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La Démocratie autoritaire aux États-Unis/01

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La Démocratie autoritaire aux États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 792-825).
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LA
DEMOCRATIE AUTORITAIRE
AUX ETATS-UNIS

LA JEUNESSE ET LA VIE MILITAIRE D’ANDRÉ JACKSON.

I. J. Parton, Life of a Jackson. Boston, 1876. — II. W.-G. Sumner. Andrew Jackson as a public man. Boston, 1883.

La présidence du général Jackson a marqué une époque dans l’histoire des États-Unis : il a imprimé une direction nouvelle à la politique de son pays : il a exercé sur les mœurs publiques une influence funeste qui dure encore. Parmi les plus illustres de ses concitoyens, nul peut-être n’a égalé sa prodigieuse popularité : dans tous les états de l’Union, des villes ou des comtés ont reçu son nom ; la maison dans laquelle il a vécu, rachetée à ses héritiers, est devenue la propriété de la nation ; le congrès lui a fait ériger une statue équestre sur une des places de Washington bien avant que le même hommage ait été rendu au fondateur de l’indépendance et de la liberté américaines, et lorsqu’un des écrivains les plus distingués des États-Unis, M. Parton, a voulu raconter son histoire, il a consacré à la recherche des sources d’information, à l’analysa des documens originaux, à l’examen des témoignages contemporains qu’il a soigneusement recueillis cette patriotique sollicitude et cette scrupuleuse préoccupation de la vérité qu’ont portées les maîtres de la science historique dans l’étude de la vie des grands politiques et des grands capitaines.

Un jeune et brillant écrivain français[1] parcourant, il y a dix-huit ans, l’Amérique, s’étonnait que les événemens eussent fait à « cette grossière et grotesque figure » une si grande place dans l’histoire. Nous ne partageons ni son dédain, ni sa surprise. Les sociétés démocratiques subissent plus que toutes les autres cet entraînement que Thomas Carlyle a décrit sous le nom de Hero-worship et dont il a fait une loi universelle de l’humanité. La démocratie veut avoir ses héros : elle les fait à sa mesure et à son image. Prompte à se laisser séduire par les triomphes de la force ou par les sonorités de la parole, elle n’exige de ses élus ni les dons du génie, ni les délicatesses de la conscience, ni l’intégrité du caractère ; mais elle veut par-dessus tout, comme son ancêtre le vieux Démos, des serviteurs dociles de ses mobiles volontés ; elle cherche à retrouver en eux le reflet de ses propres instincts, ou plutôt c’est elle-même avec ses passions et ses rancunes qu’elle acclame et qu’elle prétend couronner dans leur personne. A ceux qu’elle a choisis de la sorte elle ne marchande ni les faveurs, ni la puissance. « Qu’on le fasse César ! » ce cri de la foule romaine qu’a recueilli le génie de Shakspeare n’a pas cessé de retentir à travers les siècles, et l’Amérique l’a entendu à certains jours de son histoire comme l’Europe contemporaine.

Mal étrange et redoutable auquel les nations modernes ne sauraient opposer d’autre remède que le développement croissant de la liberté dans les institutions et dans les mœurs ! Il y va de leur avenir et de leur honneur : car si la démocratie libre est la plus noble forme du gouvernement des sociétés humaines, il n’en est pas de plus méprisable que la démocratie asservie.


I

Au commencement du XVIIe siècle, Jacques Ier envoya dans le nord de l’Irlande une colonie d’Écossais presbytériens pour repeupler les parties de la province d’Ulster dévastées par la guerre et confisquées au profit de la couronne d’Angleterre. Les nouveau-venus prirent racine dans le pays et s’y confondirent peu à peu avec les débris de l’ancienne population indigène. De cette fusion sortit une race d’une originalité singulière en qui l’impétueuse ardeur du caractère irlandais s’unit à la rude énergie, à l’esprit pratique, processif et obstiné de la nation écossaise. Cette race laborieuse et forte fournit un ample contingent à l’émigration du Nouveaux-Monde et donna aux États-Unis plus d’un homme illustre. C’est à elle qu’ont appartenu Calhoun, le grand orateur du Sud et le doctrinaire de l’esclavage, le président Polk, le célèbre journaliste Horace Greeley, et celui de tous qui en a conservé le plus profondément l’empreinte, le général André Jackson.

Le grand-père de ce dernier était un modeste marchand drapier de la petite ville de Carrickfergus, située à neuf milles de Belfast. En 1765, le plus jeune de ses quatre fils, émigra en Amérique avec sa femme, Élisabeth Hutchinson, qui appartenait à une pauvre famille de cultivateurs des environs. Ils débarquèrent à Charleston et se rendirent, à 160 milles au nord de cette ville dans un settlement où s’étaient déjà fixés un grand nombre de leurs compatriotes et qu’avait occupé précédemment la tribu indienne des Waxhaws. C’était une région fertile, située sur la frontière des deux Varolines, arrosée par la rivière la Catawba, et formant une sorte d’oasis au milieu des sombres forêts de pins dont ce pays était couvert. André Jackson et sa femme y vécurent pendant deux ans de la vie des pionniers américains, habitant une cabane formée de troncs d’arbres à peine équarris, défrichant la forêt, et cherchant à conquérir par le fer et le feu un sol rebelle et sauvage. La fièvre des bois interrompait souvent ces rudes labeurs : affaibli par les fatigues et les privations, le pauvre émigrant de Carrickfergus ressentit les atteintes du mal et y succomba. Sa femme restait veuve avec deux enfans et dans un état de grossesse avancée. Quelques jours après la mort de son mari, le 15 mars 1767, elle donna le jour. dans un misérable log-house où elle avait été recueillie, à un ; fils qui reçut, comme son père, le prénom d’André.

Le futur président des États-Unis passa les premières années de son enfance dans le settlement où il était né, chez un oncle qui possédait quelque aisance. Sa mère, qui, dans ses rêves d’ambition, aspirait à faire de lui un ministre presbytérien, l’envoya à l’école voisine. la somme de connaissances qu’il y acquit fut assez médiocre ; il apprit tout juste à lire, à écrire et à compter ; et son orthographe resta toujours d’une remarquable incorrection. Il excellait dans les exercices du corps : mais il passait pour un écolier sauvage, turbulent, d’une humeur emportée et d’un caractère intraitable.

Les événemens ne tardèrent pas d’ailleurs à interrompre son éducation et à troubler profondément sa vie. Il avait neuf ans lorsque fut signée la déclaration d’indépendance des États-Unis : quatre ans plus tard, il voyait les troupes anglaises envahir le pays qu’habitait sa famille et saccager le modeste, logis, de sa mère. Mme Jackson fut forcée de s’enfuir précipitamment avec son beau-frère et ses enfans pour chercher un asile à quelques milles de là. À cette époque, son fils aîné Hugues, qui s’était engagé et qui avait pris part aux premiers combats de. l’indépendance, venait de mourir des suites de ses fatigues. André, qui avait à peine quatorze ans, et son frère Robert, un peu plus âgé que lui, se joignirent à des bandes de partisans qui tenaient la campagne contre les troupes anglaises. Ils furent rencontrés et pris par une colonne de dragons, un officier brutal ordonna à André de nettoyer ses bottes : l’enfant refusa fièrement et demanda à être traité en prisonnier de guerre. Sa réponse lui valut un coup de sabre, dont il porta toute sa vie la cicatrice. « Je suis sûr qu’il s’en sera souvenu à la Nouvelle-Orléans, » disait un de ses parens à son historien M. Parton. Son frère eut à subir les mêmes violences : tous deux furent emmenés à 40 milles du lieu où ils avaient été trouvés, dans la ville de Camden, où étaient réunis de nombreux prisonniers. On les jeta dans un obscur et étroit cachot, sans lits, sans secours médicaux, sans autre nourriture qu’une ration de pain insuffisante. La petite vérole sévissait au milieu de cette agglomération, et les deux frères ne tardèrent pas à éprouver les effets de la contagion. Ils étaient à peine hors de danger lorsque leur mère, qui les avait rejoints, parvint, à force de démarches, à les faire comprendre dans un échange de prisonniers. La courageuse femme ramena ses deux fils épuisés par les fatigues et la maladie, couverts de vêtemens en lambeaux et montés sur deux chevaux qu’ils avaient à peine la force de conduire. Ils furent surpris au milieu de La route par une pluie torrentielle et glaciale. Deux jours après, Robert était mort ; André avait le délire et une fièvre ardente ; mais la vigueur de sa constitution et les soins de sa mère le sauvèrent.

Il venait d’entrer en convalescence lorsque Mrs Jackson fut appelée à Charleston par des parens prisonniers sur les pontons qui réclamaient sa présence et ses soins. Elle quitta le chevet de son enfant malade pour ne plus le revoir. Les épreuves qu’elle avait supportées d’un cœur si ferme avaient surpassé ses forces ; en revenant de Charleston, elle fut obligée de s’arrêter chez un de ses cousins et elle y mourut avant que la nouvelle de sa maladie fût parvenue à son fils.

André Jackson avait alors quinze ans : il restait orphelin, sans asile et sans ressources. Tous ceux qu’il avait aimés lui avaient été presque en même temps enlevés, et le souvenir de ces premières douleurs devait rester attaché d’une manière ineffaçable, dans son âme de patriote, à la mémoire des luttes et de la conquête de l’indépendance de son pays.

Dès que ses forces le lui permirent, il alla demeurer chez un de ses cousins, sellier de son état, et y travailla quelque temps avec lui. Mais il ne tarda pas à renoncer à ce travail manuel, et il retourna au lieu où s’était écoulée sa première enfance pour y diriger une petite école. Son instruction personnelle était trop bornée pour qu’il pût espérer de grands succès dans la carrière de l’enseignement. Cependant il y gagna quelque argent, et ces modestes économies lui permirent de se livrer à l’étude pratique du droit.

La paix venait d’être conclue avec l’Angleterre et l’indépendance des États-Unis était irrévocablement conquise. Les légistes américains avaient joué un grand rôle dans la période de luttes qui venait de se terminer ; ils allaient en remplir un plus considérable encore dans la pratique et le développement des institutions nouvelles. Accoutumés par l’étude des lois à remonter aux principes du gouvernement, préparés par le respect des précédens qui forment la base de la jurisprudence anglaise à maintenir l’esprit de tradition contre les entraînemens populaires, également propres, à raison de leurs habitudes de discussion publique et d’obéissance à la chose jugée, apprendre part à la confection des lois et à en assurer l’exécution, ils devaient former la classe politique supérieure et, comme l’a dit Tocqueville, l’aristocratie véritable de la république des États-Unis. Cette prédominance nécessaire des hommes de loi dans la démocratie américaine frappait déjà tous les esprits clairvoyans, et de toutes parts de jeunes ambitions se sentaient attirées vers une profession qui semblait de voir ouvrir à la fois à des hommes laborieux et actifs le chemin de la fortune et l’accès de la vie publique. Ce fut dans ces dispositions que Jackson se rendit à Salisbury, petite ville de la Caroline du Nord et qu’il entra dans l’étude d’un solicitor nommé Spruce Mac Cay, chez lequel il resta deux ans. L’exiguïté de ses ressources et les lacunes de son éducation antérieure ne lui permettaient pas de se livrer à des études théoriques de jurisprudence, mais il acquit l’expérience des affaires et les notions pratiques de procédure indispensables à l’exercice de la profession d’avocat, et il obtint, en 1787, l’autorisation d’exercer cette profession auprès des cours de la Caroline du nord.

C’était alors un grand jeune homme de vingt ans, d’une taille élevée et assez élégante ; une épaisse chevelure d’un blond ardent encadrait sa longue et maigre figure aux traits irréguliers mais expressifs ; ses yeux bleus au regard fixe et perçant révélaient la pénétration de son intelligence, la violence de son caractère et pardessus tout l’indomptable énergie de sa volonté. C’était un excellent cavalier, un habile tireur, un amateur passionné de courses de chevaux et de combats de coqs, assez disposé à abandonner pour les séductions et les périls de la vie aventureuse de la frontière la laborieuse et monotone existence de l’étude du solicitor.


II

La destinée du jeune légiste de Salisbury allait bientôt lui ouvrir une carrière nouvelle merveilleusement appropriée à son humeur aventureuse et à sa rude énergie. La nation américaine, à peine sortie des épreuves de son affranchissement, commençait à briser le cercle étroit de ses premières frontières, et cédait à ce grand mouvement d’expansion dans la direction de l’Ouest qui ne devait trouver son terme que sur les bords de l’Océan-Pacifique. De hardis pionniers, attirés par les récits d’Indiens vagabonds vers des régions inexplorées, défrichaient les immenses forêts qui couvraient le sol, chassaient les animaux sauvages qui peuplaient ces vastes solitudes, cultivaient cette terre dont ils étaient les premiers maîtres, y groupaient des cabanes qui formaient le noyau d’un village et bientôt d’une ville. Les Indiens disparaissaient peu à peu, refoulés par la race conquérante, et la civilisation américaine prenait possession d’un nouveau territoire. Telle était alors la condition de cette région comprise entre la chaîne des Alleghanys et le Mississipi qui forme aujourd’hui l’état de Tennessee et qui, dans la jeunesse de Jackson, dépendait encore de la Caroline du nord. Quelques milliers de settlers y étaient déjà fixés, et le patron de Jackson, Spruce Mac Gay, venait d’y être attaché à la première cour de justice dont le siège devait être à Jonesboro. Un autre homme de loi de Salisbury, John Mac Nairy, fut nommé juge de la cour suprême pour le district occidental du Tennessee et offrit à Jackson de remplir dans ce district les fonctions de public prosecutor. C’était un emploi assez pu enviable et qui n’était pas sans périls au milieu de ces rudes populations, et dans un pays sauvage éloigné d’environ cinq cents milles des parties populeuses de la Caroline du nord. Mais Jackson n’était pas homme à s’émouvoir de ces périls et il partit gaiement à cheval pour cette lointaine destination, en compagnie du nouveau juge, de son greffier et de quelques jeunes avocats. La petite caravane traversa cette région montagneuse dont la solitude n’était interrompue de temps à autre que par le passage de quelques familles d’émigrans qui partaient, le fusil et la pioche sur l’épaule, à la recherche de la fortune. Elle s’arrêta quelques semaines à Jonesboro qui était alors la principale ville du Tennessee oriental, et y attendit une escorte qui devait la conduire par une, route récemment ouverte à la future capitale de l’état, Nashville. Elle, arriva dans cette dernière ville à la fin d’octobre 1788 au moment où venait d’être ratifiée la constitution des États-Unis et où allaient être nommés les électeurs chargés de procéder à la première élection présidentielle.

Le pays qu’allait habiter Jackson était une riante et riche contrée dominée par des collines boisées et traversée par le cours sinueux d’un des affluens de l’Ohio, le Cumberland. La vallée du Cumberland était alors l’un des avant-postes de la civilisation : les Indiens y faisaient de fréquentes incursions et y menaçaient sans cesse la sécurité de la population émigrante encore peu nombreuse ; les émigrans eux-mêmes semblaient avoir, au milieu des dangers de cette aventureuse existence, contracté les mœurs violentes de la vie sauvage : les querelles, les attaques à main armée, les disputes pour la possession du sol étaient incessantes et rendaient fort laborieuse la tâche des tribunaux improvisés à la hâte dans chacune des agglomérations de log~houses qu’on décorait du nom de villes.

Jackson, qui cumulait, suivant la coutume anglo-saxonne, les fonctions d’accusateur public et celles d’avocat, se créa rapidement une clientèle assez nombreuse. À son arrivée, le Tennessee occidental ne possédait qu’un avocat qui était le défenseur attitré des débiteurs insolvables ou récalcitrans. Le nouveau-venu se fit l’avocat des créanciers, et il dirigea les poursuites dont il était chargé avec une âpreté et une vigueur qui lui valurent de véritables succès.

Les avocats exerçaient d’ordinaire dans toutes les cours de justice du territoire. Ce rôle actif d’avocat-pionnier, comme l’a fort heureusement nommé M. Parton, convenait singulièrement à Jackson. Il parcourait sans cesse de l’est à l’ouest les montagnes et les régions désertes du Tennessee. Tantôt il faisait route avec une caravane d’hommes de loi et de cliens qui se rendaient aux sessions de quelque cour éloignée ; tantôt il profitait de l’escorte qui accompagnait une troupe d’émigrans ; tantôt enfin il voyageait seul, le rifle au poing, campant dans les bois, couchant enveloppé dans son manteau au pied d’un arbre, évitant d’allumer du feu, quelle que fût la rigueur de la saison, dans la crainte d’attirer l’attention des Indiens qui parcouraient le pays. Peu à peu cependant l’accroissement du nombre des émigrans et le succès de quelques expéditions dirigées contre les tribus indiennes eurent pour effet de refouler ces dernières vers le désert. Les communications devinrent plus libres, la sécurité commença à régner dans la vallée du Cumberland, et la prospérité de cette riche contrée prit un rapide essor.

La fortune de Jackson suivit celle du pays. Le numéraire était rare dans ces lointaines régions et les objets d’utilité commune y servaient de moyen d’échange. On y donnait en paiement des chevaux, des bestiaux, des haches, des outils, des clochettes pour le bétail : mais les concessions de terre, dont le prix ne dépassait pas alors un demi-dollar par acre[2], étaient devenues une véritable monnaie courante. Jackson en reçut une quantité considérable à titre d’honoraires ; il en acheta, en revendit et en échangea à des conditions avantageuses, et lorsqu’en 1796 le Tennessee fut admis dans l’Union, il était un des principaux propriétaires fonciers de cet état.

D’autres liens l’avaient à cette époque définitivement attaché à ce pays. Lorsqu’à son arrivée à Nashville, il avait eu à faire choix d’un logement, il avait pris pension chez une dame Donelson, veuve d’un des plus hardis pionniers de la contrée, qui avait, quelques années auparavant, trouvé la mort dans une embuscade d’Indiens. Mrs Donelson vivait avec sa fille, mariée à un habitant du Kentucky, nommé Louis Robarts. Cette dernière était une jeune femme vive, alerte, enjouée et accoutumée dans son enfance à suivre son père à cheval au travers des montagnes du Tennessee ou à manier le gouvernail lorsqu’il descendait le cours du Cumberland pour diriger quelque expédition contre les Indiens. Jackson se plaisait dans la société de sa jeune hôtesse, et quoique leurs relations eussent conservé un caractère irréprochable, si l’on s’en rapporte au témoignage digne de foi du juge Overton, alors pensionnaire de Mrs Donelson, elles éveillèrent la jalousie de l’ombrageux Kentuckien. Il partit pour son pays après une scène violente et donna bientôt à sa femme l’ordre de l’y rejoindre. Celle-ci manifesta une véritable terreur à l’appel de son mari et, au lieu d’y répondre, elle alla s’embarquer sur le Mississipi pour demander un asile à des amis qui habitaient Natchez. Elle se fit accompagner dans ce long et pénible trajet par un vieux colonel, ami de sa famille, et par Jackson, qui devait protéger les voyageurs contre les attaques des Indiens. Ce dernier revint aussitôt à Nashville, se montrant fort contrarié d’un incident qui défrayait toutes les conversations, et manifestant le regret d’avoir involontairement compromis une jeune femme pour laquelle il professait autant d’estime que d’affection. Le bruit sa répandit peu de temps après que la législature, de l’état de Virginie, dont le Kentucky faisait alors partie, avait prononcé le divorce des époux Robarts. Les habitans du Tennessee, peu familiers avec la législation et la jurisprudence des états voisins, ignoraient que, d’après les lois de la Virginie, la décision par laquelle la législature accueillait une demande de divorce n’avait qu’un caractère préparatoire et subordonnait la dissolution définitive du mariage à la vérification par une cour de justice des faits allégués par l’époux demandeur. On tint donc pour une sentence pure et simple de divorce la décision qui accueillait la demande de Louis Robarts à la charge par lui de faire la preuve légale de l’infidélité dont il accusait sa femme. Jackson, qui, en sa qualité de légiste, aurait dû se montrer plus éclairé ou plus circonspect, partagea l’erreur commune ; il se rendit sans autre vérification à Natchez, demanda la main de Rachel Donelson, « épouse divorcée de Louis Robarts, » l’épousa dans l’été de 1791 et la ramena à Nashville sans que personne songeât à mettre en doute la régularité de leur union. On fut fort étonné d’apprendre, plus de deux ans après ces événemens, que Louis Robarts s’était présenté, le 27 septembre 1793, devant la cour de justice du comté de Mercer, qu’il avait offert de prouver que sa femme l’avait abandonné pour vivre avec l’attorney at law André Jackson, que le jury avait déclaré les faits constans et que la dissolution du mariage avait été en conséquence définitivement prononcée. Le juge Overton, qui reçut le premier cette nouvelle, en fit aussitôt part à son ami, mais il eut grand’peine à le décider à faire régulariser une union que la bonne foi des parties ne suffisait pas à légitimer. Jackson se rendit cependant à ses représentations et consentit, au mois de février 1794, à la célébration d’un nouveau mariage.

Ce fut une des plus pénibles épreuves de sa vie. Le tendre et profond attachement qu’il conserva toujours pour sa femme lui rendait particulièrement odieuses les allusions outrageantes à ces incidens auxquelles se livrèrent souvent ses ennemis. Dans la lutte de 1828 pour l’élection présidentielle, les journaux qui combattaient sa candidature représentèrent sous un jour odieux les circonstances de son mariage, et la polémique qui s’engagea à ce sujet fut empreinte de cette impitoyable grossièreté que portent les Américains dans la discussion de la vie privée aussi bien que de la conduite politique de leurs hommes d’état. Ce fut alors qu’il invoqua le témoignage respecté de son vieil ami Overton et qu’il obtint de lui la publication du récit auquel nous avons emprunté les détails qui précèdent.

Sa considération et son influence sur ses concitoyens n’en reçurent d’ailleurs aucune atteinte, et en 1796, il fut le premier représentant envoyé au congrès des États-Unis par l’état de Tennessee. Au début de la session, Washington, qui touchait au terme de sa présidence, prononça un discours d’adieux empreint d’une patriotique et religieuse émotion, dans lequel, avant de quitter le pouvoir, il appelait les bénédictions divines sur l’indépendance et les libertés de son pays. Une adresse en réponse à ce discours fut votée par le congrès : douze membres seulement refusèrent de s’associer à ce témoignage de la reconnaissance nationale et répudièrent ainsi avec éclat les doctrines et la politique du glorieux fondateur de la république américaine. Le nom alors obscur du représentant du Tennessee figure dans cette minorité. Ce fut le premier acte de sa vie publique.

L’année suivante, Jackson siégeait au sénat des États-Unis. En 1798, il donna sa démission et fut appelé par le vote de la législature de son état aux fonctions de juge à la cour suprême, les plus élevées après celles de gouverneur. Il les exerça pendant six ans, allant successivement, suivant l’usage, tenir ses assises dans les divers districts. Le souvenir de ses décisions judiciaires ne paraît pas s’être conservé, mais il eut l’occasion de déployer, dans des circonstances qui sont demeurées légendaires, la rare énergie qui fut toujours le trait dominant de son caractère. Dans une petite ville où il siégeait, on l’avertit que des propos injurieux pour la cour venaient d’être tenus par un plaideur mécontent, dont la stature herculéenne, la violence et les armes qu’il brandissait inspiraient à la population une véritable terreur. Jackson donna l’ordre de l’arrêter, mais l’intimidation était si grande que ni le shérif, ni les hommes qui l’accompagnaient ne parvinrent à s’emparer de ce dangereux personnage. Le juge descendit alors tranquillement de son siège ; il marcha, le pistolet au poing, sur le rebelle et lui imposa tellement par son air résolu, son sang-froid et son accent d’autorité qu’il l’obligea à déposer ses pistolets et son bowie-knife et à se rendre en prison sans résistance.

En 1804, Jackson dut abandonner ses fonctions judiciaires et se retirer pour un temps de la vie publique afin de se consacrer exclusivement à ses intérêts privés. Nous avons dit que, pendant les dix années qu’il avait passées au barreau, il avait acquis une des fortunes les plus considérables du pays. En 1798, il ne possédait pas moins de 50,000 acres de terre, et, depuis son arrivée à Nashville, le sol avait décuplé de valeur. Il vivait alors à quelques milles de cette ville, dans une importante plantation nommée Hunter’s Hill, au centre de laquelle il avait fait construire une maison qui se distinguait des log-houses environnans par le luxe alors assez rare d’une charpente équarrie et correctement ajustée.

Pendant qu’il siégeait comme sénateur à Philadelphie[3], il avait vendu un lot de terres assez considérable à un négociant de cette ville, nommé David Allison, qui lui avait donné en paiement des effets de commerce payables à diverses échéances. Il avait négocié ces effets et en avait employé le produit à acheter des marchandises de diverse nature qu’il avait rapportées à Nashville pour en faire le commerce. Il avait continué à se livrer à ces lucratives opérations, tout en exerçant les hautes fonctions judiciaires dont il avait été revêtu, et il en espérait un notable accroissement de sa fortune, lorsque la faillite de la maison Allison l’obligea à acquitter les billets mis en circulation et lui créa de sérieux embarras pécuniaires. Il résolut alors de se donner tout entier à la liquidation de ses affaires, se démit des fonctions de juge, vendit sa propriété de Hunter’s Hill, ainsi que 25,000 acres de terres non cultivées, situées dans d’autres parties du Tennessee, et se retira au lieu dit l’Hermitage, situé aux portes de Nashville, pour y créer une plantation nouvelle. Ce domaine, cultivé par des esclaves et dont sa femme partageait avec lui la direction, ne tarda pas à devenir florissant : il s’y livrait avec un grand succès à la culture du coton, à l’élève du bétail et des chevaux et se montrait fort jaloux de sa réputation d’habile fermier. En même temps, il installait à Clover-Bottom, à quatre milles de l’Hermitage, une maison de commerce sous la raison sociale Jackson, Coffee et Hutchings. Son actif et intelligent associé Coffee entra dans sa famille en épousant une nièce de Mrs Jackson, devint quelques années plus tard son compagnon d’armes et s’illustra comme général de cavalerie dans la campagne de 1814. Les opérations commerciales auxquelles se livraient Jackson et ses associés étaient multiples. Ils vendaient aux gens du pays du sel, de la poudre, de la toile et du calicot qu’ils faisaient venir de Philadelphie ; ils recevaient en paiement du coton, du blé, du tabac, du porc, des fourrures qu’ils faisaient vendre sur le marché de la Nouvelle-Orléans. On assure même que, dans quelques circonstances, Jackson, qui n’éprouva jamais le moindre scrupule au sujet de la légitimité de l’esclavage, joignit à ces diverses branches d’industrie le commerce des esclaves.

Soit, que les résultats de ces opérations n’eussent pas répondu pleinement, à ses espérances, soit qu’il voulût se consacrer d’une manière exclusive au développement de son exploitation agricole, il abandonna au bout de quelques années son établissement de Clover-Bottom, pour se fixer définitivement à l’Hermitage. Sa modeste demeure se composait à l’origine d’un block-house de deux étages qui contenait trois pièces ; il y ajouta une autre maison de plus petites dimensions qu’il rattacha, à la première par un passage. Ces constructions primitives firent place, en 1819, à la spacieuse et confortable habitation dans laquelle il passa les vingt-cinq dernières années de sa vie et que l’état de Tennessee acheta, en 1856 pour l’offrir aux États-Unis. L’existence qu’y menait Jackson dans la (période qui nous occupe a été décrite par un de ses amis et de ses hôtes, la colonel bornas Benton. « Jackson, dit-il, s’était à cette époque retiré de la vie publique ; il était dans une disposition d’esprit bien connue des hommes d’un talent supérieur qui ne trouvent pas de théâtre propre au développement de leurs facultés. C’était alors un vigilant agriculteur, surveillant par lui-même tous les détails de son exploitation, s’assurant personnellement du bon état de ses champs et de ses clôtures, veillant à ses approvisionnemens et s’occupant avec sollicitude des besoins de ses esclaves. Sa maison était hospitalière ; elle était constamment ouverte à ses amis et à ses relations ; tous les étrangers qui visitaient l’état y recevaient le meilleur accueil, et le séjour en était rendu particulièrement agréable par la parfaite harmonie du caractère de Mrs Jackson avec le sien[4]. »

Les deux époux vivaient, en effet, étroitement unis dans ce paisible intérieur. Ils s’occupaient en commun de l’administration du domaine ; le soir, après le souper, ils avaient coutume de s’asseoir en face l’un de l’autre au coin du foyer, fumant tous deux silencieusement de longues pipes de terre, entourés des neveux et nièces de Mrs Jackson, qui, à défaut d’enfans, formaient pour eux une famille d’adoption. Le caractère violent de Jackson s’adoucissait dans fa vie domestique, et il témoignait surtout une tendre : affection aux enfans, qu’il aimait à voir jouer autour de lui.

Il vivait depuis huit ans dans cette laborieuse, et tranquille retraite lorsque les événemens l’appelèrent sur un nouveau théâtre et lui ouvrirent une éclatante destinée.


III

Une profonde irritation contre l’Angleterre avait survécu dans l’esprit du peuple américain aux luttes de l’indépendance. Washington et les fédéralistes s’étaient efforcés, non sans compromettre leur popularité, de combattre l’ardeur de ces ressentimens. Mais l’élection de Jefferson, en consacrant l’avènement au pouvoir du parti républicain[5], inaugura une politique extérieure à la fois sympathique à la France et ouvertement hostile à l’Angleterre.

Les événemens précipitèrent une rupture que devait fatalement entraîner cette politique. Le commerce des États-Unis eut à subir les désastreuses conséquences de la guerre engagée entre les grandes puissances européennes. Napoléon Ier avait, par les décrets de Berlin et de Milan, proclamé le blocus continental et ordonné la saisie de tous les navires neutres venant des ports anglais ou chargés de produits anglais. Le gouvernement britannique, de son côté, par les ordres du conseil du 11 novembre 1807, avait déclaré de bonne prise tout bâtiment à destination de l’un des pays d’où le pavillon anglais était exclu, à moins qu’il ne se fût présenté dans un des ports de l’Angleterre et qu’il n’y eût reçu, moyennant le paiement d’une redevance, une licence de navigation. L’accès de tous les ports de l’Europe se trouvait ainsi interdit à la marine des États-Unis, qui avait pris un rapide développement et qui transportait alors sous son pavillon neutre les marchandises de toutes les nations. Mais les Américains se sentirent particulièrement blessés dans leurs intérêts et dans leur orgueil national par la prétention qu’élevait le gouvernement anglais de visiter les navires des nations neutres pour y rechercher et y saisir les déserteurs de sa flotte. Cette pratique vexatoire donna lieu aux plus graves abus : des vaisseaux de guerre furent contraints de subir, aussi bien que des bâtimens marchands, cette humiliante inquisition, et plus de mille matelots d’origine américaine, capturés comme déserteurs au mépris du droit des gens, furent contraints de servir sous le pavillon britannique.

À ces mesures violentes l’Amérique tenta d’opposer, à titre de représailles, un régime de rigoureuses prohibitions.

Au mois de décembre 1807, le congrès, sur la proposition du président Jefferson, vota la loi d’embargo, aux termes de laquelle il était interdit, sous peine de saisie, à tout navire, quel que fût son pavillon, de sortir des ports américains à destination d’un port étranger. C’était, en réalité, supprimer d’un trait de plume le commerce extérieur des États-Unis et donner au système du blocus continental un concours aussi efficace qu’inattendu. Funestes aux intérêts qu’elles prétendaient protéger, de telles mesures ne pouvaient, ainsi que l’avaient dès l’origine annoncé les Fédéralistes, avoir d’autre résultat que de rendre la guerre inévitable. Cette prédiction ne tarda pas à s’accomplir. Au mois de janvier 1812, après d’infructueuses négociations engagées par Madison, le congrès ordonna la levée de vingt-cinq mille hommes de troupes régulières et l’enrôlement de cinquante mille volontaires, et autorisa un emprunt de 10 millions de dollars. Le 19 juin suivant, les États-Unis déclarèrent la guerre à l’Angleterre.

Jackson était alors depuis onze ans major-général de la milice de l’état de Tennessee. Mais il était loin d’être en faveur auprès du président Madison, dont il venait de combattre la réélection, et il semblait peu probable qu’il fût appelé à exercer un commandement dans cette guerre. Cependant, dès le 25 juin, il se mit à la disposition du gouverneur de l’état avec deux mille cinq cents volontaires de sa division, et, à la fin d’octobre, il reçut l’ordre de rejoindre à la tête d’un détachement de quinze cents hommes les troupes réunies à la Nouvelle-Orléans sous le commandement du général Wilkinson en prévision d’une descente des Anglais sur le golfe du Mexique.

Les volontaires furent convoqués à Nashville pour le 10 décembre ; ils étaient tenus de fournir leurs armes, leurs munitions, leurs objets de campement et devaient être indemnisés de leurs avances par le gouvernement. Deux mille volontaires répondirent à cet appel. Ils formaient un régiment de cavalerie à la tête duquel était placé Coffee, l’ancien associé de la maison de commerce de Clover Bottom, et deux régimens d’infanterie, dont l’un avait pour colonel un jeune et ardent officier destiné à jouer plus tard un rôle politique, Thomas Benton.

Le 7 janvier 1813, l’infanterie s’embarqua sur une petite flottille et descendit le cours du Cumberland, de l’Ohio et du Mississipi jusqu’à Natchez, où se rendait de son côté la cavalerie.

Jackson annonça ce départ au secrétaire de la guerre dans un langage présomptueux et emphatique. « J’ai l’honneur de vous informer, lui écrivait-il, que je suis à la tête de deux mille soixante-dix volontaires, l’élite de nos concitoyens, qui vont à l’appel de leur pays exécuter la volonté du gouvernement, qui n’ont pas de scrupules constitutionnels et qui, si le gouvernement l’exige, se réjouiront de trouver l’occasion de planter l’aigle américaine sur les remparts de Mobile, de Pensacola et du fort Saint-Augustin, bannissant des côtes du Sud toute influence anglaise… »

Le moment n’était pas venu de réaliser ces ambitieuses espérances. Rien n’avait été préparé pour recevoir à la Nouvelle-Orléans les volontaires du Tennessee. Lorsqu’ils arrivèrent à Natchez, après trente-sept jours d’un voyage difficile, le général Wilkinson leur envoya l’ordre de s’arrêter dans cette ville et d’y attendre de nouvelles instructions. Ils y restèrent jusque dans les derniers jours de mars 1813. À cette époque, Jackson reçut une lettre du secrétaire de la guerre qui l’informait que les causes pour lesquelles il avait dû envoyer des renforts à la Nouvelle-Orléans avaient cessé d’exister et qui lui ordonnait de licencier les troupes au reçu de la dépêche. L’exécution de cet ordre était impossible. Les volontaires du Tennessee ne pouvaient être abandonnés sans ressources à 500 milles de leur pays, et il était indispensable de les rapatrier, Jackson n’hésita pas un seul instant, quoiqu’il n’eût à sa disposition ni argent, ni vivres, ni moyens de transport. En même temps qu’il adressait une protestation véhémente et indignée au président des États-Unis, au secrétaire de la guerre, au gouverneur du Tennessee et au général Wilkinson, il s’engagea personnellement envers les négocians de Natchez et obtint d’eux, à crédit et sur sa garantie, les livraisons nécessaires.

La retraite s’opéra dans des conditions difficiles et au milieu d’embarras de toute nature. Au moment où les troupes quittèrent Natchez, elles comptaient cent cinquante malades, pour le transport desquels on ne pouvait disposer que de dix voitures. Les officiers mirent leurs chevaux à la disposition des malades : Jackson fit toute la route à pied, soutenant par sa verve et son entrain le moral de ses soldats. Ce fut pendant ces longues marches qu’il reçut d’eux le surnom de old hickory[6], sous lequel il est resté populaire. Le 22 mai, les volontaires arrivés au terme de la route étaient réunis sur la place publique de Nashville et s’apprêtaient à se séparer. Au moment où ils allaient rompre les rangs, les dames du Tennessee leur offrirent, en mémoire de cette première campagne, un drapeau de salin richement brodé qui portait ces mots :

« Volontaires du Tennessee, l’indépendance dans un état de guerre ne peut être maintenue que sur le champ de bataille de la république. Le camp est un poste d’honneur. — Offert par les dames du Tennessee oriental. — Knoxville, 16 février 1813. »

Les volontaires avaient regagné leurs foyers et Jackson avait trouvé la récompense de ses énergiques efforts dans la reconnaissance de ses concitoyens et dans la popularité qui s’attachait à son nom. Mais il restait sous le coup des lourds engagemens qu’il avait contractés avant de quitter Natchez. Ses traites sur le quartier-maître général du département du Sud étaient restées impayées et le gouvernement des États-Unis n’avait pas envoyé, malgré des demandes répétées, les fonds nécessaires au remboursement des dépenses effectuées dans l’intérêt des troupes. Jackson chargea le colonel Benton de porter à Washington ses pressantes et légitimes réclamations. Le jeune officier s’acquitta de sa mission avec autant de zèle que d’intelligence et obtint, après d’activés démarches, une complète satisfaction.

Au moment où il revenait à Nashville, après avoir si efficacement servi les intérêts de son chef, il apprit avec un douloureux étonnement que son frère venait d’être blessé dans un duel par un jeune officier qui passait pour un des favoris du général et auquel celui-ci avait consenti à servir de témoin. Il ne dissimula pas les sentimens d’indignation que lui inspirait la conduite de Jackson dans cette circonstance : ses propos furent rapportés à ce dernier, qui y répondit par de grossières et brutales menaces. Il n’était pas permis de considérer ces menaces comme de simples excès de langage. La violence de Jackson était proverbiale. Ses duels avaient été nombreux, et plusieurs avaient eu un dénoûment tragique. Lorsqu’il était avocat, ou l’avait vu, au milieu d’une audience, déchirer un feuillet d’un recueil de lois pour y écrire un cartel et l’envoyer à un adversaire à la barre même de la cour. Quelques années plus tard, dans un duel au pistolet sur les bords de la rivière Rouge, dans le Kentucky, il avait tué un homme de loi influent et considéré, qu’il accusait de s’être exprimé en termes blessans sur le compte de Mrs Jackson.

Sa querelle avec les frères Benton devait être un des plus déplorables incidens de cette longue série de violences. En passant dans une rue de Nashville, accompagné de son fidèle ami Coffee, il rencontra les deux frères à la porte d’une auberge ; il menaça Thomas de sa cravache, et comme ce dernier faisait mine de se défendre, il tira de sa poche un pistolet : Jesse Benton, qui était lui-même armé, se jeta au-devant de lui, fit feu, le blessa de deux balles à l’épaule gauche et le laissa sans connaissance et couvert de sang sur le pavé de la cour. Tous les médecins, à l’exception d’un seul, encore jeune et sans autorité, déclarèrent l’amputation nécessaire ; Jackson s’y refusa et finit par se rétablir. Toutefois, l’une des balles ne put être extraite ; et il la conserva dans l’épaule pendant vingt ans. Le moindre mouvement brusque lui causa longtemps d’intolérables souffrances, et il lui fut presque toujours impossible, dans le cours de sa carrière militaire, de supporter, sur son épaule gauche, le contact d’une épaulette.

Sa popularité était si grande à cette époque et l’irritation de ses amis fut si vive que les frères Benton durent immédiatement quitter Nashville. Thomas se retira dans l’état de Missouri et y fut élu quelques années plus tard sénateur des États-Unis. Dix ans après, il retrouvait Jackson sur les bancs du sénat, devenait un des partisans les plus fidèles de sa politique et devait s’en faire l’apologiste passionné dans l’important ouvrage qu’il a consacré aux souvenirs des trente ans de sa vie publique[7].

Sur le lit de douleur où le retenait sa blessure, Jackson ne tarda pas à apprendre de grandes et alarmantes nouvelles. Les Anglais, oublieux des éloquentes protestations qu’avait fait entendre lord Chatham à l’époque de la guerre de l’indépendance, avaient de nouveau, dans leur lutte contre les États-Unis, fait appel au concours des tribus indiennes. Un héros de la race sauvage, Tecumseh, avait prêché la guerre sainte contre les blancs, qui voulaient, disait-il, réduire en esclavage la race indienne comme la race noire ; il avait parcouru le pays, accompagné de prophètes qui annonçaient la victoire et qui promettaient aux combattans la protection du grand Esprit. Tué sur le champ de bataille, Tecumseh avait légué à un de ses lieutenans, brave et intelligent, le métis Weatherford, le soin de continuer son œuvre et de venger sa mémoire.

Le 30 août 1813, une troupe de mille guerriers appartenant à la tribu des Creeks et commandés par Weatherford, surprit le fort Mims situé sur les bords du lac Tensaw, dans la partie méridionale de l’état actuel d’Alabama. Ce fort était occupé par cent soixante-quinze volontaires, soixante-dix hommes de la milice, cent six esclaves et un certain nombre d’Indiens alliés des États-Unis ; des femmes et des enfans s’y étaient également réfugiés. Les Creeks massacrèrent la garnison, mirent le feu aux cabanes dans lesquelles s’étaient retirés les enfans et les femmes, et emmenèrent les esclaves.

L’émotion causée dans les états voisins par la nouvelle de ce massacre fut immense : il semblait que ce fût le signal d’une extermination générale des blancs. C’était du moins, si l’on en croyait les esprits les plus calmes, le prélude d’une incursion des Indiens sur le territoire de la Géorgie et du Tennessee. Dépourvu de tout moyen de résistance, le Mississipi, dont l’Alabama faisait alors partie, dut réclamer le secours des états limitrophes. Le Tennessee répondit avec empressement à cet appel. Le 25 septembre, la législature de cet état autorisa le gouvernement à lever 3,500 volontaires en sus des 1,500 déjà enrôlés au service des États-Unis. L’état leur garantissait leur paie et leur entretien dans le cas où le gouvernement fédéral refuserait d’y pourvoir.

Jackson souffrait encore cruellement de sa blessure et n’avait pas quitté son lit. Ceux mêmes qui connaissaient la puissance de sa, volonté et son empire sur lui-même n’osaient espérer qu’il fût de longtemps en état de tenir la campagne. Il veilla cependant à l’exécution des mesures adoptées par la législature, dirigea de loin les préparatifs de l’expédition et adressa aux volontaires une énergique proclamation, dans laquelle il les invitait à s’armer, à se rendre au fort Saint-Stephens et leur promettait de les y retrouver bientôt : « Je regrette, disait-il, qu’une indisposition qui vraisemblablement touche à sa fin, m’empêche de prendre, dès à présent, le commandement ; mais je me plais à espérer que je partagerai avec vous le danger et la gloire d’écraser les chiens d’enfer qui sont capables de telles barbaries. »

Il fut fidèle à sa promesse. Le 7 octobre, il rejoignit les volontaires au lieu fixé pour leur réunion à Fayetteville, sur la frontière de l’Alabama. Son visage pâle et amaigri conservait l’empreinte de la souffrance : il portait encore en écharpe son bras gauche entouré de bandages ; mais il n’avait perdu ni sa prodigieuse activité, ni son indomptable énergie. En quelques jours, il eut organisé les régimens, exercé les nouveau-venus et opéré sa jonction sur les bords du Tennessee avec la cavalerie dont son vieil ami Coffee, devenu général, avait pris le commandement.

Au moment où il allait s’engager à la poursuite des Indiens, il se montrait particulièrement préoccupé des difficultés que devait offrir dans cette région déserte le ravitaillement de sa petite armée. « Il y a, écrivait-il, un ennemi que je redoute beaucoup plus que les Creeks ; et je crains bien que ce soit)celui dont nous aurons à éprouver les premières atteintes : c’est le monstre maigre, c’est la famine. » Il allait avoir à lutter bientôt contre un autre ennemi non moins redoutable. L’esprit d’indiscipline est le vice originel et, pour ainsi dire, la condition naturelle de ces armées improvisées que la légende démocratique a si longtemps proposées à notre admiration. La république des États-Unis en a fait plus d’une fois la triste expérience. M. le Comte de Paris, dans sa belle Histoire de la guerre civile en Amérique, a rappelé les efforts inouïs que dut faire Washington pour plier aux exigences du métier militaire et pour retenir dans le devoir les premières troupes de la guerre de l’indépendance composées en partie de volontaires enrôlés pour quelques mois et en partie de militaires recrutés dans les bas-fonds de la société, qui portaient dans les camps l’esprit de révolte et qui cédaient à la première panique sur le champ de bataille. Quatre-vingts ans après ces premières épreuves, il a retracé avec une vérité saisissante et avec l’autorité d’un témoin l’étrange aspect de ces volontaires qui, au début de la guerre de la sécession, répondirent au premier appel d’Abraham Lincoln : « Ramassés parmi les gens désœuvrés des villes et des campagnes, indisciplinés, parce que le terme trop court de leur engagement ne leur permettait pas de prendre leur profession au sérieux, ils ne se faisaient, dit-il, aucune idée des épreuves et des fatigues auxquelles tout soldat doit être préparé… On en vit même quelques-uns quitter leur poste la veille du combat, parce que l’heure précise où expirait leur engagement venait de sonner[8]. » C’était à la tête de pareils soldats que Jackson allait ouvrir la campagne : il semblait avoir eu le pressentiment des difficultés qu’il allait rencontrer lorsque, dans la proclamation adressée à ses troupes au moment du départ, il leur recommandait, comme la première condition du succès, la rigoureuse observation de l’obéissance et de la discipline.

Les débuts de l’expédition furent heureux : le 3 novembre, le général Coffee s’empara de la petite ville de Talluschatches : quatre jours après, Jackson délivra à Talladega, sur les bords de la rivière la Coosa, une centaine d’Indiens appartenant à des tribus amies qui s’y trouvaient bloqués et à la veille d’être massacrés par les Creeks ; à la suite de ce combat, il envoya le premier drapeau pris sur l’ennemi aux dames du Tennessee, qui avaient offert aux volontaires un étendard brodé au retour de leur dernière campagne.

Ces succès avaient soutenu le moral des troupes ; mais l’insuffisance des approvisionnemens ne tarda pas à se faire sentir : les convois attendus par le général n’arrivèrent pas aux époques fixées ; un sourd mécontentement se manifesta dans les rangs de la petite armée condamnée à l’inaction et affaiblie par les privations ; la rébellion éclata dans la milice dont les officiers, choisis pour la plupart parmi des politiciens de bas étage, se faisaient les interprètes dociles des exigences de leurs soldats ; elle gagna bientôt les volontaires et le général parvint à grand’peine à contenir l’effervescence croissante de ses troupes.

Les convois si impatiemment réclamés arrivèrent enfin : un troupeau de bestiaux fut arrêté par les soldats avant d’arriver au camp, abattu, dépecé et dévoré sur place. Les volontaires n’en persistèrent pas moins à refuser le service et annoncèrent la résolution de reprendre le chemin du Tennessee. Jackson, isolé et sans ressources au milieu de soldats révoltés, ne pouvait compter que sur son énergie personnelle. Comme d’ordinaire, elle ne lui fit pas défaut. Les mutins le virent se présenter à eux à cheval entouré d’une poignée d’hommes restés fidèle ; le bras en écharpe et tenant d’une main un fusil qu’il appuyait sur l’épaule de son cheval, il menaça de faire feu sur le premier qui désobéirait à ses ordres[9]. Les rebelles, intimidés par son aspect et par son langage, rentrèrent dans le devoir et regagnèrent leurs cantonnemens du fort Strother. « En de semblables occurrences, ; dit M. Parton, la tenue, l’attitude, le langage du général Jackson étaient véritablement terrifians… Il avait une façon de jurer qu’il avait élevée à la hauteur d’un talent. Il écrasait ceux qui étaient l’objet de sa colère sous une bordée de jurons tout à fait originaux et, comme il avait conscience de cette faculté, il affectait volontiers une colère qu’il ne ressentait pas pour arriver à ses fins, en inspirant à ses adversaires une terreur sans motifs réels. »

Toutefois ni la fermeté de l’attitude du général Jackson, ni les violences plus ou moins calculées de son langage n’avaient suffi à rétablir d’une manière durable la discipline dans son armée. Chaque jour amenait des difficultés nouvelles. Les volontaires ne s’étaient engagés que pour un an, et comme ils étaient entrés au service le 10 décembre 1812, ils annoncèrent l’intention de quitter le camp le 10 décembre 1813. Rien n’était plus contestable que cette prétention ; si les volontaires avaient été à la disposition du gouvernement pendant un an, ils avaient passé la moitié de ce temps dans leurs foyers et n’avaient en réalité donné que six mois de service effectif. Jackson refusa donc, non sans raison, de les considérer comme libérés de leur engagement. Ce n’en était pas moins une étrange et critique situation que celle de ce général contraint de discuter avec ses soldats sur la durée et sur l’étendue de leurs obligations, impuissant à les contraindre au respect de leurs engagemens et condamné tout au moins, en admettant qu’il pût les retenir pour un temps, à suspendre jusqu’à nouvel ordre toute action militaire. Prières, menaces, adjurations solennelles, appel aux sentimens de patriotisme et d’honneur militaire, tout fut inutile. Jackson obtint à grand’peine que les volontaires attendraient pour partir l’arrivée de nouveaux renforts qu’il faisait réclamer en toute hâte par des officiers investis de sa confiance. Mais le recrutement était devenu difficile : il eût fallu du temps et d’énergiques efforts pour lever, équiper, exercer ces nouveaux soldats et les amener à 150 milles de leur pays au milieu d’un territoire occupé par les tribus indiennes. Les officiers chargés de cette tâche délicate réunirent à grand’peine quelques centaines de volontaires mal vêtus, incapables de supporter les fatigues d’une campagne d’hiver, et séparés par quelques mois seulement du terme de leur engagement.

Au mois de décembre, Jackson n’avait à sa disposition que quatorze cents hommes ; huit cents d’entre eux ne devaient plus qu’un mois de service ; les six cents autres appartenaient à la milice et avaient été appelés sous les drapeaux par un acte de la législature pour un temps indéterminé à la nouvelle du massacre du Fort-Mims ; mais comme la durée habituelle du service de la milice était de trois mois seulement, ils entendaient bien rester dans les conditions du droit commun et ils déclaraient qu’ils quitteraient le camp le 4 janvier suivant. Cependant les nouvelles de la guerre devenaient de plus en plus graves. Les Anglais étaient en force dans la Floride devant Pensacola, et menaçaient Mobile et la Nouvelle-Orléans : on craignait qu’ils ne fissent parvenir à leurs alliés des tribus indiennes des armes et des munitions, et le général Pinckney, qui commandait dans le sud les troupes américaines, envoyait à Jackson l’ordre de maintenir à tout prix sa position afin de rendre impossible une jonction des Creeks avec les Anglais.

Jackson, dont la situation devenait chaque jour plus critique, adressait au gouverneur du Tennessee les plus pressantes dépêches pour solliciter l’envoi de renforts. Mais ce dernier, préoccupé de sa responsabilité, restait sourd à ces réclamations répétées ; il déclarait qu’après avoir appelé les troupes que le congrès et la législature de l’état l’avaient autorisé à lever, il ne pouvait faire davantage sans excéder ses pouvoirs, et il engageait le général à ramener ses troupes au plus vite sans chercher à prolonger une résistance devenue inutile. Le patriotisme de Jackson se révolta à cette pensée : « Vous n’avez, répondit-il au gouverneur Blount, qu’à agir avec la décision et l’énergie que nous commande cette crise, et tout ira bien : envoyez-moi des troupes engagées pour six mois, et je réponds du résultat. Refusez-les, et tout est perdu, l’honneur de l’état, le vôtre et le mien. » Blount se laissa toucher : il réunit le 27 janvier à Fayetteville deux mille quatre cents hommes levés pour six mois. Le secrétaire de la guerre ratifia ces mesures et autorisa de nouvelles levées. Il était temps de venir au secours de la poignée d’hommes que commandait Jackson : les miliciens l’avaient quitté le 4 janvier et avaient été suivis dix jours après par le plus grand nombre des volontaires. Il ne restait au camp que neuf cents jeunes soldats récemment engagés pour une durée de deux mois, disposés à faire une promenade militaire sur le territoire indien et à rentrer chez eux au plus vite pour y raconter leurs exploits. Le général se décida à les conduire à l’ennemi, et partit avec eux le 16 janvier pour une expédition de douze jours. A la première rencontre, la petite troupe fit son devoir et repoussa les Indiens. Après ce succès, les volontaires regagnèrent leur pays, tout fiers de leur marche triomphale sur le territoire ennemi, et comblés d’éloges par leur général dans une proclamation d’adieux. Leur retour ranima l’enthousiasme un peu attiédi des habitans du Tennessee, et facilita les enrôlemens. Le 3 février, la partie orientale de l’état envoya au fort Strother deux mille hommes : un nombre égal arriva deux jours après de la partie occidentale, et le 6 février, le 35e régiment d’infanterie des États-Unis vint compléter la petite armée. Pendant que les troupes se rassemblaient, le major William B. Lewis, l’un des plus fidèles amis de Jackson, veillait au ravitaillement et faisait réparer les chemins défoncés qui conduisaient au camp au travers de forêts marécageuses. Au bout de six semaines, l’approvisionnement était assuré, les communications rétablies, et cinq mille hommes étaient au fort Strother.

Ce résultat était l’œuvre de Jackson, il était dû à l’énergie avec laquelle il avait lutté contre l’esprit de révolte, à ses qualités d’organisateur, à l’ascendant qu’il avait conquis sur ses troupes, à la patriotique ardeur avec laquelle il avait combattu et vaincu les hésitations du gouverneur du Tennessee. Le général Pinckney n’hésita pas à le reconnaître dans une dépêche adressée le 6 février au secrétaire de la guerre : « Je prends la liberté, écrivait-il, d’appeler votre attention sur les communications que vous allez recevoir et sur celles que vous avez précédemment reçues du général Jackson. Sans l’énergie personnelle, la popularité et les efforts de cet officier-général, la guerre contre les Indiens du Tennessee aurait été abandonnée au moins momentanément. »

Le moment était venu de commencer la campagne. Mais, avant de donner le signal du départ, Jackson crut nécessaire de prévenir, par un exemple d’une impitoyable rigueur, le retour de l’esprit d’indiscipline dont il venait de constater les funestes conséquences. Un jeune soldat de dix-huit ans qui avait abandonné son poste et insulté son chef fut passé par les armes devant les troupes assemblées. Ce n’est pas le seul fait du même genre que nous rencontrerons dans la carrière militaire de Jackson. Le 22 février 1815, en vertu d’un ordre signé par lui au lendemain de la victoire de la Nouvelle-Orléans, six hommes de la milice, dont l’un était père de neuf enfans, furent fusillés à Mobile en présence de quinze cents hommes de la garnison sous les armes. Ils avaient été condamnés pour une révolte au fort Jackson en septembre 1814. Appelés pour six mois sous les drapeaux, ils avaient refusé de servir au-delà du terme ordinaire de trois mois, prétendant, peut-être avec raison, qu’ils ne pouvaient être tenus légalement à une plus longue durée de service. Le souvenir de l’indiscipline de la milice au fort Strother et le ressentiment qu’en avait conservé Jackson l’avaient rendu inaccessible à la pitié, et il ordonna cette exécution, qui lui fut souvent reprochée comme un acte de barbarie dans le cours de sa vie publique.

L’armée de Jackson rencontra l’ennemi à 55 milles du fort, sur les bords de la Tallapoosa et de la Goosa, qui se réunissent pour former l’Alabama supérieur. Neuf cents guerriers creeks y étaient enfermés avec leurs femmes et leurs enfans dans une sorte de camp retranché établi à la hâte. Le général fit cerner la position, coupa la retraite aux Indiens et les força dans leurs retranchemens, Le combat, commencé à dix heures du matin, se prolongea jusqu’à la nuit ; ce fut une lutte acharnée et meurtrière : les Américains eurent cinquante-cinq morts et cent quarante-six blessés ; plus de cinq cents Indiens trouvèrent la mort sur le champ de bataille ; les autres périrent dans la rivière en cherchant à s’échapper.

Le seul point où les tribus indiennes eussent conservé une attitude hostile était la portion de territoire qu’on nommait le Sol sacré (Holy ground), situé au confluent de la Tallapoosa et de la Coosa. Jackson s’y dirigea avec le projet d’y faire sa jonction avec l’armée du Sud. Il y arriva à la fin d’avril après une marche longue et difficile, trouvant les routes coupées et les ruisseaux transformés en rivières par des pluies torrentielles. Ce retard permit aux Indiens de se disperser ; mais leur puissance était irrévocablement brisée et toute lutte était désormais inutile. Leurs chefs vinrent demander la paix au vainqueur. Jackson exigea qu’avant tout on livrât Weatherford, qui avait été l’âme de la résistance. Le chef indien se présenta lui-même au camp, demandant pour toute faveur qu’on épargnât les femmes et les enfans, qui étaient réfugiés dans les bois et qui étaient menacés d’y mourir de faim. Jackson le reçut dans sa tente avec les égards dus à son courage et à son malheur, il lui fit accepter les conditions de la paix et lui laissa la liberté. Weatherford se retira dans une petite plantation, où il vécut paisiblement jusqu’en 1836. Les clauses du traité étaient les suivantes : les Creeks abandonnaient aux États-Unis à titre d’indemnité de guerre un vaste territoire qui comprenait presque tout l’état actuel d’Alabama ; cet abandon, qui les forçait à se concentrer sur un territoire restreint, les éloignait des frontières du Tennessee, de la Géorgie et de la Floride, et ouvrait sur une vaste étendue un libre passage de l’ouest du Tennessee au golfe du Mexique. Ils s’engageaient à ne conserver aucune relation avec les villes et les garnisons espagnoles et à n’admettre chez eux d’autres agens ou d’autres commerçans que ceux qu’autoriseraient les États-Unis. Enfin ils reconnaissaient au gouvernement américain le droit d’ouvrir des routes et d’établir des postes militaires et des comptoirs dans le territoire qu’ils se réservaient. Ces stipulations furent définitivement consacrées par le traité de Fort-Jackson signé le 18 août 1814.

Ces résultats étaient considérables. C’était, non-seulement dans le présent, mais dans l’avenir, l’anéantissement de la puissance des Indiens, qui ne tentèrent plus désormais contre les États-Unis aucune démonstration sérieuse. Le territoire du Mississipi, jusqu’alors inhabitable pour les blancs, était pacifié. L’action commune combinée entre les généraux anglais et les chefs des tribus était frappée d’impuissance, et la milice, qui n’était plus nécessaire à la défense de la frontière des états, pouvait se porter sur tous les points que menacerait l’ennemi extérieur.

Jackson avait dirigé et terminé en huit mois cette laborieuse campagne. Il avait créé, organisé, discipliné et ravitaillé sa petite armée, et il l’avait conduite à la victoire. Au sortir d’une convalescence à peine terminée, épuisé par une maladie d’entrailles qui lui causait d’intolérables souffrances, mais montrant, comme le vaillant soldat dont parle Bossuet, « qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime, » il était parvenu paria persévérance et la puissance de sa volonté à triompher de tous les obstacles. Le gouvernement reconnut ses services en le nommant major-général de l’armée des États-Unis en remplacement du général Harrison, qui venait de donner sa démission. Il le plaça en cette qualité a la tête de la division du Sud et lui confia la défense de la Louisiane.


IV

La situation générale était critique ; les états de la Nouvelle-Angleterre protestaient hautement contre la prolongation de la guerre ; le parti fédéraliste, qui était l’âme de la résistance, se livrait à d’imprudentes manifestations, que ses adversaires affectaient de considérer comme des actes de trahison ; cette opposition croissante paralysait l’action du gouvernement, dont les ressources étaient épuisées, et le secrétaire d’état Monroe était contraint de prendre envers les banquiers des engagemens personnels pour obtenir l’avance des fonds nécessaires à la défense de la Nouvelle-Orléans. Ces embarras étaient d’autant plus graves que la chute de Napoléon Ier permettait aux Anglais de poursuivre avec une vigueur nouvelle la guerre engagée contre les États-Unis.

Dès le mois de mai 1814, un corps de troupes recruté parmi les vétérans qui venaient de servir dans la Péninsule sous le duc de Wellington s’était embarqué pour l’Amérique ; et, tandis qu’une division commandée par le général Ross entrait dans la baie de Chesapeake, s’emparait de la ville de Washington et livrait aux flammes l’arsenal, le Capitole et la demeure du président[10], la flotte qui portait le corps expéditionnaire se dirigeait sur le golfe du Mexique.

La Nouvelle-Orléans, qui compte aujourd’hui deux cent mille habitans, n’avait alors qu’une population de vingt mille âmes. Ce n’était pas une place forte, mais c’était le grand entrepôt de coton du Sud, et ses magasins renfermaient la récolte de deux années évaluée à plus de 12 millions. Cette ville domine d’ailleurs le cours du Mississipi, le plus grand fleuve du monde, qui amène au golfe du Mexique les produits de l’est, de l’ouest et du nord de l’Amérique, et cette circonstance suffisait pour donner à sa possession une importance considérable.

Un corps de troupes anglaises commandé par un brave et aventureux officier, le colonel Nichols, venait déjà de faire une première tentative sur les bords du golfe. Il était débarqué à Pensacola, dans les possessions espagnoles de la Floride, et avait occupé, malgré les protestations plus ou moins sincères du gouverneur, cette ville, qui devait lui servir de base d’opérations. Nichols avait distribué des armes et des munitions aux Indiens, et avait adressé aux habitans de la Louisiane une proclamation dans laquelle il les exhortait à secouer le joug des États-Unis. Jackson accourut aussitôt, se dirigea sur Mobile, dont il s’assura, chassa les Anglais de Pensacola, y installa une garnison et partit pour la Nouvelle-Orléans, où il arriva le 1er décembre suivant.

La capitale de la Louisiane est située sur une langue étroite de terre que bornent d’un côté les lacs formés par le Mississipi et de l’autre d’immenses terrains marécageux déposés par les eaux du fleuve. Mais en dehors de ces défenses naturelles, elle n’était alors protégée par aucun ouvrage d’art, elle était dépourvue de troupes, et les dispositions mêmes de la population pouvaient inspirer quelque inquiétude, à raison des divisions qui existaient dans son sein et de la diversité des élémens dont elle se composait. La majorité était formée de créoles français amis du luxe et des plaisirs ; on y comptait également un certain nombre d’Espagnols, et beaucoup d’Américains généralement énergiques et résolus, mais parmi lesquels on eût pu signaler, plus d’un aventurier hardi forcé pour des motifs peu avouables de quitter son pays d’origine. Les haines politiques s’ajoutaient aux antipathies de races, et le gouverneur Claiborne, dont l’ardent patriotisme ne négligeait rien pour assurer la défense de la ville, était en lutte ouverte avec la législature de l’état, qui se montrait infiniment moins disposée à la résistance.

Jackson avait été mis au courant des difficultés de la situation par un des habitans les plus distingués de la Nouvelle-Orléans qui avait été son collègue au congrès et qui devait être pour lui, dans la tâche qu’il allait entreprendre, un précieux collaborateur. Edward Livingston, qui fut sous le gouvernement de juillet ministre des États-Unis à Paris et membre de l’Institut de France, et dont M. Mignet a apprécié dans une de ses éloquentes notices la vie et les travaux[11], était originaire de New-York. Il avait débuté au barreau, y avait conquis une importante situation et avait été en 1794 élu membre de la chambre des représentai. Il avait pris place parmi les plus ardens et les plus brillans disciples de Jefferson et semblait destiné à occuper l’un des premiers rangs dans le parti républicain lorsque des revers imprévus le forcèrent à l’âge de quarante ans de recommencer sa carrière. Il se fixa, en 1803, dans la capitale de la Louisiane, que la France venait de céder aux États-Unis : il mit au service du nouvel état ses talens et sa science de jurisconsulte et fut chargé de rédiger un projet de lois criminelles, de codifier l’ancienne législature civile française maintenue en vigueur, et d’étudier un système de réforme pénitentiaire. Ses succès au barreau et des spéculations heureuses sur les terres lui permirent en peu d’années de reconstituer sa fortune, et il ne tarda pas à acquérir une réputation et une autorité considérables. Il était à la tête du comité de défense de la Nouvelle-Orléans lorsque Jackson prit possession de son commandement et le choisit pour aide-de-camp.

Ce fut le 2 décembre 1814 que le nouveau général fit à la tête de son état-major son entrée dans la ville qu’il était chargé de défendre. Un témoin oculaire a fait de cette entrée un pittoresque tableau[12] : « Le chef de cette petite troupe de cinq à six personnes, dit-il, était un homme de haute taille, se tenant droit et portant sur son visage l’empreinte de la décision et de l’énergie en même temps que de l’inquiétude et de la préoccupation. Il paraissait fatigué et malade : ses cheveux étaient gris ; il était maigre comme un homme qui sort d’une longue et douloureuse maladie. Mais le fier et brillant regard de son œil de faucon révélait un esprit qui dominait les infirmités de son corps ; ses vêtemens étaient simples et usés jusqu’à la corde ; sa tête était couverte d’un petit chapeau ; ses épaules revêtues d’un petit manteau bleu espagnol ; ses jambes emprisonnées dans de grandes bottes de dragons qui n’avaient pas été cirées depuis longtemps. »

Il fut reçu par le gouverneur et par le maire Nicolas Girod et prononça une courte allocution que Livingston traduisit aussitôt en français et qui excita un véritable enthousiasme ; le soir, son ami lui offrit un grand dîner auquel il assista en brillant uniforme, et pendant lequel il étonna par la dignité de son maintien et le charme de ses manières la société élégante, que l’extrême simplicité de son entrée avait quelque peu déconcertée.

Pendant qu’il faisait à la hâte les premiers préparâtes de défense, une flotte anglaise de cinquante vaisseaux armés de mille canons amenait à l’embouchure du Mississipi un corps expéditionnaire de vingt mille hommes commandé par sir Edward Packenham, beau-frère du duc de Wellington et l’un des meilleurs officiers de la guerre de la Péninsule. Ces troupes devaient débarquer sur les bords des lacs et se porter immédiatement en avant dans l’espoir de surprendre la ville avant qu’elle eût été mise en état de défense. Elles arrivèrent en effet le 8 décembre sur les bancs de sable qui bordent le fleuve, s’embarquèrent sur une flottille de bateaux plats et pénétrèrent le 14 dans le lac Borgne, après avoir capturé les canonnières américaines qui devaient leur en interdire l’accès. Le premier soin de Jackson, dès qu’il fut informé de l’approche de l’ennemi, fut de s’assurer la liberté la plus absolue d’action : il proclama en conséquence la loi martiale et suspendit l’habeas corpus. Il lui eût été fort difficile de justifier par une disposition de la constitution ou d’une loi quelconque ces mesures que quelques jours auparavant la législature avait refusé d’adopter. Le droit de suspendre la liberté individuelle dans les états restés fidèles à l’Union a été dénié par la cour suprême au président Lincoln au plus fort de la guerre de la sécession, et il a fallu un acte du congrès pour attribuer à l’avenir ces pouvoirs exceptionnels au premier magistrat de la république. Mais nous avons vu déjà que Jackson se faisait gloire de n’être gêné par aucun « scrupule constitutionnel, » et, quelques semaines plus tard, il n’hésitait pas, pour vaincre les velléités de résistance de la législature, à faire occuper militairement la salle de ses séances.

Sous cette rude dictature militaire, la ville prit tout à coup l’aspect d’un camp. Les hommes valides de toute condition et de toute couleur furent appelés à servir comme soldats ou comme marins ; les vieillards et les infirmes formèrent un corps de vétérans affectés à un service d’ordre et à la garde des forts. Les rues retentissaient du chant de la Marseillaise et du Yankee Doodle. Les femmes applaudissaient de leurs balcons au passage des troupes ; on remarquait particulièrement les cavaliers de l’Ouest qui venaient d’arriver à marches forcées de Baton-Rouge : le général Coffee qui les commandait, attirait les regards, d’après le témoin que nous avons déjà cité, par son aspect martial, sa stature herculéenne, et la bonne grâce avec laquelle il montait un pur sang du Tennessee.

Le 18, le général en chef passa toutes les troupes en revue et leur adressa une proclamation rédigée par Livingston et dans laquelle il faisait appel au patriotisme de tous :

« Enfans des États-Unis ! disait-il, ce sont les oppresseurs de votre nouvelle existence politique que vous avez à combattre ; ce sont les hommes que vos pères ont vaincus… Enfans de la France ! ce sont les Anglais, les ennemis héréditaires et éternels de votre ancienne patrie, les envahisseurs de votre patrie d’adoption, qui sont aujourd’hui vos ennemis… Espagnols ! souvenez-vous de la conduite de vos alliés à Saint-Sébastien et dernièrement à Pensacola, et réjouissez-vous d’avoir une occasion de venger les brutales injures que vous ont infligées des hommes qui déshonorent la race humaine… »

II s’adressait spécialement aux hommes de couleur que, par une première proclamation datée de Mobile, il avait appelés sous les drapeaux :

« Je vous ai appelée, disait-il, à partager les périls et la gloire des blancs vos concitoyens. J’attendais beaucoup de vous ; car je connaissais les qualités qui doivent vous rendre si redoutables à l’ennemi qui vous envahit. Je savais que vous étiez capables de supporter la faim, la soif, et toutes les fatigues, de la guerre. Je savais que vous aimiez votre terre natale et que, comme nous-mêmes, vous aviez à défendre ce que l’homme a de plus cher. Mais vous surpassez mes espérances. J’ai trouvé en vous un à ces qualités le noble enthousiasme qui enfante les grandes actions.

« Soldats ! le président des États-Unis sera informé de votre conduite dans l’occasion présente et la voix des représentans de la nation applaudira à votre valeur comme votre général applaudit aujourd’hui à votre ardeur.

« L’ennemi est proche. Ses voiles couvrent les lacs : mais les braves sont réunis ; et s’il existe entre nous des rivalités, ce sera pour mériter le prix du courage et la gloire qui en est la plus noble récompense ! »

Pendant ce temps, les troupes anglaises avaient péniblement achevé leur débarquement sur un sol marécageux et sous une pluie glaciale[13]. Le 22 décembre, Jackson fut informé qu’une avant-garde de seize cents hommes commandés par le général Keene était à deux heures de marche de la ville. Il se porta au-devant d’elle à la tête de deux mille hommes résolus, et après une lutte acharnée qui se prolongea jusqu’au milieu de la nuit, il refoula l’ennemi dans les bois qui avoisinaient la ville. Dès le lendemain matin, il prit position sur une sorte d’îlot, situé entre le fleuve et les marais, et fit établir une ligne de retranchemens qui s’étendait sur une longueur d’un mile environ. L’extrême humidité du sol, ne permettait pas d’élever des remparts de terre ; Jackson fit apporter, pour en tenir lieu, des balles de coton à l’abri desquelles il plaça ses troupes. De fortes batteries d’artillerie protégeaient cette ligne de défense, tandis que deux navires de guerre, qui parcouraient le fleuve, tenaient le camp ennemi sous un feu incessant.

C’était dans de telles circonstances que Jackson se plaisait à déployer son énergie et sa merveilleuse activité. Il était partout, dirigeant les travaux de défense, observant les mouvemens de l’ennemi, relevant le courage de ses soldats. En même temps qu’il pressait le secrétaire de la guerre de lui faire parvenir sans retard des armes, il demandait des fonds à la législature de la Louisiane pour l’entretien et l’équipement des renforts que venaient de lui envoyer les états de l’Ouest. Fidèle d’ailleurs à ses habitudes autoritaires, il refusait à cette assemblée, dans un langage ironique et hautain, toute explication sur ses plans de défense : « Si je supposais, disait-il aux membres du comité chargés de conférer avec lui, que les cheveux de ma tête pussent savoir ce que je me propose de faire, je les couperais. Portez cette réponse et dites à votre honorable assemblée que, si un désastre vient me surprendre et que le destin des armes m’oblige à abandonner mes lignes pour rentrer dans la ville, elle pourra compter sur une session assez chaude. »

La situation de l’armée anglaise était difficile : elle campait sans abri et presque sans vivres, au milieu d’un marécage, exposée à toutes les intempéries d’une saison rigoureuse, harcelée à toute heure par les audacieuses reconnaissances des volontaires de l’Ouest, chasseurs intrépides qui combattaient à la manière des Indiens, attaquaient la nuit les avant-postes et surprenaient les sentinelles. isolées. Contraint de renoncer à l’espoir de surprendre la ville sans combat, sir Edward Packenham ne tarda pas à reconnaître qu’il aurait à entreprendre un véritable siège pour forcer l’armée américaine dans ses retranchemens improvisés. Il s’y prépara activement, fit amener de la flotte trente pièces de gros calibre et les fit mettre en batterie ; il employa à cet effet, à défaut de terre, de grosses barriques de sucre trouvées dans les plantations voisines et représentant une valeur de plusieurs milliers de livres sterling. L’invention n’était pas heureuse ; ces bizarres matériaux n’offrirent aucune résistance aux projectiles de l’ennemi[14] : les batteries furent presque immédiatement démontées et les troupes, dont elles devaient couvrir la marche, forcées de battre en retraite. Elles se replièrent en désordre, épuisées et découragées, et reprirent, une fois la nuit tombée, leurs anciennes positions.

Repoussé dans deux attaques successives, le général anglais résolut de tenter un effort décisif. Son plan était hardi : l’une de ses colonnes devait attaquer une batterie d’artillerie que Jackson avait fait dresser sur la rive gauche du fleuve pour couvrir sa position, Une fois maîtresse des canons, elle devait les tourner contre l’armée américaine, tandis que le corps d’armée principal dont Packenham s’était réservé le commandement donnerait l’assaut sur toute la ligne de défense. Le signal de l’attaque fut donné dans la nuit du 8 janvier, mais les ordres reçus furent mal compris ou incomplètement exécutés : la colonne chargée, sous le commandement du colonel Thornton, de surprendre la batterie de la rive gauche, ne put s’embarquer à l’heure prescrite sur les bateaux plats qui devaient la transporter, et la colonne d’assaut n’était munie, au moment de se mettre en marche, ni d’échelles, ni de fascines. Sir Edward Packenham n’en donna pas moins l’ordre du départ et conduisit les troupes placées sous ses ordres au point des lignes ennemies qu’il supposait le plus faible. Les assaillans, accueillis par le feu nourri de trois batteries américaines, trouvèrent en face d’eux les riflemen du Tennessee et du Kentucky, renommés pour leur bravoure et pour la précision de leur tir. Le désordre se mit dans leurs rangs : le général en chef, qui s’efforçait de les rallier, fut tué en les ramenant à l’assaut ; le général Gibbs tomba à ses côtés mortellement blessé, et le général Keene fut mis hors de combat. Le corps d’élite des Sutherland Highlanders, qui avait tenté sans échelles et sous la mitraille l’escalade du rempart, perdit cinq cents hommes ; le reste se dispersa.

En l’espace de vingt-cinq minutes, l’armée anglaise avait été repoussée sans que le quart de l’armée américaine eût pris part à l’action. Les Anglais avaient perdu sept cents hommes et comptaient quatorze cents blessés et cinq cents prisonniers ; ils laissaient sur le champ de bataille trois généraux, huit colonels, vingt-quatre officiers, tandis que les pertes des Américains ne s’élevaient qu’à huit morts et treize blessés. La colonne de quatorze cents hommes, commandée par le colonel Thornton, avait seule réussi dans son attaque tardive : elle s’était rendue maîtresse de la batterie dont la possession aurait pu, un peu plus tôt, changer l’issue de la journée ; mais au moment où il venait d’obtenir ce succès partiel, le colonel reçut la nouvelle de la déroute de la colonne principale et de la mort de sir Edward Packenham, et le général Lambert, qui venait de prendre le commandement en chef, donna le signal de la retraite. Il ne restait après ce désastre, aux chefs de l’armée anglaise, qu’à assurer dans le plus court délai le départ et l’embarquement de ces troupes décimées, démoralisées, affaiblies par les fatigues et les privations. L’entreprise offrait des difficultés de plus d’un genre. La distance qui séparait le camp de la flotte était considérable et les chemins impraticables. Il fallut, en quelques jours et sans attirer l’attention de l’ennemi, créer une route au milieu des marécages. Le général Lambert prit avec une activité et un sang-froid remarquables toutes les dispositions nécessaires. Dans la soirée du 18 janvier, il fit, comme d’ordinaire, allumer les feux et placer les sentinelles à l’entrée du camp ; et, sans que rien fût changé à l’aspect intérieur, l’évacuation s’opéra pendant la nuit, au milieu du plus profond silence.

La nouvelle ne fut connue des Américains que dans la matinée du lendemain : un médecin anglais vint apporter au quartier-gênéral une lettre dans laquelle le général Lambert recommandait à l’humanité de Jackson les blessés qu’on n’avait pu transporter. Ce dernier se rendit aussitôt au camp anglais, fit conduire les blessés dans les ambulances et laissa un détachement pour garder la position et prévenir un retour offensif. Le reste de l’armée rentra aussitôt à la Nouvelle-Orléans, où Jackson fit demander à l’évêque catholique, M. Dubourg[15], de chanter un Te Deum.

La cérémonie fut fixée au 23 janvier. L’armée victorieuse traversa la ville au milieu des acclamations enthousiastes de la foule qui se pressait sur son passage. Un arc de triomphe s’élevait devant la cathédrale ; le sol était jonché de fleurs ; des jeunes filles, rangées des deux côtés, représentaient les états et les territoires de l’Union et en portaient les couleurs. Le général, entouré de son état-major, passa sous l’arc de triomphe, reçut une couronne de laurier que portaient des enfans et, après avoir été complimenté par l’évêque, fut conduit à un siège qui lui avait été préparé auprès de l’autel. Il répondit aux félicitations qui lui étaient adressées en y associant l’armée et la population de la Nouvelle-Orléans. « Je vous remercie, dit-il au prélat, des prières que vous offrez pour mon bonheur. Puisse avant tout le ciel entendre celles que vous inspire votre patriotisme pour notre bien-aimé pays ! Puisse-t-il également accueillir celles que je lui adresse pour votre bonheur individuel aussi bien que pour la prospérité de la congrégation confiée à vos soins ! S’il en est ainsi, la prospérité, la richesse, le bonheur de cette ville seront à la hauteur du courage et des grandes qualités de ses habitans. »

La nouvelle de la défaite et du départ de l’armée anglaise arriva le 4 février à Washington, où l’anxiété était à son comble. Les dépêches rédigées par Livingston contenaient un récit détaillé des événemens et mettaient habilement en lumière l’immense service que Jackson venait de rendre au pays. La foule se précipita à la Maison-Blanche pour y recevoir la confirmation d’un bruit auquel on osait à peine ajouter foi. La ville fut illuminée ; le nom du vainqueur fut bientôt dans toutes les bouches ; on l’acclamait comme le sauveur de l’indépendance nationale. Le congrès se fit l’interprète de la reconnaissance publique en votant des remercîmens au major-général Jackson et, par son intermédiaire, aux officiers et soldats de l’armée régulière des corps de volontaires et de la milice placés sous ses ordres et en ordonnant qu’une médaille d’or, frappée en son honneur pour symboliser ce glorieux fait d’armes, lui serait offerte comme un témoignage de la haute estime du congrès pour sa judicieuse et belle conduite dans cette mémorable occasion. »

Une nouvelle plus importante encore ne tarda pas à suivre celle de la défaite de l’armée anglaise. Le gouvernement fédéral apprit le 13 février la conclusion du traité signé à Gand le 24 décembre précédent. La guerre qui avait un moment mis en question l’existence même des États-Unis était terminée, mais c’était grâce à la victoire de la Nouvelle-Orléans que l’honneur national sortait intact de cette crise. Un courrier partit de Washington, le 13 février, pour porter à la capitale de la Louisiane la nouvelle officielle de la signature du traité. Le bruit s’en était déjà répandu et avait donné lieu à l’un des incidens les plus caractéristiques de la vie de Jackson.

Edward Livingston, qui avait été chargé de se rendre à la flotte anglaise pour négocier un échange de prisonniers, en était revenu te 15 février, annonçant, d’après un journal que venait de recevoir l’amiral Malcolm, la conclusion de la paix. Jackson en fit part à ses troupes ; mais en leur faisant connaître l’origine de cette information, il crut prudent de leur recommander la patience et de les mettre en garde contre le danger des fausses nouvelles. Cet ordre du jour provoqua des murmures dans la population, et la législature profita de cette disposition des esprits pour manifester son mauvais vouloir ordinaire en s’abstenant de mentionner le nom du général en chef dans les remercîmens qu’elle adressait aux principaux officiers. Les troupes elles-mêmes avaient peine à se résigner à l’attente d’une confirmation officielle et aspiraient à leur libération, qui devait être la conséquence de la paix. Quelques soldats d’origine française imaginèrent, pour hâter le moment de cette libération, de s’adresser au consul de France et de se faire délivrer des certificats de nationalité française. Ce subterfuge exaspéra Jackson, qui ordonna, en vertu de la loi martiale, au consul et à tous les Français non citoyens des États-Unis de quitter la ville dans un délai de trois jours et de s’en tenir à une distance de 12 milles jusqu’à la publication officielle de la ratification des préliminaires de paix. Il déclarait considérer comme citoyens des États-Unis et comme soumis au service militaire tous ceux, quelle que fut leur origine, qui avaient pris part aux dernières élections.

Cet acte arbitraire et violent souleva, comme on peut le supposer, de très vives protestations. Le Courrier de la Louisiane publia une lettre écrite en français et signée : un Citoyen de la Louisiane d’origine française, dans laquelle l’auteur s’attachait à démontrer l’illégalité de la mesure et s’étonnait que le général se fût arrogé à l’égard d’étrangers amis un droit que le président des États-Unis lui-même n’aurait pu exercer qu’à l’égard d’étrangers ennemis. L’auteur ajoutait qu’il était temps de rendre aux lois leur empire et de mettre un terme à des actes d’autorité qu’avaient pu justifier les nécessités de la défense, mais qui, depuis la retraite de l’ennemi, n’étaient plus compatibles avec la dignité des citoyens ni avec le respect de la constitution.

Jackson considéra cette discussion de ses actes comme une intolérable rébellion. Il fit venir l’éditeur du journal et exigea de lui le nom de l’auteur de la lettre. C’était un membre de la législature, nommé Louaillier, qui s’était particulièrement distingué par son patriotisme et par son zèle pour la défense. Le 5 mars, Louaillier fut arrêté et conduit en prison. Il fit aussitôt présenter par son avocat au juge de la cour de district des États-Unis, Dominick Hall, une requête tendant à obtenir un writ d’habeas corpus pour faire cesser une détention illégalement ordonnée. Le juge fit droit à la requête et ordonna que le prisonnier lui fût amené le lendemain matin. À cette nouvelle, la fureur de Jackson ne connut plus de bornes : il adressa le soir même à l’un de ses colonels un ordre daté du quartier-général et ainsi conçu :

« Ayant acquis la preuve que Dominick Hall a aidé, provoqué et excité la révolte dans mon camp, vous donnerez à un détachement l’ordre de l’arrêter et de le détenir en prison et vous me rendrez compte de l’arrestation dès qu’elle sera opérée. Soyez vigilant ; les agens de nos ennemis sont plus nombreux qu’on ne le supposait ; gardez-vous des embûches. — « JACKSON, major-général. »

L’ordre fut exécuté et le juge fut conduit en prison. Quelques jours plus tard, il était expulsé jusqu’à la nouvelle officielle de la ratification de la paix. Quant à Louaillier, il fut déféré à une cour martiale sous la prévention d’espionnage et d’excitation à la révolte.

La dépêche officielle arriva enfin le 13 mars. Jackson la publia, congédia la milice et les volontaires, ordonna l’élargissement des prisonniers arrêtés en vertu de la loi martiale et déclara que ce régime d’exception cesserait d’être en vigueur. Louaillier fut, en conséquence, mis en liberté, et le juge Hall put rentrer chez lui, Mais l’atteinte portée dans leur personne à la liberté individuelle était trop grave pour rester impunie, et le général Jackson fut assigné à comparaître le 24 mars, à dix heures du matin, devant la cour de district des États-Unis sous la prévention de contempt of the court, à raison du maintien de la détention de Louaillier au mépris d’un writ d’habeas corpus régulièrement délivré et à raison de l’arrestation du juge qui avait délivré l’ordre de mise en liberté.

Jackson parut devant la cour en habit de ville, entouré d’une foule immense qui lui faisait cortège. Il refusa de répondre aux questions qui lui furent adressées, déclarant s’en référer au mémoire rédigé par son défenseur Livingston. La cour le déclara coupable et le condamna sans débat à une amende de 1,000 dollars.

Cette condamnation prononcée contre un général victorieux dans la ville même qu’il venait d’arracher à l’invasion consacrait par un mémorable exemple l’autorité souveraine de la loi, l’inviolabilité de la liberté individuelle et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Mais la grandeur d’un tel spectacle échappe à l’instinct des masses comme aux passions des partis. Les manifestations bruyantes de l’enthousiasme populaire accueillirent Jackson à la sortie de l’audience. La multitude arrêta une voiture qui passait, en fit descendre des dames qui l’occupaient, détela les chevaux et traîna le condamné comme un triomphateur jusqu’à sa maison. Le parti démocratique ressentit comme une injure la condamnation qui avait frappé son héros et en poursuivit la réparation avec une persévérance obstinée. Plus d’un quart de siècle après les événemens que nous venons de raconter, le congrès fut saisi d’une proposition tendant à faire restituer à Jackson le montant de l’amende qu’il avait payée et les intérêts cumulés de cette somme. Deux fois repoussée ou ajournée, cette proposition fut enfin votée le 8 janvier 1844, vingt-neuvième anniversaire de la victoire de la Nouvelle-Orléans.


ALBERT GIGOT.

  1. M. Ernest Duvergier de Hauranne, Huit mois en Amérique, voir la Revue du 15 février 1866.
  2. 40 ares environ.
  3. Ce n’est qu’en 1800 que la ville de Washington est devenue le siège du gouvernement.
  4. Thirty years’view, tome Ier, page 736.
  5. C’était ainsi qu’on désignait alors le parti qui prit plus tard le nom de parti démocratique, sous lequel il devait exercer sur les destinées des États-Unis une si profonde et si durable influence.
  6. Hickory, espèce de noyer ou bois de fer particulier à l’Amérique. On peut traduire par le vieux bois de fer le surnom légendaire du général Jackson.
  7. Thirty yearf view, by a senator of thirty years.
  8. T. Ier, p. 15 et 316.
  9. On sut depuis que le fusil n’était pas même chargé.
  10. On répara à la hâte les édifices incendiés et l’on blanchit les murs noircis par la fumée de la demeure du président. De là le nom devenu historique de la Maison Blanche.
  11. Notices historiques, t. Ier.
  12. Alex. Walker, Jackson and Nw-Orleans.
  13. Un des documens les plus intéressans à consulter sur le siège de la Nouvelle-Orléans est le récit très sincère et très complet qu’en a fait un des officiers de l’armée anglaise. The Campaign of the British army of Washington and New-Orleans in the year 1814-15, by a subaltern. London, J. Murray, 1827.
  14. L’emploi des balles de coton dans les retranchemens de l’armée américaine ne réussit pas beaucoup mieux : le coton prit feu aux premières décharges et enveloppa les lignes de défense d’un épais nuage de fumée : mais les remparts détruits par l’incendie furent presque immédiatement relevés et l’on fit usage pour les reconstruire de la terre noire et spongieuse du delta du Mississipi.
  15. Depuis archevêque de Besançon.