La Découverte de l’Amérique/Le Traquenard

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L’Éventail, chez Kundig (p. 197-215).

LE TRAQUENARD

à Monseigneur Aubault de la Haulte Chambre.

…Ce fut, vous pouvez m’en croire, une dure leçon pour moi et pour lui mais nous étions probablement de la même race tous les deux et nous devions en profiter, chacun selon la dose de notre sang !…

Mon père, ce matin-là, montait le Pacha, un superbe héritier des fameux buveurs d’air arabes, moi j’étais modestement sur Trottinet, un poney pas bien fort quoique très gentil. Nous faisions le tour du propriétaire en suivant la lisière de nos bois pour y surveiller les taillis et y découvrir les traces de cet insaisissable chenapan qui nous prenait nos lapins, nos lièvres, jusqu’à nos biches, au collet. Mon père ne lâchait jamais une piste quand il pensait tenir la bonne et comme ses gardes, deux vieux malins, se prétendaient fourbus, il mettait son amour-propre à mieux conduire la chasse, désireux d’en relever le défaut. On ne voyait jamais ce braconnier. On rencontrait seulement des touffes de poils ou de plumes signalant ses dégâts ou des entrailles encore chaudes des bêtes volées, le bandit ayant la triste habitude de faire sa cuisine en plein air aux risques de propager des incendies dans la région. Des bruits fâcheux circulaient à son sujet. On racontait, chez les paysans, que pour l’honneur de la famille, il serait préférable de ne pas le punir. Il jouissait d’une sorte d’immunité singulière lui conférant un droit du seigneur qui commençait à inquiéter mon père, peu patient de son naturel.

Je pourrais vous faire un portrait de mon père, mais cela ne vous avancerait pas beaucoup parce que les idées sur les hommes ont changé depuis 1875, époque à laquelle se place mon aventure. Je me contenterai de vous dire qu’ancien officier de l’armée d’Afrique, il proposait souvent le pari, qu’il gagnait toujours, de regarder le soleil en face sans ciller durant dix minutes ou de faire cuire un œuf à la coque dans sa main fermée. Cela vous donnera une facultative appréciation de sa mentalité : vous le prendrez tour à tour pour un aigle ou un aveugle-né sinon pour un de ces enfants terribles qui ne songent qu’à jouer à la main chaude sur le dos de ses voisins… Pour moi, garçon de seize ans un peu maigre, j’en avais une peur bleue, malgré l’orgueil qu’il m’inspirait et je pâlissais à la pensée de le contrarier mais j’étais porté à discuter ses ordres justement parce que je me sentais son fils ! Il me cherchait d’ailleurs noise à tout propos, se moquant de ma faiblesse corporelle, de mon teint blanc et de mes cheveux de fille. Pourtant, je sautais, à cheval, des barrières d’un mètre et je savais conduire à la Daumont.

On allait au pas, sans chiens, pour ne pas s’éventer soi-même et on écoutait de toutes ses oreilles.

Tout à coup, au tournant d’un fourré, nous eûmes la sensation d’une présence humaine, d’une respiration haletante comme si quelqu’un retenait péniblement ses cris ou ses sanglots.

— Il y a un blessé par là ! fit mon père qui marchait enfin sur le sentier de la guerre.

— J’ai, en effet, entendu comme un gros soupir, murmurai-je très ému.

Il faisait un matin frais, avec un joli brouillard de septembre, derrière lequel s’épanouissait le soleil en rose d’or. Les parures de perles des grandes araignées des fougères scintillaient suspendues en nombreux fils aux festons des ronces et l’on devinait le secret des sources qui jasaient au plus épais du bois comme des lavandières se racontant des choses tout en tordant leur linge.

Mon père descendit de cheval et muni de sa solide cravache, se dirigea vers le fourré où il disparut pendant que je gardais nos deux montures. Au bout d’un moment, qui me sembla bien long, il m’appela d’un ton triomphant :

— Viens ici, François ! Tu vas voir une bête puante prise par la patte ! Ah ! c’est un spectacle intéressant, mon garçon ! Inutile de t’évanouir car il y a mieux à faire.

Je me sentais peu à l’aise. Quand mon père triomphait il n’y avait généralement pas de quoi ! J’attachai nos deux chevaux à une branche et j’allai voir, le cœur sur les lèvres, ce qui pouvait l’enthousiasmer à ce point.

Un grand diable d’homme, très mal peigné, le visage d’une couleur de brique, prêt à la congestion, était plié, tel un arbre cassé, jusqu’à terre, tenu à l’épaule par mon père qui le secouait ferme et si ce personnage étrange n’abandonnait pas cette humble posture n’ayant pas du tout l’air de convenir à son tempérament, c’est qu’il demeurait la jambe prise dans l’étau d’un piège à renard !

Le sang coulait sur le bas de son pantalon déjà très sale et très déchiré. Tout suant et tout soufflant, l’homme devait être là depuis un certain temps, n’osant pas remuer de peur de se faire pincer davantage et ne voulant pas crier pour des raisons faciles à démêler.

— Ah ! mon gaillard, dit mon père, de plus en plus rayonnant, voilà ce que c’est que le traquenard défendu sur les passages communaux. On s’y butte soi-même… et on y reste ! Je vais chercher les gendarmes et tu les attendras là, bien sagement. Une heure de plus ou de moins, ce n’est pas une affaire quand il s’agit de prison ! En outre, je vais te ficeler par en haut… j’ai justement du fouet sur moi.

L’homme était désarmé. Son fusil et son carnier, rempli de gibier de tous les poils, avaient roulé hors de sa portée, heureusement, mais il guettait, l’œil lumineux, l’occasion de les reprendre. Mon père lui saisit les coudes, qu’il tordit en arrière, et le ficela comme il le lui avait promis. Le prisonnier ne broncha pas. Il paraissait vieillir de minute en minute, malgré sa robuste jeunesse et il souffrait, sans phrases de circonstances.

— Papa, murmurai-je à voix basse, afin qu’on n’en soupçonna point le tremblement d’horreur, je garderai cet homme pendant que tu iras chercher les gendarmes. Je me charge de le tenir en respect mais, je t’en prie, dépêche-toi.

— Je compte sur toi, mon petit, et tu donneras un tour de corde si ce brigand-là essaye de tirer au renard… Dis donc ? Comment t’appelles-tu ? questionna mon père, s’adressant au patient en allumant une cigarette.

— Vous devez bien le savoir, gronda celui-ci en dévisageant son bourreau avec une étonnante crânerie, puisqu’on raconte que c’est vous qui m’avez fait !…

— Ah ! oui… l’histoire de la femme de chambre renvoyée, répliqua mon père sans cesser de rayonner, c’est une prétention bien ridicule et je ne suis pas fâché d’en finir avec les histoires ridicules…

Il lui tourna le dos, nous planta là pour aller enfourcher le Pacha et s’éloigner aux grandes foulées d’un galop furibond.

— Monsieur, demandai-je d’un ton aussi calme que me le permettait mon intérieur bouleversement moral, voulez-vous que je vous mette une compresse d’arnica ?

L’homme remua un peu sa jambe meurtrie entre les crocs d’acier et se soulagea en rugissements :

— Crapaud blanc, chat écorché toi-même, pourriture de noble, qui te demande ton avis ! Quand on est coincé par sa faute, on ne souffre pas ! On souffre qu’autant qu’on veut ! Aussi vrai que tu es mon demi-frère, ne t’approche pas, ou je te casse le museau, oui, ton museau pâle de belette malade !

Et il me défila une telle quantité de jurons, si parfaitement curieux et si variés, jusqu’à en imiter ceux de mon père, que cela me rendit mes esprits :

— Crapaud rouge, répliquai-je dignement, vous vous trompez. Je suis moins laid que vous et vous n’êtes pas mon frère à cause de ça. Cependant, vous êtes mon parent du côté de Jésus-Christ, et c’est une raison pour que je vous rende la liberté.

— Me délivrer, hurla l’homme écumant il ne manquerait plus que cette honte ! Laisse-moi tranquille, crapaud blanc, vermine de bois de lit de marquise, chouchou de sacristie ! Tu as bien trop peur de ton papa pour oser ce travail-là et tu n’es pas assez fort, chenille de salon, sale petit furet buveur du sang des pauvres… D’ailleurs, ce piège à souris pour un lascar de ma trempe, ce n’est rien, moins que rien, et si je ne craignais pas de le détériorer, je m’arracherais le pied de ses dents… mais il faudrait tout arracher avec ! Je connais l’engin, c’est moi qui l’ai fabriqué.

Alors, je sortis mon canif d’un étui d’argent que ma mère m’avait offert pour l’anniversaire de ma naissance, et je coupai les ficelles, car on n’aurait pas eu le temps de dénouer les nœuds compliqués de mon père.

— Pour un petit garenne maigre, c’est proprement exécuté, s’écria l’homme qui paraissait vouloir me mordre, mais va me chercher mon fusil… après ça, nous verrons !

— On ne rend pas les armes au prisonnier ! dis-je en ramassant le fusil et d’une pesée de la crosse je fis s’ouvrir le piège. L’homme était libre. D’un bond, sans plus se soucier de la cruelle blessure de sa jambe, il se jeta sur moi et il y eut une lutte féroce entre le petit lapin maigre et le grand lièvre roux. Naturellement, le petit lapin maigre se trouva tout de suite en état d’infériorité et mis en joue.

— Oh ! dis-je en regardant très sévèrement le braconnier, c’est bien à présent que je sais que vous n’êtes pas mon frère puisque vous allez tuer celui qui vous sauve.

— Crapaud blanc, grogna-t-il en abaissant piteusement son arme, tu as raison… comme une grenouille !… Mais je te dois tout de même une fière chandelle. Oui, je vais fiche le camp avec les honneurs de la guerre, c’est-à-dire mon carnier plein de bon gibier… et mon fusil pour en tuer d’autre, moins maigre que toi ! Cependant, il faut que je te ficelle à mon tour, tu comprends ? Tu auras l’air d’un petit idiot qui a dû céder au plus fort, comme de juste, et tu t’arrangeras avec monsieur notre papa que le diable emporte ! Vois-tu, quand on ne sait pas faire le poil à son aîné, on reste à sa place et ta place c’était de ne pas enfreindre la consigne.

Il me ficela en serrant consciencieusement la corde et en accompagnant cette cérémonie de mauvais compliments qui ne me troublaient plus du tout, tellement j’avais envie de rire.

— Ah ! cette grenouille, ce raton mort né, ce coq sans crête, ce choucas hors coquille ! Ce serait plaisir de le faire cuire à la brochette pour le manger poudré de sel fin ! Tu ne seras jamais bon pour le service, toi, et tu tourneras les pages de la romance aux sacrées pintades qui gloussent dans les salons de madame ta mère ! Gibier de cabinet de toilette, va !… Enfin, quoi, tout le monde ne peut pas avoir mon râble de sanglier, n’est-ce pas, et la hure assortie !…

Il eut la bonté d’âme de m’appuyer la nuque sur le piège ouvert pour que sa mise en scène eût un aspect plus nature.

— Là, ne bougeons plus !… ou c’est la guillotine comme du temps de nos anciens ! Notre cher père va en voir trente-six chandelles, au respect du cierge que je te dois, lui et ses gendarmes ! Allons, bien le bonjour, adieu, mon petit crapaud blanc… Je te fiche mon billet qu’on ne chassera plus sur les mêmes terres, nous deux !

Et il partit, traînant la jambe, son fusil, son carnier tout hérissé de touffes de poils…

Une heure s’écoula comme en un rêve. J’écoutais, j’entendais vaguement la rumeur du bois, les confidences des sources, le vol furtif d’un oiseau, les coups de sabot de mon poney qui s’impatientait à cause des mouches. J’avais des fourmis. Je n’osais pas remuer la tête…

Lorsque je perçus, de nouveau, le galop furibond du Pacha, je crus plus prudent de m’évanouir pour éviter toute explication.