La Démocratie autoritaire aux États-Unis/02

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La Démocratie autoritaire aux États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 519-544).
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LA
DEMOCRATIE AUTORITAIRE
AUX ETATS-UNIS

II.[1]
LA VIE POLITIQUE D’ANDRÉ JACKSON.

I. Parton, Life of Andrew Jackson. Boston, 1876. — II. American Statesmen : John Quincy Adams, by John T. Morse Boston, 1882. — III. Andrew Jackson as a public man, by W. G. Sumner. Boston, 1883. — IV. Dr Von Holst, Verfassungsgeschichte der Vereinigten Staaten von America seit der Administration Jacksons. Berlin, 1878.


I.

Les quelques mois qui suivirent la délivrance de la Nouvelle-Orléans furent remplis pour Jackson par de continuelles ovations. Les dames de la Louisiane lui avaient offert avant son départ une épingle en diamans et avaient fait hommage à Mme Jackson d’une magnifique parure de topazes; à l’arrivée du général à Nashville, le gouverneur du Tennessee lui remit solennellement une épée d’honneur. Après un court intervalle de repos à l’Hermitage, Jackson se rendit à Washington, où l’attendait une réception triomphale. Le vieux Jefferson, alors âgé de quatre-vingts ans, quitta sa retraite de Monticello pour présider à un grand banquet qui lui fut offert et lui porta un toast en ces termes : « Honneur à celui qui a comblé la mesure de la gloire de son pays ! »

Jackson profita de son séjour à Washington pour entrer en relations avec tous les personnages marquans du parti républicain ; il se lia particulièrement avec le secrétaire de la guerre Monroe, dont il avait eu à se louer pendant la campagne de la Louisiane. Monroe succéda l’année suivante à Madison comme président des États-Unis. C’était le quatrième président que donnait à la république américaine l’état de Virginie. Tour à tour officier pendant la guerre de l’indépendance, ministre plénipotentiaire près des cours de Paris, de Madrid et de Londres, secrétaire d’état, puis secrétaire de la guerre pendant les dernières luttes avec l’Angleterre, Monroe avait été constamment et activement mêlé aux affaires publiques. Il y avait montré dans des circonstances difficiles un patriotisme sincère, une grande modération d’esprit, une certaine timidité qui le faisait hésiter moins devant les responsabilités à porter que devant les résolutions à prendre, un jugement lent, mais sûr[2], qu’égarait parfois une excessive préoccupation de l’opinion publique, dont il suivait les fluctuations avec la docilité particulière aux politiques de l’école de Jefferson. Au moment où il arrivait au pouvoir, les luttes ardentes des partis avaient cessé ; le fédéralisme n’était plus qu’un glorieux souvenir ; les questions de principes avaient fait place aux rivalités de personnes ; et le parti républicain, dont la prédominance était désormais incontestée, semblait disposé à tempérer dans la pratique du gouvernement la rigueur de quelques-unes de ses anciennes doctrines. C’était en somme une politique de conciliation qu’allait faire prévaloir l’administration prudente et sans éclat du président Monroe. En adressant au nouvel élu ses félicitations, Jackson jugea l’occasion favorable pour donner à cette politique une adhésion publique. Sa lettre, qui porte la date du 12 novembre 1816 et dont on attribua la rédaction à son ami le major Lewis, chez lequel il se trouvait alors[3], a le caractère d’un véritable programme de gouvernement et présente un étrange contraste avec la politique exclusive et violente qu’il devait inaugurer quelques années plus tard.

« Tout dépend, écrivait il au nouveau président, du choix de votre ministère. En choisissant sans acception de parti des hommes connus par leur probité, leurs vertus, leur capacité et leur fermeté, vous tendrez à déraciner, si vous n’y réussissez entièrement, ces sentimens qui, dans d’autres occasions, ont apporté tant d’obstacles à la marche du gouvernement, et vous aurez peut-être la satisfaction et l’honneur d’unir un peuple jusqu’ici politiquement divisé. Le premier magistrat d’une grande et puissante nation ne devrait jamais se laisser influencer par l’esprit de parti. Sa conduite devrait être libérale et désintéressée ; il devrait toujours se souvenir qu’il représente la totalité et non une fraction de la nation. C’est ainsi que vous élèverez le caractère national et que vous acquerrez pour vous-même une impérissable renommée. Ce sont les sentimens d’un ami ; ce sont, si je sais lire dans mon âme, les vœux d’un véritable patriote. »

Monroe obéit à ces sages et patriotiques inspirations lorsqu’il réunit pour former son cabinet des hommes d’origine diverse et que les événemens devaient placer dans des camps opposés. Il prit pour secrétaire de la trésorerie W. H. Crawford, légiste distingué de la Géorgie, qui avait été son compétiteur à la présidence ; il confia les fonctions de secrétaire de la guerre à un jeune et ardent orateur en qui allaient bientôt se personnifier les passions et les audacieuses revendications du Sud, John Calhoun ; en même temps il appelait comme secrétaire d’état à la direction des relations extérieures le négociateur du traité de Gand, John Quincy Adams, fils du successeur immédiat de Washington, et l’un des plus dignes représentans de cette forte race des puritains de la Nouvelle-Angleterre qui a donné à la nation américaine, au dire de M. Gladstone, son type le plus accompli et le plus viril.

Les débuts de la présidence de Monroe furent troublés par l’agitation qui régnait parmi les Indiens Séminoles de la Floride, auxquels s’étaient joints un certain nombre d’esclaves fugitifs de la Géorgie et les débris de la tribu des Creeks, que Jackson avait rejetés au-delà de la frontière. Des circonstances particulières avaient contribué à développer cette agitation et lui donnaient une certaine gravité. La domination espagnole, à laquelle venaient de se soustraire les colonies de l’Amérique du Sud, était singulièrement affaiblie dans la Floride, Il semblait que ce vaste territoire fût déjà une proie offerte à toutes les convoitises; des flibustiers y étaient débarqués en arborant le drapeau des nouvelles républiques hispano-américaines ; des spéculateurs des États-Unis y accouraient en foule pour recueillir les premiers les bénéfices d’une annexion en vue de laquelle des négociations allaient s’ouvrir ; enfin des commerçans anglais, indifférens aux destinées futures du pays, se préoccupaient uniquement de se créer des relations directes avec les Indiens et de conquérir dans les tribus une influence propre à assurer le succès de leurs entreprises. A la faveur de cet état d’anarchie, les Séminoles avaient à plusieurs reprises tenté des incursions sur le territoire de la Géorgie et y avaient commis des déprédations auxquelles le général Gaines, chargé de la défense de la frontière, avait répondu en livrant aux flammes un de leurs villages. Les Indiens, usant à leur tour de représailles, arrêtèrent un bateau qui se rendait au fort Scott et massacrèrent l’équipage et les passagers. Le gouvernement résolut de mettre un terme à ces agressions et appela Jackson au commandement des troupes de la frontière.

Ce dernier accepta d’autant plus volontiers cette mission qu’il espérait y trouver l’occasion de réaliser un de ses projets favoris. Quelques années auparavant, il avait reçu à l’Hermitage la visite d’un aventurier politique qui avait joué un moment un rôle considérable, mais dont la carrière s’achevait au milieu de la déconsidération publique et sur lequel pesait une accusation de haute trahison. Aaron Burr, qui avait été vice-président des États-Unis, qui avait disputé la présidence à Jefferson, mais qui avait dû renoncer à la vie publique à la suite du duel dans lequel il avait tué Hamilton, avait rêvé le renversement de la domination espagnole dans l’Amérique du Nord, la conquête du Mexique et la création à son profit d’un nouvel empire auquel, si l’on en croit ses adversaires, il aurait espéré rattacher quelques états démembrés de l’Union[4].

Ces vastes desseins formèrent le sujet habituel des entretiens de l’Hermitage. Jackson n’était pas homme à repousser cette politique de flibustiers, que devait si audacieusement pratiquer le parti dont il fut le chef et à laquelle il devait s’associer lui-même en préparant la scandaleuse annexion du Texas. A partir de cette époque, l’idée de la conquête de la Floride paraît s’être emparée de son esprit. Nous l’avons vu, dès 1813, dans une lettre au secrétaire de la guerre, réclamer l’honneur de « planter l’aigle américaine sur les remparts de Pensacola et du fort Saint-Augustin. » L’expédition qu’il était chargé de conduire contre les Indiens Séminoles lui offrit un prétexte qu’il jugea excellent pour reprendre cet ancien projet, et il s’empressa d’écrire au président que « si la possession de la Floride était jugée désirable pour les États-Unis, il se chargeait de l’assurer en soixante jours. »

Sans attendre une réponse officielle à ces étranges ouvertures il envahit la Floride à la tête d’un corps de milice et de volontaires formé dans les états les plus voisins, s’empara de Saint-Marks, sous prétexte que les officiers espagnols avaient encouragé l’hostilité des Indiens, chargea un de ses lieutenans de prendre possession du fort Saint-Augustin, marcha lui-même sur Pensacola, chassa le gouverneur du fort Barancas, où il s’était réfugié, fit capituler les troupes espagnoles et les remplaça par une garnison américaine.

Ce n’était pas assez d’avoir ainsi, sans déclaration de guerre et sans motif avouable, envahi le territoire d’une nation amie et de l’avoir traité en pays conquis ; dans cette rapide et brutale incursion, Jackson avait trouvé deux sujets anglais, nommés Arbuthnot et Armbrister, au milieu des Indiens avec lesquels ils étaient en relations de commerce. Il les considéra, au mépris du droit des gens, comme des prisonniers de guerre, et, malgré leurs protestations, il les traduisit devant une cour martiale. Arbuthnot était un vieillard de soixante-dix ans : il résulta des débats qu’il avait témoigné aux Indiens une vive sympathie, qu’il les avait assistés de ses conseils et engagés à faire valoir les droits que leur reconnaissaient sur certains territoires les stipulations du traité de Gand, qu’enfin il les avait avertis de la marche de l’armée de Jackson et qu’il avait ainsi facilité leur retraite. Aucune autre charge ne put être établie contre lui. Il n’en fut pas moins déclaré coupable d’avoir excité les Creeks à faire la guerre aux États-Unis, et condamné à mort. Quanta Armbrister, ancien lieutenant de la marine britannique, contre lequel était dirigée la même accusation, son crime avait consisté à résister avec une poignée d’Indiens à l’invasion en pleine paix d’une province espagnole par une armée américaine. La cour martiale le condamna pour ce fait, comme son malheureux compatriote, à la peine capitale : toutefois, sur la demande d’un des juges, l’affaire fut soumise à une délibération nouvelle, et la sentence primitive prononcée contre Armbrister fut commuée en une condamnation à cinquante coups de fouet et à douze mois de travaux forcés avec boulet et chaîne. Jackson considéra cette atténuation de peine comme un acte d’impardonnable faiblesse et ne craignit pas d’annuler, de sa propre autorité, la seconde sentence de la cour. Il fit en conséquence pendre Arbuthnot et fusiller Armbrister dans la matinée du lendemain.

La nouvelle de cette double exécution causa en Angleterre une émotion profonde. La presse se fit l’écho de l’indignation publique : la question fut portée devant le parlement, et l’on peut se demander quelles auraient été les conséquences de ce débat si lord Castlereagh, évoquant, comme le fit plus tard lord Palmerston dans des circonstances bien différentes, le classique souvenir du Civis romanus sum, avait revendiqué comme lui avec une hautaine éloquence les inviolables privilèges des citoyens britanniques répandus sur tous les points de l’univers. Mais le cabinet anglais ne jugea pas opportun de se livrer à une manifestation de ce genre au lendemain du rétablissement si longtemps désiré de la paix générale, et, préoccupé des périls d’une nouvelle rupture avec les États-Unis, il parvint, non sans effort, à calmer les esprits et à étouffer l’incident.

L’injustifiable agression de Jackson n’avait pas moins sérieusement compromis les relations des États-Unis avec l’Espagne. Le ministre espagnol, don Luis de Oñis, protesta en termes énergiques et déclara qu’il ne reprendrait les négociations ouvertes pour la cession de la Floride que lorsque son gouvernement aurait obtenu satisfaction. L’embarras était grand à Washington. Le cabinet était divisé sur la conduite à tenir. Le président estimait que Jackson avait outre-passé ses instructions, et Calhoun demandait qu’il lût formellement désavoué. Mais cette opinion fut combattue par le secrétaire d’état, John Quincy Adams[5].

Il soutint que la violation des instructions reçues était plus apparente que réelle et que la conduite de Jackson pouvait se justifier tant par les nécessités impérieuses de la situation que par l’attitude ouvertement hostile du gouverneur de la Floride. Il reconnaissait que la question était d’autant plus délicate qu’elle n’intéressait pas seulement les relations internationales, mais qu’elle touchait à un grave problème constitutionnel, en ce qu’elle impliquait le droit pour le pouvoir exécutif d’autoriser les hostilités sans déclaration de guerre par le congrès. Quant à lui, il n’hésitait pas à reconnaître ce droit lorsque les hostilités avaient un caractère purement défensif : or, c’était dans ces conditions que Jackson avait pu être autorisé à passer la frontière espagnole en poursuivant les Indiens. Tout le reste, même la prise du fort Barancas, se rattachait à cette première et inévitable violation du territoire, et il convenait pour apprécier sainement ces divers incidens de tenir uniquement compte du but poursuivi, qui n’était pas de faire la guerre à l’Espagne, mais de continuer la guerre commencée contre les Indiens : « Jackson, ajoutait Adams, a pour lui une fraction considérable de l’opinion publique ; s’il venait à être désavoué, ses amis ne manqueraient pas de dire qu’après avoir profité de ses services, on l’a sacrifié aux ennemis de son pays, et son sort serait comparé à celui de sir Walter Raleigh. »

L’opinion d’Adams prévalut. Le cabinet fut d’avis : 1° que la conduite de Jackson devait être approuvée; 2° que la prise des forts espagnols devait être considérée comme son fait personnel, que cette prise de possession avait été légitime et nécessaire, mais que le gouvernement ne l’avait pas autorisée et n’avait pu constitutionnellement l’autoriser; 3° que la ville de Pensacola serait rendue aux Espagnols; 4° que le fort Saint-Marks serait également rendu lorsque les Espagnols y auraient envoyé des forces suffisantes pour l’occuper et pour protéger la frontière.

Adams développa avec une remarquable habileté dans une dépêche au ministre d’Espagne les argumens dont il s’était servi pour convaincre ses collègues. Quelle que fût au fond la valeur de sa thèse, ce document diplomatique eut un grand succès dans le public américain. Jefferson adressa à Adams de chaleureuses félicitations, et demanda que sa dépêche fût traduite dans toutes les langues et envoyée à toutes les cours de l’Europe.

Le président expliqua, de son côté, à Jackson, dans une longue et affectueuse lettre, le caractère de la décision prise et s’efforça de lui faire accepter la remise de Pensacola et du fort Saint-Marks aux Espagnols. Le général répondit avec une mauvaise humeur marquée que les instructions qu’il avait reçues ne spécifiaient nullement les moyens qu’il devait employer pour réduire les Séminoles, et qu’il n’avait pu conséquemment outre-passer des instructions aussi vagues.

Ces graves questions de politique étrangère et de droit constitutionnel devaient être soumises aux délibérations du congrès. Il en fut saisi dès sa réunion, et le grand débat qui s’ouvrit, le 27 janvier 1819, à la chambre des représentans est resté l’un des plus brillans épisodes de l’histoire parlementaire des États-Unis. Le comité des affaires militaires demanda qu’un blâme fut adressé au général Jackson à raison de l’exécution des deux marchands anglais. Un représentant de la Géorgie, nommé Cobb, proposa trois résolutions additionnelles blâmant la prise de Pensacola et tendant à prévenir le retour de pareils faits. Henry Clay, alors speaker de la chambre et l’un de ses orateurs les plus écoutés, prit le premier la parole pour appuyer ces résolutions. Il s’éleva avec une grande énergie contre l’exécution arbitraire d’Arbuthnot et d’Armbrister. Il demanda si l’on pouvait leur imputer d’autre crime que d’avoir entretenu des relations commerciales avec les Indiens, et d’avoir cherché à se concilier leurs bonnes grâces en les éclairant sur les droits que leur conféraient les stipulations du traité de Gand. Eussent-ils d’ailleurs été coupables des faits qu’on leur avait imputés, il soutint que leur condamnation n’en eût pas moins été injustifiable : car, dans un pays libre comme les États-Unis, nul ne pouvait être mis à mort sans avoir été condamné en vertu d’une loi formelle et par un tribunal compétent. Élargissant enfin le cercle de la discussion, il rappela dans une péroraison éloquente le sort des peuples qui, en tolérant les excès des chefs militaires, avaient compromis leurs libertés :

« .. Transportons-nous, dit-il, au temps où la Grèce et Rome étaient dans tout l’éclat de leur prospérité : supposons que, mêlés à la foule, nous eussions demandé à un Grec s’il ne craignait pas qu’un chef militaire audacieux et couvert de gloire, un Philippe ou un Alexandre, vint un jour à renverser les libertés de ce pays. Ce Grec confiant et indigné nous eût répondu : Non ! non ! nous n’avons rien à craindre de nos héros : nos libertés seront éternelles. Un citoyen romain auquel on eût demandé s’il ne craignait pas que le conquérant de la Gaule vînt fonder un trône sur les ruines de la liberté publique eût énergiquement repoussé un pareil soupçon. Cependant la Grèce a succombé, César a franchi le Rubicon, et le bras patriotique de Brutus lui-même n’a pu sauver les libertés de son pays...

« Je suis loin de prétendre que le général Jackson forme des desseins hostiles à nos libertés. Je crois ses internions pures et patriotiques. Je remercie Dieu qu’il n’ait pas la volonté de détruire les libertés de la république; mais je remercie Dieu plus encore qu’il n’en ait pas le pouvoir quand bien même il en aurait la volonté...

« Gardez-vous, dans cette première période de notre république, qui compte à peine quarante années d’existence, de donner un encouragement fatal à l’insubordination militaire. Souvenez-vous que la Grèce a eu son Alexandre, Rome son César, l’Angleterre son Cromwell, la France son Bonaparte, et que, si nous voulons éviter l’écueil auquel elles se sont brisées, il faut que nous évitions leurs fautes.

« J’espère que la chambre examinera mûrement les circonstances graves dans lesquelles nous sommes. On peut dédaigner toute opposition, on peut même voter au général de publiques actions de grâces; on peut le porter en triomphe jusque dans cette chambre. Mais si on le fait, ce sera, à mon humble avis, le triomphe du principe d’insubordination, le triomphe de l’autorité militaire sur l’autorité civile; ce sera un triomphe remporté sur la constitution de ce pays, et je prie ardemment le ciel que ce ne soit pas dans ses effets et dans ses conséquences extrêmes un triomphe remporté sur les libertés publiques. »

L’orateur qui répondit le 2 février à Clay, Poindexter, se fit, dans un discours qui produisit un grand effet, l’avocat et l’apologiste passionné de Jackson. Il rappela l’invasion repoussée, le territoire agrandi, les armes américaines couvertes de gloire. Il demanda si, après de tels services, les représentans de la nation n’auraient à offrir au vainqueur d’autre récompense qu’un vote de censure.

La chambre, après vingt-sept jours de discussion, passa au vote sur les résolutions suivantes :

1° Le comité blâme-t-il l’exécution d’Arbuthnot et d’Armbrister?

2° Y a-t-il lieu de faire une loi pour interdire l’exécution des prisonniers par un général?

3° La prise de Pensacola et du fort Barancas est-elle contraire à la constitution?

4° Y a-t-il lieu de faire une loi pour interdire l’invasion d’un territoire étranger sans l’autorisation préalable du congrès, excepté pour la poursuite immédiate d’un ennemi vaincu?

Sur toutes ces questions, la majorité se prononça pour la négative.

Le sénat, qui avait de son côté renvoyé l’examen de l’affaire à un comité, semblait moins disposé que la chambre des représentans à accorder à Jackson un bill d’indemnité. Le 24 février, le sénateur Lacock présenta le rapport du comité, dont la majorité proposait un blâme. Jackson envoya pour sa défense un long mémoire; l’impression des documens fut ordonnée, mais on traîna en longueur et, par un accord tacite, on laissa la question sans solution.

Pendant ces débats, Jackson n’avait pas quitté Washington. Il se montrait exaspéré des attaques dont il était l’objet : la violence et la grossièreté de son langage dépassaient toute mesure, et il ne parlait de rien moins que de couper les oreilles des membres du comité du sénat qui avaient osé se prononcer contre lui. Il prenait soin d’ailleurs de provoquer de toutes parts de bruyantes démonstrations populaires, et, suivant la coutume des courtisans de la multitude, il opposait complaisamment aux délibérations régulières des assemblées les manifestations plus ou moins éclairées et plus ou moins spontanées de l’opinion. Il se rendit ainsi successivement à Philadelphie et à New-York pour assister à des fêtes organisées en son honneur. Des salves d’artillerie annoncèrent son arrivée dans la seconde de ces deux villes, et le maire lui présenta dans une boîte d’or le diplôme de citoyen de New-York.

Il était à Baltimore lorsqu’on apprit le dépôt du rapport de Lacock au sénat. Le jour où la nouvelle en fut reçue, il assistait à un grand banquet ; un toast lui fut porté dans les termes suivans : « Au général Jackson, qui, comme le guerrier carthaginois, a franchi, malgré la défense qu’il avait reçue, la frontière de l’ennemi pour aller se mesurer avec lui, et qui, comme Annibal, vainqueur sur le champ de bataille, a été comme lui attaqué dans le sénat. »

« Ce que j’ai fait, répondit le général, je l’ai fait pour mon pays. Comme ma première pensée a toujours été de travailler à notre prospérité et à notre bonheur, rien ne m’est plus doux que de recevoir l’approbation de mes concitoyens. C’est la plus noble récompense pour un soldat. On ne s’est pas borné à attaquer mes actes publics, on a également attaqué ma réputation privée. On m’a accusé d’avoir obéi à de viles préoccupations d’intérêt personnel en occupant la Floride. Je rougis de répondre à de telles accusations. Elles sont aussi abjectes qu’absurdes et n’ont pu naître que dans des esprits étrangers à toutes les vertus humaines. Je ne crains pas que mon pays me refuse justice. Et maintenant je vous propose un toast aux 12 et 13 septembre 1814, aux jours où des hommes libres ont vaincu les vainqueurs de l’Europe et, sous la noble bannière semée d’étoiles, ont sauvé Baltimore des horreurs de l’incendie. »

Les négociations pour la cession de la Floride avaient sur ces entrefaites repris leurs cours. L’Espagne en consentit l’abandon moyennant une indemnité de 5 millions de dollars, qui devait être employée à désintéresser les citoyens des États-Unis auxquels la marine espagnole avait causé un préjudice par des prises indûment opérées pendant la guerre. Le traité signé dès 1810 par J. quincy Adams et don Luis de Oñis ne fut ratifié à Madrid que dans les derniers mois de l’année suivante. Au mois de février 1821, la Floride fut organisée en territoire, et Jackson en fut nommé gouverneur. Il était investi de pouvoirs extraordinaires assez mal définis, mais il se considérait comme autorisé par ses instructions à exercer la plus grande partie des attributions qui avaient précédemment appartenu au capitaine-général de Cuba et au gouverneur de la Floride.

Il partit pour Pensacola, accompagné de sa femme, dont une curieuse correspondance, publiée par M. Parton, nous a conservé les impressions. La jeune femme enjouée et sémillante qui avait jadis éveillé par la liberté de ses allures l’inquiète jalousie de son premier mari était devenue une austère matrone puritaine, dont la conscience scrupuleuse et l’esprit étroit eurent peine à s’accoutumer au spectacle de cette société espagnole si différente par ses mœurs, par ses élégances et par les pompes mêmes de son culte, de celle dans laquelle elle avait jusqu’alors vécu.

La Nouvelle-Orléans lui était apparue comme « la nouvelle Babylone » avec son idolâtrie, sa richesse et sa perversité. Quant à la Floride, elle la tint pour « un pays païen » au sein duquel elle se complaisait à rappeler les souvenirs de la captivité du peuple saint et où elle se plaignait amèrement de ne plus entendre « ni la parole de l’évangile ni les chants de Sion. »

De son côté, le nouveau gouverneur, que ces sortes de mécomptes auraient laissé fort indifférent, paraît avoir éprouvé à son arrivée une déconvenue d’un autre ordre que nous révèlent assez naïvement les lettres de sa femme. « On n’a jamais vu, écrit-elle à son frère, un homme plus désappointé que le général. Il n’a pas eu une place à donner à ses amis, et c’était pourtant là, j’en suis persuadée, ce qui l’avait, par-dessus tout, décidé à venir ici. » Une bande de spéculateurs avides et de solliciteurs faméliques s’était, en effet, attachée à ses pas, espérant bien vivre sur le nouveau territoire comme sur un pays conquis, et il se montra fort contrarié de ne pouvoir satisfaire l’âpreté de ces appétits et de ne pouvoir entretenir aux dépens du public ces dévoûmens intéressés. Il ne tarda pas d’ailleurs à se trouver en face de préoccupations plus graves, et une nouvelle aventure qui eut un grand retentissement vint mettre une fois de plus en lumière l’emportement de son caractère, ses allures autocratiques et son mépris systématique du droit.

Le dernier gouverneur espagnol de la Floride, le colonel Callava, officier distingué et du caractère le plus honorable, était resté à Pensacola après avoir remis ses pouvoirs à Jackson. Il y remplissait l’office de commissaire du gouvernement espagnol, chargé de surveiller l’embarquement du matériel d’artillerie, et de prendre en vue des intérêts de ses nationaux quelques dernières dispositions. Il se trouvait à ce titre en relations avec un jeune légiste pensylvanien, nommé Henry Brackenridge, que Jackson venait de nommer alcade de la Floride, et qui avait mission de recevoir des mains des autorités espagnoles des documens relatifs à des questions de propriété privée. Brackenridge eut un jour la visite d’une quarteronne qui se plaignait d’avoir été dépouillée de la succession d’un certain Nicolas Vidal, mort en 1807, et qui prétendait que les papiers établissant ses droits à cette succession allaient être emportés par un officier espagnol nommé Dominique Sousa, attaché à la personne du colonel Callava. Jackson, auquel l’alcade fit part de cette réclamation, lui donna l’ordre de se transporter immédiatement chez Dominique Sousa et d’exiger de lui la remise des papiers. L’officier ayant répondu qu’il les avait confiés, ainsi qu’un certain nombre d’autres, au colonel Callava, sans l’ordre duquel il ne pouvait les livrer, Jackson le fit immédiatement arrêter et envoya un détachement de troupes au domicile du colonel pour réclamer les pièces dont il était détenteur. Callava demanda que cette réclamation lui fût adressée par écrit, se déclarant prêt à remettre les paniers dont il s’agissait s’ils étaient de ceux dont le traité prescrivait la remise aux autorités américaines et, se réservant, dans le cas contraire, de faire connaître les motifs de son refus.

Cette réponse, dont il était difficile de contester la correction, exaspéra Jackson ; il fit arrêter le colonel dans son lit, à dix heures du soir, et le fit amener devant lui. Il lui déclara qu’il refusait de lui reconnaître un caractère public, et le somma de nouveau d’obtempérer immédiatement à sa réclamation. Cette sommation fut suivie d’une scène d’une indescriptible violence. Jackson, l’écume à la bouche, frappant violemment sur la table, s’emporta en invectives, accabla de grossières injures le commissaire espagnol, qui se bornait à répéter qu’il ne pourrait répondre à la réclamation tant qu’il ignorerait la nature des papiers réclamés, mais qui se déclarait prêt à y satisfaire, s’il le pouvait sans manquer à ses devoirs. Jackson mit enfin un terme à la discussion en produisant un ordre d’incarcération préparé d’avance, et en faisant conduire le colonel à la prison publique, pendant qu’on procédait à la saisie des papiers au domicile de ce dernier et hors sa présence. Avant de se rendre à la prison, Callava déclara qu’il protestait publiquement devant le gouvernement des États-Unis contre la violation du droit commise en sa personne.

Le lendemain matin, quatre Espagnols de la plus haute condition vinrent trouver le juge des États-Unis pour la Floride occidentale, Élie Fromentin, et lui demandèrent d’ordonner la mise en liberté de Callava. Le juge l’ordonna, moyennant une caution de 40,000 dollars pour la remise des papiers dont il ignorait la saisie. Lorsque le gardien de la prison remit à Jackson le writ d’habeas corpus, ce dernier se livra à un nouveau débordement d’injures dans lesquelles il confondait le prisonnier et le juge qui l’avait fait élargir, il fit immédiatement remettre à ce dernier une note ainsi conçue :

« Élie Fromentin devra comparaître devant moi et faire connaître pourquoi il a tenté de mettre obstacle à l’exercice de mon autorité comme gouverneur de la Floride, investi des pouvoirs du capitaine-général et intendant de l’île de Cuba sur la dite province et du gouverneur de cette province, ayant en vertu de mes pouvoirs judiciaires comme juge suprême et comme chancelier fait incarcérer certains individus. »

Le juge se rendit au palais du gouverneur, qui excipa de nouveau des pouvoirs illimités dont il se prétendait investi.

— Oseriez-vous, dit-il à Fromentin, adresser un writ d’habeas corpus au capitaine-général de Cuba?

— Non, répondit le juge avec beaucoup de présence d’esprit et de sang-froid : mais je l’adresserais au président des États-Unis s’il se trouvait sous ma juridiction.

Sur ces entrefaites, les papiers dont la saisie avait donné lieu à ces déplorables incidens avaient été examinés, et l’on avait constaté que la succession si bruyamment revendiquée se composait uniquement d’un passif de 157 dollars.

Callava, rendu à la liberté, quitta la Floride et partit pour Washington afin de déposer sa protestation contre le traitement dont il avait été victime. Jackson, de son côté, rendit compte des faits au secrétaire d’état. La violence de son langage trahissait l’irritation profonde que lui avait causée cette nouvelle résistance de l’autorité judiciaire. Suivant sa coutume, il s’efforçait d’attribuer cette résistance à des motifs peu honorables : il accusait le juge de s’être ému de l’arrestation d’un personnage considérable tel que l’ancien gouverneur, après être resté indifférent à celle du modeste officier Dominique Sousa. « Il faudrait en conclure, disait-il, que les lois des États-Unis ne sont faites que pour frapper les humbles et les pauvres, mais que lorsqu’elles atteignent la richesse et la puissance, elles ne sont plus qu’une lettre morte ou du moins qu’on ne doit plus les appliquer qu’avec une sorte de délicatesse et de respect. »

Cette fois encore le gouvernement soutint Jackson, mais les embarras sans cesse renaissans que causaient ses emportemens et son dédain pour la légalité commençaient à préoccuper le cabinet, et J. Q. Adams avouait qu’il tremblait à l’arrivée de chaque courrier de la Floride, tant il redoutait d’apprendre quelque nouvelle incartade du terrible gouverneur.

La popularité de Jackson était d’ailleurs bien loin d’en souffrir. L’opinion des masses restait indifférente à ces attentats répétés contre la liberté individuelle, le droit des gens et l’indépendance du pouvoir judiciaire, et les récits que répandaient dans le public les amis de Jackson affectaient de le représenter comme l’intrépide défenseur des petits contre les riches et les grands. Il est malheureusement plus aisé d’éveiller dans les foules les instincts de haine et d’envie qui fermentent dans les bas-fonds de la nature humaine que d’y entretenir le culte élevé et désintéressé du droit. C’est un art vulgaire et grossier qu’ont pratiqué dans tous les temps les courtisans du peuple maigre, et qui leur a plus d’une fois ouvert le chemin de la fortune et du pouvoir.


II.

Malgré l’appui du gouvernement et la faveur de l’opinion populaire, la situation de Jackson était devenue intolérable dans la Floride ; il le comprit lui-même et revint à la fin de 1821 s’établir à l’Hermitage. il y reprit ses anciennes habitudes, développa son exploitation, fit élever des constructions nouvelles et affecta de répéter qu’il entendait y finir ses jours dans le calme et dans la retraite. Il n’en suivait pas moins avec un extrême intérêt la marche des affaires publiques, il lisait attentivement les journaux, entretenait une correspondance active avec ses amis politiques, et recevait fréquemment ceux d’entre eux dont le dévoûment lui était particulièrement acquis.

Le second terme de la présidence de Monroe allait bientôt expirer, et les élections présidentielles qui devaient avoir lieu en 1824 commençaient à préoccuper les esprits. Les conditions dans lesquelles allait s’engager la lutte étaient nouvelles. Avec le quatrième des présidens virginiens disparaissaient de la scène politique les hommes qui avaient attaché leur nom à la conquête de l’indépendance et à la fondation de la république : et c’était dans la génération qui leur avait succédé que la nation américaine était appelée pour la première fois à choisir son premier magistrat. Dans la période de près d’un demi-siècle qui venait de s’écouler, les idées avaient changé comme les hommes. Le parti fédéraliste avait joué un rôle prépondérant dans l’établissement et dans la mise en œuvre de la constitution des États-Unis. A. L’époque où l’Amérique, placée sous le régime des articles de confédération, se débattait contre l’anarchie, lorsque ses meilleurs citoyens se demandaient avec Washington si les provinces arrachées à la domination britannique « formeraient une grande république ou tomberaient à l’état de fragmens insignifians et éparpillés d’empire, » Alexandre Hamilton et ses amis avaient trouvé dans la clairvoyance de leur patriotisme la solution de ce redoutable problème, et avaient fait prévaloir l’idée d’un pouvoir central assez fort pour assurer contre les prétentions particularistes des états l’existence et l’unité de la nation. Mais, suivant la loi commune, le grand parti qu’ils avaient créé n’avait pas survécu à l’œuvre qu’il avait eu la gloire d’accomplir. Peu populaire à l’époque même de ses plus éclatans services, suspect de tendances aristocratiques et de sympathies pour l’Angleterre, le parti fédéraliste n’avait pas tardé à s’affaiblir et ses divisions intérieures l’avaient peu à peu discrédité. Sous la direction de nouveaux chefs infidèles aux patriotiques traditions d’Hamilton, il s’était identifié avec les intérêts et les exigences des états du Nord-Est, avait combattu l’annexion de la Louisiane, refusé son concours à la guerre contre l’Angleterre et blessé profondément le sentiment national. Mais tandis qu’il disparaissait dans l’impuissance et l’oubli, ses adversaires se voyaient contraints d’adopter au moins en partie les principes qui avaient fait sa force et sa raison d’être, et c’était dans ce sens que Jefferson, dont l’élection avait consacré le triomphe du parti républicain, se plaisait à répéter : « Nous sommes tous fédéralistes, nous sommes tous républicains. »

Cette victoire, désormais incontestée, du parti républicain ne tarda pas d’ailleurs à faire apparaître dans ses rangs des tendances opposées. À la suite de la guerre avec l’Angleterre, les meilleurs esprits se montrèrent frappés des périls qui, vingt-cinq ans auparavant, avaient alarmé les premiers fédéralistes. Ils comprirent la nécessité de fortifier le pouvoir central, de lui créer des ressources, de donner au développement de la richesse nationale une énergique impulsion. La première question qui donna lieu à de vifs débats fut celle des améliorations intérieures (national improvements). Il s’agissait de savoir si le gouvernement fédéral avait ou non le droit de faire exécuter ou de subventionner de grands travaux d’intérêt national, tels que des routes et des canaux, ou si l’exécution de ces travaux devait être réservée aux états particuliers. Jefferson avait exprimé sur ce point certains scrupules constitutionnels. Parmi ses disciples, les uns maintinrent sa doctrine dans toute sa rigueur, en la poussant à ses plus extrêmes conséquences, et dénièrent au congrès tous les droits que ne lui reconnaissait pas expressément un texte constitutionnel ; on les nomma, strict constructionists, ou partisans de la stricte interprétation de la constitution. En face d’eux se forma une fraction nouvelle, pénétrée de la nécessité d’interpréter plus largement les dispositions constitutionnelles relatives aux attributions du gouvernement des États-Unis ; les hommes les plus éminens du parti républicain se prononcèrent en ce sens et reprirent la théorie autrefois professée par Hamilton sur les pouvoirs implicites (implied powers) du congrès.

Pour faire face aux grandes entreprises d’intérêt général dont les hommes politiques de cette école se montraient partisans, il fallait créer des ressources au gouvernement fédéral. Ils y parvinrent en faisant voter par le congrès, en 1816, l’établissement d’un tarif douanier, et, l’année suivante, pour relever le crédit national ébranlé, ils obtinrent le renouvellement du privilège de la Banque nationale des États-Unis, qu’avait fait créer Hamilton, vingt-sept ans auparavant, malgré l’opposition de Jefferson.

La discussion de ces grandes questions d’ordre à la fois économique et politique remplit la première partie de la présidence de Monroe. Mais une question plus redoutable, et qui devait désormais dominer la politique américaine, ne tarda pas à surgir et vint compliquer tous les problèmes dont la solution divisait les esprits : c’était la question de l’extension de l’esclavage dans les nouveaux états de l’Union.

Henry Clay la fit résoudre en 1819, après de longues et graves discussions, par l’adoption du célèbre compromis du Missouri, qui accorda à tous les états qui se créeraient au sud du 36° 3’de latitude, le droit d’accepter ou de répudier l’esclavage. Mais ce grand débat avait mis pour la première fois en lumière l’opposition d’intérêts qui existait entre les états du Nord et ceux du Sud. Cette opposition se manifesta dès lors dans toutes les controverses constitutionnelles que nous venons d’indiquer, et leur donna ce qu’on a nommé dans la langue politique des États-Unis un caractère sectionnel. Sur la question du tarif, les états agricoles du Sud étaient en désaccord avec les états du Nord, dont le régime protecteur favorisait le développement industriel. La question des grands travaux publics intéressait également le Nord et l’Ouest à un plus haut degré que le Sud. Enfin la théorie qui élargissait les pouvoirs du congrès ne pouvait manquer d’alarmer les esclavagistes, qui trouvaient dans le principe de la souveraineté des états la meilleure garantie du maintien de l’institution particulière. Il en résulta que les strict constructionists se recrutèrent principalement dans tes états du Sud et y formèrent le noyau du parti démocratique, tandis que le parti républicain proprement dit, qui prit quelques années plus tard le nom de parti whig, trouva dans le Nord son principal point d’appui.

Cette formation de deux partis nouveaux n’était pas encore accomplie à la fin de la présidence de Monroe; mais la division existait déjà à l’état latent, et les ardentes compétitions de personnes qui se produisirent à cette époque servirent à la mettre en lumière.

Jusque-là, le candidat de chaque parti à la présidence avait été désigné par une réunion des membres des deux chambres appartenant à ce parti, réunion que l’on désignait sous le nom de caucus. C’était, en réalité, aux chefs parlementaires que cet usage réservait la rédaction du programme et la désignation des candidats. Mais, dans cette circonstance, le choix du caucus n’était pas sans difficulté; car cinq candidats, appartenant tous au parti républicain, étaient sur les rangs.

Le secrétaire de la trésorerie, Crawford, qui avait été en 1816 le compétiteur de Monroe, se flattait de l’espoir de lui succéder. Il était le chef reconnu du parti républicain dans l’état de Géorgie; il comptait de nombreux amis parmi les membres influens du congrès, et le discours qu’il avait prononcé en faveur du renouvellement du privilège de la Banque des États-Unis lui avait concilié les sympathies du monde des affaires. Quoiqu’il n’eût jamais fait preuve de talens supérieurs, on s’accordait à vanter son habileté dans le maniement des hommes. Il possédait à un haut degré les qualités et les défauts du politicien : la persévérance, la souplesse, l’esprit d’intrigue et l’absence de scrupules, qui firent dans la génération suivante la fortune de plus d’un homme politique américain.

Le contraste était complet entre le secrétaire de la trésorerie et son collègue le secrétaire d’état J. Q. Adams. La candidature de ce dernier avait pour elle la coutume, constamment suivie depuis Jefferson, d’appeler à la présidence le secrétaire d’état en exercice. Elle se justifiait d’ailleurs par des titres personnels incontestables. Sorti d’une vieille famille du Massachusetts, fils du successeur de Washington, J. Q. Adams avait religieusement conservé l’esprit des puritains de la Nouvelle-Angleterre et les traditions des fondateurs de la république américaine, li avait représenté les États-Unis auprès des principales cours de l’Europe, dirigé avec succès les relations extérieures sous la présidence de Monroe et déployé, notamment, une rare habileté dans les difficiles négociations qu’il avait eu à suivre avec l’Espagne. Ou rendait hommage à la dignité de sa vie, à l’élévation de son caractère, à l’autorité de sa parole. Mais il ne possédait pas, et il affectait de dédaigner les dons qui captivent la popularité. Austère dans sa vie privée comme dans sa vie publique, défiant et soupçonneux, il jugeait les événemens et les hommes avec une impitoyable rigueur, dont le journal qu’il a tenu pendant plus de cinquante années a conservé à la postérité l’irrécusable témoignage[6]. Il avait l’horreur de la corruption et de l’intrigue, et, en soumettant sa vie au jugement de ses concitoyens, il entendait mériter leurs suffrages sans les solliciter ni les séduire.

Le plus jeune des candidats était le secrétaire de la guerre Calhoun, alors âgé de quarante-deux ans. Il passait pour être l’objet des secrètes préférences du président Monroe. Ses services pendant la guerre avec l’Angleterre, le patriotisme et l’esprit de décision dont il avait fait preuve dans des conjonctures difficiles avaient rendu son nom populaire dans la marine et dans l’armée. Le Sud tout entier l’acclamait comme son plus ferme défenseur et le plus brillant interprète de ses aspirations, bien qu’il n’eût pas mis encore au service des passions esclavagistes cette inflexible logique. ce fanatisme sombre, cette éloquence ardente et hautaine qui donnèrent plus tard à sa physionomie un si étrange caractère.

Comme Calhoun, Henry Clay posait, pour la première fois, sa candidature à la présidence, et comme lui il devait poursuivre toute sa vie, sans jamais l’atteindre, ce but de son ambition. Speaker de la chambre des représentans depuis 1811, il eût sans doute emporté les suffrages si l’élection présidentielle eût appartenu au congrès. Il était alors dans tout l’éclat de sa renommée, qui avait grandi pendant la guerre, et que venait de consacrer son récent triomphe dans la question du Missouri. Jamais peut-être homme politique ne connut ni ne goûta davantage les enivremens de la faveur populaire ; il possédait à un égal degré les dons qui fascinent les foules et ceux qui dominent les assemblées. Lorsqu’il se rendait dans le Kentucky, qui avait été le théâtre de ses premiers succès et qui s’enorgueillissait de sa gloire, son voyage à travers les états de l’Ouest n’était qu’une marche triomphale; lorsqu’il prenait la parole dans le congrès, il tenait son auditoire suspendu à ses lèvres. Si l’on s’en rapporte au témoignage unanime de ses contemporains, la lecture de ses discours ne peut donner qu’une idée imparfaite de son éloquence. Il avait toutes les qualités extérieures de l’orateur : l’ampleur et l’autorité du geste, la dignité du maintien, le charme inexprimable d’un organe harmonieux et sonore, une taille élevée, une physionomie irrégulière et mobile qu’illuminaient le rayonnement de la pensée, la grâce du sourire, et la vivacité du regard. Homme de plaisir et joueur comme Fox, il rachetait, comme lui, ses défauts par l’élévation de son esprit et la générosité de sa nature; il avait, comme lui, la passion de la liberté et l’âme d’un patriote. A ses yeux, l’intérêt suprême devant lequel devaient s’effacer tous les autres était le maintien et raffermissement de l’Union : sa fidélité à cette grande cause a été l’honneur et a fait l’unité de sa vie publique.

Les chances de ces divers candidats à la présidence semblaient se balancer, lorsqu’on vit soudain apparaître une nouvelle et retentissante candidature. On a raconté que, dans un meeting ' tenu dans l’ouest de la Pensylvanie à l’occasion de l’élection présidentielle de 1824, un ouvrier s’était levé en agitant son chapeau et en criant: « Hurrah pour Jackson! » L’assemblée se serait, d’une voix unanime, associée à cette acclamation, que l’écho populaire aurait bientôt répétée des Alleghanys à l’Atlantique. Cette légende n’a rien de commun avec l’histoire. De sa retraite de l’Hermitage, où il avait paru vouloir s’ensevelir, Jackson épiait l’occasion d’une éclatante rentrée sur la scène politique. Dès le 20 juillet 1822, ses amis avaient provoqué une résolution par laquelle la législature du Tennessee prenait l’initiative de sa candidature. Les électeurs de l’état ratifièrent en quelque sorte cette manifestation en envoyant Jackson, au mois de décembre de l’année suivante, reprendre son siège au sénat des États-Unis.

Le prestige du libérateur de la Nouvelle-Orléans était resté considérable. « Il est, dans une grande partie du Sud et de l’Ouest, écrivait Webster, le candidat du peuple. « Mais il éveillait la défiance des hommes initiés au maniement des affaires publiques et soucieux du maintien des grandes traditions libérales de la république américaine[7], et il était peu vraisemblable qu’il fût proposé aux suffrages des électeurs présidentiels par les leaders du congrès réunis en caucus. Il s’en rendit compte et résolut de se débarrasser de ce mécanisme incommode ; une énergique campagne commencée par ses familiers, dans les journaux de Nashville, fut bientôt dirigée dans tous les états de l’Union contre le système du caucus. Personne, peut-être, n’a mieux compris que Jackson et n’a plus habilement exploité les instincts inférieurs de la démocratie. Il connaissait à merveille ce sentiment qui porte les masses populaires à subir l’impulsion ou la dictature d’un seul homme, mais à se révolter contre la direction d’une élite. Ce fut à ce sentiment qu’il fit appel. Il lui fut aisé d’exciter les jalousies de la foule contre l’intervention de ces chefs parlementaires qui invoquaient, pour se faire les conseillers du peuple, l’autorité de leurs lumières et de leurs services. Il souleva l’opinion contre cette coutume, qu’avaient respectée les meilleurs et les plus illustres citoyens, et, suivant la pittoresque expression de M. Parton, « le roi Caucus fut détrôné. »

Tandis que le caucus, désormais impuissant et impopulaire, tentait un dernier et malheureux effort en appuyant la candidature de Crawford[8], qu’une violente attaque de paralysie venait de priver du mouvement et de l’usage de la parole, une grande convention démocratique, réunie le 4 mars 1824 à Harrisburg, dans l’état de Pensylvanie, inaugurait un nouveau mécanisme électoral d’une incomparable puissance, et proposait la candidature de Jackson. Calhoun, qui s’était habilement effacé devant son rival, était désigné par la convention comme candidat à la vice-présidence.

L’élection présidentielle ne donna pas de résultat : Jackson obtint 99 suffrages ; J. Q. 4dams, 84 ; Crawford, 41 ; Clay, 37. Calhoun fut élu vice-président par 182 voix.

Aux termes de la constitution des États-Unis, lorsque aucun des candidats à la présidence n’a réuni la majorité absolue, la chambre des représentans, votant non plus par tête, mais par état, est appelée à choisir entre les trois candidats qui ont obtenu le plus de voix. Pour la première fois, ce droit allait être exercé par la chambre.

Les partisans de Jackson affectaient de répéter que la volonté du peuple s’était clairement manifestée, et, qu’à moins de s’insurger contre cette volonté souveraine, la chambre ne pouvait que proclamer le candidat qui avait réuni le plus grand nombre de suffrages. Cette prétention, bruyamment soutenue, blessait les légitimes susceptibilités de l’assemblée, dont on cherchait à contester ou à limiter le droit. Dans l’esprit comme dans la lettre de la constitution, la liberté de son choix était absolue. Des trois candidats sur lesquels ce choix devait porter, il en était un que son état de santé, qui s’aggravait chaque jour, mettait en quelque sorte en dehors de la lutte : les chances des deux autres étaient presque égales, et Clay, qui pouvait faire reporter sur l’un ou sur l’autre les voix de ses amis, devenait en réalité l’arbitre de l’élection. Ses préférences ne pouvaient être douteuses, et, dès le mois de décembre, il les avait fait connaître. Quoiqu’il eût personnellement peu de sympathie pour le secrétaire d’état, dont il avait souvent combattu la politique extérieure, il redoutait par-dessus tout l’avènement du chef militaire ambitieux et insoumis dont il avait éloquemment dénoncé les allures dictatoriales. Il pressa ses amis de porter leurs suffrages sur Adams.

Le 9 février 1825, Daniel Webster et John Randolph, chargés du dépouillement du scrutin, proclamèrent le résultat suivant : « Pour John Quincy Adams du Massachusetts, 13 voix; pour André Jackson du Tennessee, 7 voix ; pour William H. Crawford de la Géorgie, 4 voix. » En conséquence, le speaker déclara que M. Adams était élu président des États-Unis.

Le nouveau président accueillit la nouvelle de ce vote avec plus d’inquiétude que de joie et avec le sentiment profond des difficultés de la tâche qu’il allait entreprendre. On trouve l’expression de ce sentiment dans le journal qui recevait la confidence de ses plus intimes pensées : « Cette année, écrivait-il à la date du 31 décembre 1825, a été la plus importante de celles qui ont passé sur ma tête, puisqu’elle a vu mon élévation à l’âge de cinquante-huit ans à la première magistrature de mon pays, c’est-à-dire au but suprême de la plus louable, ou du moins de la moins blâmable des ambitions de ce monde; cependant cette dignité ne m’a pas été conférée dans des conditions propres à inspirer de l’orgueil ou à satisfaire une légitime ambition, car je ne l’ai pas tenue des suffrages incontestés de la majorité de la nation, et j’ai été élu, ayant contre moi environ les deux tiers de la nation. » Quant aux sentimens de Jackson, ils ne se traduisirent pas seulement pax ces explosions de colère qui lui étaient habituelles. Il avait contre Clay, qu’il regardait comme l’auteur de sa défaite, une haine profonde qui devait durer autant que sa vie. Pour satisfaire sa rancune, tous les moyens lui semblèrent bons, et il épuisa contre son ennemi toutes les ressources de l’invective et de la calomnie. Quelques jours avant le vote de la chambre, on fit circuler un article anonyme en forme de lettre publié par un journal de Philadelphie : on y racontait que les amis de Clay avaient laissé entendre qu’il agirait « à la manière du Suisse qui vend ses services au plus offrant; » qu’ils avaient successivement offert son appui à Jackson et à Adams en échange de la promesse de la secrétairerie d’état, et que cette offre, repoussée par Jackson avec indignation, avait été acceptée sans scrupule par son compétiteur. On ne tarda pas à savoir que l’auteur vrai ou apparent de cette lettre était un certain Kremer, représentant de la Pensylvanie, personnage grossier, ridicule et illettré, connu comme une des créatures de Jackson. Clay releva énergiquement l’outrage, traita publiquement l’auteur de lâche calomniateur, et le somma de venir justifier ses assertions devant un comité de la chambre. Kremer se déroba et laissa à tous la conviction qu’il était hors d’état d’appuyer même d’un semblant de preuve les accusations mensongères dont il s’était fait l’organe.

Il s’en fallait bien toutefois que les calomniateurs fussent réduits au silence. Lorsque le nouveau président fit appel au loyal concours de Clay et lui offrit d’entrer dans son cabinet, Clay ne crut pas qu’il lui fût permis de décliner cette proposition, et il accepta sans hésiter ce poste de secrétaire d’état dont on l’accusait d’avoir fait le prix d’un honteux marché. Ce fut l’occasion d’un nouveau débordement d’injures. Jackson prit soin d’en donner le signal, et annonça dans les termes suivans à son ami, le major Lewis, la nomination du nouveau secrétaire d’état : « Le Judas de l’Ouest a conclu son marché et va recevoir les trente pièces d’argent. Il finira comme l’autre. » Ce fut le thème de la polémique quotidienne, et, dès cette époque, le cri de : Marché et corruption! devint pour les amis de Jackson le mot d’ordre de la prochaine campagne électorale.

La calomnie se reproduisait sous toutes les formes et passait par toutes les bouches. Un jour, c’était un violent et excentrique orateur de la Virginie, John Randolph, qui, dans un discours public, dénonçait « l’alliance du puritain et du coureur de tripots. » Un autre jour, c’était Jackson lui-même qui invoquait le témoignage d’un ami, « membre respectable du congrès, » qui, disait-il, avait personnellement connu toutes les circonstances du marché. En vain, les démentis se succédaient; en vain, Randolph, provoqué en duel par Clay, lui tendait la main après le combat comme pour désavouer le langage injurieux qu’il avait tenu à son égard; en vain, le membre du congrès désigné par Jackson, M. Buchanan, qui fut depuis président des États-Unis, était contraint, malgré son amitié pour lui, de reconnaître l’inexactitude de ses allégations; en vain, Adams lui-même protestait dans le plus fier et le plus énergique langage « devant ses concitoyens à la face du ciel et du pays ; » l’œuvre de la calomnie ne s’accomplissait pas moins, le venin s’infiltrait dans l’esprit public, et les odieux mensonges auxquels aucun homme honnête et sensé n’ajoutait foi, et dont Jackson connaissait mieux que personne l’origine et la valeur, prenaient aux yeux de la foule l’autorité de témoignages incontestés.

Ce n’est pas le lieu d’entreprendre le récit détaillé de la présidence de John Quincy Adams. Le nouveau président pratiqua résolument la politique du parti républicain national, qu’on désigna quelques années plus tard sous le nom de parti whig. Une énergique impulsion fut donnée aux travaux d’intérêt national. Une grande route fut ouverte pour relier les monts Alleghanys à l’Ohio et pour être continuée jusqu’au Mississipi ; les états particuliers suivirent l’exemple donné par le gouvernement fédéral; l’Hudson fut réuni aux grands lacs par le canal Érié, et la première voie ferrée fut construite dans le Massachusetts. En même temps que l’exécution de ces grandes entreprises favorisait le développement de la richesse publique, le gouvernement cherchait dans l’élévation des droits protecteurs un moyen d’accélérer l’amortissement de la dette et d’accroître les ressources du budget fédéral. En faisant substituer le tarif de 1828 aux tarifs antérieurs, Henry Clay inaugurait ce qu’il nommait fièrement le système américain : indépendamment de l’intérêt fiscal que lui offrait l’application des nouveaux droits, il se flattait de hâter le développement de l’industrie nationale, d’attirer dans les manufactures des États-Unis les meilleurs ouvriers de l’Europe et de subvenir sans le concours du vieux monde à toutes les exigences de la consommation américaine.

Quelque jugement que l’on porte sur cette politique, on est forcé de reconnaître qu’à aucune époque de leur histoire, les États-Unis ne possédèrent une administration plus éclairée et plus honnête; aucune n’apporta plus de sagesse et de prudence dans la gestion de la fortune publique, aucune ne céda moins, dans la distribution des emplois, aux inspirations de l’esprit de parti. Les réceptions de la Maison-Blanche, dont Mrs Adams faisait les honneurs avec une grâce sévère, avaient pris un caractère nouveau; les représentans des puissances étrangères en étaient les hôtes assidus et témoignaient au président une très vive sympathie. La vie de ce dernier était simple et laborieuse; dès quatre heures du matin, il préludait par la lecture de la Bible aux travaux de la journée, et ces travaux, à peine interrompus par une promenade à cheval ou en été par un bain dans le Potomac, se prolongeaient souvent jusqu’à une heure avancée de la nuit. Ses mœurs austères, son attitude froide et réservée n’attiraient pas la popularité, mais commandaient le respect. Sa connaissance approfondie des affaires publiques et son expérience diplomatique lui donnaient dans les discussions du cabinet une autorité qu’ont rarement possédée ses successeurs. Il fut, pour bien longtemps du moins, suivant la remarque d’un savant et judicieux historien[9], le dernier homme d’état auquel le suffrage de ses concitoyens ait ouvert les portes de la Maison-Blanche.

L’effort de tant de patriotisme et de lumières vint malheureusement se briser contre une opposition systématique et obstinée. Dès le début de sa présidence, Adams avait rencontré le mauvais vouloir d’une minorité compacte ; bientôt il se trouva, pour la première fois, depuis la fondation de la république, en face d’une majorité hostile dans les deux chambres. Son administration fut, dès lors, presque constamment paralysée, et il fut aisé de prévoir que la nouvelle élection présidentielle consacrerait le triomphe de ses adversaires.

Jackson avait tout mis en œuvre pour préparer ce résultat. Le caucus, que nul n’avait tenté de ressusciter, avait fait place à une savante et formidable organisation de parti imitée de celle qu’avait créée dans l’état de New-York le plus habile et le plus séduisant des politiciens, Martin van Buren. Ce dernier s’était fait l’aide-de-camp de Jackson dans la campagne qui venait de s’ouvrir; sous son impulsion et sous celle du fidèle ami de Jackson, le major Lewis, passé maître dans la stratégie électorale, des comités s’étaient formés de toutes parts ; des souscriptions avaient été ouvertes dans tous les états de l’Union; une légion de journaux, parmi lesquels figurait au premier rang le Telegraph, rédigé à Washington par le général Duff Green, ouvrait contre l’ennemi le feu roulant d’une ardente et impitoyable polémique. Le parti démocratique avait son armée et son budget. Il ne négligeait rien de ce qui pouvait frapper l’imagination populaire. Invité par la législature de la Louisiane à venir célébrer, le 8 janvier 1828, l’anniversaire de la victoire de la Nouvelle-Orléans, Jackson s’y rendit en triomphateur. Le bateau qui le portait descendit le Mississipi depuis Natchez, au milieu des acclamations de la foule qui couvrait les deux rives du fleuve, escorté par une flottille de dix-huit bateaux à vapeur dont les salves d’artillerie étaient répétées par tous les vaisseaux de la rade et du port. Debout à l’arrière du navire, et la tête découverte, le général saluait la foule qui attendait son débarquement, comme un souverain qui prend possession de ses états. Il fit son entrée à la Nouvelle-Orléans au milieu d’un immense cortège formé de ses anciens compagnons d’armes, tandis que les dames de la ville recevaient et accompagnaient Mrs Jackson. Les fêtes données en son honneur durèrent sans interruption pendant quatre jours, et provoquèrent les manifestations sans cesse renouvelées d’un indescriptible enthousiasme.

Plus on approchait de l’élection, plus la lutte prenait un caractère d’âpreté et de violence grossière jusqu’alors inconnu. Depuis que la désignation des candidats à la présidence avait cessé d’être abandonnée à des hommes politiques accoutumés à la discussion des grands intérêts publics, les masses populaires étaient elles-mêmes descendues dans l’arène avec leurs passions ardentes et leurs entraînemens aveugles, et c’était à des politiciens d’ordre inférieur, Warwicks de carrefour ou de cabaret, qu’elles demandaient de leur dicter le nom de leur premier magistrat. Il fallait bien leur parler leur langue et flatter leurs instincts. Les calomnies dirigées contre Adams et Clay furent bruyamment et cyniquement comportées : elles appelèrent des représailles. Jackson fut à son tour violemment attaqué dans sa vie publique et dans sa vie domestique; on ne se borna pas à lui reprocher son mépris systématique du droit, ses arrestations illégales et les exécutions militaires qu’il avait ordonnées; on ne se contenta pas d’apposer d’immenses affiches sur lesquelles étaient représentés des cercueils avec les noms de ses victimes. Les attaques de ses ennemis n’épargnèrent ni la mémoire de sa mère ni l’honneur de sa femme, tandis que ses partisans, dépassant toute mesure dans l’outrage, accusaient effrontément l’austère Adams d’avoir trafiqué de la beauté et de la vertu d’une jeune Américaine pour se concilier la faveur du czar pendant sa mission à Saint-Pétersbourg[10] !

Le résultat de l’élection ne surprit personne. Sur 261 suffrages, Jackson en réunit 178, tandis que 83 seulement se portaient sur le nom du président sortant. Calhoun fut réélu vice-président par 171 voix.

J. Q. Adams ressentit douloureusement l’ingratitude de ses concitoyens; et au moment de quitter le pouvoir qu’il avait si dignement et si sagement exercé, il traça dans son journal ces lignes empreintes d’une mélancolie profonde : « Dans trois jours, je serai rendu à la vie privée et condamné dans ma vieillesse à une vie de retraite, mais non certes de repos. Je succombe sous une coalition de partis et d’hommes politiques attachés à détruire ma réputation et à diffamer mon caractère, telle que je ne crois pas qu’il s’en soit produit depuis que l’Union existe. La postérité aura peine à croire, quoique ce soit la vérité, que cette coalition qui s’est formée contre moi et qui est aujourd’hui dans l’enivrement du triomphe, n’a eu autre chose à me reprocher que d’avoir consacré ma vie et toutes les facultés de mon âme au service de l’Union, et du progrès physique, moral et intellectuel de mon pays. »

Il avait alors soixante-deux ans : il sortait de la vie publique sans espoir d’y rentrer, avec une fortune modeste qu’avait amoindrie son passage au pouvoir, et plus inquiet encore de la marche des événemens publics qu’affligé de ses propres mécomptes. L’heure de la retraite n’était cependant pas venue pour lui : deux années après sa sortie de la Maison-Blanche, les électeurs du Massachusetts l’envoyèrent siéger à la chambre des représentans. L’ancien président ne s’en trouva pas diminué, et pendant dix-huit années qui furent la période la plus glorieuse de sa vie, il défendit avec un intrépide courage contre le parti esclavagiste la cause de l’Union et les vrais principes de la constitution américaine. La mort surprit à son banc comme sur un champ de bataille ce vaillant défenseur de la liberté humaine et de l’honneur rational, et la fière devise qu’on grava sur sa tombe : Alteri sœculo, semble le suprême appel du vieux lutteur trahi par la fortune, à la justice de la postérité et aux promesses de la vie future.

L’éclatant triomphe de Jackson fut bientôt troublé par un profond chagrin domestique. Sa femme mourut à l’Ermitage le 22 décembre 1828, au moment où elle s’apprêtait à l’accompagner à Washington. Cette femme, simple d’esprit et d’allures, sans éducation, d’un extérieur négligé et d’une apparence vulgaire, suppléait à tout ce qui lui manquait par la bonté de son cœur et inspirait autour d’elle l’affection et le respect[11]. Son mari lui avait constamment témoigné une confiance sans bornes et un tendre attachement : il ressentit toute sa vie la douleur de sa perte. Mais, par un trait caractéristique de cette étrange nature, la vivacité même de sa douleur ne fit que raviver l’ardeur de ses ressentimens et de ses rancunes. Le souvenir des attaques qui, pendant la lutte électorale, n’avaient pas épargné la compagne de sa vie, obsédait son esprit, et il lui semblait honorer et venger sa mémoire en poursuivant d’une haine impitoyable les hommes politiques auxquels il persistait à faire remonter la responsabilité de ces attaques.

Ce fut dans ces dispositions d’esprit qu’il se rendit à Washington. Dès son arrivée, la foule se pressa à l’hôtel national, où il était descendu pendant que le vide se faisait à la Maison-Blanche. Rompant avec un usage de courtoisie constamment suivi, Jackson s’abstint de rendre visite à son prédécesseur. Adams, justement blessé, refusa d’assister à la cérémonie d’inauguration, et se retira la veille chez un ami qui habitait un faubourg de Washington.

L’inauguration eut lieu, le 4 mars 1829, par une splendide journée de printemps, au milieu d’une prodigieuse affluence. Le Capitole était comme battu par les flots d’un océan humain que dominaient la haute taille et la tête grisonnante du nouveau président. « Je n’ai jamais vu pareille foule, écrivait Webster ; il y a des gens qui sont venus d’une distance de 500 milles pour voir le général Jackson et ils paraissent convaincus que le pays vient d’échapper à quelque effroyable danger. » La cérémonie affecta un caractère militaire inaccoutumé : une troupe de vétérans de la révolution escortait le héros de la Nouvelle-Orléans comme une sorte de garde d’honneur : la musique militaire et les salves d’artillerie se mêlaient aux bruyantes acclamations de la multitude. La foule suivit le président jusqu’à la Maison-Blanche et s’y précipita avec lui. Chacun voulait contempler ses traits et lui serrer la main. Emporté par le torrent populaire, Jackson se trouva jeté contre un mur et y eut été littéralement étouffé si quelques amis ne l’eussent protégé contre ces manifestations d’un enthousiasme indiscret en lui faisant un rempart de leurs corps. Ces courtisans d’une nouvelle espèce laissèrent sur les meubles de soie de la demeure présidentielle les empreintes de leurs bottes crottées, mirent en pièces la porcelaine et les cristaux, et vidèrent à la santé du président des tonneaux de punch qu’on apporta dans le vestibule.

Jamais la Maison-Blanche n’avait été le théâtre de semblables scènes. C’était la prise de possession du pouvoir par les nouvelles couches sociales qui fêtaient leur avènement : c’était, suivant l’expression d’un des plus nobles esprits et d’un des meilleurs patriotes de ce temps, le juge Story, « l’intronisation de la populace, le triomphe du roi Mob ! »


ALBERT GIGOT.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Jefferson avait coutume de dire de lui : « Il est lent, mais si on lui laisse le temps, son jugement est infaillible. » (Tucker, History of the United States, t. III. p. 406.)
  3. Jackson, ainsi que nous l’avons dit, n’avait reçu qu’une instruction fort incomplète et aurait été hors d’état de rédiger lui-même un document politique de quelque importance : mais il sut, dans toutes les circonstances de sa vie, trouver de fidèles et habiles interprètes de ses pensées, et ses proclamations, messages et écrits de toute nature présentent un caractère d’originalité et d’unité qui atteste la part personnelle qu’il prit à leur composition. On raconte que, le lendemain de la publication de son message présidentiel du 7 décembre 1829, qui eut un très grand succès il demanda à un de ses familiers, le général Armstrong, ce qu’on en disait dans le public : « On dit, répondit celui-ci, que c’est un morceau de premier ordre, mais personne ne vous en croit l’auteur. — Soit, répliqua le président, mais est-ce que je n’ai pas eu tout autant de mérite à mettre la main sur un homme capable de l’écrire ? » (Atlantic Review, avril 1880.)
  4. Poursuivi en 1807 (l’année même de sa visite à l’Hermitage) à raison de ses projets de démembrement de l’Union, Aaron Burr fut acquitté, faute de preuves suffisantes. Mais l’opinion générale se prononça si énergiquement contre lui qu’il dut quitter l’Amérique pendant plusieurs années pour échapper à la réprobation dont il était l’objet.
  5. Voir Memoirs of J. Q. Adams, by Josiah Quincy.
  6. Memoirs of J. Q. Adams, comprising portions of his diary from 1795 to 1848, ed. by C. F. Adams. 12 vol. Philadelphie, 1876.
  7. Jefferson ne dissimulait pas l’inquiétude que lui causait cette candidature, et déclarait que nul n’était plus propre à remplir les fonctions de président. (Voir Webster, Correspondance, t. I, p. 371.)
  8. Sur 216 membres démocrates du congrès, 66 seulement prirent part à la réunion : 64 votèrent pour Crawford.
  9. Dr von Holst, Verfassungsgeschichte der Vereinigten Staaten von America. Berlin, 1878.
  10. J. Q. Adams, by John Morse, p. 210.
  11. Elle s’effrayait non sans raison du changement que sa situation nouvelle allait apporter dans ses habitudes. « Je suis bien aise pour le général, avait-elle dit en apprenant son élection, mais non pour moi. » On l’ensevelit dans la robe de satin blanc qu’elle venait de se faire faire pour présider aux réceptions de la Maison-Blanche (Reminiscences of Washington. Atlantic Monthly, avril 1880.)