La Découverte de l’Amérique/La mort de la sirène

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L’Éventail, chez Kundig (p. 177-195).

LA MORT
DE LA SIRÈNE

À Louis Dumur.

Autour de la barque, l’eau, qui se trouble sous le printemps du ciel, a la couleur du lait et se plie, s’arrondit en disques blancs devant la proue, l’enveloppe d’une répulsive caresse de bras huileux, de longs bras, tentacules de monstre mou dont la peau argentée serait pustulée de gemmes. Rohild se penche, mettant sa main ouverte sur son front. Il plonge un regard aigu, un regard dur comme l’acier brillant de son harpon, dans cette eau à l’apparence de chair veloutée. Il voit des choses menteuses. D’abord sa propre face qui le trompe, car elle rit, au milieu des rides transparentes de l’éternelle jeunesse de la mer et Rohild ne rit jamais, c’est un homme grave, un taciturne pêcheur de poissons ; puis, au fond de ce lait mousseux, éternellement jaillissant de mamelles inconnues, des êtres singuliers passent, armés d’armes terribles, prêts au prochain combat, fantômes de chevaux cornus, ou silhouettes de guerriers casqués de cuivre, pourtant créatures douces qui ne savent que refléter les lueurs tendres de la vague et celles plus vives des nuages ; Rohild s’est embarqué, par le printemps de ce jour hyperboréen, pour courir à l’aventure d’un meurtre, mais il n’a ni gaîté ni peur et reste calme, sans penser qu’il est, lui, plus jeune que la mer, plus nouveau que le printemps. La peur est un grelot de fausseté dans l’âme de l’homme ; elle le conduit aux actes déraisonnables. Rohild rirait s’il avait vraiment quelque chose à craindre. Il ne redoute ni n’attend personne, c’est là le secret de sa force et quand il tue il n’a pas la joie du triomphe. Il ne connaît point le désir du mal et la volupté de détruire : c’est un sage.

Sa barque est obèse et lourde avec des bajoues de vieille femme ayant trop parlé jadis. Elle est noire et sale, coiffée de toile rousse à gros nœuds de filin que l’index traître du vent a plusieurs fois dénoués.

Un enfant dirige cette barque, le petit Hereld, et il tient, l’air sournois, les liens compliqués de la voile qui boit l’espace de son aile rageuse. Hereld est presque nu dans une courte tunique d’étoupes ceinturée par une lanière de cuir. Il porte un couteau sur le flanc droit, un couteau à lame plate et large pour écailler les poissons. L’enfant possède un corps frêle cependant déjà tout duveté de blond. La tunique d’étoupes lui forme une toison d’agneau et il a des yeux fixes d’oiseau méchant. Ses cuisses blanches et jeunes, sa tête blonde et pâle, sortent de son vêtement comme des amandes d’une écorce bourrue. Il a des pieds de singe, des doigts en serres d’aigle…

Hereld dirige le bateau, certain de ce qu’il fait, obéissant à des lois mystérieuses qu’on ne lui a point enseignées, ses regards toujours guettant son maître, Rohild, dont il est le serviteur et aussi le pilote. Il ne parle guère, ne chante pas, se contente de jouer avec les plus beaux poissons dont il aime à trancher le ventre, méthodiquement, pour ne pas en brouiller le fiel. Il serait sage comme Rohild, le pêcheur expert dans l’art de capturer le phoque, s’il n’avait cette habitude étrange de rire dès qu’il aperçoit du sang. Sur la côte, Hereld est renommé pour sa dextérité à hausser les voiles au plein vent des bourrasques et, malgré sa taille mince, on l’estime parmi les marins, mais on ne lui confierait pas volontiers un harpon. Il aura seize ans bientôt. Alors on verra ce qu’il peut faire d’une de ces armes, puisqu’il aime le sang. Rohild et lui n’échangent pas un mot, se comprennent par gestes. Quand le mauvais temps secoue leur misérable embarcation, ils ne sont plus qu’un même homme pour lutter contre les perfidies de l’eau et c’est souvent Hereld le plus perfide.

La barque va, lente, le long de la côte ; louvoyant en vue de la grève grise, elle brise la force des ondes troubles mêlées de neiges fondues, clapote comme une vieille bavarde. L’air vif lèche la figuré, devient acide à la bouche, et en le respirant on croirait mordre dans un fruit vert. L’aurore infuse aux veines bleuâtres des banquises, le vin rouge du soleil qui bout et s’extravase dans les sommets lointains avec des tons de flammes. Pour les deux courageux garçons, il ne fait plus froid, c’est fini de la nuit d’hiver. Les vapeurs ardoisées se diluent peu à peu en flocons roses, d’un rose frangé d’or et des trous bleus, d’un azur presque mauve, s’ouvrent subitement dans les brumes, faisant éclore au ciel des fleurs de lumière. À perte de vue, les nuages, la grève neigeuse et les hautes glaces, là-bas, se teignent de pourpre. Une fête inattendue éclate sur ce monde enseveli, perpétuellement couvert d’un épais linceul. Comme tout est transparent et que les aiguilles des grandes banquises se confondent avec l’irréalité des nuées, tout prend à la fois des tons de violences joyeuses pour se communiquer l’incendie d’une apothéose. La glace, la neige et l’eau donnent l’illusion du feu, de la chaleur et de la fumée. Tout s’allume à la torche du soleil. Et voici que d’un bond, l’astre se trouve sur l’extrême limite de l’océan, sur la ligne d’horizon, la rigide, l’infinie corde en verre, si fragile à l’œil et si nettement séparant l’existence du monde habité de son rêve, qui est le ciel désert.

Hereld lâche toute la voile à la liberté du vent et la contraint à s’enfler d’une ivresse folle. La vieille barque saute comme une bonne femme étourdie.

Les cieux lui versent une clarté ardente qui fait bouillonner son gouvernail dans les flots d’où il sort des buées.

En longeant plus vite la grève fleurie d’une espèce de lichens blancs pailletés d’étoiles de givre, on entend sa quille écraser, broyer victorieusement le rude squelette du formidable hiver, et la vieille barque rajeunie, s’incendie à son tour, toute sa coiffe au vent.

Les deux pêcheurs, demeurés graves, sont seuls à ne pas rougir de joie.

Rohild est sombre.

Hereld est pâle.

Le mortel silence de ces contrées rend les hommes farouches. Ils ont du deuil en leurs yeux mélancoliques lassés de la cruelle innocence de la neige ou de la menteuse gaîté de l’océan. Et ils pleurent quelquefois les larmes sanglantes de l’ophtalmie. Pour eux, le ciel pleure aussi, ce matin là, ses larmes de sang !

Rohild, le front baissé, examine une déchirure de son vêtement de cuir encore gluant de la bave des poissons qui furent étouffés par ses robustes bras. Rohild a le regard noir, des yeux contenant le reflet des gouffres. Sa bouche fermée, et son masque immobile d’homme pauvre ayant besoin de vivre demeure indifférent à la beauté du jour. Il est bien plus grand qu’Hereld mais mince comme lui. Son bras nu s’enroule à son harpon, telle une branche de bois brun, noueux. Son bonnet de fourrure grise, hérissée, lui forme un nimbe de fer. Il ne regarde pas non plus son compagnon Hereld en train de sourire sournoisement aux rouges lueurs qu’il aime, à cette aurore de sang.

Tout à coup les deux pêcheurs ont le même mouvement d’attention. Devant la barque, posée au ras de l’eau, une tête se dresse, une curieuse tête ronde, lisse, dont le visage est d’un ovale inquiétant. On dirait que des cheveux plats, collés aux tempes, ou le velours d’un capuchon, encadrent ses yeux immenses d’une douceur merveilleuse, des yeux de jeune fille ombrés de longs cils. Et son nez court, d’énorme chat, ses lèvres un peu pendantes, crachent de grosses gouttes, se retroussent en un rire sourd, un grondement satisfait.

Hereld retient la voile. Ses gestes sont précis et ses prunelles claires. Il sait son métier. Sautant à pieds joints sur les bancs du bateau, il tend tout son être frêle avec un élan de sauvage instinct. Rohild, lui, a saisi son harpon par la pointe, le tâte, l’éprouve du pouce, noue une corde au mât, solidement. La barque évolue, présente sa bajoue gauche au monstre qui se lève majestueusement comme pour saluer ces étrangers. En se levant, presque debout sur les vagues, son corps fabuleux paraît avoir pour jupe toute l’eau écumeuse qui ruisselle de ses flancs et porte, croirait-on, la traîne royale de la mer. D’une voix étranglée, Hereld, prononce des mots féroces :

— Vise au ventre, Rohild !

— Tiens la voile, Hereld, répond le pêcheur.

Et il détend son bras, une seconde replié, lance l’arme qui siffle en déroulant sa corde d’un seul jet.

Le ventre du monstre resplendit, blanc, rosé, tout couleur de chair sous l’aurore. Le long des hanches grasses, aux molles ondulations, retombent ses deux nageoires comme deux manches de soie. Mais le monstre n’a pas de main pour arracher la flèche qui pénètre, mord le bas de sa lourde taille d’impératrice. La colossale poupée luisante, à qui l’on vient de faire un sexe de corail dans une affreuse blessure, s’effondre en poussant un cri, un rauque aboiement de douleur et de rage…

Le phoque plonge, fuit, tire et remonte, vomissant de l’eau pourpre.

— C’est une femelle, dit Rohild, avec un inexplicable frisson.

— Oui, et elle te mènera loin, réplique Hereld, diaboliquement heureux.

Il relâcha la voile pour prendre le vent de la course.

L’épouvantable voyage vers l’inconnu commence.

La bête tire, le vent souffle, la toile claque, affolée, telle une langue excitant des chiens. Rohild les bras tendus, tenant la corde à pleins poings, essaye de résister en même temps que le mât, devine qu’une force mystérieuse l’entraîne à sa destinée d’homme, car le courant est contre eux, pour la bête. Il est lié par un lien sanglant à ce monstre et il n’aperçoit plus que sa tête là-bas, une tête de femme dont les cheveux sont les vagues fouettantes, toutes les vagues échevelées !… Oui, c’est bien une femelle, une créature de ruse, une belle fille de la mer, possédant d’inconcevables ressemblances avec les belles filles de la terre.

Hereld rit silencieusement. Qu’ils aillent à la victoire ou à la mort, il aura vu beaucoup de rouge !

Il s’agrippe aux épaules de Rohild qui n’ose pas regarder son méchant génie, cet enfant carnassier, nu et duveté de blond, moitié agneau et moitié tigre, flairant l’amour dans les blessures.

La bête déroulera donc toutes ses entrailles avant de succomber ? Rohild revoit devant ses yeux brouillés par le vent cinglant de leur fuite, la silhouette charnue, ornée de deux mamelles vernies de soleil, éblouissantes. Il a le vertige. Où vont-ils ? L’ivresse de leur chasse l’empêche d’y songer. Si le harpon se détache, un recul violent les roulera pêle-mêle dans leur canot, mais si cette femelle est vraiment une puissante fille du Nord, elle emportera ses bourreaux jusqu’à ses palais de glaces, de bleuâtres et irréelles forteresses où le ressac jaillit en aigrettes de diamants.

Est-ce que la banquise approche, se déplace ? Elle était tout à l’heure vers l’Est, à présent elle est à l’Ouest… en face d’eux. Déjà on distingue ses grandes aiguilles s’allumant, sous le soleil, comme des cierges et les flots, de blanc de lait, deviennent blanc de neige.

— Amène la voile, s’écrie Rohild, qui a peur pour la première fois de son existence. Amène la voile… ou coupe la corde, Hereld !

— Non, murmure Hereld à son oreille. Toute la mer est rouge ! Nous l’aurons, morte ou vivante, nous l’aurons.

Il rit plus haut.

La banquise grandit brusquement, se creuse, à son centre, de profondeurs violettes et des pans de neige irisée s’écartent comme des écharpes lamées d’argent. C’est certainement un mirage, parce que la banquise ne peut pas arriver sur eux quand ce sont eux qui vont sur elle. Cela diminuerait trop les chemins libres et leur chance de salut !

Rohild se met à rire aussi, d’un rire insensé :

— Ton couteau, répète-t-il stupidement, ton couteau ! Il faut couper la corde.

Hereld a des yeux d’illuminé. Ce n’est plus qu’un mauvais ange, un démon qui s’envolera, le mal accompli. Il ne daigne pas saisir le couteau pendu à sa ceinture et l’extrémité de la corde du harpon est solidement nouée au mât. Rohild se précipite, veut défaire les nœuds et ses mains tremblent d’horreur et il continue à rire sans savoir pourquoi.

— Hereld ! Coupe la corde… ou nous sommes perdus !

Il est trop tard !

Un choc terrible disjoint la barque. On entend un bruit sinistre de vitres qui se brisent et les pauvres jeunes hommes ont la sensation abominable d’entrer vivants dans une tombe de cristal. La barque tourne sur elle-même, se sépare en deux, sombre. Des mousselines blanches s’étendent, voile nuptial flottant et c’est fini… Hereld a dû s’envoler, papillonner un instant sur l’eau, lui, si léger ! Rohild s’est enfoncé, coulant à pic, les bras en l’air…

… Debout, adossée aux piliers de son palais féerique sous le dôme bleu pur du ciel maintenant dégagé des plus lointains nuages, la sirène expirante hurle à la mort, gardant au fond de sa gorge de femme le rauque aboi des chiens : puis elle referme ses yeux immenses, ténébreux miroirs du gouffre, ses yeux tristes qui semblent avoir déjà pleuré tout l’océan.