La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Chapitre 8

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 40-44).


CHAPITRE VIII


QUALITÉS MARITIMES DES NORMANDS


Ce peuple de fermiers-marins, adonnés au commerce et aux expéditions lointaines, déploya des qualités nautiques extraordinaires et excella dans les constructions navales. On peut l’affirmer, non plus d’après les textes seulement, mais d’après des documents matériels. On a retrouvé, en effet, en Norvège, des navires de l’époque des Vikings, enfouis dans la vase ou dans les sables. Les Vikings tombés au combat étaient parfois enterrés dans leurs navires. Ce sont peut-être quelques cercueils glorieux qu’on a retrouvé à plusieurs exemplaires, fort bien conservés dans leur gangue[1].

Les qualités de ces navires ont été célébrées par les marins de notre époque et leur témoignage illustrera leur perfection.

F. Nansen [24] a écrit que « les Norvégiens furent les premiers dans l’histoire à abandonner la navigation le long des côtes, générale jusqu’alors… Le type de bateaux qu’ils créèrent au début, peut-être avant notre ère, était encore en usage il y a peu d’années dans tout le nord de la Norvège…, la perfection et la finesse des formes et des lignes étaient remarquables, on peut en juger par les trois bateaux de Nydam ».

Bruun [4] : « Les Normands étaient d’excellents marins qui n’étaient pas étonnés de naviguer à travers les glaces. Leurs petits bateaux, très bien aménagés, les aidaient beaucoup. »

M. Hovgaard a fait une longue étude sur la question et admire ces navires autant que leurs équipages [16]. Son témoignage est d’autant plus précieux qu’il est un expert en technique de construction navale. La plus grande partie des renseignements qui suivent sont tirés de son ouvrage.

Si les Normands n’étaient pas parfaitement outillés pour la navigation hauturière, du fait de la fragilité de leurs navires, ils l’étaient remarquablement pour la navigation côtière. Leurs bateaux à faible tirant d’eau pouvaient approcher des rives à la rame, même sur les hauts fonds.

S’ils n’hésitaient pas à se lancer en pleine mer à certains moments, les qualités de leurs navires et leur commerce même devaient les pousser surtout dans les pays nouveaux, comme ceux dont nous aurons à nous occuper, à suivre les côtes de caps en caps, de baies en baies.

Les navires de commerce étaient plus robustes, plus hauts sur bords que les navires de guerre. Ils pouvaient atteindre une longueur de 30 mètres. Le navire de Gokstad[2], quoique construit. comme un navire de guerre, est assez semblable aux cargos avec un tonnage de 40 tonnes environ.

Ces cargos étaient pointus et relevés aux deux extrémités, l’avant ressemblait à l’arrière[3]. Ces deux extrémités seules étaient pontées. Une passerelle reliait parfois les gaillards d’avant et d’arrière, par dessus la cale aux marchandises entassées dans la partie basse.

La similitude de l’avant et de l’arrière explique le double sens du mot « stavn », qu’on trouve fréquemment dans les textes, et qui désigne indistinctement l’une des extrémités du navire. À l’usage, il faut un préfixe « for » ou « bak » pour déterminer s’il s’agit de la proue ou de la poupe.

Les navires de guerre marchaient en général à la rame ; mais les « knôrr », les cargos, utilisaient plutôt la voile. Ils n’avaient qu’un mât placé au milieu de la longueur. Ce mât portait une vergue qui soutenait une grande voile carrée. « Cette disposition, d’après l’amiral Le Bris, permettait de naviguer aisément dans les environs du vent arrière et à l’occasion avec le vent de travers. De tels navires ne devaient pas être très aptes à serrer le vent ou à louvoyer, mais ils pouvaient toutefois, malgré la dérive ; faire de la route avec le vent de travers. Ils devaient profiter autant que possible des circonstances de vent favorable pour effectuer leurs traversées. » C’est exactement l’avis de M. Hovgaard.

Il y avait un seul gouvernail, à tribord, fait d’une forte pale, passée dans un anneau ou un collier fixé au bordage, sur le côté droit en regardant l’avant, d’où le nom de « stjornbordi » (styrbord en danois, starboard en anglais), donné au côté tribord, tandis que l’autre s’appelait « bakbordi », le côté auquel l’homme de barre tournait le dos.

Les côtes étaient maintenues par des rivets de bronze ou de fer et le bordage était calfaté. L’ancre n’était souvent qu’une pierre ou une caisse remplie de pierres. La voile était de chanvre ou de lin, parfois de cuir et garnie de ris.

Malgré leurs dimensions qui nous semblent si faibles, en proportion de nos énormes navires actuels, ces cargos pouvaient transporter un personnel normal de 12 à 20 hommes et un matériel relativement important. Nous verrons Karlsieni partir, avec, en plus de ses 40 hommes, des vivres, des matériaux de construction, du bétail et même une pacotille d’échange.

L’équipage vivait généralement à bord sous des tentes dressées sur des piquets qui rappelaient les poutres de pignons des maisons, d’où leur nom « vindskeidar ». Ces tentes abritaient aussi l’équipage quand il descendait à terre, ce qui était fréquent en cours de croisière. Ce sont peut-être ces piquets de tente qu’on appelait des « husanostra ». On verra que Karlsfeni vendit les siens en Norvège, à son retour du Vinland. À bord, ces tentes étaient placées à côté ou sur les marchandises.

On ne faisait point de cuisine en mer. L’équipage, et éventuellement les passagers se nourrissaient de beurre, de fromage, de poisson sec et de pain. La question de l’eau devait être importante, par suite de l’exiguité des endroits où les tonneaux pouvaient être logés à l’abri des embruns.

Le navire traînait généralement un canot « eptirbatr », qui permettait de descendre à terre et même de faire de petits voyages de découverte. Parfois, un second canot plus petit était hissé sur les marchandises, pendant qu’on faisait la route. Les navires normands, quoique ayant une tenue remarquable en mer relativement houleuse, où leur forme et leur légèreté leur permettaient de s’élever sur la lame, ne pouvaient guère résister au gros temps. Ils chassaient devant le vent, ce qui explique suffisamment les aventures de marins entraînés au loin par la tempête. Il faut bien ajouter aussi que la mer se vengeait de l’audace de ces intrépides marins. Il est souvent question dans les Sagas de gens perdus en mer. La flotte qui accompagna Eirik le Rouge, d’Islande au Groenland, comprenait 25 navires au départ et seulement 14 à l’arrivée au Groenland. Quelques-uns étaient d’ailleurs revenus en arrière.

L’audace des survivants n’en était pas atteinte et pour les aventures les plus osées, on trouvait toujours des volontaires, Si l’on veut bien imaginer ce que représente encore à notre époque la traversée de l’Atlantique nord par nos Terre-Neuvas avec des moyens de tous genres infiniment supérieurs, on peut juger le courage ou fatalisme inconscient de ces Normands pour se lancer à l’aventure sur ces mers mauvaises aux noms sinistres : mare congelatum, mare tenebrosum, etc…

On ne peut guère leur comparer que les Polynésiens, qui eux aussi affrontaient de grandes traversées d’océan avec des moyens relativement faibles et primitifs.

Les distances franchies par les Normands en haute mer étaient considérables pour l’époque. Le trajet de Norvège en Islande (2 000 milles) était coutumier [16]. Les Sagas nous relatent à plusieurs reprises des traversées sans escales du Groenland en Norvège ou inversement, ce qui représente une distance de près de 50 degrés.

Ceci nous amène à la façon dont les Normands étalonnaient les distances. Dans la Saga, on trouve le plus souvent une mesure, le « doegr »[4], sur laquelle nous aurons à revenir. On ne sait exactement sa valeur et c’est le sujet d’innombrables discussions. Vraisemblablement, ces marins primitifs devaient compter par journées de mer. On retrouve d’ailleurs le terme dans le Flatey Bok, dans le chapitre « Bjarni part à la recherche du Groenland » (page 55).

La distance parcourue à la voile ou à la rame en une journée est fort sujette à variation. M. Hovgaard a pu étalonner un certain nombre de trajets maritimes du temps des Normands et il arrive à une moyenne qui, par jour, correspond à 85 milles. Il estime qu’une moyenne de 75 milles pour un « doegr » compté en douze heures de trajet, ou 150 pour le « doegr » de vingt-quatre heures, est raisonnable. Il considère en tous cas qu’il ne faut pas prendre ce terme pour une mesure rigoureusement exacte.


  1. Anthiaume, Le navire, p. 10 : En 1880, un drakar fut découvert dans un tertre funéraire à Gokstad, à l’entrée de la baie de Christiania. Suivant la coutume, le chef avait été enterré dans son navire non ponté. Trente-deux rameurs, seize de chaque côté, pouvaient y trouver place. Il mesurait :
    23 m. 80 de long,
    5 m. 10 de large,
    1 m. 50 de profondeur.

    Les rames avaient 5 m. 50.

    L’équipage pouvait être de soixante à soixante-dix hommes, trente-deux boucliers ronds de 6 m. 94 de diamètre, rangés sur le plat bord, protégeaient les combattants.

  2. Voir la planche II.
  3. Partout et toujours, dit Joseph Strutt (1749-1802), Norman Antiquities, les vaisseaux normands sont semblables par l’avant et par l’arrière. La proue et la poupe avaient en effet même largeur à la flottaison, c’est-à-dire que le navire avançait aussi facilement par l’arrière que par l’avant.
  4. Doegr dag : jour.