La Démocratie devant la science/Introduction

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INTRODUCTION


PREMIÈRE PARTIE

L’IDÉAL ÉGALITAIRE ET LA MORALE SCIENTIFIQUE

Que devons-nous penser du mouvement démocratique ? Les idées égalitaires, qui le dirigent, sont-elles légitimes ou illégitimes ? pratiques ou utopiques ? Et nous faut-il, en conséquence, faire tous nos efforts pour le seconder ou pour l’enrayer ?

À cette question vitale si nous répondons d’ordinaire sans hésiter, c’est que nous répondons, il faut le reconnaître, un peu à l’aventure. Les hasards de la naissance ou de la situation déterminent notre orientation politique. Nous nous laissons mener par des traditions ou par des impulsions également irraisonnées. Mais vienne une crise de réflexion : on s’aperçoit alors que pour décider rationnellement entre les partis adverses, il faudrait avoir résolu méthodiquement un grand nombre de problèmes préalables.

Et à vrai dire, s’il ne s’agissait que de mesurer la puissance du mouvement en question, la tâche serait aisée. Il y suffit d’un regard jeté autour de soi, sur les transformations que le siècle a imposées à la plupart des institutions occidentales. Comme les arbres par le vent de mer, il semble que nous les voyions toutes courbées dans le même sens par le même souffle impétueux.

L’isonomie d’abord, l’égalité devant la loi, est le minimum assuré à tous les citoyens de nos États. Le droit archaïque vivait de distinctions. Pour le meurtre d’un noble il décrétait par exemple qu’il serait payé deux cents sous d’or ; pour le meurtre d’un non-noble, cent seulement ou cinquante. Il mesurait les amendes au rang, à la race, à la confession. Toutes ces différences de traitement sont rayées par le droit moderne. Parcourons les préambules des constitutions composées au xixe siècle, en Italie ou en Espagne, en Belgique ou en Prusse : on verra qu’elles commencent toutes par poser en principe, à l’exemple de notre Déclaration, l’égalité des citoyens devant la loi. — Presque toutes ajoutent aussitôt que les citoyens sont égaux devant les fonctions publiques, que toutes seront accessibles à tous. Sous l’ancien régime, la plupart des offices, — offices de judicature ou de finance, offices domaniaux ou militaires, — étaient héréditaires ou vénaux. En Prusse, encore avant 1807, certaines fonctions étaient réservées, de par la loi, à telle catégorie de citoyens, les unes aux bourgeois, les autres aux nobles. Chez nous, en 1781, l’accès de l’école militaire de Mézières était interdit aux roturiers. Le droit moderne écarte les prohibitions de ce genre. Le régime des concours se substitue, sur presque tous les points, au régime des castes. L’isotimie complète l’isonomie. — Mais ce n’est pas seulement l’égalité civique ou juridique qui est réclamée, c’est l’égalité politique. Et, de gré ou de force, il a bien fallu que les États occidentaux fissent droit à cette réclamation. Sans doute, ils n’accordent pas tous le droit de vote au même degré, ni sous la même forme, mais tous glissent sur la même pente. À chacune des grandes secousses du siècle, — après 1830, après 1848, — ne voit-on pas, un peu partout, le chiffre du cens s’abaisser et le nombre des électeurs s’accroître ? La pyramide de la souveraineté semble définitivement renversée. On ne veut plus une autorité qui descende, en nappes, du maître à ses subordonnés, mais une autorité qui monte, en jets, du peuple à ses fonctionnaires. — On va plus loin : sur le terrain économique aussi, on entend que l’égalité cesse d’être un vain mot. Et sans doute, ici, le dessin des institutions est moins net. Elles cherchent encore leur forme. Mais que cette forme du moins soit cherchée avec ardeur, c’est ce que prouverait, à défaut des lois établies, l’étude des lois en instance. Mesurons, dans les Bulletins de l’Office du travail et dans les publications étrangères analogues, l’accroissement du nombre des projets de lois concernant les syndicats, l’arbitrage, le marchandage, les caisses de retraites : et nous comprendrons qu’un Code du travail est, en effet, en train de s’élaborer, qui sera la manifestation sensible de la lutte engagée contre tous les modes de l’inégalité.

Si nous voulions énumérer les causes de ce progrès de l’égalitarisme, c’est toute l’histoire des idées et des formes sociales propres à l’Occident qu’il nous faudrait retracer. L’esprit cartésien, l’esprit classique, l’esprit chrétien ont contribué, chacun à sa façon, à nous apprendre le prix égal des personnes humaines. De l’empire de cette notion, il ne faut pas dire seulement que « c’est la faute à Voltaire », mais à Rousseau et à Kant, mais à Descartes et à Luther, et si l’on veut remonter plus haut encore, à Jésus-Christ et à Socrate. D’un autre côté si, du cerveau de ces grands inventeurs, cet idéal est descendu et a pénétré jusqu’au cœur des masses, c’est sans doute qu’il s’est trouvé soutenu et comme naturellement porté par les formes sociales qui s’installaient dans la civilisation occidentale. La mobilité inouïe qu’elle a communiquée aux individus, les assimilations qu’elle a établies entre les plus éloignés, la multiplicité des groupements auxquels, elle les a fait participer, le nombre et l’ampleur des villes dans lesquelles elle les a concentrés, les grands États par lesquels elle les a unifiés, tous ces phénomènes proprement sociologiques devaient d’eux-mêmes incliner les hommes à se reconnaître comme des semblables, et à se traiter en égaux. En ce sens, il est permis d’affirmer que si l’égalitarisme semble bien être aujourd’hui le moteur principal de notre civilisation, c’est qu’il en est d’abord le produit naturel. Et l’élan par lequel il réalise sous nos yeux ses exigences apparaît comme plus irrésistible encore, s’il est vrai que ses victoires s’expliquent par la constitution même et les transformations spontanées des sociétés qui l’ont vu grandir[1].

On comprend dès lors le sentiment qui animait Tocqueville, lorsqu’il nous présentait le développement graduel de l’égalité comme un « fait providentiel, universel, durable, échappant chaque jour à la puissance humaine, servi par tous les événements comme par tous les hommes ». À découvrir les causes lointaines et à pressentir les lointaines conséquences de ce mouvement irrésistible, l’auteur de la Démocratie en Amérique éprouvait, disait-il, une sorte de terreur religieuse, et il lui semblait que vouloir arrêter la démocratie ce serait lutter contre Dieu même[2].

C’est, en effet, un sentiment naturel que de s’incliner devant la force des choses. Le rythme d’un mouvement puissant nous emporte comme malgré nous. Lorsque les enfants voient passer le régiment, drapeau flottant, musique en tête, mécaniquement ils emboîtent le pas. Ainsi, à entendre retentir l’hymne égalitaire, à voir les masses immenses qu’il assemble et ébranle, nous nous sentons portés à suivre en toute docilité le mouvement démocratique : ne serait-ce pas folie que de le contrecarrer ?

Toutefois, un moment de réflexion nous arrête : ce geste qui nous pousse « à suivre » n’a-t-il pas, tout juste, la valeur du geste de l’enfant ? Ici encore, ne cédons-nous pas à un entraînement plutôt qu’à des raisons ? Que notre civilisation semble pénétrée jusqu’au fond du sentiment égalitaire, soit ; nous n’en disconvenons pas. Mais il se peut que toute une civilisation fasse fausse route : Totus mundus stultitiat, disait François II à la Diète Hongroise. La profondeur d’un sentiment n’est pas la preuve suffisante de sa légitimité. Si la force ne prime pas le droit, le succès d’une tendance n’en démontre pas encore sa valeur. Or, c’est sur la valeur même de l’esprit démocratique, sur le bien ou le mal dont il est capable, sur les progrès ou les décadences dont il sera responsable, qu’il faudrait maintenant nous prononcer.

Mais où trouver le signe du progrès, le critère du bien et du mal, le mètre des valeurs qui permettrait de décider, définitivement et « objectivement », entre partisans et adversaires de la démocratie ?

Lorsque Tocqueville nous invitait à nous laisser entraîner par elle, son attitude s’expliquait, à vrai dire, par une raison spéciale, qui était la croyance à une sorte de révélation historique des volontés divines. « La tendance continue des événements nous révèle les intentions du Créateur. » Telle est la théologie destinée à justifier notre agenouillement, et sans laquelle il ne serait en effet qu’un geste instinctif.

Nous n’avons pas besoin de démontrer longuement combien il serait difficile et inutile d’user d’une pareille méthode. Pour aider la conscience moderne à juger de la valeur morale du mouvement qui la sollicite, nous ferions vainement appel à quelque tradition religieuse. Dans notre civilisation occidentale, le lien originel, qui soudait l’obligation morale au dogme religieux, semble bien tranché définitivement. Du moins, dans les âmes soucieuses à la fois de religion et de morale, le rapport des deux termes est-il le plus souvent renversé. La religion s’appuie désormais sur la morale bien plutôt que la morale sur la religion. L’esprit, qui exige une opinion raisonnée, ne se contente plus d’une tradition, ne s’enchaîne plus à un dogme, ne s’incline plus devant une autorité. Il est trop tard : pour estimer la fragilité ou la solidité des conceptions démocratiques, ce n’est pas d’une religion que la conscience moderne acceptera sa pierre de touche.

La demandera-t-elle donc à un système métaphysique ? — Si l’esprit se sentait emprisonné par les religions, il se sent libéré, certes, par les philosophies. Mais, précisément, ne lui laissent-elles pas plus de liberté qu’il ne voudrait ? Devant la variété des systèmes successifs, ou simultanés, comment va-t-il opter ? Ne s’est-il pas souvent aperçu, d’ailleurs, que les constructions intellectuelles recevaient leur plan de quelque sentiment caché ? que le désir de justifier quelque tradition ou quelque innovation était le moteur secret de bien des théories a priori ? et qu’ainsi les abstractions de la philosophie ne faisaient que servir de façades aux opinions personnelles des philosophes ? Ainsi s’explique sans doute ce fait, que nous voyons grandir autour de nous, à côté de la défiance du dogme, la défiance de l’abstraction. Un grand nombre d’esprits, et qui croît tous les jours, professe un dédain méthodique à l’égard des « systèmes a priori », des « concepts sans réalité ». Nous avons voulu sortir des cathédrales, semblent-ils dire ; mais ce n’est pas pour chercher abri sous vos châteaux de cartes…

Et s’ils se montrent si dédaigneux, c’est qu’ils ont placé leur confiance en d’autres mains ; c’est qu’une troisième puissance leur offre ses services, qui paraît au premier abord ne présenter les inconvénients ni de la religion ni de la métaphysique. Elle ne donnera à l’esprit ni l’impression de l’emprisonnement ni celle de l’abandon. Elle l’amènera, elle aussi, à s’enchaîner, mais de lui-même, parce que les anneaux de la chaîne qu’elle lui présentera ne seront forgés qu’à coups de faits. C’est la science.

La science, voilà bien, en effet, la fille chérie de l’esprit moderne, sa création propre, en laquelle il s’admire et se complaît. Aussi bien et en même temps que notre civilisation est la civilisation démocratique, elle est la civilisation scientifique par excellence. On ne le répétera jamais assez : l’existence d’un corps indépendant de vérités acquises, de jour en jour plus nombreuses et mieux organisées, voilà le fait nouveau, dominateur, autour duquel gravite fatalement dans nos sociétés toute vie spirituelle.

Quelle supériorité pratique nous devons à ce système d’idées et comment, tandis que l’Oriental s’abandonne aux choses, l’Occidental les maîtrise parce qu’il a eu la patience de découvrir leurs lois, il est inutile de le détailler une fois de plus.

Ce qu’il nous importe de noter seulement, c’est la fascination que ce système devait inévitablement exercer sur notre pensée. Les yeux de la chair admirent les conquêtes matérielles de la science : les puits qu’elle fore dans la terre, les tours qu’elle élève dans les airs, les ponts qu’elle lance entre les montagnes. Mais les yeux de l’esprit admirent plus encore ses conquêtes idéales : ces mines profondes qui sont les découvertes, ces passerelles hardies qui sont les équations, ces tours légères qui sont les théories scientifiques. Il y a donc des lois de la nature, et l’homme peut les connaître ! Devant le plus humble manuel de physique ou de chimie, voilà ce que nous répétons avec surprise, avec ravissement. Quelle assurance cette réussite de la science ne rend-elle pas à la pensée humaine ! Comment ne serait-elle pas tentée de généraliser des méthodes si bien éprouvées ? d’appliquer à toutes les difficultés qu’elle rencontre aujourd’hui les instruments qui en ont déjà levé tant d’autres ? de demander enfin à la science la direction même de la morale ?

La tentation devait être d’autant plus forte, à notre époque, que les sciences les dernières nées semblent avoir eu pour mission de jeter en quelque sorte le pont entre les choses et l’homme. Tant qu’il n’y a de science constituée que des choses proprement dites, des phénomènes inorganiques, physiques ou chimiques, l’humanité est encore hors d’atteinte : elle peut continuer à croire qu’elle est hors cadre. Mais, quand une science se constitue des phénomènes organiques, des êtres vivants, alors l’humanité commence à comprendre qu’elle rentre dans l’orbite des lois naturelles. Dans le filet qu’elle a jeté sur le monde, l’humanité se prend à son tour. Le sujet de la recherche scientifique devient lui-même, objet d’une recherche scientifique…

Quel admirable mouvement que cet investissement progressif de l’homme par les sciences ! Et, si leur progrès est dû, pour une part, comme le remarque Cournot, à des trouvailles inattendues, n’obéit-il pas aussi, comme le démontre Comte, à une sorte de logique immanente ? Au xviie siècle, le nom de Descartes nous rappelle la généralisation des mathématiques : elles s’assouplissent, pourrait-on dire, elles fourbissent leurs armes pour les conquêtes futures. Au xviiie siècle, Newton met sur pied une physique qui se prête, en effet, à l’application des formules mathématiques. Puis c’est le tour de la chimie, avec Lavoisier. Dans notre siècle enfin, sous l’impulsion de Lamarck, après les découvertes de Darwin et de Wallace, la biologie vient prendre sa place dans le bataillon des sciences constituées. Ce ne sont plus seulement des descriptions ou des classifications qu’elle nous propose, mais des explications véritables. Elle ne se contente plus de deviner des lignes une fois arrêtées du plan du Créateur : en nous découvrant l’origine des espèces, elle nous fait, en quelque sorte, assister à la création même. Ou plutôt elle substitue à l’idée d’une création incompréhensible, qui juxtapose des types tout faits, l’idée d’une évolution insensible, qui fait lentement surgir le supérieur de l’inférieur. Ainsi elle ne nous apporte plus seulement un catalogue de connaissances particulières, portant sur les propriétés, de telle ou telle espèce : elle nous livre les lois les plus générales qu’il semble que nous puissions atteindre : les lois mêmes du progrès de l’être.

Dans un cercle si large, comment l’humanité ne serait-elle pas englobée ? Elle nous apparaît, certes, au sommet de la série animale ; mais, si elle occupe ce sommet, ce n’est pas la preuve qu’elle a échappé, mais bien plutôt qu’elle a obéi à la loi génératrice de toute la série. L’homme est seul un animal raisonnable ? Soit. L’espèce humaine n’en est pas moins, sans doute, une espèce animale, et ne saurait, par suite, se soustraire aux conditions générales de l’ascension des espèces. Comment la constitution de l’animal humain, la division de ses fonctions, la spécialisation de ses organes, l’enregistrement et le renforcement des qualités qu’il peut acquérir au cours des siècles, ne pèseraient-elles pas sur la destinée des sociétés ? Que si nous considérons d’un autre côté, non plus les organismes humains eux-mêmes, mais les ensembles qu’ils forment, les grands êtres sociaux qui naissent de leur réunion, nous serons frappés de l’analogie de ces êtres avec les êtres vivants. Comme les vivants, les sociétés naissent et meurent, croissent et décroissent ; comme les vivants, elles s’alimentent aux dépens du milieu extérieur et produisent des rejetons qui sont leurs colonies. Dans les sociétés comme dans les vivants, les parties se différencient à mesure que le tout se perfectionne. Les lois du progrès social seront donc les lois mêmes du progrès de la vie. Ainsi, à quelque point de vue que nous nous placions, que nous envisagions les sociétés humaines dans leurs éléments constituants ou dans leurs formes massives, la même conclusion s’impose ; l’humanité n’est plus un empire dans un empire ; l’œuvre maîtresse du xixe siècle a été, comme le disait Cournot, de la réintégrer définitivement dans la nature.

Dès lors comment ne demanderait-on pas à l’étude méthodique de la nature de dénouer nos discussions morales ? Tant qu’on a voulu, pour juger l’orientation des sociétés, les comparer à quelque idéal « en l’air », descendu de quelque tradition ou projeté par la réflexion personnelle, on ne pouvait s’entendre. Les seules vérités consistantes capables de rallier les consciences modernes sont les vérités scientifiques. Reprenons donc pied dans les réalités. Demandons ses modèles à la vie. Relevons, pour la prolonger, la courbe du progrès des espèces. Dans l’évolution organique repérée par les naturalistes, déchiffrons, pour les dicter aux groupements humains, les volontés de la nature. C’est le seul moyen d’obtenir, enfin, un critère objectif du bien et du mal.

Telles sont les défiances et tels sont les espoirs que semblent partager de nos jours un nombre croissant d’esprits. Entraînés par la marche conquérante du dernier siècle, ils attendent des sciences les plus récemment armées, de celles qui ont assiégé l’humanité du plus près — les sciences naturelles — le mot d’ordre qu’ils ne veulent plus recevoir ni de la religion ni de la métaphysique. Ils escomptent l’élaboration d’une morale « exclusivement et rigoureusement scientifique » ; entendez : d’une morale naturaliste, dont les prémisses seraient fournies par la biologie.

Et certes, il ne faut pas croire que l’effort pour constituer une morale scientifique et naturaliste date de notre époque. C’est là une ambition vieille comme la Grèce, tout au moins comme la Grèce de Socrate. On a justement montré comment le « fondateur de la science de la morale », refusant de confier soit à la tradition religieuse, soit aux impulsions instinctives la direction de la conduite, appliquait aux choses de l’âme la méthode préparée par les physiciens. Bien connaître la nature, pour se conformer à ses volontés, c’est un idéal commun à la plupart des morales helléniques[3].

Mais quelle distance subsiste entre le naturalisme antique et le nôtre, on le sait de reste. Lorsque les anciens répétaient qu’il faut suivre la nature, ils l’envisageaient, observe M. Boutroux, « à un point de vue esthétique, voyant partout en elle l’intelligence et l’harmonie où aspire l’activité humaine ». En d’autres termes l’esprit ne prenait la nature pour modèle qu’après avoir préalablement modelé la nature à son image. Songeons seulement aux attributs que les stoïciens continuent de prêter au macrocosme. N’installent-ils pas au cœur des choses un τόνος, une tension, un effort dont ils n’ont pu rencontrer le modèle qu’au cœur de l’homme ? Bien plus, leur feu qui produit toutes choses n’est-il pas un feu artiste, πῦρ τεχνικόν, capable de façonner les êtres suivant leurs archétypes, analogue enfin au potier qui façonne l’argile ? Ce prétendu naturalisme reste donc tout imprégné d’anthropomorphisme. Et la science dont il s’autorise a été calquée sur ces projections de la conscience dont le naturalisme contemporain se défie systématiquement. Au vrai, entre la morale naturaliste des anciens et la nôtre il ne pouvait y avoir de commune mesure, par la raison qu’il n’existait pas encore, dans l’antiquité classique, un corps de vérités scientifiques croissant de lui-même et nettement détaché de la spéculation philosophique. L’indépendance des sciences, et leur progrès ininterrompu, voilà le phénomène étonnant, caractéristique de notre époque, qui explique les attitudes spéciales de nos esprits et pourquoi ils se montrent réservés sur tant de points, tandis qu’ils se laissent aller, sur d’autres, à des espoirs illimités.

Il serait aisé de le montrer en effet, au fur et à mesure que les différentes sciences prennent figure dans les temps modernes, elles exercent une sorte d’attraction sur la philosophie morale, qui vient s’appliquer et comme se modeler sur elles[4]. C’est ainsi que, pour différentes qu’elles soient, on peut saisir dans l’éthique spinosiste et dans l’éthique kantienne un même effort pour donner à la déduction morale la forme des mathématiques, et lui assurer quelque chose de leur prestige. Spinoza prétend traiter des passions comme des lignes et des figures, more geometrico ; en quoi faisant il espère non pas seulement les expliquer à l’homme, mais l’en rendre maître ; l’évidence irrésistible des notions et l’enchaînement infrangible des raisonnements sont pour lui les vrais instruments de la libération intellectuelle. Kant de son côté fait effort pour déduire nos obligations, avec une rigoureuse nécessité, d’une notion absolument universelle ; il tient la gageure de ne pas faire le moindre appel à l’expérience ; et le fait même dont il part ne sera pas à ses yeux un fait comme les autres, mais un « fait de la raison », à vrai dire une proposition synthétique a priori par laquelle s’exprime la catégorie même de l’universalité. — Mais, dans un cas comme dans l’autre, cette forme mathématique est-elle autre chose qu’une forme en effet ? Les conclusions pratiques auxquelles leurs déductions conduisent nos deux philosophes n’apparaissaient-elles pas comme prédéterminées par leurs tendances initiales ? Et ne serait-il pas aisé de dénoncer, dans « l’amour intellectuel de Dieu » ou dans le « respect de la dignité humaine » un certain nombre de postulats sentimentaux où l’on reconnaîtra des influences historiques indéniables — ici l’esprit alexandrin et là l’esprit protestant — mais où l’évidence mathématique n’a rien à voir ? Ces deux exemples démontraient amplement que les sciences formelles sont impuissantes à brider l’esprit métaphysique, que bien plutôt elles se prêtent complaisamment à ses fugues, et que si l’on veut construire une morale vraiment scientifique il est dangereux de perdre de vue l’expérience.

L’expérience conquérait une plus large place dans le système utilitaire. Celui-ci se construit à l’image des sciences physiques renouvelées tout entières par la découverte de Newton[5]. Tout de même que les corps s’attirent les hommes recherchent fatalement leur plus grand bien ; c’est une loi naturelle, établie par une induction méthodique et devant laquelle il faut s’incliner. Et comme la loi de l’attraction installe l’ordre au sein du désordre apparent du monde physique, ainsi dans le monde social, la loi en question est un principe d’équilibre et d’harmonie. Que si, sur certains points, le désordre se montre encore, c’est que les hommes comprennent mal leur intérêt véritable ; un calcul des plaisirs, faisant entrer en ligne de compte leurs diverses dimensions, rectifiera les erreurs de notre instinct. Ainsi, sans intervention d’aucun sentimentalisme subjectif, par une méthode véritablement scientifique, qui fait sa part à l’observation et sa part au calcul, un accord définitif doit s’établir au sein des sociétés. — Mais cette méthode ne laisse-t-elle pas, des deux côtés, plus de jeu qu’elle ne croit aux appréciations subjectives ? Ce soi-disant calcul spéculait sur des qualités irréductibles les unes aux autres, entre lesquelles on ne pouvait opter qu’à coup de préférences personnelles. Et de même cette prétendue loi de l’égoïsme individualiste, bien loin d’être obtenue par une induction méthodique, n’était peut-être que la généralisation hâtive d’une intuition superficielle ; elle érigeait en nécessité naturelle une attitude d’esprit peut-être particulière à un certain état de civilisation. En réalité, l’utilitarisme accordait encore trop de créance à la conscience. Si l’on veut définir objectivement ce qui est bon ou mauvais, signe de progrès ou de décadence, il faut décidément sortir de soi, ne plus rester penché sur le puits intérieur, mais se répandre au dehors et lire ce que le mouvement même des êtres a tracé sur la terre. Doit être déclaré bon, dira Spencer, non ce qui est conforme à nos préférences ou à nos calculs, mais ce qui se déduit des lois générales de la nature impartialement enregistrées.

Nous comprenons maintenant pourquoi on attend si impatiemment aujourd’hui, d’une nouvelle morale naturaliste, la moisson d’enseignements, à la fois scientifiques et pratiques, que n’ont paru fournir ni les morales intellectualistes, empruntant leur forme seule aux mathématiques, ni la morale utilitaire, imitant gauchement la physique newtonienne. Les sciences de la vie arrivent à point pour combler le vœu deux fois déçu. Dans l’immense terrain qu’elles ont labouré, il semble qu’on va voir fleurir enfin autre chose que des généralisations hâtives ou des déductions décevantes.

Dans une discussion avec Guillaume Guizot, Sainte-Beuve s’écriait lyriquement un jour[6] : « Je ne verrai point, mais je prédis un avenir dans lequel les lois de la physiologie seront transformées en lois sociales et inaugureront dans le monde le règne de l’harmonie universelle. Un Constantin du matérialisme fera cette révolution, mais, à la place d’une croix, il fera briller sur son labarum un scalpel. »

Plus ou moins clairement formulé, ce même espoir anime aujourd’hui encore beaucoup d’esprits. Il leur semble qu’après les immenses travaux d’approche du xixe siècle, l’heure a enfin sonné où l’on va consulter systématiquement l’expérience universelle et vraiment « laisser parler les faits ». On n’imaginera plus la nature du dedans, mais on l’observera du dehors. On aboutira à l’humanité, mais par une sorte de mouvement tournant, après avoir traversé toute la série animale, et amassé chemin faisant un nombre imposant d’observations objectives. Telle est la figure de la science à laquelle pensent la plupart de ceux qui invoquent aujourd’hui une morale scientifique. C’est des conceptions biologiques appliquées aux sociétés humaines qu’ils attendent la démonstration décisive que l’histoire des idées directrices de notre civilisation ne pouvait nous livrer à elle seule, et qui doit nous permettre d’opter, en connaissance de cause, pour ou contre la démocratie.

Il n’est pas douteux que, dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains, la confiance dans la science ainsi comprise ne coexiste avec l’enthousiasme démocratique. Ce sont souvent les mêmes hérauts qui vantent, dans les journaux « avancés », la morale scientifique et l’idéal égalitaire. Ils paraissent convaincus a priori que celle-là ne saurait faire autrement que de démontrer, de la manière la plus positive, le bien fondé de celui-ci.

Toutefois, cet optimisme peut-il longtemps se soutenir ? Et pour peu qu’on ait la moindre connaissance des concepts élaborés par la biologie, ne sera-t-on pas frappé de la distance qui les sépare des postulats acceptés par la démocratie ? La nature est un champ de bataille, le champ immense d’une bataille incessante, condition du progrès universel. Les faibles y sont éliminés sans pitié, car il importe que les forts seuls survivent et que l’hérédité, toujours prête à consolider l’acquis en inné, ne perpétue que les caractères avantageux. Ainsi s’explique la lente ascension des formes de l’être, qui va de la masse protoplasmique des protozoaires à l’organisme compliqué des vertébrés, de l’homogène à l’hétérogène, de l’amorphe au différencié. Tels sont, en bref, les principaux enseignements que la biologie répète à qui veut les entendre. Différenciation des organes, hérédité des caractères, concurrence des êtres, en ces trois formules semble tenir, suivant elle, le secret du progrès du monde.

« Différenciation », « hérédité », « concurrence », est-ce que ces mots ne doivent pas sonner étrangement, pour des oreilles habituées au retentissement des idées égalitaires ? Entre ces formules naturalistes et les formules démocratiques, ne perçoit-on pas certaines discordances fâcheuses ? On dit que la démocratie contemporaine, inclinant de plus en plus vers le socialisme, travaille à enrayer, ou tout au moins à atténuer la libre concurrence universelle. On dit que, dans son effort pour effacer toute survivance du régime des castes, elle refuse de tenir aucun compte de la puissance de l’hérédité. On dit encore que par sa tendance au nivellement, tombant dans « l’erreur amorphiste », elle répugne à toute institution qui conserve, dans les sociétés, une différenciation quelconque. S’il en était ainsi, il y aurait donc, entre les tendances de la démocratie et celles de la nature, un antagonisme essentiel !

Il n’en faudrait pas douter en effet, si l’on en croyait bon nombre de ceux-là mêmes qui collaborent à la construction des sciences naturelles. Ils ne se détournent de leur travail que pour laisser tomber sur le tumulte égalitaire les aphorismes les plus dédaigneux.

On se souvient de la proclamation retentissante de Hæckel[7], rééditant, avec un commentaire scientifique, l’Humanum paucis vivit genus. Virchow, pour discréditer la théorie darwinienne, l’avait accusée de mener au socialisme. C’est le contraire, suivant le philosophe-naturaliste d’Iéna, qui serait la vérité. Escomptant les dissemblances innées des êtres, l’inégalité des sanctions distribuées à leurs efforts, la disparition fatale du plus grand nombre, « le darwinisme est tout plutôt que socialiste. Sa tendance ne saurait être qu’aristocratique, nullement démocratique… La doctrine de l’évolution est le meilleur antidote contre les absurdes utopies égalitaires ». M. O. Schmidt écrivait dans le même sens[8] : « Si les socialistes étaient avisés, ils feraient tout au monde pour étouffer sous le silence la théorie de la descendance, car cette doctrine proclame hautement que les idées socialistes sont inapplicables. » Un autre naturaliste, M. Ziegler, développe la démonstration en détail et prend la peine d’opposer, point par point, aux thèses de la démocratie sociale, les thèses du darwinisme bien entendu[9]. M. Lafargue avait donc quelque raison de dire[10] : « Aujourd’hui les savants sont devenus darwiniens et ils se servent de ce darwinisme en faveur de la bourgeoisie. Aujourd’hui la classe ouvrière n’est plus condamnée à la misère au nom de Dieu, mais elle y est condamnée au nom de la science ! ».

Mais ce n’est pas seulement contre le socialisme en particulier, c’est contre tout l’esprit démocratique que la biologie se retourne. Suivant la remarque de M. H. Michel[11], chaque terme de la devise léguée par la Révolution française à la démocratie « voit se dresser contre lui quelques-unes des données les plus saisissantes de ce qu’on appelle la science moderne ». « Les hommes naissent libres et égaux en droit, c’est, disait Huxley[12], une proposition risible au point de vue scientifique. Aussi longtemps que les hommes resteront hommes et la société société, aussi longtemps l’égalité des hommes restera un rêve. L’hypothèse qu’il y a une égalité est une erreur de fait, et elle marque d’avance toute théorie des fins sociales qui s’appuie sur elle du cachet de l’impossibilité ».

L’anthropologie réfute victorieusement, d’après M. Vacher de Lapouge, les erreurs du xviiie siècle, « le plus songe-creux, le plus antiscientifique de tous les siècles » et démontre qu’un régime démocratique est la « pire condition pour faire de bonne sélection[13] ». M. Otto Ammon s’écrie à son tour avec lyrisme[14] : « C’est sur l’inégalité que repose l’ordre social, et l’inégalité n’est pas quelque chose qu’on puisse détruire ; elle est inséparable de la race humaine comme la naissance et comme la mort, invariable comme les vérités mathématiques, éternelle comme les lois des révolutions planétaires. » Bref, suivant la formule de M. Garofalo, « la nature a horreur de l’égalité » et il faut convenir, si la foi égalitaire est l’âme de la théorie des Droits de l’homme, « que les réalités objectives de la science sont en contradiction avec les aspirations subjectives de l’humanité[15] ».

Comment ces déclarations devaient être exploitées dans la littérature politique, il suffit, pour s’en rendre compte, de feuilleter les périodiques des partis conservateurs. Leur tactique est aujourd’hui « éminemment moderne ». Ils se présentent comme les véritables héritiers de l’esprit positiviste, comme les néophytes ardents et seuls conséquents de la doctrine évolutionniste. Ce ne sont plus des traditions antiques, mais les découvertes toutes fraîches de la biologie qu’ils opposent aux ambitions populaires. C’est au nom de la science, en effet, et non plus au nom de la foi qu’ils démontrent l’inanité, le caractère « inorganique » des principes de 89. Dans une lettre au plus brillant protagoniste de ce néo-traditionalisme, un des fils intellectuels de Taine, M. P. Bourget, se pose à plusieurs reprises cette question : « Que dit la science ? » Or la science répond que la solution monarchiste est la seule qui soit conforme à ses enseignements les plus récents, — qu’en dehors d’un régime aristocratique il n’y a point de salut pour une nation, — qu’une république dans la hiérarchie des gouvernements est au même degré que l’embranchement des protozoaires dans la série animale, — qu’enfin « l’Idéal démocratique n’est dans son ensemble et dans son détail qu’un résumé d’erreurs » (les classiques « erreurs françaises ») plus grossières les unes que les autres.

Et M. Ch. Maurras[16] de nous avertir que ce n’est pas tel ou tel de ses correspondants qui parle ainsi : « C’est l’irrésistible nécessité scientifique qui s’exprime par leur organe. Le fol illuminisme des gens de la Terreur disait : La fraternité ou la mort ! La science politique pose un dilemme un peu différent, mais certain. Elle dit aux peuples : L’inégalité ou la décadence ! L’inégalité ou l’anarchie ! L’inégalité ou la mort ! »

Ainsi, vous qui « croyez » à la science en même temps qu’à la démocratie, vous qui comptez qu’elles vont s’entendre et collaborer docilement pour porter toujours plus haut la civilisation occidentale, vous vous endormez sur une contradiction. En réalité ces deux puissances hurlent d’être accouplées. L’une crie contre l’autre. La biologie ne cesse de dénoncer l’utopie de l’égalitarisme. Et cette condamnation, que vous n’auriez acceptée ni de la bouche des théologiens, ni de celle des philosophes, vous êtes bien forcés d’y souscrire aujourd’hui. Car c’est justement celle en qui vous avez placé toute votre confiance, et de qui vous attendez le critère définitif du bien et du mal, c’est votre science elle-même qui la prononce sans recours.

C’est cette thèse générale, destinée à retourner « la science contre la démocratie » que nous nous proposons d’examiner, sous les diverses formes qu’elle peut revêtir.

Les philosophes de profession estimeront peut-être qu’il suffirait, pour la réfuter, de quelque distinction critique, — comme par exemple la distinction entre le fait et le droit, entre le réel et l’idéal — et qu’ainsi, grâce à une sorte de fin de non-recevoir préalable, le terrain serait plus vite déblayé. Mais nous croyons qu’en pareille matière une méthode plus patiente doit être aussi plus décisive. Puisque les adversaires de la démocratie cherchent à en imposer en citant des faits, en invoquant des théories scientifiques, ne craignons pas de soupeser un à un ces faits ni de rappeler ces théories à la barre. Consentons, en un mot, à la suite de la sociologie naturaliste, à « faire le grand tour » à travers la nature et la société. Ce sera sans doute le meilleur moyen d’éclairer définitivement l’opinion sur l’antagonisme qu’on lui représente chaque jour ; nous y trouverons en tous cas, chemin faisant, l’occasion de dresser quelques bilans, de dissiper quelques équivoques, d’enrichir enfin et de préciser nos idées sur la science naturelle et ses rapports avec notre morale.


DEUXIÈME PARTIE

LES TROIS PILIERS DU NATURALISME CONTEMPORAIN

Nous avons vu comment, devant le discrédit de nos disciplines traditionnelles, beaucoup semblent en revenir à la formule morale, si longtemps abandonnée, de l’antiquité, et rappellent aux sociétés qu’il faut avant tout « vivre conformément à la nature ». Mais nous avons noté aussi l’ambition propre de ce naturalisme moderne. Il n’entend plus tolérer que quelque nouveau système métaphysique se glisse dans le corps de la nature, comme naguère le prêtre dans le corps de la statue, pour lui faire rendre des oracles. Il s’abstient par principe de toute projection de la conscience : il élimine méthodiquement tout ce qui pourrait rappeler de près ou de loin les procédés de l’anthropomorphisme : il prétend enfin laisser parler la science elle-même.

Quelle est donc la conception de la nature vers laquelle nous achemine le progrès des sciences biologiques ? Quelles sont les « lois » qu’il dresse devant nous ?

On peut en distinguer trois principales, — la loi de la différenciation, celle de l’hérédité, celle de la concurrence. À la première se rattache le nom de Milne-Edwards ; à la deuxième celui de Lamarck ; à la troisième celui de Darwin ; nous allons brièvement rappeler, en remontant à leurs écrits, les théories de ces trois savants[17]. Et en effet nous constaterons, en passant de l’une à l’autre, que la nature nous apparaît de plus en plus dépouillée des attributs humains, et que tous les matériaux sont prêts pour la construction d’un naturalisme aussi indemne d’anthropomorphisme, aussi « objectif » qu’il est possible.

Que veut-on dire quand on constate que la différenciation est la loi du progrès des êtres ?

Au premier regard jeté sur la nature on est frappé, dit Milne-Edwards, non seulement de la diversité, mais de l’inégalité des êtres. Ils sont inégaux, c’est-à-dire plus ou moins parfaits. Comment se mesure donc leur perfection ? Pour nous l’expliquer, le naturaliste emprunte une image à l’ordre social. Dans une société primitive, chaque individu produit lui-même à peu près tout ce dont il a besoin ; par suite, la quantité de ses produits ne saurait être grande, ni leur qualité raffinée ; la vie est grossière et précaire. Dans une société civilisée au contraire le travail est divisé. L’un cultive le blé, l’autre cuit le pain : l’un fabrique des chaussures, l’autre écrit des livres. D’où l’augmentation de la quantité et l’amélioration de la qualité des produits : d’où l’élargissement et le raffinement de la vie[18]. Milne-Edwards ajoute : « La division du travail portée à la limite extrême rend, il est vrai, bien étroite et bien décolorée la sphère d’activité où s’agitent la plupart des travailleurs, mais chaque ouvrier, appelé à répéter sans cesse les mêmes mouvements ou à méditer un même ordre de faits devient par cela seul plus habile à remplir sa tâche ; et par la coordination judicieuse des efforts de tous, la valeur de l’ensemble des produits s’accroît avec une rapidité dont l’imagination s’étonne. » Ainsi, fût-ce au prix d’une gêne pour les individus, la prospérité du tout ne s’obtient que par le progrès de la division du travail.

Il en est des organismes comme des sociétés. Chez les uns « la puissance vitale ne s’exerce que dans une sphère étroite et elle s’éteint promptement » ; les actes varient peu et sont d’une simplicité extrême ; c’est que le travail y est peu divisé. Les organismes en question ressemblent à ces ateliers mal dirigés où les ouvriers font un peu de tout. Chez d’autres, au contraire, « la vie se complique et se prolonge ; les facultés grandissent et le jeu de l’organisme s’effectue avec non moins de précision que de puissance » ; c’est que les fonctions nécessaires à l’entretien de l’ensemble se sont multipliées et spécialisées.

Comparons en effet, aux animaux, supérieurs, ces animaux élémentaires qui tiennent encore du végétal, et nous verrons saillir le lien étroit qui unit à la supériorité organique la spécialisation des fonctions. Chez les polypes de Trembley, on voit une même cellule s’acquitter des diverses fonctions nécessaires à la conservation de l’individu et de l’espèce ; elle se meut, elle digère, elle engendre. Dans les Hydractinies déjà on distinguera les Gonozoïdes des Gastrozoïdes et de ceux-là les Dactylozoïdes. On peut donc se figurer, dit M. Perrier[19], une colonie d’Hydractinies comme une espèce de ville dans laquelle les individus se sont partagé les devoirs sociaux et les accomplissent ponctuellement. Les uns sont de véritables officiers de bouche ; ils se chargent d’approvisionner la colonie, ils chassent et mangent pour elle ; d’autres la protègent ou l’avertissent des dangers qu’elle peut courir ; ce sont les agents de police. Sur les autres repose la prospérité numérique de l’espèce et ils sont de trois sortes, à savoir : les individus reproducteurs chargés de produire les bourgeons sexués, les individus mâles et les individus femelles. Dans la ville, le nombre des « corporations » n’est pas inférieur à sept.

Mais si de ces colonies animales nous nous élevions graduellement au plus haut degré de l’échelle des organismes, — des poissons aux amphibies, des amphibies aux reptiles, des reptiles aux oiseaux, des oiseaux aux mammifères, — à quelle prodigieuse subdivision des fonctions élémentaires pourrions-nous assister ! Combien d’activités diverses, — vision, audition, odorat, toucher, — supposent nos seules fonctions de relation ! Et de combien d’opérations variées une seule de ces activités, la vision, par exemple, est-elle capable de s’acquitter !

Or en vertu des rapports étroits qui unissent la fonction à l’organe, cette division des travaux ne saurait aller sans une multiplication des instruments. Pour remplir un office nouveau, un nouvel organe se crée. Et c’est ainsi que les organismes deviennent « différenciés ». Chaque élément y prend la figure de son emploi.

Et sans doute, la division du travail peut apparaître, sans qu’on aperçoive aussitôt une différenciation nette des organes. Car la nature est économe. Elle procède par substitutions ou par emprunts physiologiques. Elle verse le vin nouveau dans de vieilles outres. Elle fait servir les organes anciens aux fonctions qu’elle diversifie. Mais ces fonctions n’atteignent leur perfection que lorsqu’elles se sont créé des organes spéciaux. Certains êtres utilisent pour la respiration les organes qui leur servent déjà à la locomotion. Mais, entre les exigences de l’une et les exigences de l’autre fonction, il subsiste une contrariété. La locomotion réclame la solidité, la respiration réclame la perméabilité de ces pattes branchiales. La respiration devient donc singulièrement plus parfaite, quand un organe distinct s’en acquitte. Il peut offrir, par sa constitution propre, la plus large surface aux échanges qui doivent s’opérer entre l’air et le sang. C’est ainsi que dans nos poumons, grâce à la structure aréolaire de leurs lobules, le sang vient s’étaler au contact de l’air sur une surface de cent cinquante mètres carrés[20]. De même, un estomac, propre à digérer seulement les substances végétales, ou seulement les substances animales, extrait soit des unes, soit des autres une plus grande quantité de sucs nutritifs. On pourrait passer ainsi en revue les diverses fonctions organiques : on constaterait qu’elles sont d’autant plus parfaitement remplies que les organes sont plus strictement spécialisés.

Un organisme différencié s’acquitte donc mieux qu’un autre de ses diverses fonctions ; il constitue donc à n’en pas douter un ensemble plus parfait. Et il semble ainsi que le degré de différenciation doive devenir à nos yeux le criterium objectif et définitif du progrès des êtres. « Il n’est pas un naturaliste, disait Darwin[21], qui révoque en doute les avantages de la division du travail physiologique », et il déclarait adopter pour son compte la norme de Von Baër, « qui consiste à évaluer le degré de supériorité d’un être organisé d’après la localisation et la différenciation plus ou moins parfaite de ses organes, et leur adaptation spéciale à différentes fonctions : ce que Milne-Edwards appelait la division du travail ».

À vrai dire, la théorie ainsi présentée n’élimine pas nécessairement l’anthropomorphisme. Les interprétations finalistes y restent au contraire aisément adaptées. Nous n’en voulons pour preuve que la façon dont Milne-Edwards lui-même parle de la nature[22] : curieuse de diversités, mais aussi soucieuse d’économies, artiste raisonnable, elle veut produire le plus grand nombre de statues, mais sans gâcher son plâtre, et cherche à utiliser ses ébauches antérieures pour réaliser les modèles nouveaux qu’elle se propose. Inégalement proches de la perfection, ces modèles restent séparés, et les espèces qui les reproduisent peuvent nous être présentées encore, suivant les expressions d’Agassiz, comme autant « d’incarnations de pensées créatrices distinctes ».

La théorie de la descendance essaie de rendre inutiles ces représentations anthropomorphiques, elle pousse plus loin l’explication strictement scientifique ; elle nous rapproche davantage du naturalisme objectif. C’est pourquoi, malgré leur antériorité, nous avons cru devoir rappeler les idées de Lamarck après celles de Milne-Edwards.

Là où on ne faisait d’ordinaire que classer, Lamarck veut en effet expliquer. Il commence par constater à sa façon le fait que devait préciser Milne-Edwards. En parcourant d’une extrémité à l’autre la chaîne animale, des animaux les plus parfaits aux plus imparfaits, on observe, nous dit-il, une sorte de dégradation et de simplification des organismes : « les organes spéciaux (ou spécialisés) se simplifient progressivement ou perdent leur concentration locale ; au plus bas degré de l’échelle, chez certaines classes d’infusoires, on pourra s’assurer que toute trace du canal intestinal et de la bouche a entièrement disparu ; il n’y a plus d’organe particulier quelconque[23]. »

À cette considération Lamarck en ajoute aussitôt une autre que développera plus tard Darwin. Entre les êtres, plus ou moins parfaits, il n’y a pas à vrai dire de solution de continuité. Les extrémités de la série nous paraissent n’avoir plus rien de commun ; mais le progrès de nos connaissances nous découvre, entre les termes extrêmes, une multitude inaperçue d’intermédiaires. De là l’embarras croissant des naturalistes lorsqu’il s’agit aujourd’hui de limiter les espèces. « Comment « étudier maintenant, ou pouvoir déterminer d’une manière solide les espèces, parmi cette multitude de polypes de tous les ordres, de radiaires, de vers surtout, d’insectes où les seuls genres papillon, phalène, noctuelle, teigne, mouche, ichneumon, charançon, capricorne, scarabée, cétoine offrent déjà tant d’espèces qui s’avoisinent et se confondent presque les unes avec les autres ? » Il ne faut donc pas que les lignes de séparation que l’infirmité de notre esprit nous force à dessiner sur la nature nous empêchent de voir son unité : il ne faut pas que les « parties de l’art » nous voilent les « rapports des organismes[24] ». Pour qui ne ferme pas les yeux à cette fusion des nuances, il apparaît que la série animale ne constitue pas une échelle, mais bien plutôt une « chaîne ». Il y a dans la nature de la continuité en même temps que de la hiérarchie. Entre ses productions, la gradation est marquée, mais les distinctions ne sont pas tranchées.

Si ces deux, faits sont exacts et si dans la chaîne animale les organismes, inégaux en complication, se touchent de si près, n’est-on pas naturellement amené à supposer que les supérieurs sortent en effet des inférieurs, qu’ils les continuent en les dépassant, qu’ils n’en sont en un mot que la transformation et le perfectionnement ? C’est ce pas que Lamarck nous fait franchir.

Mais, avant de franchir ce pas, dirons-nous, encore faut-il que nous ayons constaté qu’en fait les organismes se transforment ? Jetez seulement les yeux autour de vous, répond Lamarck[25]. Vos animaux domestiques, vos plantes cultivées vous offrent cent exemples de variations. Votre froment, vos choux, vos laitues ne sont-ils pas autant de créations nouvelles ? Le canard domestique n’a-t-il pas perdu le haut vol de son frère le canard sauvage ? Rendez-vous donc compte que ce qui se passe autour de vous, dans vos basses-cours et vos jardins, se passe loin de vous dans les montagnes et dans les plaines, sur toute l’étendue de la nature sauvage. Là vous verrez, sous la pression des milieux différents, les êtres se transformer, et leurs transformations engendrées dans l’individu par l’habitude se fixer dans l’espèce par l’hérédité.

« Dans tout animal qui n’a pas dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe quelconque, fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi : tandis que le défaut constant d’un tel organe l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés, finit par le faire disparaître[26]. » Ainsi par le défaut d’usage, les dents ont disparu chez les baleines et chez les oiseaux. Inversement par l’usage constant, les pattes des oiseaux aquatiques sont devenues palmées. « L’oiseau que le besoin attire sur l’eau pour chercher sa proie s’écarte les doigts du pied lorsqu’il veut frapper l’eau et se mouvoir à sa surface. La peau qui unit ces doigts à leur base contracte par ces écartements sans cesse répétés l’habitude de s’étendre : ainsi, avec le temps, les larges membranes qui unissent les doigts des canards, oies, etc. se sont formées telles que nous le voyons. » De même façon, par une série d’efforts répétés toujours dans le même sens, s’expliquerait l’allongement de la langue du pic, le déplacement des yeux des poissons aplatis, l’extension du cou de la girafe, la formation des griffes chez certains mammifères. Les modifications des êtres résultent des besoins et des habitudes que leur milieu leur impose.

Mais croirons-nous que les modifications acquises par l’individu meurent avec lui et qu’ainsi, à chaque naissance, l’effort d’adaptation est à recommencer ? Non, répond Lamarck « tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur race se trouve exposée, et par conséquent par l’influence de l’emploi prédominant d’un tel organe ou du défaut « constant d’usage de cette partie, elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus. » L’hérédité conservera donc ce que l’habitude aura créé. Par ces deux lois, la fixation comme, la variation des formes organiques est expliquée, et nous comprenons enfin comment les modifications des individus ont pu aboutir à la constitution des espèces.

Dès lors nous n’avons plus besoin de nous représenter la nature comme un Démiurge qui modèle les êtres du dehors et leur impose certaines formes préconçues. Nous voyons ici les vivants chercher spontanément leur forme, et se modeler en quelque sorte eux-mêmes, sous la seule pression des milieux. « La nature, dit Lamarck[27], ce mot souvent prononcé comme s’il s’agissait d’un être particulier, ne doit être à nos yeux que l’ensemble d’objets qui comprend : 1o tous les corps physiques qui existent ; 2o les lois générales et particulières qui régissent les changements d’état et de situation que ces corps peuvent éprouver ; 3o enfin le mouvement diversement répandu parmi eux, perpétuellement entretenu ou renaissant dans sa source, infiniment varié dans ses produits et d’où résulte l’ordre admirable des choses que cet ensemble nous présente.  » En trois mots, de la matière, du mouvement, des lois, voilà toute la nature, et l’ordre admirable de l’ensemble n’est que le résultat du mouvement des parties. Cet ordre nous apparaît comme une conséquence, mais non plus comme une fin. Il n’explique plus, il est expliqué au contraire. Nous comprenons par quel mécanisme il est atteint : nous n’avons donc plus besoin de croire qu’une volonté l’a visé. La théorie de la descendance tend donc nettement à éliminer le finalisme anthropomorphique que la théorie de la différenciation laissait subsister.

La théorie propre à Darwin, celle de la sélection naturelle, rendra plus complète encore et plus cohérente la conception mécaniste de la nature.

Comment donc Darwin est-il arrivé à cette théorie ?

C’est l’observation de la technique humaine qui l’a guidé d’abord. C’est en considérant les procédés employés par l’homme à l’égard des plantes cultivées ou des animaux domestiques qu’il a été amené à deviner les procédés employés par la nature pour la formation progressive de toutes les espèces. Weismann en fait la remarque[28] : les naturalistes avaient longtemps dédaigné ce champ d’observation : ce monde artificiel leur semblait sans doute incapable de révéler les lois naturelles. Darwin a le mérite de ne rien négliger au contraire de ce que lui révèle l’expérience des cultivateurs ou des éleveurs, et en ce faisant, il n’est pas étonnant qu’il ait renouvelé la science naturelle : il la mettait ainsi à l’école de la méthode expérimentale.

Qu’y a-t-il donc, dans les enclos de l’homme, qui frappe l’attention des naturalistes ? C’est la présence de variétés de plus en plus divergentes et de plus en plus perfectionnées, descendues d’une souche commune. Par exemple les races de canards ou de lapins, de pigeons ou de chevaux vont chaque jour se différenciant, et il semble que cette différenciation puisse, au gré de l’éleveur, porter sur tous les organes, et jusque sur la conformation du squelette et du cerveau[29]. D’où vient cette « baguette magique » que semble permettre à l’homme d’appeler à la vie la forme qu’il lui plaît ?

L’homme ne crée rien, mais il peut choisir partout. Aucun des individus que produit la nature n’est absolument semblable aux autres. En retenant, pour en multiplier les exemplaires, ceux qui présentent à quelque degré le caractère ou la forme que son intérêt ou ses goûts demandent, l’homme devient capable de façonner les races. Son pouvoir sélectif tient à ce qu’il sait accumuler, pendant des générations, des variations de même sens. La sélection résulte donc ici d’une collaboration de la nature et de l’intelligence. La nature fourmi les types que l’intelligence trie, conformément à l’idéal qu’elle s’est fixé.

Mais là où il n’y a personne pour fixer l’idéal, comment le tri peut-il s’opérer ? Comment cette sélection artificielle peut-elle, par suite, nous aider à comprendre le processus de la sélection naturelle ? On voit bien que la nature n’attend pas l’homme pour produire des individus différents les uns des autres ; elle multiplie sans doute à chaque instant des variations indiscernables pour nous. Mais d’où viendra, sans nous, le signe de rédemption ou de condamnation qui doit retenir les uns pour la survie et rejeter les autres à la mort ?

C’est encore, comme l’on sait, une idée dictée par l’observation de l’humanité qui devait ici guider Darwin. La population croît plus vite que les subsistances, avait dit Malthus. « Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le secourir et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture : il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. » Malthus indiquait déjà que la même loi se vérifie chez tous les êtres vivants. Ils manifestent tous « une tendance constante à accroître leur espèce plus que ne le comporte la quantité de nourriture qui est à leur portée… La nature a répandu d’une main libérale les germes de la vie dans les deux règnes, mais elle a été économe de place et d’aliments ».

« L’idée me frappa, écrit Darwin[30], que dans ces circonstances les variations favorables tendraient à être préservées, tandis que d’autres moins privilégiées seraient détruites. » La loi de Malthus, « appliquée à tout le règne animal et végétal[31] », le conduisait donc naturellement à la théorie de la concurrence vitale. Résultant de la disproportion entre la quantité des aliments et la quantité des êtres, la lutte universelle apparaissait comme une nécessité bienfaisante.

Et en effet si la nature n’enrayait leur progression, les espèces même les moins prolifiques auraient vite fait de remplir le monde de leur postérité. Sans parler des animaux remarquablement féconds, comme les carpes, dont une seule suivant Weismann procréerait jusqu’à 100 millions d’œufs, Wallace a calculé, en mettant les choses au minimum, que la postérité d’un seul couple d’oiseaux s’élèverait en 15 ans à presque 10 millions d’êtres. Darwin démontre de même que les descendants d’un couple d’éléphants ne seraient pas moins, au bout de 500 ans, de 15 millions[32]. C’est cette prodigalité même de la nature qui lui fait de la cruauté une loi. Un milieu limité ne saurait nourrir un nombre illimité d’êtres. L’élimination est le contrepoids fatal de la surproduction. Mathématiquement, « la formation d’un nouvel individu, dit M. Le Dantec[33], est subordonnée à la mort d’un ou de plusieurs individus préexistants ».

Mais si cette nécessité est bienfaisante, c’est que cette lutte universelle doit tirer fatalement hors de pair et assurer le triomphe des types les mieux doués, des plus forts, des meilleurs. Parmi les dispositions variées que les individus apportent en naissant, les unes sont utiles, les autres nuisibles ; le mauvais sort tombera naturellement sur le plus faible. D’une troupe de louveteaux, les plus agiles, en temps de disette, raviront les premiers la proie fugitive, et les autres périront d’inanition. D’une portée de coqs écossais, ceux dont les couleurs se confondent le moins facilement avec celles des bruyères seront les plus vite aperçus par l’œil perçant du faucon : ils sont les victimes désignées. Ainsi les races s’épurent et se perfectionnent. Vae victis ! Pour le plus grand bien de l’espèce les individus les plus aptes doivent survivre seuls.

C’est par cette considération que Darwin se rassérène : « La pensée de ce combat universel est triste ; mais pour nous consoler nous avons la certitude… que ce sont les êtres les plus vigoureux, les plus sains et les plus heureux qui survivent et se multiplient… C’est ainsi que de la guerre naturelle, de la famine et de la mort résulte directement l’effet le plus admirable que nous puissions concevoir : la formation lente des êtres supérieurs[34] ». C’est donc la pression exercée par les êtres les uns sur les autres qui, en diversifiant et en améliorant leurs types, produit l’ascension des races. Tout s’enchaîne automatiquement : la surproduction détermine la concurrence, qui détermine à son tour la sélection. Ainsi, sans qu’il y ait personne pour les élire, les meilleurs sont élus par la force des choses.

On voit, par ce bref résumé, combien fut lourde l’erreur de ceux qui n’aperçurent, dans le darwinisme, qu’une restauration paradoxale de l’anthropomorphisme[35]. « La nature douée d’élection ! s’écriait Flourens. Dernière erreur du dernier siècle ! Le xixe siècle ne fait plus de personnifications…  » Mais Darwin avait prévu et paré la critique. Il avait averti qu’on ne prit pas à la lettre des métaphores nécessaires. Vous parlez d’affinité en chimie ou d’attraction en astronomie sans imaginer pourtant que l’acide recherche la base ou que le soleil aime la terre. Ainsi vous faut-il parler de sélection en biologie sans attribuer à la nature on ne sait quelles options conscientes[36]. « Il est malaisé, ajoutait-il, d’éviter de personnifier le mot nature ; mais par nature, j’entends seulement l’action combinée et les résultats complexes d’un grand nombre de lois naturelles, et par lois la série des faits que nous avons reconnus[37] ».

C’est en un mot sur des constatations de faits, non sur des suppositions de fins que Darwin prétend bâtir sa théorie. Si l’analogie de l’activité humaine le guide à son point de départ, il exclut, à son point d’arrivée, tout ce qui ressemble à une intervention de l’activité humaine. Comment il peut s’opérer des choix dans le monde vivant, mais sans la présence d’aucune providence opératrice, c’est précisément ce que démontre la théorie de la lutte pour l’existence : elle ne prête, en aucun moment, aucune visée à la force des choses. Étant données, d’une part, des circonstances déterminées, — une disette de proies, une sécheresse du sol, un abaissement brusque de la température, — d’autre part certaines variations individuelles, — des pattes plus ou moins musclées, des racines plus ou moins longues, une fourrure plus ou moins épaisse, — la sélection des plus aptes en résulte spontanément, ou, pour mieux dire, automatiquement.

Huxley avait donc raison : « L’originalité du darwinisme est de montrer comment peuvent s’expliquer sans l’intervention d’une volonté intelligente des harmonies qui paraissaient impliquer avant lui l’action d’une intelligence et d’une volonté. » Et après qu’on a renforcé les idées de Milne-Edwards par celles de Lamarck, et celles-ci par celles de Darwin, le mouvement enveloppant du mécanisme paraît achevé : il n’y a plus de place désormais, dans notre conception de la nature, pour les conjectures d’un finalisme anthropomorphique : c’est du sein même des faits que nous avons enfin dégagé, semble-t-il, les lois objectives du progrès des êtres.

On comprend quel prestige devaient revêtir, aux yeux de ceux qui se défient de la métaphysique, des lois ainsi présentées. Ce ne sont plus, pense-t-on, des aprioristes qui les promulguent, ce sont des observateurs qui les enregistrent, gravées qu’elles étaient au cœur même de la nature. Jaillissant des faits comparés, et non plus de fins imaginées, comment ces vérités scientifiques ne transmettraient-elles pas, aux prescriptions pratiques qui en découlent, une valeur impersonnelle et universelle ? Quel plus sûr moyen, par suite, si l’on veut estimer les avantages ou les dangers de telle organisation sociale, que de rechercher si elle se plie ou non aux conditions inéluctables du progrès, telles que les a révélées l’étude impartiale des organismes ?

Tel est l’espoir qui a présidé aux diverses tentatives de la sociologie naturaliste. Et comme nous avons distingué, dans les théories biologiques contemporaines, trois idées maîtresses, ainsi pouvons-nous y faire correspondre trois tendances principales de cette sociologie. Tantôt elle appelle notre attention sur la nécessité de laisser faire en toute liberté, entre les membres des sociétés humaines, l’universelle concurrence ; elle peut prendre alors le nom de darwinisme social. Tantôt elle compare directement ces sociétés elles-mêmes à des organismes, et rappelle que celles-là comme ceux-ci doivent, sous peine de déchéance, se différencier de plus en plus ; c’est la théorie organique proprement dite. Tantôt enfin on met en relief la toute-puissance de l’hérédité, et on mesure ce que les sociétés perdent lorsqu’elles oublient ou refusent de séparer et de hiérarchiser leurs éléments suivant les races ; c’est ce que démontre surtout l’anthroposociologie.

Quelles sont donc les critiques scientifiques que la sociologie ainsi comprise adresse, au nom des lois de l’hérédité, de la différenciation, et de la concurrence au mouvement démocratique ? Nous nous proposons de les rappeler et de les discuter les unes après les autres.


  1. Nous résumons ici les conclusions d’une précédente étude, sur Les Idées égalitaires, à laquelle celle-ci fait suite.
  2. De la Démocratie en Amérique, Introd., p. 7.
  3. Boutroux, Études d’Histoire de la philosophie (Paris, F. Alcan). — Questions de morale et d’éducation.
  4. V. H. Michel, L’Idée de l’État, p. 473.
  5. V. Élie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, chap. i (Paris, F. Alcan).
  6. Cité par Fouillée, Philos. du suffrage universel, dans la Revue des Deux Mondes, septembre 1884, p. 127.
  7. Les preuves du transformisme, trad. franç., p. 110 sqq.
  8. Dans l’Ausland, cité par Ferri, Socialisme et science positive, p. 14.
  9. Die Naturwissenschaft und die socialdemocratische Theorie.
  10. Conférence sur le Socialisme et les Intellectuels, reproduite dans les Cahiers de la Quinzaine, de Ch. Péguy (5 mai 1900, p. 65).
  11. Notes sur l’Enseignement secondaire, p. 298.
  12. Dans la Zukunft du 31 mars 1894.
  13. Les sélections sociales, p. 259.
  14. Die Gesellschaftsordnung und ihre natürlichen Grundlagen. Entwurf einer sozialanthropologie, p. 256.
  15. Topinard, L’Anthropologie et la science sociale, p. 703.
  16. Dans son Enquête sur la monarchie, p. 38, 39.
  17. Nous utilisons pour ces résumés les ouvrages suivants :

    Lamarck, Philosophie zoologique, nouv. éd. Paris, Baillière, 1830. — Darwin, De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés, trad. Royer, 5e édit. Paris, Flammarion. — id. La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, trad. Barbier. Paris, Reinvald, 1873. — id. De la variation des animaux et des plantes, trad. Moulinié. Paris, Reinwald, 1868. — H. Milne-Edwards, Éléments de zoologie, ou Leçons sur l’anatomie, la physiologie, la classification et les mœurs des animaux. Paris, Masson, 1840. — id. Introduction à la zoologie générale, ou Considérations sur les tendances de la nature dans la constitution du règne animal. Paris, Masson, 1851. — id. Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparées de l’homme et des animaux. Paris, Masson, 1857-1881.

  18. Leçons, I, p. 15-23 ; XIV, p. 279. Cf. Introduction, chap. III.
  19. Les colonies animales, p. 713.
  20. Leçons, I, p. 506-513. Cf. Bourdeau, Le Problème de la vie, p. 14.
  21. Origine des espèces, p. 86, 128.
  22. Leçons, p. 21 sqq.
  23. Philos. zool., I, p. 210.
  24. Ibid., I, p. 61, 27, 33.
  25. I, p. 267, 227.
  26. I, p. 235.
  27. I, p. 359.
  28. Vorträge über Descendenztheorie, I, p. 36.
  29. Darwin, Origine, p. 20-29. Weismann, Vorträge, p. 36-46.
  30. Vie et Correspondance de Ch. Darwin, I, p. 86.
  31. Origine, p. 4.
  32. Wallace, Sélection naturelle, p. 31. Haeckel, Création naturelle, p. 227. Weismann, Vorträge, p. 51.
  33. Revue de Paris, 1er oct. 1901.
  34. Origine, p. 78, 506.
  35. V. Huxley, L’Évolution et l’origine des espèces, trad. fr. Paris, Baillière, 1892.
  36. Origine des espèces, p. 83.
  37. La sélection naturelle, dira Weismann, est zweckmässig mais non zweckthätig. Le but est atteint sans avoir été visé.