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La Démocratie autoritaire aux États-Unis/03

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La Démocratie autoritaire aux États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 158-188).
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LA
DEMOCRATIE AUTORITAIRE
AUX ETATS-UNIS

III.[1]
LA PRÉSIDENCE D’ANDRÉ JACKSON.

I. Parton, Lite of A. Jackson, 1878. — II. W.-G. Sunmep, Andrew Jackson as a public man. Boston, 1883. — III. Dr von Holst, John C. Calhoun. Boston, 1882. — IV. Dr von Holst, Verfassungsgeschichte der Vereinigten Staaten von America. Berlin, 1878.


I

Le discours d’inauguration de Jackson, que Benton qualifie, avec son enflure habituelle, de « charte des principes démocratiques, » n’était, en réalité, qu’une œuvre insignifiante et banale. On y remarqua toutefois une adhésion publique donnée par le nouveau président aux doctrines du parti dont il était l’élu, sur la question des améliorations intérieures et sur celle du tarif ; un passage assez inattendu dans lequel il proclamait la nécessité de subordonner l’autorité militaire au pouvoir civil ; enfin une phrase pleine de menaces pour tous ceux qui occupaient des fonctions publiques, dans laquelle il insistait sur les droits du pouvoir exécutif et sur « la tâche réformatrice » qu’il lui appartenait d’accomplir.

Le choix des membres du nouveau cabinet n’était pas de nature à jeter une bien vive lumière sur la politique qu’ils allaient servit. Le poste le plus important, celui de secrétaire d’état, c’est-à-dire de ministre des affaires étrangères, fut donné à l’habile politicien de New-York qui avait si bien conduit la campagne électorale. Martin van Buren, qui n’était ni un orateur ni un homme d’état, avait, à défaut de talens supérieurs, tous les dons secondaires qui assurent le succès dans les coulisses de la politique. Ce petit homme, d’une politesse exquise, d’une rare correction de tenue et de langage, d’un tact qui ne se démentait jamais, attirait et tenait sous le charme ceux dont il recherchait le concours ou l’appui. Il joignait à une grande finesse d’observation une merveilleuse connaissance des côtés faibles de la nature humaine et possédait au suprême degré l’art de les exploiter au profit de ses idées ou de ses intérêts. On l’avait surnommé le Petit Magicien, et il ne lui déplaisait pas de s’entendre appeler par ses flatteurs le Talleyrand américain. Ses collègues étaient des hommes sans notoriété et de médiocre valeur, assez habilement choisis d’ailleurs au point de vue de la répartition des grands emplois publics entre les différentes parties de l’Union. Les fonctions de secrétaire de la trésorerie, les plus importantes après celles de secrétaire d’état, furent confiées à Samuel Ingham, homme d’affaires expérimenté, mais membre peu marquant du congrès, dont Jackson voulait récompenser les services électoraux dans l’état de Pensylvanie. Deux sénateurs du Sud, choisis comme Ingham parmi les amis personnels et politiques de Calhoun, John Brandi, de la Caroline du Nord, et John M. Berrien, de la Géorgie, furent nommés l’un secrétaire de la marine, l’autre attorney-general. Le président donna le portefeuille de la guerre à l’un de ses familiers, le major Eaton, riche propriétaire venu de la Caroline du Nord dans le Tennessee. Il compléta le cabinet en y faisant entrer le postmaster-general, qui jusque-là n’en avait pas fait partie. Mac Lean, qui occupait ce poste important sous l’administration précédente, s’était, malgré sa situation officielle, déclaré ouvertement en faveur de la candidature de Jackson. Mais la répugnance qu’il manifesta pour une épuration du nombreux personnel placé sous ses ordres détermina le nouveau président à lui offrir un siège à la cour suprême et à lui chercher un successeur moins scrupuleux. Son choix se porta sur William Barry, qui, après avoir été le partisan de Clay, était devenu, au moment de l’élection présidentielle, un de ses adversaires les plus acharnés dans l’état de Kentucky.

Sous le régime américain, qui n’admet pas la responsabilité ministérielle, le cabinet n’a ni rôle constitutionnel ni existence légale. Toutefois les rapports des présidons des États-Unis avec leurs ministres ont varié suivant les époques et suivant les hommes. Washington, encore pénétré des traditions de la mère patrie, réunissait fréquemment les membres de son conseil, les consultait sur les questions de politique générale et se conformait à l’opinion de la majorité. Jackson adopta une ligne de conduite tout opposée. Il réduisit les ministres au rôle de chefs de services administratifs, cessa de les réunir, et traita avec chacun d’eux individuellement les affaires de son département.

Mais, à côté de ce cabinet dépourvu d’autorité et d’unité, il avait constitué un véritable gouvernement occulte, qui est demeuré célèbre dans l’histoire politique des États-Unis sous le nom de kitchen cabinet (cabinet de cuisine). Les membres de ce comité dirigeant, qui exerça sur la marche des affaires publiques une influence prépondérante, étaient des politiques ou des journalistes, auxquels Jackson attribuait à bon droit une large part dans la victoire électorale qu’il venait de remporter. C’étaient le major Lewis, Duff Green, Amos Kendall et Isaac Hill. Lewis avait, ainsi que nous l’avons dit, déployé pendant cette campagne une science consommée de la tactique électorale et une rare habileté dans le maniement des hommes. Sincèrement attaché à Jackson et médiocrement ambitieux, il s’apprêtait à retourner dans sa propriété de Tennessee, lorsque le président insista pour le retenir à Washington et l’y fixa en le nommant second auditeur de la trésorerie. Duff Green était le rédacteur en chef du Télégraphe des États-Unis. Il était particulièrement dévoué à Calhoun, auquel il resta constamment fidèle, mais son journal avait soutenu avec autant d’énergie que d’éclat la candidature de Jackson et était devenu l’organe officieux de la nouvelle administration. Amos Kendall était la personnalité la plus brillante de ce petit cercle. Il avait été autrefois précepteur dans la famille de Clay ; il lui avait des obligations d’argent et l’avait payé d’ingratitude. Ce fut pour Jackson une raison de se l’attacher, et Kendall, qui rédigeait l’Argus de Frankfort, contribua plus que personne à lui conquérir la majorité dans l’état de Kentucky. C’était un politicien dépourvu de tout scrupule, mais d’un incontestable talent. Miss Martineau, qui le rencontra en 1836, le représente comme un des hommes les plus remarquables de l’Amérique : « On le regarde, dit-elle, comme la cheville ouvrière de l’administration : on croit que c’est lui qui pense, qui projette et qui fait tout, mais tout cela dans l’ombre… C’est incontestablement un homme supérieur. Il réunit à son grand talent pour le silence une prodigieuse audace[2]. » Isaac Hill était, comme Kendall, originaire de l’état de Massachusetts. Son enfance s’était écoulée dans un atelier d’imprimerie. Il s’était établi dans le New-Hampshire, y avait tour à tour tenu une table d’hôte et dirigé un journal, et avait conquis pied à pied aux doctrines démocratiques cet état qui avait été longtemps la forteresse du fédéralisme. C’était un personnage jaloux et haineux, indifférent au choix des moyens, uniquement préoccupé du succès et prêt à tout sacrifier à ses rancunes et aux intérêts de son parti.

A ceux qui demandaient quels allaient être les principes de l’administration nouvelle, le Télégraphe des États-Unis avait répondu d’avance sans même attendre l’inauguration du président. « Nous ne savons pas, écrivait le 2 novembre 1828, le rédacteur de ce journal, quelle sera la ligne politique générale de Jackson ; mais nous tenons pour certain qu’il saura récompenser ses amis et châtier ses ennemis. » Vulgaire et cynique programme que Jackson allait fidèlement remplir et qu’un de ses partisans, le démocrate Marcy, devait résumer dans cette brutale formule : Aux vainqueurs les dépouilles des vaincus !

Ce système des dépouilles, qu’avaient récemment inauguré les politiciens de l’état de New-York et qui faisait des emplois publics le salaire des services électoraux, était une nouveauté dans le gouvernement des États-Unis. Le droit de nomination et de révocation des fonctionnaires, attribué au président par la constitution, était un de ceux dont Washington et ses premiers successeurs avaient usé avec le plus de réserve et de scrupules. Washington avait porté dans l’exercice de ce droit les principes de haute moralité et les délicatesses de conscience qui présidaient à tous ses actes. Uniquement préoccupé de l’intérêt du service public lorsqu’il avait à disposer d’un emploi, il n’avait jamais hésité à préférer un adversaire politique d’une valeur incontestée à un ami d’une aptitude médiocre. « Mes sentimens personnels, écrivait-il dans une lettre restée célèbre, n’ont rien à faire ici ; je ne suis pas George Washington, je suis le président.des États-Unis : en tant que George Washington, je voudrais faire à cet homme tout le bien qui est en mon pouvoir ; comme président des États-Unis, je ne puis rien pour lui. »

Plus accessible aux suggestions de l’esprit de parti, Jefferson avait néanmoins trop de perspicacité et de sens politique pour consentir à subordonnera des préoccupations de cette nature les intérêts supérieurs et permanens d’une administration régulière. Il estimait, ainsi qu’il l’écrivait à l’attorney-general Lincoln, que, pour renouveler le personnel dans l’esprit du gouvernement nouveau, il fallait attendre les vides que produiraient nécessairement la mort, les démissions ou les révocations prononcées pour des causes professionnelles. « Il en résultera, disait-il, moins de perturbations, et cela ne donnera pas à nos ennemis le droit de dire que nous avons combattu, non pour les principes, mais pour les places. » Cette ligne de conduite fut suivie pendant un demi-siècle, durant lequel on ne compta que soixante-quatorze révocations de fonctionnaires prononcées pour des causes diverses et généralement étrangères à la politique[3]. Avec Jackson allaient prévaloir d’autres tendances et des mœurs politiques nouvelles.

Nul ne s’était mépris sur le caractère de la « « réforme » annoncée dans son discours d’inauguration, et les commentaires qu’en avaient donnés ses partisane auraient au besoin dissipé tous les doutes. La terreur régnait parmi les fonctionnaires de tout ordre, menacés par les convoitises des coureurs de places, poursuivis jusque dans l’intimité de la vie domestique par l’espionnage et la délation, sans qu’aucun d’eux se sentît protégé ni par l’obscurité de sa condition, ni par la valeur ou l’ancienneté de ses services. Une nuée de solliciteurs avides et insolens s’était abattue sur la ville de Washington, se ruant sur les emplois publics comme sur une proie et réclamant du pouvoir nouveau le prix des services rendus pendant la campagne présidentielle. Le spectacle de cette curée, sans précédens dans l’histoire des États-Unis, produisit une impression de stupeur et de dégoût que nous ont conservée tous les témoignages contemporains.

« Tout le corps des fonctionnaires, écrivait Clay, est en proie à l’inquiétude et à la crainte. Ils éprouvent quelque chose dialogue à ce que ressentent les habitans du Caire lorsque la peste se déclare. Personne ne sait qui recevra le premier le coup de la mort ou, ce qui pour beaucoup revient au même, qui sera dépouillé de son emploi. Vous n’avez aucune idée de la tyrannie morale qui pèse sur tous ceux qui remplissent une fonction publique. « (Priv. Corresp., p. 225. Lettre du 12 mars 1829.) Les adversaires de l’administration m’étaient pas seuls à s’indigner de ces scandales. Un vieil ami de Jackson, qui était allé le voir, écrivait tristement le 4 juillet : « Le règne de cette administration (je voudrais pouvoir me servir d’un autre terme) offre un contraste frappant avec le gouvernement doux et bienveillant de Madison, de Monroe et d’Adams : c’est comme une contagion qui se répand : espions, délateurs, c’est toute la lie du despotisme. J’avais espéré que cette administration serait une administration nationale : ce n’est pas même une administration de parti. « Désormais notre république sera gouvernée par les factions, et la lutte s’engagera entre ceux qui veulent s’emparer des places et des traitemens, lutte envenimée par les passions les plus viles et les plus sordides du cœur humain. » Un gouvernement qui entreprend de satisfaire ces honteuses convoitises ne fait qu’en surexciter l’insatiable ardeur. Jackson, n’était d’ailleurs pas de ceux qui suivent d’un pas timide la voie dans laquelle ils se sont engagés. En inaugurant le « système des dépouilles, » il entendait en faire, dès le début, la plus large application. Ce qu’il voulait, c’était une épuration complète du personnel administratif, c’était ce que, dans le langage grossier, mais expressif de la politique américaine, on nomme un balayage à fond (clean sweep). Dans le premier mois qui suivit son avènement, il prononça plus de révocations que n’en avaient prononcé ses prédécesseurs depuis la fondation de la république, à la fin de la première année de sa présidence, le nombre de ces révocations s’élevait à 2,000, chiffre d’autant plus énorme que le nombre des emplois dépendant du gouvernement fédéral, était alors fort restreint. Sur 8,000 maîtres de poste, 891 furent destitués : c’étaient à peu près tous ceux dont l’emploi avait quelque valeur.

Les souffrances individuelles qu’entraînent avec elles de telles mesures sont assurément considérables. Mais ce, qui est plus grave, c’est l’atteinte qu’elles portent aux mœurs publiques, c’est l’influence qu’elles exercent sur le tempérament et sur l’avenir politique d’une nation. Sous ce rapport, les conséquences du système inauguré par, Jackson ont été incalculables. Il a accompli une véritable révolution et la pire de toutes.

Avant lui, le gouvernement avait à son service l’élite du pays : à dater de sa présidence, les fonctions publiques, abandonnées par les hommes honnêtes et capables auxquels elles n’offrent ni sécurité, ni indépendance, sont devenues le partage exclusif d’une classe d’hommes sans moralité et sans lumières, qui font de la politique un métier et de l’industrie électorale un moyen de parvenir. Cet état de choses a produit les résultats qu’on en pouvait attendre : un déplorable abaissement du niveau intellectuel et moral du personnel administratif, une corruption contre laquelle tous les efforts, ont été impuissans[4], l’absence de responsabilité réelle des fonctionnaires à l’égard du gouvernement qu’ils servent, et, par une conséquence logique, leur dépendance absolue, à l’égard des politiciens locaux, dont ils sont les créatures. Le choix même du pouvoir exécutif est à peine libre : les sénateurs, les représentans, les membres des comités exercent la plus large part du patronage administratif, dictent les nominations et protègent les agens incapables ou tarés qu’ils ont imposés contre les justes sévérités de leurs chefs hiérarchiques. Les conséquences du système n’ont pas été moins funestes dans l’ordre politique : les fonctionnaires constituent, pour le parti qui détient le pouvoir, la plus formidable agence électorale qui fut jamais[5] ; ce sont leurs intérêts propres qu’ils défendent en servant par tous les moyens les intérêts de ce parti : c’est leur maintien dans leurs emplois qu’ils assurent en travaillant au succès de ses candidats. Le parti adverse a, lui aussi, son armée, qu’il conduit à l’assaut du pouvoir et à la conquête des dépouilles. Chaque élection devient un champ de bataille où se rencontrent ces deux phalanges rivales : mêlée furieuse où toutes les armes sont bonnes, véritable lutte pour la vie dont l’enjeu n’est pas le triomphe d’un principe, mais la possession et l’exploitation d’un emploi ! Le mal a pris de telles proportions que la question de la réforme, ou, comme l’a dit le général Grant dans un de ses messages, de la purification du service civil, est devenu le plus pressant en même temps que le plus insoluble des problèmes. Elle intéresse également l’avenir et l’honneur de la démocratie américaine.

L’épuration du personnel avait absorbé toute l’activité de Jackson pendant les premiers mois de sa présidence. Mais le moment était venu pour lui d’aborder enfin les grandes questions politiques et de faire connaître le programme de son gouvernement. Il le fit dans son message au congrès du 8 décembre 1829, où il était aisé de retrouver, sous les habiletés de la rédaction et la modération voulue du langage, l’empreinte de ses préoccupations personnelles et de ses rancunes. La passion qui l’animait contre Adams et Clay et le désir d’infliger à l’élection de son prédécesseur une sorte de censure rétrospective lui avaient inspiré une série d’amendemens aux dispositions constitutionnelles relatives au mode d’élection du président qu’il recommandait à l’attention du congrès. Il demandait que le président fût toujours élu par le peuple, même dans le cas de ballottage et non rééligible ; et pour le cas où, contrairement à son opinion, la chambre des représentans conserverait le droit de choisir entre les candidats qui auraient obtenu le plus grand nombre de voix, il proposait qu’aucun des membres qui auraient pris part à ce vote ne pût être appelé par le nouveau président à une fonction publique ; il se prononçait même d’une manière absolue contre l’admissibilité des membres du congrès aux emplois publics, quoiqu’il en eût nommé un plus grand nombre qu’aucun de ses prédécesseurs. Pour justifier les scandaleuses révocations qu’il venait de prononcer, il les érigeait en système et il soutenait qu’il est de l’essence des gouvernemens démocratiques de renouveler incessamment le personnel administratif en établissant un mode de rotation dans les emplois (rotation in office). Enfin, abordant un redoutable problème, dont la solution devait remplir et troubler son administration, il soulevait la question du privilège de la Banque nationale des États-Unis : « Ce privilège, disait-il, expire en 1836, et les actionnaires de la Banque en demanderont sans doute le renouvellement. Pour éviter les inconvéniens qui résulteraient d’une trop grande précipitation dans l’examen d’une mesure qui touche à des principes si importons et à des intérêts pécuniaires si considérables, je sens que je ne puis, sans injustice envers les parties intéressées, la soumettre trop tôt à l’attention scrupuleuse de la législation et du peuple. Un grand nombre de nos concitoyens contestent à la fois la constitutionnalité et la convenance de la création de cette banque ; et tous doivent reconnaître qu’elle n’a pas réussi à atteindre son but essentiel, c’est-à-dire l’établissement d’une bonne et uniforme circulation. »

Le message fut froidement accueilli au Sénat. Cette assemblée, qui réunissait dans son sein les hommes politiques les plus éminens et les premiers orateurs de ce temps, était peut-être la plus remarquable qu’aient possédée les États-Unis. Quoiqu’elle ne fût animée d’aucune hostilité envers Jackson et qu’elle appartînt en majorité au parti qui l’avait élu, elle entendit avec une défaveur visible la déclaration de guerre inopinément jetée à la Banque nationale et l’audacieuse glorification du système qui faisait des emplois publics le prix de la victoire. Elle eut bientôt l’occasion de manifester ses sentimens à l’égard de cette politique lorsque les nominations aux postes les plus élevés de l’administration et de la diplomatie furent, conformément aux prescriptions constitutionnelles, soumises à la ratification. Plusieurs des hauts fonctionnaires, choisis par le président, furent écartés, les uns par un vote unanime, les autres par des majorités considérables. Le sénat se montra particulièrement sévère pour les journalistes, dont Jackson avait voulu récompenser les services électoraux : la nomination d’Isaac Hill comme second contrôleur de la trésorerie fut repoussée : celle d’Amos Kendall au poste de quatrième auditeur de la trésorerie ne fut confirmée que grâce, à la voix prépondérante du vice-président Calhoun, qui redoutait la concurrence que pourrait faire au Telegraph de Duff-Green l’ancien rédacteur de l’Argus rendu aux travaux du journalisme[6]. Jackson se montra fort irrité de l’opposition que rencontraient ses premiers actes et y répondit par des menaces : « Le peuple, dit-il, remettra toutes choses, dans l’ordre et leur apprendra ce que c’est que de s’opposer à mes nominations. »


II

La partie du message dans laquelle Jackson se prononçait contre la rééligibilité du président et semblait prendre ainsi l’engagement implicite de ne pas solliciter le renouvellement de son mandat, avait fait naître dans son entourage politique des impressions de nature opposée. Le vice-président Calhoun et le secrétaire d’état Van Buren aspiraient l’un et l’autre à lui succéder à la Maison-Blanche. Mais Calhoun, élu pour la seconde fois à la vice-présidence, qu’il avait occupée déjà sous l’administration d’Adams, ne pouvait prétendre à une troisième élection qu’interdisaient tous les précédens : aussi la réélection de Jackson ne devait-elle pas avoir seulement pour effet d’éloigner du brillant orateur du Sud le but de son ardente ambition ; elle devait le condamner à rentrer pour quatre ans dans la vie privée et lui faire perdre au jour de la lutte les chances que lui aurait assurées la possession de la seconde magistrature de la république. Si l’intérêt de Calhoun lui faisait redouter la prolongation des pouvoirs du président, l’intérêt de Martin Van Buren était tout différent. En dehors de la grande popularité dont il jouissait dans l’état de New-York, il ne se sentait ni une notoriété, ni une autorité suffisante dans les autres états de l’Union pour engager sans péril une lutte dans laquelle il trouverait réunies contre lui l’influence de Clay, dans l’Ouest ; celle de Webster, dans le Nord, et celle de Calhoun, dans le Sud. Pour tenir tête à de tels adversaires, ce n’était pas trop du prestige de Jackson : il importait donc de le décider à provoquer sa réélection, de l’amener, pour écarter toute compétition, à une prompte et éclatante rupture avec Calhoun, et d’obtenir qu’au terme de sa seconde présidence, il présentât lui-même Van Buren au pays comme le représentant de sa politique et le continuateur de son œuvre. L’habile politicien de New York dressa en conséquence son plan de campagne, en arrêta tous les détails avec la précision méthodique et la lucidité habituelle de son esprit et ne négligea rien pour l’exécuter de point en point.

Il ne fut pas besoin de grands efforts pour vaincre les scrupules réels ou affectés du président. Moins de trois mois après le message, Lewis se chargea d’obtenir de la législation de la Pensylvanie un vœu en faveur de la réélection : une adresse fut envoyée au « vieux héros » pour l’adjurer de céder à la volonté populaire et de ne pas déserter le service du pays. Des manifestations analogues se produisirent dans divers états sous la même impulsion. Jackson se laissa aisément fléchir, et son organe officieux, le Globe, déclarait au mois de janvier, l’année suivante, que sa candidature devait être considérée comme posée devant le pays.

Toutes les éventualités avaient d’ailleurs été soigneusement prévues. La santé du président avait été assez gravement atteinte à la fin de 1829 pour laisser craindre à ses amis qu’il n’arrivât pas au terme légal de sa présidence. Il importait à tout événement de l’amener à exprimer ses préférences au sujet du choix de son successeur dans une sortie de testament politique. Il s’y prêta de bonne grâce, et le 31 décembre 1829 il adressa à son vieil ami le juge Overton une lettre qui renfermait le passage suivant :

« J’ai trouvé en M. Van Buren tout ce que je pouvais désirer et je le crois digne non-seulement de ma confiance, mais de la confiance de la nation… Il a toutes les qualités nécessaires pour occuper la plus haute fonction que puisse conférer le peuple, et le peuple trouver en lui un ami sincère et un gardien fidèle de ses droits et de sa liberté… Je voudrais pouvoir en dire autant de M. Calhoun et de quelques-uns de ses ami ! »

Le ton de cette lettre montre que, dès cette époque les dispositions de Jackson, tant à l’égard de Calhoun que de Van Buren, étaient telles que pouvaient le souhaiter les amis les plus ardens de ce dernier. Un incident ridicule et frivole en apparence avait trop contribué à ce résultat pour qu’il soit permis de le passer sous silence. Les républiques ont, comme les monarchies, leur intrigues de cour, et il est parfois nécessaire d’interroger la chronique scandaleuse pour éclairer et compléter l’histoire.

A l’époque où Jackson siégeait au congrès, il était, ainsi qu’un certain nombre de ses collègues, l’hôte assidu d’une taverne en vogue tenue par un Irlandais nommé William O’Neil. Ce dernier avait une fille, beauté rousse assez piquante, dont les habitués de la taverne paternelle goûtaient fort lu liberté d’allures, les reparties hardies et faciles, la gaîté communicative et provocante. Peg O’Neil, comme on la nommait familièrement, épousa un trésorier de la marine qui, en 1828, étant de service dans la Méditerranée, se coupa la gorge dans un accès de spleen causé par l’ivresse. Sa veuve ne se montra pas inconsolable, et, au bout de quelques mois, elle devint la femme du major Eaton, qui, du vivant de son premier mari, s’était fait remarquer par ses assiduités auprès d’elle. Jackson avait été consulté sur ce mariage et l’avait approuvé : trois nuis après il faisait du major Eaton son ministre de la guerre, et Peg O’Neil se trouvait appelée par sa situation officielle à prendre place dans la plus haute société de Washington. Il est malaisé, quelle que soit la forme du gouvernement et quelle que soit l’autorité de son chef, d’imposer à un monde qui la repousse une femme d’éducation médiocre et de réputation douteuse. Jackson le constata non sans surprise et sans colère. La femme du vice-président et celles des ministres refusèrent de recevoir Mrs Eaton. La propre nièce du président, Mrs Donelson, qui faisait les honneurs de la Maison-Blanche, ne put se décider à subir les relations auxquelles elle se voyait contrainte et quitta Washington pour retourner dans le Tennessee. Les susceptibilités du corps diplomatique ne furent pas moins vives ; et la femme du ministre des Pays-Bas, près de laquelle Mrs Eaton était venue s’asseoir dans un grand dîner, affecta de se lever brusquement comme pour éviter jusqu’à son contact. Chacune de ces humiliations blessait Jackson comme autant d’insultes personnelles : il s’était constitué le champion de Mrs Eaton et le garant de sa vertu ; il multipliait les démarches en sa faveur ; il écrivait de nombreuses lettres dans lesquelles, avec son intempérance ordinaire de langage, il plaidait la cause de sa protégée et il attaquait violemment ses détracteurs. Non content de cette correspondance et de ces démarches quelque peu compromettantes pour la dignité présidentielle, il réunissait le 11 septembre 1829 les membres de son cabinet pour s’expliquer à ce sujet en leur présence avec deux respectables clergymen qui s’étaient faits auprès de lui les interprètes de l’opinion. Il se répandait à la fois en protestations et en invectives ; il s’efforçait d’établir que la femme du secrétaire de la guerre était victime des calomnies qui n’avaient pas épargné Mrs Jackson. Avec cette obstination haineuse qui prenait parfois chez lui le caractère de la monomanie, il désignait Clay comme l’instigateur de ces calomnies, et il jurait « devant l’Éternel » que les auteurs de scandale qui avaient empoisonné la vie de sa bien-aimée Rachel ne triompheraient pas de « sa petite amie Peggy. »

On comprend le parti que pouvait tirer de cette situation un politicien habile et médiocrement scrupuleux. Calhoun, avec l’austérité hautaine de son caractère et la sévérité traditionnelle des familles de la Caroline du Sud, avait hautement approuvé le refus de sa femme d’entrer en relations avec Mr* Eaton, malgré les instances du président. Van Buren, qui était veuf, se montra plein d’égards et de prévenances pour la femme de son collègue de la guerre, fréquenta assidûment son salon et la pria de présider a ses réceptions. Il parvint à faire entrer dans ses vues deux membres considérables du corps diplomatique, tous deux célibataires et désireux de se concilier les bonnes grâces du président, le ministre d’Angleterre Yau-ghan, et le baron de Kriidener, ministre de Russie. Ils l’accompagnèrent chez Mr* Eaton et donnèrent des fêtes dont elle fit les honneurs. Jackson, auquel elle avait coutume de faire la confidence des humiliations qui lui avaient été si souvent infligées, apprit bientôt de sa bouche les revanches éclatantes que lui avait ménagées la sollicitude de Van Buren ; elle y joignit le récit des entretiens dans lesquels le secrétaire d’état exprimait sans cesse son admiration pour le génie politique du président. Jackson écoutait ses récits avec complaisance et s’en montrait ému jusqu’aux larmes. « Je sais qu’il m’aime, » répétait-il ; et il ajoutait d’un ton qui n’exprimait pas moins l’énergie de ses rancunes que la force de ses amitiés : « J’ai toujours su distinguer mes amis et mes ennemis[7]. »

Le terrain était merveilleusement préparé, et le moment était venu de porter un coup décisif à l’influence de Calhoun. Nous avons dit à quelles discussions avait donné lieu, sous l’administration de Monroe, la conduite de Jackson dans la campagne contre les Indiens Séminoles. Adams avait pris énergiquement sa défense dans le cabinet et avait ramené à son opinion la majorité. Mais Calhoun, alors secrétaire de la guerre, avait, au témoignage d’Adams[8], reproché très vivement au général d’avoir contrevenu à ses ordres ; il avait soutenu que la prise de Pensacola constituait une agression contre l’Espagne, sans déclaration de guerre, et une violation de la constitution ; et il avait demandé qu’un désaveu formel dégageât la responsabilité du gouvernement. Jackson avait ignoré ces détails et était resté persuadé qu’il avait été défendu par Calhoun, bien que, dès l’origine, des doutes paraissent avoir existé dans l’esprit de quelques-uns de ses amis sur l’attitude de ce dernier. Ces doutes ne tardèrent pas à se changer en certitude. Van Buren, qui avait soutenu en 1824 la candidature de Crawford à la présidence, fit en 1827 une tentative auprès de lui pour le rallier à la candidature de Jackson. Les négociations commencées furent suivies par des amis communs. Crawford protesta qu’il n’était animé envers Jackson d’aucun sentiment hostile et que celui-ci n’avait de son côté aucun motif de lui en vouloir, puisqu’il l’avait autrefois défendu contre Calhoun dans le cabinet de Monroe. Cette déclaration fut soigneusement recueillie, mais on résolut d’attendre un moment opportun pour en faire usage. Ce moment sembla venu lorsqu’à la suite des incidens que nous venons de raconter, un refroidissement sensible se fut manifesté dans les relations de Jackson et de Calhoun. Lewis, qui était tout acquis aux intérêts de Van Buren et qui avait dirigé cette négociation avec un art consommé, se chargea de mettre sous les yeux de Jackson une longue lettre adressée par Crawford, le 30 avril 1830, au sénateur Forsyth, et qui contenait tout l’lus torique de l’affaire. L’attitude hostile de Calhoun y était habilement mise en lumière et Crawford se défendait de s’y être associé à un degré quelconque.

Le président communiqua cette lettre à Calhoun en lui demandant des explications. Ce dernier aurait pu s’y refuser en invoquant le secret dû aux délibérations du cabinet, il préféra se justifier en accusant Crawford et en protestant, ce qui semble au moins contestable[9], que pour sa part il n’avait jamais suspecté ni le patriotisme ni les intentions de Jackson. Il ajoutait d’ailleurs, avec raison, qu’il n’y avait eu dans toute cette affaire qu’une question de devoir professionnel, et non une question d’amitié ou d’inimitié privée.

Jackson n’accepta pas cette tentative de justification et y répondit par de violentes récriminations et des plaintes amères. « J’avais, écrivit-il à Calhoun, une trop haute idée de votre honneur et de votre loyauté pour vous croire un seul instant capable d’une semblable trahison. Je le répète, j’étais en droit de vous considérer comme un ami sincère, et, jusqu’à ce jour, je ne croyais pas avoir à vous adresser le reproche de César : Et tu, Brute ? »

La rupture était consommée. Elle eut pour premier résultat d’enlever au président l’appui du journal le Télégraphe, dont le rédacteur en chef, Duff Green, resta fidèle à la cause de Calhoun. Amos Kendall proposa à Jackson, pour le remplacer, son ancien collaborateur de l’Argus, Francis-P. Blair. Aucun choix ne pouvait être plus heureux. Blair, qui avait alors trente-neuf ans, et qui avait été activement mêlé, dans le Kentucky, à la politique et aux affaires, était doué d’un talent supérieur de journaliste, d’un grand sens politique, d’une habileté et d’un tact incomparables. Il fonda, le 7 décembre 1830, le Globe, pour remplacer le Télégraphe comme organe officieux de l’administration, et il succéda à Duff Green dans le kitchen cabinet. Il s’était identifié, comme Kendall, avec les tendances et les passions qui dirigèrent la politique de Jackson, et il exerça pendant longtemps avec lui une influence considérable sur cette politique.

La querelle de Jackson et de Calhoun resta quelque temps ignorée. Le bruit s’en répandit à la fin de 1830, et Calhoun la rendit publique au mois de mars 1831 en faisant imprimer sa correspondance avec Jackson, précédée d’une préface adressée au peuple des États Unis. L’opinion, disait-il, avait été trompée par des récits mensongers, et le soin de son honneur l’obligeait à rétablir la vérité. Le président prépara une réponde à cette publication, mais il renonça à la faire paraître et il la légua à Blair, avec tous ses papiers. On peut la lire dans le grand ouvrage de Boston, où elle a été intégralement publiée[10]. Elle n’apporte dans le débat aucun élément nouveau : toute l’argumentation de Jackson consiste à soutenir qu’ayant, au début de la campagne, offert à Monroe de s’emparer de la Floride, il avait dû se croire autorisé par son silence, et que, sa lettre n’ayant pu être ignorée de Calhoun, il était en droit de compter sur l’appui de ce dernier. Il part de là pour l’accuser de duplicité et de trahison, et pour déclarer qu’on en trouverait difficilement un autre exemple « dans l’histoire du monde. »

La publication de la brochure de Calhoun rendait impossible le maintien d’un cabinet dont faisaient partie trois de ses amis. Les relations avaient d’ailleurs cessé depuis plus d’un an entre les deux fractions hostiles de ce cabinet. Au mois d’avril 1831, Van Buren et Eaton donnèrent leur démission, et le président pourvut au remplacement de leurs collègues, à l’exception de Barry, qui conserva jusqu’en 1835 les fonctions de postmaster-general. Edward Livingston fut nommé secrétaire d’état ; Mac-Lane, secrétaire de la trésorerie ; Lewis Cass, secrétaire de la guerre ; Levi Woodbury, du New Hampshire, qui venait d’abandonner son siège au sénat pour faire élire à sa place Isaac Hill, devint secrétaire de la marine. Le président choisit pour attorney-general Taney, ancien fédéraliste et légiste distingué du Maryland.

C’était la première fois qu’on voyait aux États-Unis la dissolution d’un cabinet avant la fin d’une présidence. L’opposition affecta de présenter cette crise comme un symptôme d’affaiblissement et de décomposition des forces gouvernementales, mais, en réalité, la constitution d’un cabinet uni et discipliné, étroitement associé aux vues et aux tendances du président, assurait à l’administration une force nouvelle.

Le major Eaton reçut, à titre de compensation, pour le sacrifice de son portefeuille, le poste de gouverneur de la Floride[11]. Van Buren fut nommé, en remplacement de Mac-Lane, ministre plénipotentiaire à Londres. Il s’était déjà rendu à son nouveau poste lorsque sa nomination fut soumise à la ratification du sénat. Ses adversaires lui firent un grief des instructions qu’il avait données, comme secrétaire d’état, à Mac-Lane à l’occasion de la reprise des négociations relatives au commerce avec les Indes orientales, et dans lesquelles il le chargeait de représenter au gouvernement britannique que les dernières élections avaient enlevé le pouvoir au parti dont l’attitude avait compromis le succès des négociations antérieures. Ils insistaient, à bon droit, sur le grave inconvénient qu’il y a, pour une république, à faire intervenir les questions de parti dans les relations avec les puissances étrangères et à laisser supposer que les négociations suivies avec la nation peuvent se trouver modifiées ou rompues au gré des fluctuations de la politique intérieure. La voix prépondérante du vice-président, qui avait fait confirmer la nomination d’Amos Kendall, entraîna le rejet de celle de Van Buren.

En vengeant son injure, Calhoun avait savouré le plaisir des dieux ; mais le coup dont il venait de frapper Jackson dans ses amitiés et dans son orgueil n’avait fait qu’enflammer les ardeurs de la lutte et qu’accroître les chances de succès de son rival.


III

Les querelles de personnes que nous venons de raconter n’avaient été que les préludes ou les épisodes d’un plus redoutable conflit. La lutte du Nord et du Sud venait d’éclater, et les plus graves problèmes constitutionnels étaient posés devant le pays. La crise qu’allaient traverser les États-Unis était, en réalité, le prologue du grand drame qui devait avoir pour dénoûment la rébellion de 1861, le triomphe chèrement acheté de l’Union, et l’abolition de l’esclavage.

Nous avons précédemment rappelé dans quelles circonstances s’était établi, aux États-Unis, le régime protecteur. La guerre de 1812, en fermant aux produits des manufactures étrangères les frontières de la république américaine, y avait provoqué la création ou le développement hâtif d’un nombre considérable d’industries. A la suite du rétablissement de la paix, les hommes politiques de tous les partis reconnurent la nécessité de protéger ces industries naissantes contre le retour soudain de la concurrence étrangère, en même temps qu’ils se préoccupaient d’assurer au gouvernement fédéral des ressources suffisantes pour éteindre la dette énorme que la guerre lui avait léguée. Ce fut l’origine du tarif de 1816, que les états du Sud et ceux du Nord acceptèrent dans un sentiment commun de patriotisme. Calhoun le défendit à la chambre des représentans, et déclara qu’à ses yeux le développement de l’industrie nationale était a un intérêt essentiellement américain, un moyen de rattacher plus étroitement les unes aux autres les différentes parties de la république et de cimenter leur union[12]. »

Il fut moins aisé de faire accepter aux états du Sud l’élévation des droits protecteurs en 1824 et l’établissement de ce qu’on nomma le système américain. Calhoun, dont l’attachement à la cause de l’Union ne s’était pas encore démenti, s’efforça de calmer l’irritation de ses compatriotes, et, dans un discours prononcé à un banquet, qui lui avait été offert dans l’état de Géorgie, il protesta énergiquement contre la pensée d’une « action concertée des états pour la défense d’intérêts sectionnels, » proclamant qu’un tel concert était « contraire à l’esprit de la constitution. »

Ce sera cependant un concert de ce genre que nous verrons s’établir entre les états du Sud à la suite du vote du tarif de 1828, et ce sera Calhoun lui-même qui en sera le principal instigateur.

On ne peut d’ailleurs méconnaître l’opposition d’intérêts qui se manifestait, à propos de cette question du tarif, entre les deux grandes fractions de l’Union. Le Nord était alors dans tout l’éclat d’un développement rapide et inespéré ; son industrie était florissante ; sa population s’accroissait avec sa richesse ; et chaque jour voyait s’élever des villes nouvelles dans les territoires récemment conquis sur le désert et la barbarie. Les états du Sud présentaient un spectacle bien différent : ils ne possédaient pas de manufactures : ils ne recevaient pas d’émigrans, le chiffre de leur population restait stationnaire ; l’agriculture, qui constituait leur seule richesse, était en souffrance et ils ne vendaient qu’à des prix peu rémunérateurs le coton, le blé et le tabac que produisait leur sol. Leurs publicistes et leurs hommes d’état attribuaient exclusivement au régime protecteur ce déplorable état de choses. « Nous vendons bon marché et nous achetons cher, » disait pour expliquer la détresse du Sud le Virginien Tyler.

Cette situation tenait à des causes plus profondes. Par suite de l’immense développement donné à la culture du coton, l’esclavage était devenu, comme il le fut si longtemps, dans l’ordre économique et dans l’ordre politique, la pierre angulaire de la société sudiste. La création de manufactures n’était sollicitée dans cette région ni par les besoins de ces troupeaux d’esclaves dont la consommation se réduisait aux objets les plus grossiers, ni par ceux de cette classe inférieure de la race blanche, à la fois victime et complice de l’esclavage et qui n’avait ni conscience de sa dégradation matérielle et morale ni aspiration vers une condition meilleure. L’industrie ne pouvait d’ailleurs se développer dans un état social où le travail manuel était considéré comme déshonorant pour un homme libre et où l’aristocratie des planteurs redoutait comme une menace pour son omnipotence la constitution d’une classe moyenne. L’esclavage condamnait donc le Sud à rester exclusivement agricole et en même temps il maintenait son agriculture elle-même dans des conditions irrémédiables d’infériorité : car il est de l’essence du travail de l’esclave auquel fait défaut le stimulant de l’intérêt personnel, d’épuiser la terre au lieu de l’améliorer. Aussi la population libre restait clairsemée sur la vaste étendue de ce sol appauvri, et le flot de l’émigration n’y apportait pas ces hardis pionniers qu’attiraient les prairies et les forêts de l’Ouest, mais qu’éloignaient également des états du Sud l’ombrageuse défiance des planteurs et la compétition du travail servile.

Ainsi se trouvaient juxtaposées deux sociétés que séparait une opposition absolue d’intérêts fondée sur un antagonisme absolu de principes. Cette opposition si profonde que, suivant l’observation de Calhoun, elle n’aurait pu être plus complète entre deux nations, n’avait pas été créée par le tarif, mais il l’avait fait éclater à tous les yeux. L’intérêt du Sud était incontestablement de se procurer au meilleur marché possible, en échange des produit, de son sol qu’il exportait, les objets nécessaires à la consommation, quelle qu’en fût la provenance. Or le système américain l’obligeait sans compensation à consommer uniquement les produits des manufactures du Nord, produits d’un prix supérieur et d’une qualité inférieure à ceux des produits similaires de l’industrie européenne. L’agriculture du Sud payait ainsi un lourd tribut à l’industrie du Nord et, comme les droits de douane formaient la principale source de revenu du gouvernement fédéral, le Sud se plaignait, non sans raison, de supporter à peu près exclusivement les charges de l’Union.

On comprend sans peine l’exaspération que firent naître dans les états dont les intérêts se trouvaient si profondément, atteints les dispositions exorbitantes du tarif de 1828. Par une tactique trop commune, mais dont les partis qui l’ont employée ont eu rarement lieu de s’applaudir, les représentans du Sud avaient volé les plus monstrueuses de ces dispositions et les avaient fait adopter malgré l’opposition des représentans de la Nouvelle-Angleterre dans l’espoir que ces exagérations même détermineraient le rejet de l’ensemble du projet. Leur espérance avait été déçue et la loi avait été votée par une majorité peu considérable, dans laquelle s’étaient trouvés confondus, sous l’influence des préoccupations de l’élection présidentielle, les partisans d’Adams et ceux de Jackson, Webster et Van Buren. Sans même attendre ce vote, on avait discuté dans les états du Sud les moyens à employer pour s’opposer à la mise en vigueur à la loi nouvelle. Au mois de décembre 18 7, la législature de la Caroline du Sud avait nommé un comité chargé d’étudier la nature et l’étendue des droits du gouvernement fédéral en matière de tarif ; des résolutions analogues avaient été, prises dans plusieurs états voisins, et l’un des partisans les plus déterminés de la résistance dans la Caroline du Sud, le colonel Hamilton, avait hautement proclamé le droit des états particuliers de prononcer la nullification des actes inconstitutionnels du gouvernement fédéral.

Les nullificateurs invoquaient comme un précédent les résolutions prises en 1798 par la Virginie et le Kentucky à l’occasion de l’Alien-Act et du Sedition-Act. Ces résolutions provoquées par les actes les plus impopulaires de l’administration de John Adams et rédigées par Jefferson pour l’état de Kentucky et par Madison pour l’état de Virginie empruntaient au nom de leurs auteurs une incontestable autorité. Il est donc intéressant d’en bien déterminer le sens véritable et de rechercher dans quelle mesure elles pouvaient justifier les prétentions du Sud. La protestation du Kentucky se terminait en ces termes : « Les états qui adopteront cette résolution s’accorderont pour déclarer ces actes nuls et de nul effet et s’uniront à cette république (commonwealth) pour en demander le rappel à la prochaine session du congrès. » Cette rédaction avait été substituée par la législature au projet primitif de Jefferson, qui affirmait le droit de nullification. Ce ne fut que l’année suivante, à la suite de l’adhésion de plusieurs états et dans toute l’ardeur de la lutte que la législature du Kentucky vota une nouvelle résolution qui renfermait le passage suivant : « Le remède véritable est la nullification par ces souverainetés de tous les actes non autorisés qu’on prétend couvrir de l’autorité de la constitution. « Quant aux résolutions de la Virginie, la forme en était beaucoup plus mesurée et l’on n’y trouvait ni expressément ni implicitement formulée la doctrine de la nullification. Elles se bornaient à déclarer l’inconstitutionnalité des lois sur les étrangers et sur la sédition, ajoutant que tous les états qui adhéreraient prendraient de concert avec la Virginie les mesures nécessaires pour maintenir les droits réservés des états et du peuple. Madison avait tenu dès l’année suivante à bien préciser la portée de ces résolutions dans un long rapport à la chambre des délégués de Virginie et ne leur avait attribué d’autre caractère que celui d’une solennelle protestation soumise à l’adhésion des états voisins. Aussi n’hésita-t-il pas, lorsque les nullificateurs du Sud invoquèrent trente ans plus tard l’autorité de ce précédent historique, à désavouer l’usage qu’ils prétendaient faire de son œuvre. « L’erreur commise dans des commentaires récens des résolutions de la Virginie, écrivait il à Livingston au mois de mai 1830, en le félicitant d’un discours contre la nullification, tient à ce qu’on a négligé de faire une distinction entre ce qui n’a que le caractère d’une déclaration d’opinion et ce qui est exécutoire ipso facto, entre les droits des deux parties et les droits d’une seule des parties, entre les voies de recours ouvertes dans la sphère de la constitution et l’ultima ratio qui en appelle d’une constitution détruite par la violation qu’elle a subie aux droits antérieurs et supérieurs à toute constitution. »

On ne pouvait dire plus nettement que la nullification, bien loin de constituer un mode légal et régulier de résistance, n’était autre chose qu’un acte révolutionnaire et une insurrection contre le gouvernement fédéral. Aussi, les états les plus résolus à soutenir la lutte hésitèrent-ils à s’engager dans cette voie. Les promoteurs de la résistance se bornèrent tout d’abord à d’énergiques protestations ; les législatures de plusieurs états dénoncèrent l’inconstitutionnalité du tarif, et la Caroline du Sud présenta au sénat des États-Unis, dans l’hiver de 1828-1829, une « exposition » rédigée par Calhoun, audacieuse et éloquente revendication des « droits des états » et solennelle mise en demeure adressée au gouvernement de l’Union. Notre système politique, disait en substance l’auteur de ce document, repose sur le grand principe de la diversité reconnue des intérêts géographiques ; or les intérêts du Sud sont purement agricoles : ce caractère résulte « de son sol, de son climat, de ses habitudes, de son mode particulier de travail. » Le tarif compromet ces intérêts : il est contraire à la constitution : il met en péril la moralité publique et la liberté de la république. Lorsque le gouvernement fédéral commet une usurpation sur les droits des états, il n’y a pas entre eux et lui de juge commun. Ce ne peut être la cour suprême des États-Unis, car elle est la représentation judiciaire de la majorité, comme le congrès en est la représentation législative et le président la représentation exécutive. C’est donc à la minorité qu’il appartient de faire respecter elle-même ses droits méconnus. C’est aux états eux-mêmes qu’il appartient de décider si la constitution a été ou non violée à leur détriment. En pareil cas, chaque état a le droit d’opposer son veto à une loi qu’il juge inconstitutionnelle : seulement, c’est à une convention dépositaire de la souveraineté de cet état que doit être réservé l’exercice de ce droit exceptionnel. Le rédacteur du manifeste ajoutait toutefois en terminant que le moment n’était pas encore venu d’user de cette suprême ressource. Il convenait, disait-il de laisser à la majorité le temps de réfléchir, de revenir au sentiment de la justice, de se rendre un compte exact des griefs et des souffrances des états du Sud afin de ne pas les contraindre à faire usage de leur droit de veto. Il était d’ailleurs permis d’espérer que la grande révolution politique qui, le 4 mars suivant, allait enlever le pouvoir aux hommes qui avaient bravé la volonté populaire pour le confier à un citoyen éminent par ses services, son esprit de justice et son patriotisme, entraînerait un retour complet aux véritables principes du gouvernement. Mais ce dont il fallait bien se convaincre, c’est que les états du Sud n’avaient aucun doute sur leurs droits et qu’ils ne reculeraient pas devant les conséquences que pourrait entraîner l’exercice de ces droits.

Peut-être la confiance de Calhoun dans les dispositions du nouveau président était-elle moins grande qu’il ne le laissait entendre. Jackson avait tenu à dessein, pendant la campagne électorale, un langage assez équivoque pour se ménager également l’appui des partisans et des adversaires du tarif. Son discours d’inauguration donna à ces derniers une satisfaction toute théorique. Mais il ne fit suivre d’aucun acte cette déclaration de principes et il se montra assez peu soucieux de répondre à l’appel que lui avait adressé l’auteur de l’Exposition de la Caroline du Sud. La question ne pouvait cependant rester en suspens ; elle se trouva, dès la fin de 1829, soulevée devant le sénat et elle y donna lieu à une discussion restée célèbre dans l’histoire parlementaire des États-Unis.

Le 29 décembre, le sénateur Foot, du Connecticut, déposa une proposition tendant à suspendre la vente des terres publiques. Cette question, comme celle du tarif, à laquelle elle touchait par certains points, mettait en présence les intérêts opposés des différentes parties de l’Union. Les états du Nord soutenaient que la vente à vil prix d’une étendue considérable de terres, en attirant les travailleurs dans l’Ouest, entraînait dans les régions manufacturières une élévation sensible des salaires. Ils se plaignaient de ce renchérissement de la main-d’œuvre et combattaient comme également funestes aux intérêts industriels les mesures qui tendraient à l’abaissement des droits protecteurs et celles qui auraient pour but de développer la vente des terres publiques. Les états du Sud, hostiles au tarif, et les états de l’Ouest, partisans de la vente à bon marché des terres, se trouvaient ainsi réunis dans une résistance commune aux prétentions du Nord, et le débat auquel donna lieu la proposition de Foot fit apparaître dans toute leur énergie ces tendances contradictoires.

Après un long et véhément discours, dans lequel Benton s’était fait le champion des intérêts de l’Ouest, Hayne, l’un des plus jeunes membres du sénat, où il représentait la Caroline du Sud, se leva pour combattre le projet. C’était le fils d’un des héros de la guerre de l’indépendance et l’un des plus brillans disciples de Calhoun. Sa parole abondante, sarcastique et passionnée, n’évitait pas toujours l’écueil de la déclamation, mais ne manquait ni de force ni d’éclat. Il provoqua Webster à intervenir dans la discussion et lui répliqua. Cette réplique, tout enflammée des passions du Sud, agrandit et transforma le débat. Les questions économiques, qui avaient fait le sujet des discours précédens, firent place aux ardentes controverses sur les droits des états, sur l’esprit de la constitution, sur le caractère et l’avenir de l’Union. Dans l’emportement de sa parole, l’orateur mêlait à l’enthousiaste glorification du Sud l’invective contre les états de la Nouvelle-Angleterre ; il proclamait que le principe de l’indépendance des états était l’âme des institutions américaines ; il déclarait que le tarif constituerait une violation du pacte qui rattachait à l’Union les états particuliers ; il professait hautement et sans réserves la doctrine de la nullification ; il adjurait le gouvernement fédéral de rapporter la fatale mesure qui compromettait la paix publique et l’existence même de l’Union. Son langage était plein de menaces. « Si nos frères, disait-il, restent sourds à nos plaintes, les germes de la dissolution soit déjà semés, et nos enfans en recueilleront les fruits amers. »

Tant qu’avait duré ce discours, Calhoun, assis au fauteuil de la présidence, avait encouragé du regard et du geste le jeune orateur, qui s’était fait l’éloquent interprète de sa pensée. Lorsque Hayne eut cessé de parler, ses collègues du Sud lui firent une chaleureuse ovation et saluèrent cette brillante apologie de leur cause comme une première victoire.

Le défi jeté à la Nouvelle-Angleterre ne pouvait manquer d’être relevé par le grand Orateur qui en était alors la plus illustre personnification. Dès le lendemain, dans la séance du 30 janvier 1820, Webster prit la parole pour répondre à Hayne.

Daniel Webser, alors âgé de quarante-huit ans, était dans la plénitude de son talent et de sa renommée. Par la nature de son éloquence comme par les tendances de son esprit, il se rattachait plus qu’aucun de ses contemporains à la grande école des orateurs politiques anglais du XVIIIe siècle. On admirait dans ses discours l’élévation et la vigueur de la pensée, la perfection de la méthode, la clarté de l’exposition, la sévère simplicité d’une langue nerveuse et sobre. Sa stature athlétique, sa tête puissante, son large front, qu’éclairait un regard limpide et expressif, lui donnaient un aspect imposant : sa voix forte et pleine avait l’accent du commandement, et l’autorité naturelle de son geste s’harmonisait avec la solennité dépourvue d’emphase de sa parole. Il rappelait par sa tenue et jusque par s détails de son costume habituel ces premiers hommes d’état de la république américaine, dont il avait fidèlement conservé les doctrines et dont il répétait à une génération nouvelle les patriotiques enseignemens.

Quoiqu’une foule nombreuse se pressât pour l’entendre dans l’enceinte du sénat, il se leva au milieu d’un religieux silence. Après avoir repoussé avec une hautaine et mordante ironie les attaques personnelles dont il avait été l’objet, il évoqua en quelques paroles, sobres et émues, les grands souvenirs dont s’enorgueillissait la Nouvelle-Angleterre et l’époque où les luttes de l’indépendance et la glorieuse administration de Washington avaient rapproché le Nord et le Sud dans une pensée et une œuvre communes. Il s’étonna des audacieuses doctrines et des étranges théories constitutionnelles qu’on venait d’exposer au nom de la Caroline du Sud, comme si les mesures aujourd’hui si sévèrement condamnées, le tarif, le privilège de la Banque, le système des améliorations intérieures, n’avaient pas eu précédemment pour défenseur le plus illustre des orateurs de cet état.

Mais l’heure était venue d’examiner ces théories en elles-mêmes et de rappeler les véritables principes de la constitution. Pouvait-on, sans méconnaître ces principes, attribuer aux législatures des états le droit d’apprécier la constitutionnalité des mesures prises par le gouvernement fédéral et de les annuler lorsqu’elles les jugeraient inconstitutionnelles ? « Je reconnais, dit Webster, le droit qui appartient au peuple de réformer son gouvernement, et je lui reconnais également le droit de résister à des lois inconstitutionnelles sans renverser ce gouvernement. Mais je soutiens que l’on ne saurait admettre le droit pour un état d’annuler une loi votée par le congrès, si ce n’est en vertu du droit inaliénable de résister à l’oppression, c’est-à-dire en se plaçant sur le terrain de la révolution. J’admets qu’il y au-dessus et en dehors de la constitution un remède suprême et violent auquel on peut recourir dans ces cas extrêmes où une révolution peut se justifier. Mais je n’admets pas que, sous l’empire de la constitution et en conformité avec elle, il y ait un procédé quelconque qui permette au gouvernement d’un état, comme membre de l’Union, d’intervenir et d’entraver par ses propres lois la marche du gouvernement général, dans quelque circonstance que ce soit. » Quelles sont, en effet, les origines du gouvernement fédéra ! ? Quelle est la source de son pouvoir ? Il n’a pas été créé par les états, mais par le peuple ; il a été fait pour le peuple ; il est responsable devant le peuple. C’est le peuple des États-Unis qui a décidé que la constitution serait la loi suprême, et si les états sont souverains ils ne le sont que sauf les restrictions apportées à leur souveraineté par cette loi suprême. On soutient que le tarif viole la constitution et qu’un état peut annuler la loi qui l’établit. Mais cette loi, qu’un état annulera, l’état voisin la respectera ; l’un acquittera les droits, l’autre s’y refusera. Si, en dehors des états particuliers, il n’existe pas une autorité chargée de résoudre ces questions, que restera-t-il de la constitution ? La Nouvelle-Angleterre a été, à une autre époque, cruellement atteinte dans ses intérêts par l’embargo ; elle a cru, avec ses plus éminens légistes, que cette mesure était inconstitutionnelle ; mais elle n’a pas un seul instant songé à faire trancher cette question par les législatures des états. Elle l’a soumise aux tribunaux des États-Unis et elle s’est inclinée devant la décision qui lui a été contraire. La constitution a, en effet, tout prévu. Elle a attribué certains pouvoirs au congrès ; elle a imposé aux droits des états certaines restrictions. Elle a en même temps institué une antiquité chargée d’interpréter en dernier ressort les dispositions qui règlent ces attributions de pouvoirs et ces restrictions. Elle déclare, d’une part, que la constitution et les lois des États-Unis, faites en vertu de cette constitution, seront la loi suprême du pays nonobstant toute disposition contraire de la constitution ou des lois des états particuliers, et elle reconnaît, d’autre part, que le pouvoir judiciaire est compétent pour statuer sur toutes les contestations relatives à l’application de la constitution et des lois des États-Unis. Ces deux dispositions sont la clé de voûte de l’édifice constitutionnel. Le jour où, à cette autorité unique chargée d’assurer le respect de la constitution, on aura substitué vingt-quatre assemblées populaires, dont chacune pourra statuer à son gré, sans souci de la décision des autres, et dont chacune pourra modifier, à chaque élection nouvelle, son mode d’interprétation de la constitution, ce jour-là, il n’existera plus ni constitution ni gouvernement. Mais les nullificateurs n’ont pas supposé sans doute que le gouvernement de l’Union accepterait sans résistance la mise en pratique de leurs théories. Il s’élèvera donc un conflit que la force seule pourra trancher. L’extrémité fatale à laquelle conduiront les tentatives de nullification, ce sera la guerre civile.

« Je puis me rendre cette justice, dit Webster en terminant, que, dans le cours de toute ma carrière, j’ai eu constamment en vue la prospérité et le bonheur du pays, et le maintien de notre union fédérale. C’est à cette union que nous devons notre sécurité à l’intérieur, notre considération et notre dignité au dehors… Nous ne l’avons conquise que par notre discipline et par les vertus que nous avons apprises à la rude école de l’adversité. Elle est née de la nécessité à laquelle nous avaient réduits le désordre de nos finances, la destruction de notre commerce, la ruine de notre crédit. Sous son heureuse influence, nous avons vu renaître tout à coup ces grands intérêts, et nous les avons vus reprendre une vie nouvelle… Elle a été pour nous tous une source abondante de bonheur national, social et individuel. Je ne me suis pas permis de jeter mes regards au-delà de l’Union pour pénétrer les obscurités de l’avenir qui pourrait nous être réservé. Je n’ai pas pesé froidement les chances qui pourraient nous rester de conserver notre liberté après la rupture des liens qui nous unissent aujourd’hui,.. et je ne saurais considérer comme un sage conseiller pour notre gouvernement celui qui, au lieu de se préoccuper uniquement des moyens de conserver l’Union, chercherait comment on pourrait rendre tolérable la condition du peuple le jour où l’Union aurait été détruite et anéantie. Tant que durera l’Union, nous aurions devant nous, pour nous et pour nos enfans, d’heureuses et brillantes perspectives. Au-delà, je ne puis soulever le voile qui nous cache nos destinées. Dieu veuille que ce voile ne se lève pas de mon vivant ! Dieu veuille que l’avenir qu’il nous cache n’apparaisse jamais à ma vue ! Lorsque, pour la dernière fois, mes yeux s’élèveront vers le ciel pour y contempler la lumière du jour, puisse-t-elle ne pas éclairer les fragmens dispersés et déshonorés de cette Union, autrefois glorieuse, des états désunis, livrés à la discorde et à la lutte, un pays déchiré par la guerre civile et peut-être baigné dans le sang de frères ennemis ! Puissent, au contraire, mes regards affaiblis et mourans contempler cette noble bannière de la république, aujourd’hui connue et honorée du monde entier ! Puissent-ils la voir toujours fièrement déployée, étalant dans tout leur éclat primitif ses armes et ses trophées, sans qu’une seule de ses barres ait été effacée ou souillée, sans qu’une seule de ses étoiles ait été obscurcie ! Puissent-ils n’y pas voir inscrire cette folle et trompeuse devise : la liberté d’abord et l’Union ensuite ! mais puissent-ils y lire en caractère lumineux et vivans, resplendissant dans ses vastes plis, rayonnant sur la terre et sur l’océan, à tous les vents et à tous les cieux, cette autre devise chère à tous les cœurs vraiment américains : La liberté et l’Union maintenant et toujours unies et inséparables ! »

Au moment où l’orateur cessa de parler, le sénat l’écoutait encore subjugué par l’autorité de sa parole et dominé par une émotion profonde. Ce ne fut qu’après quelques instans de silence qu’éclatèrent de toutes parts d’enthousiastes applaudissemens. Ce discours fut le chef-d’œuvre de l’éloquence de Webster et peut-être le plus grand acte de sa vie publique. Le retentissement en fut immense. Ce cri d’alarme avait signalé à tous les amis de l’Union l’imminence du péril, et cette exposition magistrale des principes de la constitution avait fait justice des sophismes des partisans de la nullification.

Jackson lui-même qui, au début de la querelle, avait paru vouloir se refermer dans une silencieuse neutralité, comprit qu’il ne pouvait tarder plus longtemps à prendre parti dans la lutte qui allait s’engager. Il était d’usage depuis vingt ans de célébrer par un banquet, le 13 avril, l’anniversaire de la naissance de Jefferson. On avait résolu de donner cette année à cette fête une solennité inaccoutumée à l’occasion de l’avènement du nouveau président, que le parti démocrate affectait de représenter comme l’héritier de la politique de Jefferson. Jackson devait assister au banquet avec le vice-président et les membres du cabinet, et les nullificateurs espéraient faire sortir de cette réunion une manifestation publique en faveur de leurs doctrines. Lorsque le moment des toasts fut arrivé, le président se leva et ne prononça que ces mots : « A notre union fédérale ! Il faut qu’elle soit maintenue ! » A la brièveté même de ces paroles et à l’accent d’autorité avec lequel elles avaient été proférées, il était facile de reconnaître que ce n’était pas une vaine déclaration. C’était un défi jeté par le premier magistrat de la république aux tendances séparatistes du Sud. Calhoun le releva aussitôt en portant le toast suivant : « A l’Union ! à notre bien le plus cher après notre liberté ! Puissions-nous tous nous souvenir qu’elle ne peut plus être maintenue que par le respect des droits des états et par une égale répartition entre eux des avantages et des charges de l’Union ! »

Les deux programmes se trouvaient ainsi mis en présence, et les hostilités étaient publiquement dénoncées.

Le Sud héritait cependant encore devant les résolutions décisives, et le 22 novembre 1830, la demande de convocation d’une convention adressée à la législature de la Caroline du Sud ne put réunir la majorité des deux tiers exige par une proposition de ce genre. Mais Calhoun était l’âme de la résistance : il la préparait et l’organisait avec une infatigable ardeur. Cette cause des « droits des états » et du maintien d’une société fondée sur l’esclavage devait être celle de toute sa vie ; elle absorbait toutes ses pensées, et il avait mis à son service toutes les forces de son intelligence et de sa volonté. C’est de cette époque que date la transformation étrange que subit cette puissante nature et qui lui a fait une place à part dans l’histoire de son temps et de son pays.

Miss Martineau, qui l’a connu quelques années plus tard, a tracé de lui un portrait saisissant[13]. Elle a décrit l’aspect sombre et sévère de cette figure ascétique, ce front pâle que surmontait une noire et épaisse chevelure, cette bouche dont le sourire n’adoucissait jamais l’expression austère, ce regard tantôt froid et pénétrant comme l’acier, tantôt illuminé d’un éclat fébrile. Elle l’a vu à Charleston, « semblable à un chef de clan de retour parmi les siens » entouré de ces populations qui l’avaient investi d’une sorte de dictature morale Elle l’a entendu au sénat répondre à un discours de Benton qui l’avait accusé d’ambition et qui lui avait reproché d’aspirer à la présidence. « J’ai tout sacrifié, s’écria-t-il, pour mon brave et magnanime petit état de la Caroline du Sud. » Et tandis qu’il parlait ainsi, sa voix avait une puissance et un accent inaccoutumés, ses yeux lançaient des éclairs, les paroles s’échappaient de ses lèvres, haletantes et entrecoupées. « C’était, dit le témoin que nous citons, toute une révélation. » Son aspect n’était pas moins frappant dans la vie ordinaire. Concentré dans son unique pensée, indiffèrent et comme étranger à ce qui se passait autour de lui, incapable de subir l’influence d’une autre intelligence, il ne prenait la parole que pour exposer d’un ton dogmatique qui repoussait toute contradiction ses théories politiques et sociales. « Son esprit, dit miss Martineau, a depuis longtemps perdu la faculté de communiquer avec autrui…. Je n’ai jamais vu personne vivre dans un isolement intellectuel aussi absolu. Il n’est plus en son pouvoir de détendre son esprit… Personne ne m’a jamais donné aussi complètement l’idée de la possession. »

Tel était l’homme dans lequel allait pendant vingt ans se personnifier la cause du Sud. Il était de la race si dangereuse en politique des fanatiques et des logiciens. Ce n’était pas le chef d’un parti : c’était l’apôtre inflexible et intransigeant d’une doctrine. Nous avons vu dans l’Exposition de 1828 la première formule de cette doctrine. Calhoun la développa de nouveau en termes plus absolus dans une « adresse au peuple de la Caroline du Sud » qui parut le 26 juillet 1831 dans le Pendleton Messniger et dans laquelle il déclarait nettement que le gouvernement fédéral ne devait être que « l’agent des états souverains. » Il lui donna son expression complète et définitive dans un troisième manifeste publié le 28 août de l’année suivante sous la forme d’une lettre au gouverneur Hamilton. On doit considérer ce document comme l’exposition classique de la théorie de la souveraineté des états, et l’on a pu dire à juste litre qu’à l’époque de la sécession le Sud n’avait fait que suivre de point en pointée programme[14].

L’auteur part de cette idée que non-seulement la constitution n’est pas l’œuvre collective du peuple américain, mais que comme corps politique le peuple américain n’a jamais existé : il soutient que l’Union n’a été établie qu’entre des états libres et indépendans et qu’il n’existe pas de lien direct et immédiat entre les citoyens d’un de ces états et le gouvernement général de l’Union. Il en conclut qu’il appartient à chaque état comme membre de l’Union et en vertu de sa souveraineté de déterminer, en ce qui concerne ses citoyens, l’étendue des obligations qu’il a contractées, et, lorsqu’il considère un acte du gouvernement fédéral comme inconstitutionnel, de le déclarer nul et de nul effet, cette déclaration devant être obligatoire pour tous les citoyens de l’état. Quant au gouvernement fédéral, aucune disposition de la constitution ne l’autorise à intervenir soit par la force, soit par un veto, soit par une procédure judiciaire quelconque, pour paralyser l’exercice de la souveraineté d’un état. Il lui serait donc impossible de faire exécuter légalement dans les limites d’un état un acte nullifié, tandis que cet état a le droit de faire représenter légalement et pacifiquement sa déclaration de nullification. Il ne dépendrait pas même de la majorité des états d’imposer leur volonté à celui d’entre eux qui aurait résisté à une mesure inconstitutionnelle ; et devant l’abus de la force il resterait à l’état opprimé une ressource suprême, la sécession.

C’était le dernier mot et ce devait être trente ans plus tard la conséquence fatale de la doctrine de la nullification. Tandis que s’exaltaient les passions du Sud, la question du tarif était soumise aux délibérations du congrès. Les revenus du gouvernement fédéral atteignaient un chiffre très supérieur à ses besoins ; cette disproportion était devenue plus frappante depuis que Jackson avait répudié le système des améliorations intérieures, et l’on pouvait prévoir le moment prochain où, après l’extinction totale de la dette, on se trouverait en face d’un excédent annuel de 12 à 13 millions de dollars. Cette situation semblait de nature à justifier une réduction des droits de douane qui eût calmé l’ardeur des revendications du Sud, et, dans son message de 1833, le président avait appelé l’attention du congrès sur l’opportunité d’une révision de tarif. Le comité des manufactures de la chambre des représentans, que présidait J. Q. Adams, accueillit favorablement cette idée : mais elle fut énergiquement combattue au sénat par Henry Clay, qui comptait assurer à sa candidature à la présidence l’appui des états manufacturiers du Nord. Il déclara consentir à l’abolition de toutes les taxes qui n’avaient qu’un caractère fiscal, mais il réclama hautement, dans l’intérêt de l’industrie nationale, le maintien rigoureux du « système américain, » ajoutant que, s’il fallait arriver à une réduction immédiate des revenus, il n’hésiterait pas à proposer la substitution d’un régime de prohibition absolue aux droits protecteurs qui frappaient les produits étrangers. L’esprit sage et politique d’Adams s’effraya de la témérité de cette thèse. « C’est un défi que vous jetez au Sud, » dit-il à Clay. « Pour conserver et pour justifier le système américain, répondit celui-ci échauffé par l’ardeur de la lutte, je défierais le Sud, le président et le diable. »

Le 27 avril 1832, le secrétaire de la trésorerie Mac Lane présenta un projet qui réduisait à 12 millions de dollars le chiffre des recettes annuelles en abaissant à 15 pour 100 les droits sur la plupart des marchandises importées. Cette proposition fut écartée, et la loi qui fut votée le 14 juillet suivant, sous l’inspiration de Clay, se borna à opérer une réduction annuelle de 3 millions environ au moyen de la suppression d’un certain nombre de droits fiscaux, en maintenant presque sans changement tous les droits protecteurs.

Cette nouvelle porta à son comble l’exaspération de la Caroline du Sud, où les élections venaient d’assurer la majorité aux partisans de la nullification. La législature de l’état convoqua une convention pour délibérer sur la situation créée par le vote du congrès. Cette convention se réunit le 19 novembre sous la présidence du gouverneur Hamilton et vota une ordonnance de nullification. Aux termes de cette ordonnance, les actes du congrès du 19 mai 1828 et du 14 juillet 1832 étaient déclarés nuls et de nul effet ; les droits perçus en vertu de ces actes devaient cesser d’être payés à dater du 1er février 1833. Aucun recours ne devait être porté devant une cour fédérale contre les décisions que rendraient les cours de l’état sur des procès impliquant la validité de l’ordonnance de nullification. Tous les fonctionnaires et les jurés devaient prêter serment d’obéir à cette ordonnance ainsi qu’à tous les actes de la législature qui en seraient la conséquence. Le dernier article portait que, si le gouvernement des États-Unis tentait de recourir à la force pour assurer l’exécution des tarifs existans, la Caroline du Sud ne se considérerait plus comme faisant partie de l’Union. « Le peuple de cet état se tiendrait en conséquence pour dégagé désormais de l’obligation de conserver les liens politiques qui le rattachent au peuple des autres états : il procéderait donc à l’organisation d’un gouvernement séparé et ferait tous les actes que les états souverains et indépendans.ont le droit de faire. »

La législature prit immédiatement les mesures nécessaires pour assurer la mise à exécution de l’ordonnance : elle annula les saisies opérées par les agens de la douane, appela la milice et les volontaires et autorisa l’achat d’armes.

De son côté, le président ne restait pas inactif. Il avait envoyé deux navires de guerre devant Charleston et avait donné au général Scott l’ordre de se rendre dans cette ville. Le 11 décembre, il adressa au peuple de la Caroline du Sud une proclamation dont Livingston était l’auteur et qui, par les doctrines dont elle contenait l’expression autant que par l’élévation de la pensée et la patriotique émotion dont elle était empreinte, se distinguait de la plupart des documens publics auxquels Jackson avait jusqu’alors attaché son nom. La théorie de la souveraineté des états y était énergiquement condamnée. « Je considère, disait le président, que le pouvoir que s’attribue un état d’annuler une loi des États-Unis est incompatible avec l’existence de l’Union, en contradiction formelle avec le texte de la constitution et en opposition avec son esprit, inconciliable avec tous les principes qui en sont la base et destructrice du grand objet pour lequel elle a été faite. » Soutenir une telle doctrine, « c’est dire que les États-Unis ne sont pas une nation. » La proclamation se terminait par un chaleureux appel au patriotisme des citoyens : « Concitoyens, habitans de l’état qui m’a donné le jour, ce n’est pas seulement le premier magistrat de notre commune patrie qui vous avertit de ne pas vous exposer aux peines édictées par ses lois : laissez-moi m’adresser à vous comme un père s’adresserait à ses enfans qu’il verrait courir à leur perte… Voyez quel est l’état de ce pays dont vous formez une fraction importante : considérez son gouvernement qui réunit tant d’états différens par les liens d’un intérêt commun et d’une protection générale, qui donne à tous les habitans le noble titre de citoyen américain… Regardez ce tableau d’honneur et de prospérité et dites : Nous aussi, nous sommes des citoyens américains ! La Caroline est un de ces fiers états : ses armes ont défendu, son sang a cimenté cette heureuse union. Et maintenant ajoutez, si vous le pouvez sans horreur et sans remords : Cette heureuse union, nous allons la dissoudre ; ce tableau de paix et de prospérité, nous allons l’effacer ; ces plaines fertiles, nous allons les abreuver de sang ; la protection de ce glorieux drapeau, nous allons y renoncer ; le nom même d’Américains, nous allons le répudier ! Et pourquoi hommes égarés ! .. Pour le rêve d’une indépendance séparée, pour un rêve que ne tarderont pas à interrompre de sanglantes luttes avec nos voisins et une soumission honteuse à une puissance étrangère. »

Cette proclamation fut accueillie dans tous les états fidèles à l’Union par des démonstrations d’enthousiasme auxquelles s’associèrent les adversaires mêmes de Jackson ; mais elle provoqua dans l’état rebelle un redoublement de colères et de violences. La législature invita le gouverneur à mettre le peuple en garde contre les tentatives que ferait le président pour le détourner de l’obéissance due aux pouvoirs de l’état et à faire appel aux citoyens pour défendre contre des menaces arbitraires la liberté et la dignité de cet état. Hayne, qui venait d’être élu gouverneur, se confirma à ces résolutions et publia le 20 décembre une proclamation dans laquelle il dénonçait les doctrines du président comme fausses et mensongères, et comme tendant à l’établissement d’un grand empire un et indivisible qui serait le pire de tous les despotismes. Il déclarait en terminant que l’état de la Caroline défendrait sa souveraineté ou s’ensevelirait sous ses ruines.

Quelques jours après, Calhoun donna sa démission des fonctions de vice-président des États-Unis et se fit élire sénateur de la Caroline du Sud en remplacement de Hayne[15]. Il quitta dans les premiers jours de 1838 son habitation de Fort-Hill, d’où il avait dirigé la lutte, pour se rendre à Washington et prendre son siège au sénat. Un de ses biographes a comparé ce voyage à celui de Luther se rendant à la diète de Worms. Lorsque le grand nullificateur, comme le nommaient ses contemporains, entra dans la salle des séances, le vide se fit autour de lui et ses anciens amis s’éloignèrent. Un mouvement se produisit dans l’assemblée au moment où il se leva pour prêter serment à la constitution : il prononça la formule du serment d’une voix haute et ferme sans trahir l’embarras ni l’émotion par le tressaillement d’un seul muscle de son visage. Le 26 janvier, le président, qui venait d’être réélu, adressa au congrès un message dans lequel il rendait compte des mesures votées dans la Caroline du Sud et demandait les pouvoirs nécessaires pour maintenir l’intégrité de l’Union et assurer l’exécution des lois par tous les moyens constitutionnels. « En pareil cas, dirait le message, c’est sur l’étendue des devoirs du gouvernement que doivent être mesurés ses pouvoirs. » Le 21, le sénat fut saisi d’un projet (force bill) qui conférait au président les pouvoirs réclamés par le message. Calhoun y répondit par le dépôt d’une série de résolutions qu’il développa et dans lesquelles il avait formulé la théorie de la nullification. Webster, de son côté, présenta des contre-résolutions qui contenaient le résumé des doctrines constitutionnelles qu’il avait exposées dans son grand discours.

Le 1er février était le jour fixé par la convention de la Caroline du Sud pour la mise en vigueur de l’ordonnance. Calhoun en fit ajourner l’exécution jusqu’au vote du congrès sur les propositions de révision du tarif dont il était saisi. Le président, qui était résolu à réprimer énergiquement toute tentative de rébellion[16], était en même temps disposé à donner aux griefs du Sud une large satisfaction. Il avait fait, en conséquence, préparer un projet de loi qui prit le nom de son rapporteur Verplanck, représentant de New-York, et qui ramenait les droits au taux du tarif de 1816. Ce projet rencontra dans les états du Nord une violente opposition ; et Webster qui, après avoir à l’origine soutenu avec éclat les principes de libre échange, était devenu l’ardent défenseur de la protection, soutint que toute révision du tarif dans les circonstances présentes serait considérée comme une capitulation devant les exigences d’un état rebelle. Moins absolu dans le système dont il avait été le promoteur, et préoccupé par-dessus tout du désir de prévenir un conflit dont s’alarmait son patriotisme, Clay prit l’initiative d’un de ces compromis auxquels son nom est demeuré attaché et à l’aide desquels il parvint plus d’une fois à conjurer ou à ajourner les crises qui menaçaient l’existence de l’Union, il proposa au sénat, le 12 février, de substituer à la réduction immédiate des droits qu’aurait opérée le Verplancks’ Bill une réduction progressive qui devait ramener ces droits en 1842 à un taux uniforme de 20 pour 100. Le préambule dont ce projet était précédé déclarait en termes formels que désormais les droits de douane auraient uniquement pour but d’assurer au gouvernement les revenus nécessaires et cesseraient d’avoir pour objet la protection ou l’encouragement d’une branche quelconque de l’industrie nationale. » Bien loin de trahir, comme on l’en accusa, les intérêts manufacturiers, Clay sauvait en réalité, au moyen de ce compromis, tout ce qui pouvait, dans ces conjonctures, être conservé du régime protecteur : ce n’en était pas moins l’abandon du « système américain » par celui qui en avait si fièrement revendiqué l’honneur. Aussi fut-il vivement attaqué par les champions de l’industrie du Nord, et le succès était fort incertain lorsque Calhoun, inquiet des conséquences de la résistance de la Caroline, à laquelle les autres états du Sud avaient refusé de s’associer, se décida à appuyer le compromis moyennant quelques modifications de détail acceptées par Clay.

Le projet fut voté à la chambre des représentai, le 26 février, par 119 voix contre 85 ; il fut porté le jour même au sénat, où il réunit 29 voix contre 16. Le lendemain, la chambre adopta à la majorité de 111 voix contre 40 le force bill qui avait été voté précédemment par le sénat. A la nouvelle de ce double vote, la convention de la Caroline du Sud fut convoquée pour le 11 mars : elle rapporta l’ordonnance de nullification du tarif, mais, pour affirmer de nouveau les droits qu’elle avait revendiqués, elle prononça la nullification du force act.

Telle fut l’issue de cette longue et redoutable crise. Le véritable vainqueur, a dit M. de Holst dans son Histoire constitutionnelle des États-Unis, ce fut Calhoun. Nous ne saurions souscrire à ce jugement. Le Sud avait obtenu sans doute l’abaissement du tarif, et Calhoun pouvait soutenir que la victoire si longtemps disputée était due aux efforts des nullificateurs et à la résistance de la Caroline du Sud. Mais le vote du force bill était la consécration des droits de l’Union, la négation du principe de la souveraineté des états et l’attribution au gouvernement fédéral des pouvoirs nécessaires pour réprimer toute tentative nouvelle de sécession. Calhoun lui-même ne se faisait pas illusion sur la gravité de cet échec infligé à sa cause. « Tant que cette loi de sang souillera nos codes, écrivait-il au mois d’août 1833, tant que le gouvernement refusera de reconnaître les droits des états, nous resterons condamnés à un servage politique. »

Quant à Jackson, il était sorti grandi de cette épreuve. Il avait compris les devoirs de chef d’une grande nation et il les avait remplis sans violence et sans faiblesse. Il avait soutenu et fait prévaloir la cause de l’Union et les véritables principes de la constitution américaine ; il avait mis à leur service son pouvoir et sa popularité. C’est la page la plus pure et la plus glorieuse de son histoire.


ALBERT GIGOT.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er octobre 1883.
  2. Miss Martineau, Western Travel, page 155.
  3. Neuf furent prononcées par Washington, dix par Adams, trente-neuf par Jefferson, cinq par Madison, neuf par Monroe, deux par Adams.
  4. On lit dans un rapport d’un comité du congrès publié en 1868 : « Les voleurs, infestent chaque département, il n’y a pas de branche du service où on ne les trouve, et l’exemple est si contagieux que l’honnêteté devient l’exception. »
  5. Un sénateur de l’Ohio, M. Pendleton a dénoncé au sénat, en 1882, la circulaire d’un comité électoral réclamant aux fonctionnaires une cotisation annuelle égale à 2 pour 100 du chiffre de leurs appointemens pour faire face aux dépenses électorales du parti. Les récriminations qui ont été échangées à ce sujet ont montré que ces procédés étaient également employés par les partis opposés et qu’aucun d’eux n’était disposé à en condamner l’usage.
  6. Kendall’s Autobiography, p. 371.
  7. Atlantic Monthly. Réminiscences of Washington, June 1880.
  8. Diary, 14 july 1818.
  9. Adams rapporte, d’après une conversation avec Calhoun, que celui-ci, en déclarant que Jackson avait eu, dès l’origine, l’intention arrêtée de s’emparer des forts espagnols, avait entendu faire allusion à certaines rumeurs qui attribuaient an général des intérêts dans des spéculations sur les terres à Pensacola. (Diary, march 2, 1831.)
  10. Thirty Years’ View, I, c. 53.
  11. Il fut, depuis, ministre d’Espagne, puis, se brouilla avec Jackson et se rallia vers 1840 au parti whig. Sa femme mourut oubliée en 1878.
  12. Discours du 6 avril 1816.
  13. Western Travel, p. 148.
  14. Dr von Holst, J.-C. Calhoun, p. 98.
  15. M. Parton assure qu’à cette époque on frappa un certain nombre de médailles avec cet exergue : John C. Calhoun, premier-président de la Caroline du Sud.
  16. Il annonçait hautement que, si Calhoun et ses amis mettaient à exécution leurs projets, il les ferait pendre sans hésiter. « Je les aurais fait pendre à une potence plus haute que celle d’Aman, répétait-il dans ses dernières années. Cet acte aurait été le meilleur de ma vie et il aurait servi d’exemple aux traîtres de tous les temps.