle dans la poitrine.

Noll et les autres tinrent bon jusqu’au vrai soleil, mais comme le dernier homme solide chancelait, Noll lui donna l’ordre de regagner le camp. Il fallait en réserver un pour prévenir le commandant en chef, puisque ce ne pouvait plus être son frère.

— Chez nous ! cria le sévère garçon expirant… au Transvaal !

Car pour Noll la contrée des mines ce n’était pas chez lui, et il s’effondra, le crâne fracassé.

Alors les Anglais, s’étranglant de hourra dans leurs jugulaires, poursuivirent celui qu’ils croyaient être l’unique fuyard.

Au milieu du carnage, un cheval blanc, le poitrail percé, portant tout le poids du cadavre de son cavalier sur sa frêle encolure, grattait doucement le sol de son sabot droit. Son intelligence de bête artiste ébranlée par le choc brutal des armes, il se demandait pourquoi on l’avait puni de la sorte, un jour de grande représentation, au bruit joyeux des pétards, tous ces valets d’écurie l’entourant de leurs brillants travestis de chasseurs. C’est que… voilà… il se rappelait… Le pont d’amour s’était brisé sous son sabot hésitant et il allait mourir, lui, d’avoir mal retenu sa leçon, mourir comme un petit cheval de cirque déshonoré.