La Démocratie devant la science/Livre I, introduction

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LIVRE PREMIER


HÉRÉDITÉ

POSITION DU PROBLÈME

On sait quelle large place a conquise, dans la littérature du xixe siècle, la notion de la toute-puissance de l’hérédité. Il semblait que cette notion fût faite pour répondre simultanément à deux aspirations bien diverses : à un ancien besoin d’admiration mystique, et à un besoin nouveau d’explication scientifique. On s’émerveillait de la pérennité des influences ancestrales ; l’obscurité même de leur mode d’action en décuplait le prestige. Et d’autre part, en affirmant que la vie antérieure de nos ancêtres a déposé, au sein de nos organismes, des traces matérielles ineffaçables, on pensait adopter un langage conforme aux tendances de la science : connaître scientifiquement un phénomène, n’est-ce pas, semblait-il, montrer les racines par lesquelles il plonge dans la matière ? C’est pourquoi le roman naturaliste devait tant user des « fatalités de l’atavisme », pendant que les historiens prêtaient couleur de science à leurs récits par des considérations sur le « génie des races ». « Les Germains ont dans le sang le besoin de l’indépendance. — Les Sémites ont le crâne monothéiste. — Héréditairement, l’homme de sang latin aime l’unité…  » La vulgarisation de pareilles thèses donnait créance à cette opinion, à laquelle le nationalisme de nos jours devait faire une si belle fortune, que « la question de race prime tout », que tant valent les races, tant valent les peuples, et qu’enfin, comme la destinée des individus par leur constitution physique, la destinée des nations est déterminée par leur composition ethnique.

Et à vrai dire, on s’est vite aperçu que, sous sa forme nationaliste, cette philosophie des races était scientifiquement intenable. C’est au moment où elle était bannie du cabinet des savants, remarque M. Darlu[1], que nous avons vu l’idée de race descendre dans la rue. On se rend compte en effet qu’il est vain de fonder sur des identités biologiques les unités nationales, et de dériver le génie d’un peuple d’une prédisposition ethnique : par la raison que partout, plus ou moins rapidement, les nations se sont constituées au mépris des différences de souches. Elles sont toutes « métisses, cent fois métisses », s’écrie M. de Gobineau[2]. Il se peut que la communauté de sang ait été le lien nécessaire des sociétés primitives ; mais la civilisation consiste précisément dans la dissolution de ces premières sociétés, étroites et jalouses. Toutes ses vagues passent sur leurs frontières. Elle brasse incessamment et mêle intimement les matériaux les plus hétérogènes. Dans ces grands dépôts d’alluvions qui sont les nations modernes, la philosophie des races cherche en vain l’unité de composition ethnique nécessaire à ses spéculations. — Aujourd’hui, c’est un anthropologiste qui en fait l’aveu[3], — entre race et nation il n’y a plus aucun rapport.

Mais l’anthroposociologie proprement dite évite ces errements : elle se débarrasse résolument des identifications dangereuses. Elle ne confond plus les races avec les nations, mais à l’intérieur des nations mêmes, elle espère distinguer, par des mesures précises, les types anthropologiquement différents. C’est ainsi qu’elle ne parlera plus de race anglosaxonne, de race latine ou de race française, mais de race brachycéphale ou dolichocéphale. Elle montrera qu’à ces caractères proprement biologiques, des caractères psychologiques correspondent. Elle discernera méthodiquement les éléments « eugéniques » des éléments inférieurs. Et dès lors, par la façon dont ces éléments y sont répartis, elle pourra expliquer scientifiquement la grandeur ou la décadence des nations.

Toute organisation sociale est en effet une superposition de races ; et du mode de superposition des races dépend la valeur de telle ou telle société. Les représentants des races supérieures, les « eugéniques » sont-ils en bon nombre et surtout en bonne place ? Les trouve-t-on nantis des fonctions directrices et garantis contre les mésalliances corruptrices ? Alors la société prospère. Sinon c’est le déclin fatal. L’histoire explique donc vainement la destinée des peuples par de vagues raisons économiques ou morales. Elles ne sauraient être que superficielles. C’est à un procès d’évolution biologique qu’il faut ramener, suivant M. Vacher de Lapouge[4], l’évolution historique des civilisations. Toutes les luttes de classes, dit un autre anthropologiste[5], ne sont en leur fond que des luttes de races. Et toutes les questions sociales seraient vite résolues si l’on voulait seulement « mettre chaque race à sa place[6] ». Telle nous apparaît dans ses grandes lignes, à travers les recherches ou les manifestes des Gobineau, des Otto Seeck et des Reibmayr, des Lapouge et des Ammon, la doctrine de l’anthroposociologie.

Avec quelle sévérité une pareille doctrine jugera la «  poussée égalitaire », on le devine. L’égalitarisme ne tend-il pas à tout niveler et à tout mêler, à abaisser toutes les barrières qui maintenaient les races isolées, à balayer tout ce qui survit des antiques hiérarchies ? Il est donc un vœu contre nature, une imagination de raisonneurs métis, un rêve ou un calcul de brachycéphales[7]. Il méconnaît les conditions élémentaires du progrès des espèces. En deux mots, il nie l’hérédité.

Tel est le thème que s’empresseront de commenter les polémistes hostiles à l’esprit de la Révolution française. Ils l’accuseront de laisser perdre, par ses innovations étourdies, le meilleur de « cette énergie accumulée par nos ancêtres, par ces morts qui parlent en nous ». Si la science prouve, dit M. Bourget[8], qu’ « un des facteurs les plus puissants de la personnalité humaine est la race… rien de plus contraire aux principes scientifiques que cette formule : les Droits de l’homme, qui pose, comme donnée première du problème gouvernemental l’homme en soi, la plus vide, la plus irréelle des abstractions ». Quelle folie de vouloir ouvrir à tout venant l’accès de toutes les fonctions sociales quand il est constaté que « des individus déjà différenciés par l’exercice d’un métier produisent, en général et en moyenne, des individus différenciés et, pour ainsi dire, polarisés en un même sens[9] ». Il y a dans le principe de transmission héréditaire, dit M. de Lur-Saluces[10], « un élément d’accélération méthodique qui permet aux forces humaines de produire sans déperdition leurs plus grands effets » ; mais nos démocrates font fi de ces bénéfices, oublieux qu’ils sont, par principe, de « tout ce qui se transmet avec le sang ».

Sur ce qui se transmet au juste avec le sang, les adversaires du régime démocratique pourront d’ailleurs discuter. L’étendue et la genèse des patrimoines organiques s’entendent de façons assez différentes. Pense-t-on que ces patrimoines s’accroissent peu à peu sous l’influence de la manière de vivre, et que les habitudes acquises dans l’exercice d’une fonction se transmettent par l’hérédité ? Ce sera alors le régime des castes lui-même qui paraîtra le plus conforme aux tendances de la nature. Est-on persuadé seulement qu’il y a des types eugéniques innés, et dont les qualités résultent moins des habitudes acquises pendant la vie que des aptitudes apportées dès la naissance ? On défendra alors, d’une façon générale, le règne des aristocraties. Admet-on enfin la nécessité d’un renouvellement anthropologique, d’un mouvement de « circulation des élites[11] » qui permette de remplacer progressivement les éléments supérieurs une fois usés ? C’est proclamer la légitimité des aristocraties ouvertes ; c’est plaider pour la distribution moderne des classes.

Nous allons donc examiner successivement les apologies « scientifiques » des castes, de la noblesse, de la bourgeoisie, qu’on peut ainsi opposer aux revendications démocratiques.

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE POUR LE LIVRE I

Nous avons utilisé pour préparer cette partie — indépendamment des ouvrages de Lamarck, Darwin, Milne-Edwards, déjà cités, p. 22. — les livres ou articles suivants. Nous ne les désignerons plus désormais, en y renvoyant, que par des abréviations.

Weismann. Essais sur l’Hérédité, trad. fr. Paris, Reinwald, 1892. — id. Vorträge über Descendenztheorie, 2 vol. Iéna, 1902. — A. R. Wallace. Studies scientific and social, 2 vol. Londres, Macmillan, 1900. — Y. Delage. La structure du protoplasma et les théories sur l’hérédité. Paris, Reinwald, 1895. — Le Dantec. Lamarckiens et Darwiniens. Paris, F. Alcan, 1899. id. Théorie nouvelle de la vie. Paris, F. Alcan, 1896. — id. Évolution individuelle et Hérédité. Paris, F. Alcan, 1898. — id. Traité de biologie. Paris, F. Alcan, 1903. — Haycraft. Natürliche Auslese und Rassenverbesserung, trad. allem. Leipzig, Wigand, 1895. — Platt Ball, Are the effects of use and disuse inherited ? Londres, Macmillan, 1890. — W. Haacke. Gestallung und Vererbung. Leipzig, Weigel, 1893. — Costantin. L’Hérédité acquise. Paris, Carré et Naud, 1901. — D. Roustan. La méthode mécanique en biologie, dans la Revue de métaphysique, juillet 1903. — L. Cuénot. L’Évolution des théories transformistes, dans la Revue générale des sciences, 1901, p. 264-268. — F. W. Headley. Problems of Evolution. Londres, Duckworth, 1900. — Topinard. L’Anthropologie et la science sociale. Paris, Masson, 1900. — id. Éléments d’anthropologie générale. Paris, Lecrosnier, 1886. — Gobineau. Essai sur l’inégalité des races humaines, 2e éd. Paris, Didot, 1884. — Otto Ammon, Die natürliche Auslese beim Menschen. Iéna, 1883. — id. Die Gesellschaftsordnung und ihre natürlichen Grundlagen. Entwurf einer sozialanthropologie. Iéna, Fischer, 1896, 2e édit., traduite par H. Muffang, sous ce titre : L’Ordre social et ses bases naturelles. Paris, Fontemoing, 1900. — Vacher de Lapouge. Les sélections sociales. Paris, Fontemoing, 1896. — id. L’Aryen, son rôle social. Paris, Fontemoing, 1899 — Carlos C. Closson. La dissociation par déplacement, dans la Revue internationale de sociologie, juillet 1896. — A. Reibmayr. Inzucht und Vermischung beim Menschen. Leipzig, Deuticke, 1897. — Otto Seeck. Geschichte des Untergangs der Antiken Welt, 2 vol., 3e éd. Berlin, Siemenroth, 1896. — Galton. Hereditary Genius, 2e édit. Londres, Macmillan, 1892. — id. Natural Inheritance. Londres, Macmillan, 1887. — id. Inquiries into human faculties and its development. Londres, Macmillan, 1883. — id. English men of science : their nature and nurture. Londres, Macmillan, 1874. — De Candolle. Histoire des sciences et des savants. Genève, Georg, 1873. — Odin. Genèse des grands hommes, 2 vol. Paris, Welter, 1881-1885. — Jacoby. Études sur la sélection dans ses rapports avec l’hérédité chez l’homme, Paris, Germer Baillière et Cie, 1881. — G. Hansen. Die drei Bevölkerungsstufen. Munich, 1899. — Carl Jentsch. Sozialauslese. Leipzig, Grunow, 1898. — Van der Smissen. La population. Paris-Bruxelles, 1893. — G. Mayr. Statistik und Gesellschaftslehre. Fribourg, Mohr, 1897. — Dumont, Dépopulation et civilisation. Lecrosnier, Paris, 1890. — id. Natalité et Démocratie. Paris, Schleicher, 1898. — Volksdienst, von einem Sozialaristocraten, Berlin, Wiener, 1893. — W. H. Mallock. Aristocracy and Evolution, a study of the rights, the origin, and the social functions of the wealthier classes. Londres, Adam, 1898. — Colajanni. Le Socialisme, trad. fr. Paris, Giard, 1900. — V. Pareto, Les systèmes socialistes, 2 vol. Paris, Giard, 1902. — Senart. Les castes dans l’Inde, les faits et le système. Paris, Leroux, 1896. — Ribot. L’Hérédité, étude psychologique. Paris, F. Alcan, 1873. — Guyau. Éducation et Hérédité, 2e édit. Paris, F. Alcan, 1890. — Patten. Heredity and social Progress. New-York, Macmillan, 1903. — Manouvrier. Les aptitudes et les actes, dans la Revue scientifique, 1891, II, p. 225-237. — id. La fonction psycho-motrice, dans la Revue philosophique, 1884, p. 503-525, 628-651. — id. L’indice céphalique et la pseudo-sociologie, dans la Revue de l’École d’anthropologie, août et septembre 1899. — D. Draghicesco. Le Problème du déterminisme social. Paris, éd. de la Gr. France, 1903. — Ch. Maurras, Enquête sur la monarchie, 2 fasc., 1900. — Nesfield, Brief view of the Caste System of the N. W. Provinces and Oudh. Allahabad, 1885. — Jogendra nath Bhattacarya. Hindu Castes and Sects. Calcutta, 1896. — Pramatha nath Bose. A history of Hindu civilisation during Brittish rule. Londres, Paul, 1894. — Risley. The Tribes and Castes of Bengal. Calcutta, 1891. — Crooke. The Tribes and Castes of the N. W. Provinces. Calcutta, 1895. — Bouglé. Remarques sur le régime des Castes, dans l’Année sociologique, IV, 1901, p. 1-64.


  1. Discours au Congrès des Sociétés savantes, de 1898, p. 24.
  2. Essai sur l’inégalité des races humaines, I, p. 219. Cf. La Philosophie de l’antisémitisme, dans nos conférences Pour la Démocratie française.
  3. Topinard, Éléments d’anthropologie générale, p. 213.
  4. Les lois fondamentales de l’anthroposociologie, dans la Revue scientif., 1897.
  5. M. Collignon.
  6. Cité par Manouvrier, L’indice céphalique, p. 253.
  7. Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, I, p. 35. — Ammon, Natürliche Auslese, p. 185. — Lapouge, Sélections sociales, p. 239, 259.
  8. Enquête sur la monarchie, 1er fasc., p. 38.
  9. Ch. Maurras, Enquête, 2e fasc., p. 85.
  10. Ibid., 1er fasc., p. 34.
  11. C’est l’expression employée par V. Pareto, Les systèmes socialistes, I, p. 46.