La Démocratie devant la science/Livre I, chapitre I

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CHAPITRE I

LE LAMARCKISME ET L’HÉRÉDITÉ DES QUALITÉS PROFESSIONNELLES

L’apologie du régime des castes repose sur cette idée, que les habitudes acquises par les pères tendent à constituer autant d’aptitudes innées chez les fils, et que ceux-ci naîtront, par suite, d’autant plus propres à l’exercice d’une fonction que leur famille l’aura depuis longtemps monopolisée. En un mot c’est par la puissance d’enregistrement des habitudes héréditaires qu’on justifie l’accouplement des métiers et des lignées : les piliers du régime ne sont autres, semble-t-il, que les lois mêmes dressées par Lamarck au seuil du siècle.

« Un manouvrier, assure M. Topinard, lève tant de kilogrammes, et arrive par son expérience à tripler le chiffre ; son fils, s’il lui ressemble et s’il se livre au même travail, atteindra un chiffre plus élevé, et léguera à son fils la disposition à monter plus haut encore[1]. » Et ce qu’on affirme ainsi des professions manuelles doit être vrai des professions intellectuelles. Schmoller lui-même paraît admettre[2] qu’il se forme dans tous les ordres, par la spécialisation continuée des activités, de véritables différenciations des individus, dont les différences de rang ou de richesse ne seraient que des conséquences secondaires. Il est donc permis de dire qu’ « on naît juge ou marchand, militaire, marin ou agriculteur[3] » et que comme les fils de menuisiers doivent être naturellement les meilleurs menuisiers, les fils de médecins doivent être les meilleurs médecins. Il est vraisemblable que les qualités professionnelles non seulement se fixent, mais se majorent là où les fonctions sont transmises avec le sang. C’est sans doute à des majorations de ce genre que pense M. de Lur-Saluces[4], lorsque, reprenant la thèse du duc d’Argyll, il nous rappelle que « les forces réunies dans un instant donné s’augmentent de toutes les forces accumulées pendant les instants qui le précédèrent ». Et rapprochant les lois de l’hérédité de celles du mouvement, il compare le procédé de la transmission héréditaire à l’ingénieux mécanisme d’Atwood ; ici comme là il y a « addition croissante, accélération continue », et c’est alors que les plus grands effets s’obtiennent par le moindre effort. Le maximum du progrès est assuré par l’accumulation des qualités acquises.

N’est-ce pas singulièrement imprudent, s’il en est ainsi, d’abandonner le choix des professions à l’arbitraire des goûts individuels ? Voit-on la nature envoyer aux reins, aux muscles, aux centres nerveux les cellules qui descendent des cellules hépatiques ? « Dans un animal vivant, dit Spencer[5], le progrès de l’organisation implique non seulement que les unités composant chacune des parties différenciées conservent chacune sa position, mais aussi que leur descendance leur succède dans ces positions. » Le même ordre ne s’impose-t-il pas, a fortiori, aux sociétés humaines, s’il est vrai que le patrimoine organique des fils s’y enrichit de toutes les acquisitions des pères ? Il semble donc avéré que la démocratie, dans son effort pour anéantir tout ce qui survit du régime des castes, prend le contre-pied des lois du progrès naturel.

Tous ces raisonnements impliquent, on le voit, la solidité des principes posés par Lamarck. Il importe donc de se demander si leur solidité est en effet à toute épreuve, et si les mouvements récents des sciences naturelles ont passé sur eux sans les ébranler. Il arrive assez fréquemment, pendant que la philosophie politique édifie ses palais sur une théorie scientifique, que la science mieux informée bouleverse de fond en comble cette théorie elle-même. Il y a des astres dont la lumière arrive aujourd’hui seulement à la terre, qui depuis longtemps sont éteints. Ainsi de certaines « vérités » éteintes, et pourtant toujours brillantes. Ne serait-ce pas le cas du lamarckisme ?

I

Nous avons indiqué en quel sens les découvertes de Darwin complètent celles de Lamarck, et rappelé la convergence des deux conceptions maîtresses du transformisme. Elles ne sont nullement, a priori, exclusives l’une de l’autre. Toutefois en fait, ne les a-t-on pas vues entrer en lutte, et la dernière venue ronger le domaine naguère reconnu à la première ? La transformation des espèces s’explique, disaient les lamarckiens, par les habitudes individuelles acquises durant la vie et transmises par l’hérédité. Elle s’explique et s’explique seulement, diront les darwiniens, par les variations individuelles données dès la naissance et triées par la sélection. Le duel de ces deux thèses remplit l’histoire de la biologie contemporaine[6].

À vrai dire, toujours modeste et prudent, Darwin, bien qu’il n’eût pas une haute idée des mérites de son devancier, s’était gardé de juger l’hypothèse lamarckienne inadmissible ou même inutile. Il reconnaît à plusieurs reprises que la sélection n’est pas l’instrument unique de la métamorphose des espèces. Il donnera lui-même, dans les Variations des animaux et des plantes, des exemples de modifications acquises qui ont dû être transmises par l’hérédité[7]. Mais, comme il arrive souvent, les disciples se sont montrés plus intransigeants que le maître. Les « néo-darwiniens » sont plus darwiniens que Darwin. Et l’on sait que Weismann, leur plus brillant porte-parole[8], proclame que l’hypothèse de l’hérédité des qualités acquises, bien loin d’être indispensable, est invérifiable, et même inconcevable.

L’idée directrice du weismanisme est qu’il y a lieu de distinguer radicalement, dans le vivant, entre la part de l’individu et la part de la race, entre les cellules qui appartiennent en propre à l’être détaché, composant ses organes éphémères, et celles qui, réservées pour la reproduction, sont destinées à assurer la durée du type, entre le plasma constitutif et le plasma germinatif, entre le soma et le germen. Dès lors, si ces deux parties sont en effet nettement séparées, pourquoi et comment une modification éprouvée par celle-là déposerait-elle une trace durable sur celle-ci ? Pourquoi les qualités acquises par un individu s’incorporeraient-elles au patrimoine de la race, au point de devenir, pour les descendants de cet individu, des qualités innées ? « Comment le renforcement d’un muscle ou d’une articulation par l’exercice, comment l’allongement de l’œil par la lecture assidue, comment la suppression de la queue par amputation, comment l’aptitude musicale développée par la culture de cet art, comment tout cela pourrait-il se transmettre à l’ovule ou au spermatozoïde où il n’y a ni muscle, ni œil, ni queue, ni cerveau ? À supposer même qu’il y ait dans l’élément sexuel des rudiments distincts de tous ces organes, comment et par quelle voie la modification de l’organe du corps pourrait-elle influencer son rudiment germinal[9] » ? Ce sont ces difficultés théoriques qui éveillèrent la critique de Weismann et l’amenèrent à contester hardiment les faits que l’opinion générale tenait pour définitivement acquis.

Il semblait en effet qu’on eût vu se lever, en faveur du lamarckisme, les preuves expérimentales les plus frappantes. Ne montrait-on pas des portées de chats ou de chiens qui naissaient, de mères dont la queue avait été écourtée, pourvus tous d’une queue plus courte ? De même ne signalait-on pas des fils qui portaient, disait-on, dans les malformations congénitales de leurs yeux ou de leurs oreilles, la trace des traumatismes survenus aux yeux ou aux oreilles de leurs parents[10] ? — Mais, lorsqu’il fallut relever le défi des néo-darwiniens, on s’aperçut, non sans étonnement, que la plupart des observations ainsi vulgarisées étaient controuvées, ou insignifiantes ; qu’il était très difficile de les préciser, et très facile de les interpréter sans recours à l’hypothèse lamarckienne. Pflüger pouvait écrire[11] : « J’ai pris une complète connaissance de tous les faits qui sont invoqués pour démontrer l’hérédité des caractères acquis, — c’est-à-dire des caractères ne dépendant pas d’une organisation particulière de l’œuf et de la liqueur séminale qui forment l’individu, mais résultant des influences extérieures accidentelles qui s’exercent plus tard sur l’organisme : pas un seul de ces faits ne démontre la transmission des caractères acquis. »

Et, en sens inverse, combien d’observations rendent cette transmission invraisemblable ! Comment se fait-il, si elle s’opère, que malgré des déformations répétées pendant tant de siècles, les petites Chinoises ne montrent pas dès leur naissance des pieds raccourcis, ni les petits Toulousains des crânes allongés ? Chose plus frappante encore[12] : depuis les origines de l’espèce humaine l’hymen des vierges a été régulièrement détruit à chaque génération ; il ne s’est pas atrophié cependant. Les expérimentations systématiques auxquelles on peut soumettre les animaux ne provoquent nullement, d’ailleurs, la réapparition de cas analogues à ceux que l’on citait. Weismann a pu couper la queue aux deux sexes de 22 générations de souris, qui donnèrent 1 592 rejetons ; pas un seul ne naquit avec une queue diminuée[13]. Nægeli, pratiquant pour des végétaux une expérience analogue, a transplanté dans le jardin botanique de Munich 2 500 variétés de plantes de montagnes bien caractérisées, qu’il a observées pendant treize ans ; dès la première année elles reprenaient les caractères des plantes de plaines.

Des faits de ce genre rendent la thèse lamarckienne d’autant plus suspecte que tous ceux qui paraissent au premier abord la confirmer se prêtent en dernière analyse à une interprétation darwinienne. Il est vrai, par exemple, que nos races d’animaux domestiques semblent devenir de plus en plus sociables. Mais le fait prouve-t-il vraiment l’influence héréditaire du dressage ? Ne s’explique-t-il pas aussi simplement par les choix spontanés qu’a dû opérer l’homme, laissant périr ou détruisant les spécimens qui naissaient intraitables ? Le progrès du cheval, de course en un siècle a été si remarquable que Cope y voit la démonstration péremptoire de l’influence héréditaire de l’entraînement. Mais en réalité, selon Morgan[14], aucun éleveur n’aurait observé que les chevaux soumis à un entraînement actif aient donné naissance à des produits supérieurs. Le choix des échantillons les mieux doués rendrait suffisamment compte du perfectionnement de la race. Et ce qu’on dit des perfectionnements il faut le dire des régressions. Les muscles masticateurs des petits chiens de salons sont atrophiés. Est-ce faute d’usage, et parce que pendant des siècles l’effort destiné à broyer des os a été épargné à leur race ? C’est plutôt, ici encore, affaire de choix, et parce que, pendant des siècles, on a retenu pour perpétuer leur race les exemplaires les plus menus, ceux-là mêmes qui devaient posséder, en vertu de la loi de corrélation des organes, les mâchoires les moins musclées.

Or, le premier résultat du darwinisme est de montrer comment la nature, grâce à ses mécanismes inconscients, opère un choix tout comme l’homme parmi la descendance des êtres. Elle aussi perfectionne les races en retenant de préférence, pour la reproduction, les exemplaires « les plus aptes ». Si donc le cou de la girafe s’est en effet allongé, ce n’est pas sans doute à cause des efforts déployés pendant leur vie par des générations de girafes, mais plutôt à cause des avantages assurés, dans la lutte pour la vie, aux petits qui se trouvaient avoir le cou le plus long. On peut reprendre ainsi, les uns après les autres, tous les exemples qui soutenaient l’espoir de Spencer, attendant de l’hérédité des qualités acquises une métamorphose de l’humanité[15] : toutes les modifications alléguées s’expliqueront aussi bien par la survivance des qualités innées.

Dira-t-on que si la sélection rend bien compte du perfectionnement des organismes, elle ne saurait rendre compte de leur régression ? On comprend que le caprice de l’homme entraîne l’atrophie de tel ou tel membre, s’il retient pour la reproduction des types malformés. Mais la nature eût condamné ceux-ci sans rémission : elle ne travaille que pour le bien des êtres, elle ne couronne que les supériorités réelles. Il semble donc qu’on ne saurait expliquer, par la sélection, que le progrès ? — Mais Weismann lève la difficulté par sa théorie de la « panmixie ». Imaginons que pour une raison ou pour une autre, la sélection de certains caractères soit arrêtée ; que par exemple, — comme il arrive à telles espèces vivant dans les cavernes, — aucun avantage ne soit plus assuré aux spécimens qui possèdent de bons organes visuels. Est-il étonnant dès lors que ces organes s’atrophient ? La sélection ne s’exerçant plus, les individus mal doués sont appelés à perpétuer le type aussi bien que les autres : d’où, chez celui-ci, des « arrêts de développement » faciles à prévoir. Ajoutons que lorsqu’un organe perfectionné n’assure plus d’avantage dans la lutte pour la vie, l’entretien de cet organe devient, pour son possesseur, un désavantage marqué ; à nourrir cette inutilité, il dilapide son capital vital[16]. Nous concevons donc comment, par la seule balance des forces, une avance est assurée à ceux qui laissent moins de place et accordent moins de substance à de pareils organes.

Et ainsi ce n’est plus seulement le développement, c’est l’atrophie de certaines qualités qui nous est expliquée, sans que nous ayons eu besoin d’emprunter l’hypothèse lamarckienne. Inconcevable et indémontrée, elle nous apparaît encore comme superflue.

Le triomphe du néo-darwinisme semblait donc complet. La majorité des biologistes, nous assure-t-on, est aujourd’hui antilamarckienne[17]. L’idée que les habitudes contractées durant leur vie par les parents ne se transmettent pas à leur postérité est, d’après M. Delage, celle qui de beaucoup a le plus d’adhérents et parmi les naturalistes les plus distingués[18]. Et plus récemment, M. Cuénot[19], résumant l’évolution des théories transformistes, pouvait inscrire en première ligne « l’abandon de l’hérédité des caractères acquis ».

II

Est-ce à dire que nous ayons le droit, dès à présent, de tenir pour définitivement démontrée la non-hérédité des qualités acquises quelles qu’elles soient, et ainsi, sans plus ample débat, de renvoyer à une science mieux informée les apologistes du régime des castes ?

Il faut croire que la question est particulièrement complexe, car l’opinion des savants arrive difficilement, en cette matière, à se fixer : après nous avoir éloignés des idées de Lamarck, voici, dirait-on, qu’elle nous en rapproche.

Et d’abord, les conceptions théoriques en vertu desquelles Weismann déclarait inconcevable l’opération de l’hérédité, telle que la supposait Lamarck, sont elles-mêmes bien près d’être abandonnées. La plupart de ceux qui admettent les critiques de Weismann, à l’égard d’observations trop aisément accueillies, repoussent ses propres explications. Le même auteur qui nous laisse entrevoir la faillite de l’hypothèse lamarckienne ne nous cache pas celle de l’hypothèse weismannienne : « Cette théorie de l’hérédité, malgré son ingéniosité, s’est écroulée sous le poids de sa complication et de son invraisemblance[20]. »

Au surplus, que la transmission des qualités acquises paraisse intelligible ou non en vertu d’une théorie préconpréconçue, il faut s’incliner devant les faits. Or, il semble bien qu’un certain nombre d’expériences contrecarrent celles des néo-darwiniens. Si Naegeli a vu, dans le jardin de Munich, les plantes de montagnes reprendre leurs caractères de plantes de plaines, Detmer a vu, à Ceylan, le cerisier de nos pays se transformer en un arbre à feuilles persistantes. Les blés d’Allemagne ont pris en Suède une durée de végétation plus courte et des graines plus pesantes. En contraignant des plantules en germination à se développer sous la terre accumulée, on arrive, chez les espèces les plus variées, à métamorphoser complètement les tissus[21].

Dira-t-on que chez les végétaux, les organismes étant moins différenciés, le plasma germinatif étant moins distinct du plasma constitutif, la transmission des qualités acquises se laisse plus aisément comprendre ? Mais chez les animaux des cas analogues se présentent qui restent inexplicables par la seule sélection. Le sillon dorsal des céphalopodes de Hyatt résulte d’une pression que leur coquille, originairement enroulée, exerçait sur elle-même. La forme de la coquille s’est modifiée, la pression ne s’exerce plus ; et pourtant le sillon dorsal subsiste. Au surplus, les fameuses expériences de Brown-Séquard conservent leur valeur. Une lésion provoquée du nerf cervical de certains cochons d’Inde a fait apparaître, chez leurs descendants, divers états morbides de la peau. Weismann assignait vainement à ces affections une origine microbienne ; on a recommencé les expériences sans endommager les tissus externes des sujets, et de façon à exclure définitivement cette hypothèse hasardée[22]. D’ailleurs, dans les mains de Weismann lui-même, le papillon Phlæas allemand, qui a d’ordinaire les ailes rouges, n’a-t-il pas donné naissance, sous l’influence de températures élevées, à une variété qui a les ailes tachées de noir comme le Phlæas des pays chauds[23] ?

Weismann essaie de sauver, du milieu de ces expériences, les débris de sa théorie. Il déclare admettre la transmission de modifications acquises durant la vie lorsque ces modifications sont capables d’agir non seulement sur les organes, mais sur les déterminants qui y correspondent, non seulement sur le soma, mais sur le germen. Il parle d’une « sélection intragerminale » qui expliquerait, par la prépondérance que conquièrent certains éléments, les transformations continuées que la sélection darwinienne des variations heureuses est visiblement impuissante à expliquer[24].

Quoi qu’il en doive être de ces théories nouvelles, le fait à retenir est qu’elles constituent d’importantes concessions au lamarckisme. Les néo-darwiniens les plus intransigeants ne tiennent donc plus pour si absolue la distinction entre la partie éphémère ou individuelle et la partie durable ou typique des organismes. Ils admettent que, dans certains cas, les acquisitions de l’une s’enregistrent au sein de l’autre. Le tout est de discerner ces cas. Et la question de l’hérédité des caractères acquis se ramène à celle-ci[25] : Quels sont les caractères capables d’influer sur les éléments génitaux des êtres ? C’est ce que des expériences méthodiques établiront sans doute progressivement ; et alors il sera permis de proposer des solutions plus précises à ce problème si controversé.

Devrons-nous donc avouer que, dans son état actuel, la biologie n’autorise aucune conclusion, ni pour ni contre ceux qui appuient, sur une croyance à la transmissibilité des qualités professionnelles, leur apologie du régime des castes ?

Bien loin de là. Malgré les flux et les reflux de l’opinion des savants, nous avons gagné du terrain. Si la thèse lamarckienne est loin d’être condamnée à jamais, comme l’avait cru Weismann, du moins sort-elle du débat singulièrement diminuée. L’hérédité des qualités acquises passait jadis pour la règle : force est de reconnaître aujourd’hui son caractère exceptionnel. Weismann défiait qu’on lui citât un seul cas où une modification acquise eût été sûrement transmise ; nous avons vu qu’on en peut citer. Mais il faut noter que ce sont des cas spéciaux. Ce n’est que lorsqu’elles ont entraîné des troubles graves et profonds, altérant l’état général, intéressant tout l’organisme de l’individu, qu’on a vu les mutilations ou déformations agir sur sa descendance. De là à soutenir que rien de ce qui est conquis par l’individu n’est perdu pour sa race, il y a loin. Pour qu’une modification individuelle s’incorpore à une race, nous nous rendons compte maintenant qu’il faut qu’elle ait été intime, essentielle et comme constitutionnelle ; qu’elle ait influé directement ou indirectement jusque sur l’état des cellules reproductrices. Seules les habitudes dont le stylet aura porté jusqu’au noyau de l’être seront enregistrées par l’hérédité.

Or les habitudes professionnelles peuvent-elles être de celles-là ? Les transformations que l’exercice de tel métier impose à tel organe seront-elles assez profondes pour qu’on voie reparaître chez le fils, non seulement l’état général, mais l’habileté technique du père ? Est-il permis d’escompter, en pareille matière, les « additions croissantes » et les « accélérations continues » dont parlait M. de Lur-Saluces ?

Hypothèses invraisemblables, d’après tout ce que nous pouvons savoir des tendances de la nature.

Ne semble-t-elle pas travailler précisément à empêcher l’addition croissante des qualités spéciales, et l’accélération continue du progrès dans un sens déterminé ? Les études de Galton[26] sur les variations de la taille ou de la couleur des yeux à travers une suite de générations en ont fourni la preuve. Pas plus au physique qu’au moral il ne se forme de races de géants ou de races de nains. Pour ce qui est des yeux, les couleurs moyennes l’emportent bientôt sur les couleurs extrêmes. C’est que « le centre filial n’est pas situé au même point que le centre parental ; il revient vers la moyenne, il régresse vers le centre racial »[27]. La nature en un mot ne tolère pas la perpétuité des excentricités ; à chaque transmission de la vie, le poids des caractères généraux de l’espèce se fait sentir et ramène vers le niveau commun les caractères spéciaux que l’organisme individuel avait pu acquérir : ainsi la vague à chaque marée nivelle les tours de sable élevées sur le rivage. Qu’il soit ou non clairement expliqué par « l’amphimixie » — par la dualité des procréateurs dont les qualités en se mêlant se neutralisent — le fait paraît établi, et il suffit à ruiner les espérances des apologistes de la caste : quand bien même certaines familles posséderaient depuis des siècles le monopole de telle ou telle profession, la nature se refuserait à une véritable spécialisation des races.

Un autre phénomène explique d’ailleurs que les habitudes acquises par l’exercice d’une profession soient difficilement transmissibles : c’est l’instabilité essentielle des qualités complexes. « La simplicité des faits psychiques, dit M. Durkheim[28], donne la mesure de leur transmissibilité. Plus ils sont complexes, et plus ils se décomposent facilement, parce que leur plus grande complexité les maintient dans un état d’équilibre instable. » Les coordinations très compliquées d’aptitudes qui constituent l’habileté technique ne sauraient donc résister au transbordement de la génération ; en passant d’un organisme à l’autre elles se disloquent, et d’autant plus sûrement qu’elles sont plus compliquées. Une habitude comme celle de combiner des lettres d’imprimerie, d’agencer les pièces d’un mécanisme, ou de vérifier scrupuleusement une expérience ne se consolide pas en instinct. Aucun « geste héréditaire » ne correspond à l’exercice de semblables activités : il y faut l’intervention de l’intelligence qui est essentiellement renouvellement et adaptation. Or, à des degrés différents, toutes les professions en sont là, et surtout dans nos sociétés. De plus en plus l’homme reste l’ajusteur, c’est-à-dire l’être capable, pour répondre aux occurrences, de combiner ses aptitudes des façons les plus diverses. Mais les combinaisons qu’il élabore de la sorte, si elles se perfectionnent par l’habitude, sont choses trop complexes pour être transmises par l’hérédité.

« Pour qu’un caractère, écrit un défenseur du lamarckisme[29], puisse devenir héréditaire (encore ne le devient-il pas forcément même dans ce cas) il faut que ce caractère soit complètement fixé dans l’organisme des parents : si ce caractère est relatif à l’exécution d’une certaine opération, il faut donc que cette opération soit devenue tout à fait instinctive, ce qui n’a jamais lieu pour aucun métier humain, l’accomplissement de ce métier exigeant toujours, même pour les métiers les plus simples et les plus longtemps exercés, une part incontestable d’intelligence. » Ce n’est donc jamais l’aptitude au métier qui peut être héréditaire. Soutenir qu’il y a des hommes « cordonniers-nés » ou « magistrats-nés » c’est un agréable paradoxe : « l’hérédité est déjà quelque chose d’assez admirable pour qu’on ne s’avise pas de lui prêter une puissance encore plus grande ».

C’est en effet l’erreur commune des nouveaux adorateurs de l’hérédité ; ils l’imaginent inscrivant tout et ne laissant rien perdre. Ils ne distinguent pas entre les facultés élémentaires et indéterminées, d’une part, et d’autre part les capacités proprement dites, compliquées et spécialisées. Ils ne se rendent pas compte que celles-ci, souvent trop fragiles pour supporter le transfert d’un organisme à un autre, doivent fatalement disparaître avec celui qui les a composées.

Fatalité heureuse, d’ailleurs, s’il est vrai que, sans cette dislocation qui libère les aptitudes ainsi combinées, l’initiative des héritiers serait comme écrasée par la consolidation des héritages ; tous les modes de son activité étant préformés, l’enfant serait « aussi incapable de réadaptation que le vieillard » ; l’homme ne serait plus qu’un complexus d’instincts, et non une intelligence. Mais ce qui fait la supériorité de l’homme, c’est que son cerveau n’est jamais adulte[30]. Par cela même qu’il n’est pas encombré par l’hérédité de coordinations toutes faites, il reste capable d’adapter ses aptitudes aux exigences du présent, et c’est en fonction du présent, bien plutôt qu’en fonction du passé, que s’ordonneront les éphémères combinaisons d’aptitudes qui constituent les qualités professionnelles.

Il est donc vain de regretter que le fils ne succède plus au père dans sa profession, comme la cellule hépatique succède, dans le foie, à la cellule hépatique. Les fonctions sociales sont toujours choses infiniment moins simples que la sécrétion de la bile. Pour les bien exercer il ne suffit pas que l’individu ait laissé faire, en quelque sorte, les dispositions innées de son organisme ; il faut que celles-ci aient été façonnées, limées et ajustées par la coopération incessante de ses efforts et des circonstances. C’est dire que la capacité d’un homme tient aux habitudes que lui-même aura contractées, bien plutôt qu’aux habitudes contractées par ses ancêtres. C’est dire que vraisemblablement les pressions du milieu pèsent, dans la détermination des vocations, plus lourd que les acquisitions de la race. Les causes actuelles l’emportent sans doute ici sur les « survivances ataviques », et toutes les instigations de la vie sur « la voix des morts ». La biologie contemporaine n’a pas projeté encore, sur les processus de l’hérédité, toute la lumière désirable ; une conclusion se dégage pourtant de ses recherches : dans l’état actuel de la science, rien n’est moins « scientifique » que la doctrine des prédestinations professionnelles.

III

Les tendances générales de la nature, telles qu’elles se dégagent aujourd’hui des recherches biologiques, rendent donc invraisemblable la transmission des qualités professionnelles. Mais, dira-t-on peut-être, cette réfutation a priori, par la vraisemblance, ne suffit pas à nous convaincre. Observons directement le monde humain lui-même. N’y relève-t-on pas des « suites » de qualités professionnelles, se perpétuant au sein des mêmes familles, et de véritables « dynasties » de talents, qui prouvent — qu’elle vous paraisse vraisemblable ou non, — la vérité de notre thèse ?

On connaît le résultat des enquêtes de Gallon, de De Candolle ou d’Odin[31] sur l’ascendance et la descendance des hommes célèbres.

300 familles de juges, d’hommes d’État, de grands capitaines, de littérateurs et de savants étudiées par Galton ont produit plus de 1 000 hommes éminents. La famille d’Herschel a compté 3 astronomes, la famille de Darwin 3 naturalistes, la famille d’Euler 3 mathématiciens : il y en a eu 8 dans la famille de Bernouilli, et dans la famille de Bach, 22 musiciens de talent. On pourrait énumérer bon nombre de coïncidences de ce genre.

Mais que prouveraient-elles au juste ?

D’abord il faudrait qu’elles fussent singulièrement multipliées pour cesser d’être exceptionnelles. La plupart du temps le talent surgit de l’ombre, et brille dans une sphère toute nouvelle. Si Mill est fils d’un économiste, Kant est fils d’un sellier ; si Bach est fils d’un musicien, Haendel est fils d’un chirurgien ; Gauss n’était pas fils de mathématicien, et il n’y avait pas de chimiste parmi les ascendants de Pasteur, ni d’historien parmi ceux de Renan. D’ailleurs dans les cas où on rencontre en effet des dynasties d’hommes remarquables, on y suit bien plutôt la trace d’une supériorité générale, propre à exceller dans des professions diverses, que d’une capacité spéciale, enfermée dans une profession déterminée. Dans la famille de Feuerbach, nous trouvons un jurisconsulte, un philosophe, un peintre de talent. La succession de ces capacités variées prouve-t-elle l’accumulation des qualités acquises ? Si celle-ci était la règle et si l’éminence scientifique était uniquement affaire d’hérédité, De Candolle eût dû, comme il le remarque lui-même, rencontrer, sur les listes de membres appartenant aux Académies de médecine, plus de fils de médecins ou de pharmaciens que de fils de pasteurs. Or c’est le contraire qu’il découvre. Sur 100 associés de l’Académie de Paris, il compte 14 fils de pasteurs pour 5 fils de médecins ou de pharmaciens ; de même, sur 48 associés de l’Académie royale de Londres, pour 4 fils de médecins, 8 fils de pasteurs.

Enfin, là même où c’est bien dans l’exercice d’une fonction identique que brille une suite d’hommes remarquables, comment prouver que le talent des fils est dû au fait que les pères se sont exercés dans cette fonction ? Euler, fils de mathématicien, est mathématicien hors ligne : qui démontrera que ses aptitudes spéciales sont dues aux efforts déployés, aux habitudes contractées, aux qualités acquises par son père, bien plutôt qu’aux dons innés qui ont pu se retrouver chez l’un comme chez l’autre ? Auriez-vous nettement constaté l’existence de véritables races de mathématiciens, de médecins ou de peintres, il resterait encore à démontrer que la formation de ces races est bien due à la pratique ancestrale de la peinture, de la médecine ou de la mathématique, et que cette hérédité est bien fille de l’habitude.

Mais s’il en était ainsi, ne devrions-nous pas remarquer en effet, de génération en génération, une « addition croissante » des qualités, une « accélération continue » du progrès, un perfectionnement indéfini des organes dans le sens de la fonction héréditaire ? Les descendants d’une race de manouvriers devraient en effet soulever de plus en plus de kilogrammes, comme les descendants d’une race de pasteurs protestants, prêcher de mieux en mieux. C’est, dit K. Bücher[32], ce qui se laisse difficilement constater. Dans certains cas bien nets, comme dans l’histoire des Jurandes du xvie au xviiie siècle, on peut suivre, de père en fils, une dégradation de l’habileté technique — ce qui s’explique d’ailleurs par des raisons d’ordre psychologique ou social bien plutôt que par des raisons d’ordre biologique — mais nulle part un affinement continu et indéfini. Le fils d’un athlète, remarque Weismann[33], hérite peut-être des dispositions que son père avait en venant au monde, mais non d’une augmentation de celles-ci : lui non plus n’arrivera pas à soulever plus de trois ou quatre quintaux. D’ailleurs, si la conservation de certaines aptitudes dans certaines familles s’expliquait par un exercice ancestral, n’est-ce pas à la fin de la lignée que devraient apparaître les individus qui possèdent ces aptitudes communes à leur plus haut degré de concentration ? N’est-ce pas à la dernière distillation que s’obtient la meilleure liqueur ? Or repassez l’histoire de ces familles célèbres — celle de la famille Bach ou de la famille Bernouilli, par exemple — et vous verrez que les talents les plus éminents sont rarement aussi les derniers venus[34]. La preuve de l’accumulation escomptée continue donc à nous manquer ; et il reste plus naturel de supposer que les qualités innées du fils sont comme une épreuve nouvelle de celles que le père apportait lui-même en naissant, bien plutôt qu’une projection de celles qu’il a pu acquérir durant sa vie.

Qui peut au surplus discerner nettement, dans le talent d’un individu, l’apport de l’hérédité et l’apport de l’éducation ? la part de la race et la part du milieu ? ce qui jaillit des dons innés et ce qui découle des influences ambiantes ? Nous sommes ordinairement inclinés à faire honneur des vocations et des capacités aux dons naturels, plutôt qu’à l’éducation. C’est que nous entendons alors l’éducation au sens étroit et personnel plutôt qu’au sens large et social. Si l’action consciente et voulue du maître n’effleure souvent, en effet, que la surface de l’âme, l’action inconsciente et involontaire non seulement des hommes mais des choses la remue et la retourne dans ses profondeurs. Des chocs insensibles mais incessants sont capables de sculpter un être intérieur aussi bien qu’ils sculptent les choses extérieures. Ce sont peut-être aussi des « causes actuelles » qui donnent leur tour aux esprits comme elles donnent, nous dit-on, leur forme aux rochers. La permanence d’un certain dispositif de causes actuelles pourrait alors expliquer la réédition des vocations au sein d’une même famille.

Par exemple, on a remarqué que des familles de savants se rencontrent beaucoup plus souvent en Suisse que partout ailleurs. Les lois de l’hérédité auraient-elles donc plus de puissance en Suisse ! Non, mais les Universités locales y sont très nombreuses : pour pousser jusqu’au bout leurs études supérieures, les enfants n’ont pas besoin de se déraciner. Les fils peuvent plus longtemps rester sous la tutelle de leur père, utiliser ses conseils, ses matériaux, ses instruments ; ils sont, par suite, plus disposés et mieux préparés à marcher dans sa voie[35]. La fréquence des dynasties de musiciens ne s’expliquerait-elle pas d’une manière analogue ? Weismann a justement observé[36] qu’il faut, pour former le talent d’un musicien moderne, une quantité considérable de traditions, de procédés, d’instruments même qui représentent un capital nullement biologique, mais social, enregistré dans les esprits et dans les choses, mais non dans les organismes. S’il s’est rencontré en effet nombre de musiciens « de race », cela ne tient-il pas surtout à ce qu’ils trouvaient, dès leurs premières années, ce capital à leur portée ? Sur seize musiciens célèbres d’Allemagne, nous trouvons huit fils d’organistes et huit fils de paysans ; il est remarquable que presque tous, jeunes garçons, ils ont fait partie des chœurs d’église et passé leur première enfance entre l’orgue et le clavecin. La pente du milieu ne rendrait-elle pas souvent compte, ainsi, de ce qu’on est d’abord tenté d’attribuer à la seule poussée de l’hérédité ?

Il resterait peut-être un moyen de décider entre les deux « facteurs » : si l’on pouvait par exemple constater la vocation avant l’éducation, surprendre la nature au prime saut, dans son premier jet, avant toute pression sociale ? On l’a essayé. Galton a interrogé[37] sur leurs goûts premiers et leurs dispositions natives un bon nombre de savants anglais, naturalistes ou ingénieurs. Beaucoup répondent en effet : « J’ai toujours aimé les plantes. — Autant que je puis m’en souvenir, j’ai toujours aimé la nature et désiré en connaître les secrets. — Très tôt je me suis adonné à des recherches de mécanique. — À l’école mon sobriquet était Archimède, j’ai toujours aimé construire, — etc… » Mais, quand elles seraient multipliées à l’infini, est-il besoin de démontrer combien de pareilles réponses sont peu concluantes ? Sans parler des illusions de toutes sortes auxquelles est sujette la mémoire des intéressés, il faut craindre, dans les enquêtes de ce genre, cet oubli des cas défavorables qui est le père des sophismes inductifs. Tous ces goûts d’enfants changent, remarque de Candolle[38], et « les seuls importants pour la carrière d’un homme sont ceux qui persistent. Dans ce cas, l’individu qui se distingue dans une science ou qui continue de la cultiver avec plaisir ne manque jamais de dire que c’est chez lui un goût inné. Au contraire ceux qui ont eu des goûts spéciaux dans l’enfance et n’y ont plus pensé n’en parlent pas ». En réalité, fussent-ils absolument sincères et aussi objectifs que possible, les examens de conscience d’autant de spécialistes éminents que l’on voudra ne sauraient suffire à démontrer la doctrine biologique des prédestinations professionnelles. Comme cachée sous un entrelacs de branches, la source profonde de nos goûts et de nos aptitudes est encore plus obscure à nos propres yeux qu’aux yeux du prochain.

À vrai dire nous préférons d’ordinaire expliquer nos capacités par l’hérédité plutôt que par l’éducation ; c’est sans doute que l’opération de celle-là nous paraît plus mystérieuse, et par là même plus admirable. Mais il faut se rendre compte que cette préférence mystique n’a rien de commun avec une démonstration scientifique. En fait, si l’observation des empreintes individuelles frappées par la vie depuis la première enfance ne rend pas inutile l’hypothèse de l’empreinte héréditaire, elle rend, en tout cas, cette hypothèse invérifiable. S’il est vrai, comme le dit Lamarck lui-même, que « nous devons nos goûts, nos habitudes, nos passions, nos facultés, aux circonstances infiniment diversifiées, mais particulières dans lesquelles chacun s’est rencontré », il n’est pas étonnant que l’accumulation de ces acquêts empêche de mesurer l’importance de notre apport inné. En ce sens on pourrait dire que l’action de la première loi lamarckienne nous empêche de saisir l’action de la seconde : les variations nouvelles ou renouvelées à chaque génération empêchent de relever ce qui est fixé dans la race : l’œuvre incessante de l’habitude empêche de voir l’œuvre permanente de l’hérédité.

Il faut donc renoncer à vérifier avec précision, par l’étude des « dynasties » qui se rencontrent autour de nous, l’hypothèse lamarckienne. Si déjà, quand il s’agissait des animaux, il était difficile de prouver que l’incorporation de telle qualité à telle race était bien l’œuvre de l’hérédité des caractères acquis, et non l’œuvre de la sélection naturelle, les difficultés redoublent en présence de l’humanité. Car ici, à la sélection avec tous ses procédés, s’ajoute l’éducation sous toutes ses formes. Derrière l’entre-croisement des formes sociales, le jeu de l’hérédité nous restera caché plus que jamais ; et lors même que nous verrons réapparaître chez un individu les qualités qui correspondent à la fonction de ses aïeux, libre à nous de croire qu’elles tiennent ou bien à ses dons innés, ou bien à ses exercices propres, plutôt qu’aux pratiques traditionnelles de sa lignée.

IV

Un espoir reste aux partisans du régime des castes. Si presque tous les peuples se sont émancipés, plus ou moins rapidement, de ses prohibitions bienfaisantes, il en est un qui les a religieusement observées, depuis des siècles. L’Inde obéit tout entière au Code de Manou, génial éleveur, précurseur étonnant de la biologie moderne ; les hommes y restent parqués, de père en fils, entre les mêmes barrières ; la race et le métier y sont deux bœufs accouplés pour l’éternité. Ce « peuple modèle[39] » ignore donc le va-et-vient social, les agitations de toutes sortes, les changements de professions et de situations qui brouillent en quelque sorte les cartes de l’anthroposociologie et l’empêchent de vérifier ses thèses. Ici du moins nous sommes à l’abri de l’esprit qui bouleverse tout pour tout niveler ; les sangs ne se mêlent pas plus que les fonctions ne s’échangent. Cette civilisation privilégiée nous réserve donc, sans doute, la démonstration qui nous était refusée jusqu’ici : l’excellence des spécialisations héréditaires s’y manifestera de façon éclatante.

Depuis des siècles, en effet, les fils y héritent nécessairement du métier de leurs pères : comment cette transmission du métier, accompagnant la transmission du sang, n’aurait-elle pas graduellement adapté, aux qualités que le métier exige, les qualités que le sang transmet ? Cette coïncidence de l’hérédité sociale avec l’hérédité physique n’a-t-elle pas dû constituer peu à peu des types qui se distinguent, sinon par des formes tout extérieures, visibles à l’œil nu ou mesurables au compas, du moins par des dispositions intimes, appréciables à l’expérience ? Comment des habitudes tant de fois séculaires ne se déposeraient-elles pas dans les cerveaux sous la forme de facultés innées ? Il y a donc tout lieu de croire que les enfants de castes différentes ont « dans le sang » comme l’on dit, l’un l’aptitude à la méditation, l’autre le goût de la guerre, celui-ci le don du commerce, et celui-là, enfin, l’instinct des métiers serviles. L’immobilité du monde hindou conserve pour notre édification ces échantillons précieux que l’anthroposociologie recherche en vain dans notre monde trop agité.

Mais ici encore l’hypothèse se laissera-t-elle vérifier avec précision ?

Des difficultés préalables nous arrêtent. Le régime des castes a un caractère fâcheux. Il cache ses meilleurs effets et dérobe son excellence au contrôle. Il est comme un armurier fameux dont on ne pourrait essayer les armes : ces qualités héréditaires qu’il forge dans l’ombre, il les empêche de luire au soleil, de se manifester clairement, de faire leurs preuves. Et en effet, pour prouver péremptoirement la réalité des spécialisations constitutionnelles, il faudrait démontrer, par exemple, que les fils des Brahmanes sont inaptes à manier l’épée, ou les fils des Kshatriyas inaptes à manier la plume. Or, c’est précisément à cette démonstration que le régime des castes se refuse, puisqu’il ne met jamais, par principe, la plume aux mains du fils des Kshatriyas, l’épée aux mains du fils des Brahmanes. Il spécialise a priori les enfants des diverses castes : il nous empêche ainsi de prendre la mesure de leurs facultés personnelles. De quel droit prétendre que l’enfant des castes serviles est congénitalement incapable de guerroyer ou d’interpréter les Védas, puisque, en fait, il n’est jamais mis « au pied du mur » ? Qui sait combien le régime des castes laisse ainsi, dans ses basses classes, de talents inutilisés, et inversement, dans ses hautes classes, combien de non-valeurs respectées ? La répartition héréditaire des fonctions nous cache la répartition naturelle des facultés.

Mais l’intervention de la civilisation anglaise va peut-être nous rendre, en ce point, un service inattendu. Elle dissout lentement le régime des castes ; or, précisément dans la mesure où elle le dissout, ne permet-elle pas d’en juger les effets ?

Faisant profession d’oublier les différences de races comme les différences de religions, elle ouvre brusquement, devant cette hiérarchie immobilisée, un régime de concours. Elle fournit donc à l’individu plus d’occasions de donner sa mesure ; et c’est nous fournir du même coup plus d’occasions d’éprouver si, réellement, les membres des différentes castes ont été différemment modelés par l’hérédité des professions. La civilisation occidentale jouerait ainsi, à l’égard de la civilisation hindoue, le rôle d’une pierre de touche ; elle nous permettrait de discerner, expérimentalement, les qualités naturelles des éléments spécialisés par le régime des castes.

Mais peut-être, dans la mesure où elle est possible, l’épreuve va-t-elle nous procurer des arguments tout différents de ceux qu’escomptaient nos apologistes.

Considérons, en effet, les résultats de cette mobilisation sociale à laquelle donne lieu la domination anglaise ; classons les fonctions que s’approprient les membres des différentes castes et les rangs qu’ils atteignent ; nous n’obtiendrons rien moins ainsi qu’une démonstration de leurs qualités spécifiques[40].

Pour les qualités militaires, ceux qui prétendent descendre de la caste des Kshatriyas les possèdent sans aucun doute : mais en ont-ils le monopole ? Il y a longtemps qu’on a remarqué, au contraire, que l’armée anglaise était un rendez-vous pour toutes les castes, et que les plus basses, suivant l’expression de Jacquemont « s’élèvent en prenant le mousquet ». Du moins, si on leur interdit d’abord de prendre rang dans l’armée du Bengale, elles firent librement partie de l’armée de Madras et de celle de Bombay. Aujourd’hui l’armée anglaise reçoit dans ses cadres non seulement des membres des basses castes, mais des membres des tribus « sans castes » ; et leurs chefs s’en déclarent fort satisfaits. Ainsi le Brahmane ne fait pas moins bonne figure sous les armes que le Kshatriya, le Vaiçya que le Brahmane, l’Aborigène que l’Aryen. Revêtus d’un même uniforme, soumis à une même discipline, pénétrés d’un même esprit, les types ethniques variés se fondent en un seul type social, le cipaye.

La répartition des fonctions intellectuelles sera encore plus significative. Sans doute, un grand nombre d’entre elles sont tenues par les descendants des « philosophes ». Les jeunes Brahmanes en quête d’un métier se souviennent que l’étude fut le privilège de leur caste. Ils se portent de préférence vers les professions « libérales », et beaucoup y réussissent. Mais ces succès sont-ils la preuve de supériorités intellectuelles héréditaires ? On en doute légitimement, si l’on constate que des succès analogues ne sont nullement refusés aux membres des autres castes. Pendant longtemps les Radjpoutes n’ont pas brillé dans les situations qui demandent de la culture ; c’est qu’ils mettaient en quelque sorte leur point d’honneur à ne pas s’instruire. Mais le jour où ils se sont décidés à sortir de leur tente, on n’a pas vu que les descendants de la race guerrière fussent fatalement moins aptes à l’étude. Deux des « Babous » les plus fameux de la haute cour du Bengale, Prasanna Chandra Roy et Saligram Sing sont de caste radjpoute. Dans le service judiciaire de la même province, les petits-fils de Kasava Roy de Nakesipara, qui fut naguère la terreur du pays, occupent de hautes fonctions.

Si nous regardions maintenant du côté des castes inférieures, nous verrions nombre de leurs unités s’élever facilement aux fonctions qui leur étaient naguère interdites. Les Kayasthas ne sont pas admis parmi les « deux fois nés » ; le port du cordon sacré leur est défendu. On les rencontre cependant aujourd’hui dans les plus hautes couches de la société. Ils ont autant de succès aux Universités que les Brahmanes ; ils les surpassent même, nous dit-on, comme auteurs, comme journalistes, comme orateurs. Des deux aigles du barreau bengalais, l’un est un Brahmane, l’autre un Kayastha. Les Banyas, commerçants-nés, ont pourtant donné naissance à nombre d’écrivains distingués. La caste des Telis, — caste de Sudras, caste de fabricants d’huile et de marchands de grains — s’enorgueillit aujourd’hui de la mémoire de Rai Kisto Das Pal Beador, l’un des plus grands journalistes de l’Inde. Srinath Pal, l’un des plus brillants élèves de l’Université de Calcutta, qui administre les vastes États de son oncle le Maharani Svarnamayi, est encore un Teli. Les Nairs du Malabar, qui constituaient naguère une tribu plutôt encore qu’une caste, s’ils fournissent beaucoup de domestiques, comptent aussi nombre d’esprits cultivés. Il était entendu que les tisserands étaient gens actifs, mais peu ouverts, et inaptes à la culture : les voici cependant, à Calcutta, qui prennent à leur tour les grades universitaires et ils ne se laissent distancer, nous dit-on, ni par les Brahmanes ni par les Kayasthas. Un grand nombre de castes « inférieures » ont donc fait pénétrer leurs membres dans les classes « supérieures » de la société anglo-indienne.

Et si d’ailleurs toutes n’y ont pas également réussi, qui nous permet d’en accuser la structure cérébrale des races qui les constituent ? Les circonstances sociales ne pèsent-elles pas d’un poids plus lourd dans la balance ? On n’a vu jusqu’ici aucun Napit, aucun barbier s’élever sur l’échelle des fonctions : cela tient-il à la spécialisation constitutionnelle, à la race des barbiers, ou bien plutôt à la pression de l’opinion générale qui, regardant les barbiers comme des êtres à la fois impurs et sacrés, enchaîne leurs fils à leur situation traditionnelle ?

Donc, alors même que les descendants des castes restent à leur rang héréditaire, cela ne saurait suffire à démontrer la toute-puissance des influences ancestrales, ni que le « déterminisme biologique » interdise ici toute évasion.

En réalité, contrairement à l’espoir de l’anthroposociologie, les bouleversements récents de la civilisation hindoue ne nous ont nullement révélé les marques héréditaires et comme les poids spécifiques des diverses castes : rien ne nous prouve que leurs membres portent, gravée à jamais dans leur organisme, telle vocation déterminée. Bien au contraire, si cette immense expérience démontrait quelque chose, ce serait l’extrême imprudence de vouloir assigner des bornes à la plasticité des esprits.

Après comme avant l’observation de ce « cas privilégié », l’idée que nous sommes les prisonniers de notre race, et ne devons bien faire que ce que nos ancêtres ont toujours fait, — l’idée directrice des apologistes de la caste — reste invérifiable autant qu’invraisemblable.


  1. Anthropologie et science sociale, p. 294.
  2. Dans le Grundriss der allgemeinen Volkswirthschaftslehre (I, p. 393, 396), on trouve atténuée, mais non abandonnée, la thèse soutenue dans le Jahrbuch fur Gesetzgebung, XIV.
  3. Maurras, Enquête, 2e fasc., p. 85.
  4. Enquête, 1er fasc., p. 34.
  5. Principes de sociologie, III, p. 349 (Paris, F. Alcan).
  6. V. l’exposé des thèses que les deux écoles opposent dans Le Dantec, Les Théories néo-lamarckiennes (Revue philos., 1897). Haycraft. Natürl. auslese, p. 23.
  7. V. les passages relevés par Le Dantec, Lamarckiens, p. 82, et par Haycraft, Natürl. auslese, p. 32.
  8. V. les Essais sur l’hérédité. Cf. les récents Vorträge, chap. xvii-xx.
  9. V. Delage, op. cit., p. 202.
  10. V. Vorträge, II, p. 74.
  11. V. Costantin, op. cit., p. 37 sqq.
  12. Delage, Struct. du protopl., p. 361.
  13. V. Weismann, Vorträge, II, p. 73.
  14. Cité par Costantin, L’héréd., p. 9.
  15. C’est ce que fait M. Platt Ball, Use and Disuse.
  16. Vorträge, chap. xxv.
  17. Haycraft, op. cit., p. 33, 38.
  18. Année biologique, I, p. 963.
  19. Art. cité, p. 265.
  20. Cuénot, art. cité. Cf. Haycraft, op. cit. Appendice.
  21. Costantin, op. cit., p. 28, 51.
  22. V. Costantin, ibid., p. 63-68.
  23. Ibid., p. 58. Le Dantec, Lamarckiens, p. 86.
  24. Vorträge, chap. xxv et xxvi.
  25. V. Roustan, art. cité, p. 519.
  26. V. Natural Inheritance.
  27. Hereditary Genius, p. LXVII.
  28. Division du travail, p. 345.
  29. Le Dantec, Traité de biologie, p. 515 (Paris, Félix Alcan).
  30. Manouvrier, L’indice céphalique, p. 238. Aptitudes et actes, p. 238. Cf. Draghicesco, Détermin. soc., p. 52, 73.
  31. Nous empruntons les faits qui suivent aux ouvrages de ces trois auteurs cités dans la note bibliographique du livre I. Cf. aussi l’ouvrage anonyme intitulé Volksdienst.
  32. Die Entstehung der Volkswirthschaft, 2e édit., p. 338 sqq.
  33. Essais sur l’hérédité, p. 479.
  34. Weismann, loc. cit., p. 147.
  35. Cf. Durkheim, Division du travail, p. 350. (Paris, F. Alcan).
  36. Essais sur l’héréd., p. 490 sqq.
  37. Cf. English men, p. 874.
  38. Cf. Odin, Genèse, p. 210 sqq.
  39. V. Reibmayr, Inzucht, p. 94. Risley, Tribes and Castes, I, p. xxvi.
  40. Nous empruntons les faits qui suivent aux ouvrages de Pramatha nath Bose et Jogendra nath Bhattacarya, cités dans la note bibliographique, p. 43.