La Détenue de Versailles en 1871/6

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chez l’auteur, 7, impasse Hélène (p. 74-88).

CHAPITRE VI.


Comment on rétablit l’ordre. — Une mesure sans nom — La nouvelle constatation. — Trop de zèle. — Le journal introuvable. — À propos de l’Internationale. — Simple question de justice et de droit. — L’activité d’un juge instructeur militaire. — Une bonne note du susdit. — Interprétation libre et mensongère.


Nous l’avons dit, tout n’était point mauvais chez le directeur des Chantiers : — il avait ses heures de philanthropie. On lui dut certaines améliorations rigoureusement nécessaires, il est vrai, mais qu’en vertu de son pouvoir discrétionnaire il pouvait ne point réaliser.

Peu à peu, sur ses ordres, le Grenier fut assaini, désinfecté des miasmes qui le rendaient si funeste à la santé. Il adoucit également le régime alimentaire, et, par diverses mesures d’hygiène, rendit enfin le pénitencier habitable. Mais si le directeur mieux inspiré s’amendait en quelque sorte, il n’en était guère ainsi des subalternes, qui semblaient s’autoriser des brusqueries échappées à leurs chefs pour exagérer leurs violences.

Un jour que les gendarmes frappaient à coups redoublés de pauvres enfants, plusieurs femmes voulurent s’interposer. Non contents de les avoir insultées gravement, les brutaux eurent encore la barbarie de refouler ces femmes à coups de corde jusqu’au troisième étage. Ce n’est pas tout : appelés devant le capitaine-instructeur, ils prétendirent avoir été les premiers insultés. On les crut sur parole, et les femmes furent envoyées en Centrale après avoir passé une nuit au cachot.

Une si criante injustice ne pouvait passer sans protestations : il y en eut au Grenier et dans la cour, à ce point que les habitants du quartier s’en émurent. De toutes les fenêtres surgirent des têtes effarées ; la foule accourut, croyant à quelque révolte. De nombreuses voix criaient : « on assassine donc là-dedans ? Ouvrez ! ouvrez les portes, nous voulons voir. » Enfin grâce aux menaces à main armée, le calme put se rétablir. Le directeur parvint à faire rentrer les femmes, et nous fûmes sans exception consignées sur nos grabats. Réduite à cette mesure, la punition était supportable, d’autant qu’elle ne pouvait durer, la salubrité du Grenier exigeant une aération quotidienne ; mais une méchanceté s’y joignit qui nous frappa doublement au cœur : on nous supprima les visites. Pour comprendre combien était dur cet arrêt, il faut savoir que les visites, outre la joie qu’elles nous procuraient, étaient le seul moyen que nous eussions d’améliorer un peu notre situation physique. Il est vrai qu’elles donnaient à nos proches l’occasion de juger par eux-mêmes cette situation qu’on nous faisait, et que par cette mesure à double tranchant, on les punissait eux-mêmes des indiscrétions qu’indubitablement ils avaient dû commettre.

Chargés de modestes provisions réunies à grand’peine, un père, un mari, une sœur, un fils attendaient à la porte l’heure de l’ouverture, étonnés d’un retard inusité, lorsqu’on leur apprit que pour deux jours tout le Grenier était aux arrêts. Ils demandèrent qu’au moins on voulut bien faire tenir aux prisonnières les provisions apportées.

La consigne fut implacable.

Nos pauvres amis, des larmes dans les yeux, durent s’en retourner à Paris, avec leur manne, fruit de privations supportées dans l’espoir qu’elles seraient un soulagement pour l’être aimé.

Nombre d’entre eux avaient dû faire la route à pied (25 kilomètres), par 35 degrés de chaleur ; leur temps était compté, et la plupart n’avaient que leur salaire pour vivre ! Cependant cela se renouvela plusieurs fois…

D’ordinaire, quand il ne pleuvait pas, on nous laissait descendre dans la cour le matin. Quand le soleil, devenu cuisant, y rendait le séjour intenable, on pouvait regagner le Grenier. Cette ascension déjà pénible pour beaucoup de femmes affaiblies, le directeur prenait parfois plaisir à la faire recommencer. Le prétexte, c’était une nouvelle constatation d’identité. Ainsi en haut, il nous fallait redescendre, puis remonter immédiatement, après défilé par devant MM. le lieutenant et le commissaire C., délégué de la prévôté, lesquels assis devant une table réinscrivaient pour la huitième fois peut-être, noms, prénoms, domiciles, etc.

Encouragé par l’exemple, le Frassani ajoutait ses idioties aux ridicules du supérieur. Jurant et sacrant, il obligeait les femmes à remonter le soir au grabat, sous l’insolente et tacite menace d’un fouet cinglant. Jusqu’au portier, ancien sergent, doué pourtant d’un visage honnête, qui trouvait drôle d’approcher les enfants, un énorme bâton à la main.

Cependant on recevait de temps à autre la visite, soit de députés, soit d’officiers supérieurs, soit de membres du clergé, ou de Mme la Préfète. Intérêt ou curiosité, peut-être les deux guidaient les visiteurs.

Toutefois, à dater d’un certain jour, le Grenier se vit tout à fait abandonné par la noble dame. On n’avait, paraît-il, pas craint de transmettre à la visiteuse des preuves un peu trop vives de gratitude.

Le lieutenant M… en fit d’amers reproches, les miettes qui marchent, dit-il, n’étant généralement pas reçues dans le monde…

Ce trait d’esprit nous fit rire un peu ; mais les coupables, s’il y en avait, eurent bien garde de se trahir, les transmissions par voie de contact n’étaient d’ailleurs que trop fatales au Grenier ; cela résultait de la nature des choses.

Plus tard, l’entrée de notre galère fut interdite aux députés : on craignait des rapports. Les rares représentants du peuple qui voulaient bien s’intéresser à notre sort furent obligés d’attendre au parloir que les détenues vinssent les y trouver.

Au 3e  étage, une pièce en planches avait été construite, qui servait de cabinet au capitaine instructeur.

Aidé d’un sergent son greffier, c’est là que ce militaire improvisé juge tenait audience. Rapporteur au 4e  conseil de guerre, il se nommait, comme on sait, M. B…

Nous ne croyons pas que personne ait montré plus de zèle et se soit identifié d’une façon plus complète à son personnage. Juge dans notre cause, on pourrait non sans raison nous accuser de parti pris si nous formulions un dire à l’encontre du capitaine : aussi nous bornerons-nous à donner une idée de l’homme par la simple analyse des faits. Le lecteur se chargera du soin des rapprochements à faire et de l’arrêt à prononcer. On saura seulement que le capitaine B… avait moins de quarante ans. Que cette ascension militaire relativement rapide — car il avait dû décrocher ses grades un à un au mât de Cocagne de la discipline — n’ait pas eu lieu sans capitulation de dignité, c’est d’autant moins douteux que le capitaine, raide d’orgueil au fond, plein de lui et de son emploi, se montrait devant ses supérieurs et les étrangers d’importance d’une élasticité dorsale à rendre jaloux tous les Rodin.

D’une politesse affectée d’ailleurs, M. B… se piquait de savoir vivre : en réalité, il savait ruser. Pourvu qu’il obtînt des aveux, il trouvait tous les moyens bons. Flatteur et bonhomme à propos, sensible même s’il le fallait, il vous mettait en liberté… prochaine, dès que vous lui auriez tout révélé. Ses interrogatoires étaient de véritables piéges où, sous couleur de bons conseils, il attirait les prévenues. Ignorant comme ses pareils en matière juridique, il s’abandonnait à tout cela sans se douter le moins du monde qu’il est de principe strict, en judicature honnête, d’éloigner scrupuleusement dans l’instruction tout ce qui peut constituer l’ombre d’une provocation. Loin de là, c’est à faire jaser surtout qu’il mettait toute sa finesse, recueillant avec soin la parole en apparence insignifiante comme le mot compromettant, pour en former contre l’accusée autant de notes accablantes.

Ainsi que mes compagnes, je me laissai prendre aux dehors d’urbanité de cet homme habile ; ma confiance alla même jusqu’à lui prêter des sentiments fort honorables, certes, mais loin, hélas ! d’être les siens.

Un jour, le député de la circonscription d’Indre-et-Loire, où réside ma famille, voulut bien venir me voir ; j’en profitai pour l’édifier sur le régime et les rigueurs des Chantiers, et par la même occasion je le priai de hâter auprès des autorités militaires l’heure de notre mise en jugement, qu’on semblait par trop retarder. Il me le promit, et sans perdre de temps alla trouver le capitaine instructeur. Quelques heures après, celui-ci me fit mander à sa barre. Dès mon entrée il se leva, me salua, et plein de courtoisie daigna m’avancer lui-même un siége ; enfin (comble de civilité) me demanda la permission de rester couvert — à cause d’un rhume (compliqué de calvitie). — Après ces préliminaires, auxquels j’eus la naïveté d’être sensible, le capitaine m’annonça qu’il venait d’avoir la visite de M. H., le député qui s’intéressait à moi. — Je n’ai pas, me dit-il, votre dossier entre les mains pour le moment, mais je vous engage à vous bien tenir. L’intérêt que vous m’inspirez m’engage d’ailleurs à vous prévenir qu’on vous observe particulièrement. Veillez sur vous et sur vos paroles, et gardez-vous de rien faire qui puisse aggraver votre situation. »

Je crus devoir le remercier pour ces avis.

« À propos, reprit-il d’un ton paterne, vous avez écrit pour vos compagnes plusieurs lettres au colonel G…, ainsi qu’à moi. Je les ai là, toutes ; mais mon devoir m’oblige à vous dire que la plupart de ces femmes auxquelles vous servez de secrétaire sont d’une moralité fort douteuse.

Je l’interrompis.

« — Permettez, Monsieur, il ne m’appartient pas d’apprécier ici le caractère de ces femmes ni ce qu’elles ont été, et je ne vois pas bien en quoi les modestes services que j’ai pu leur rendre pourraient m’être imputés à crime. »

« Sans doute, madame, repartit doucement le capitaine, votre conduite n’a rien en soi de répréhensible d’autant plus que je vous sais assez d’honneur pour…

« De grâce, Monsieur, épargnez-moi toute comparaison défavorable à des compagnes malheureuses ; et puisque vous avez bien voulu m’assurer qu’un grand nombre d’entre elles n’avaient rien de grave à leur charge, employez-vous plutôt à rapprocher le jour de leur mise en liberté. Songez aux mères surtout, pour qui chaque heure passée ici est doublement douloureuse. »

Le capitaine protesta qu’il ne tenait pas à lui qu’elles ne fussent bientôt rendues à la famille, qu’il y tâchait de tous ses moyens, mais que le nombre des dossiers était considérable, leur examen des plus ardus, etc., etc. Finalement, il me reconduisit à la porte me congédiant d’une façon polie. Je l’avoue, tant d’aménité m’imposa, et j’emportai de l’entretien une impression favorable. Entre les mains d’un tel homme, pensai-je, notre cause est au moins à l’abri d’exagérations funestes.

Le surlendemain, le capitaine me fit appeler de nouveau, et les politesses de l’avant-veille eurent une seconde édition. Après quelques propos tout à fait étrangers à ma position de détenue, il me dit avec affabilité que, pensant à moi, il avait apporté un journal traitant de l’Internationale, qu’il allait me le remettre.

Cherchant parmi, les paperasses : « Voyons, voyons, ce journal, où peut-il être ? — Et le juge bousculait tout sur son bureau. — Je suis cependant, sûr de l’avoir posé là. — Sergent, vous n’auriez pas aperçu ce journal ? Non, capitaine. — Je n’y comprends rien, ma parole d’honneur ! »

Sa parole d’honneur ! C’était, un subterfuge innocent pour amener la conversation sur la ligue internationale des Travailleurs. Cette fois encore je donnai dans le piége. Nous causâmes donc et je ne lui cachai pas mes sympathies. Le programme de l’Association ouvrière me paraissant à tous égards conforme aux principes du droit moderne, je m’étonnai de bonne foi qu’on eût voulu voir dans cette ligue légitime une menace permanente pour l’ordre, un péril pour la société. Et de fait il n’y a rien, absolument rien dans les statuts, que de moral et de juste, rien que d’intelligemment conservateur.

Il est assez démontré de nos jours qu’entraver le cours d’un fleuve, aller contre les besoins des masses, c’est vouloir imprudemment les voir déborder. Or, pour ces statuts nouveaux, sorte de constitution préalable et nécessaire à l’organisation du travail dans l’avenir, le grand élément ouvrier, en déterminant ses droits, régularisait lui-même et limitait son action.

Voici pour le principe.

En fait, il est assez étrange que ce droit d’association puisse encore être contesté. Est-ce qu’aujourd’hui nous ne le voyons pas consacré dans toutes les branches de l’activité humaine ? N’est-ce point grâce à lui que chemins de fer, usines, banques, mines, navigation, etc., se sont créés, prospèrent et se développent tous les jours ? Puissant agent de production, de bien-être et par conséquent d’ordre aux mains du capitaliste, pourquoi s’obstiner à ne voir en lui qu’un instrument de subversion dès qu’il tend à se démocratiser ? N’est-il donc reconnu bon qu’autant qu’il reste une arme de servitude pour le riche et le puissant ?

Le capitaine m’écoutait en souriant :

« — Oh ! dit-il, l’Internationale a moins pour objet de produire par association, que d’organiser militairement le parti du nombre, c’est-à-dire le plus formidable dès qu’il connaîtrait sa force.

« Il se peut, répliquai-je, que dans la pensée de quelques-uns des membres influents de l’Internationale, l’association ait été regardée plutôt comme un moyen d’action politique que comme remède contre le paupérisme ; mais je ne crois pas que l’immense majorité des travailleurs ait vu dans cette ligue du travail autre chose qu’un instrument d’émancipation pacifique. De ce que quelques-uns ont pu méconnaître ou violer l’esprit des statuts, il n’est pas juste de conclure à la condamnation en bloc du plus grand nombre, dont le droit reste inattaquable. On parle d’ordre et de sécurité sociale. Ils ne seraient nullement en jeu sous un régime de liberté suffisante alliée à un pouvoir qui n’aurait point peur de son ombre. En réalité, c’est encore la raison d’État qui préside aux lois d’exception[1]. Seulement, comme nous sommes sensés jouir du système parlementaire, on leur donne un nom qui les couvre. Les coups d’État ne sont plus que des lois de salut.

— Je ne vous savais pas si forte politicienne, madame, fit le capitaine d’un ton d’ironie mal déguisée ; recevez-en mes félicitations. Toutefois, et j’en demande pardon à votre éloquence, elle ne m’a pas le moins du monde convaincu. Je demeure incrédule à la pureté d’intention des Internationalistes, et je persiste à voir dans cette institution une arme de guerre politique en même temps qu’un grand danger pour la société. Heureusement, elle n’a plus de longs jours à vivre, en France du moins, »

Voyant que, décidément, au lieu d’un interrogatoire, le capitaine cherchait une discussion[2], je lui demandai brusquement où notre procès en était. Les dossiers ne lui avaient pas encore été retournés, mais cela ne pouvait tarder ; il s’occupait d’ailleurs activement d’expédier les affaires qui étaient entre ses mains, et pour ma part, je pouvais avoir une confiance entière dans la célérité avec laquelle, etc., etc.

Sa célérité ! elle avait du plomb aux ailes.

Interroger par jour deux ou trois prisonnières, et parfois pas du tout, était ce qu’il appelait expédier activement. À ce compte, et si l’on suppose une moyenne de trois interrogatoires par détenue, l’instruction seule aurait duré dix-huit mois, car il faut déduire des jours actifs les dimanches, qu’en bon chrétien, monsieur chômait dévotement.

    Qu’une sage lenteur préside à tous vos actes !

était donc la règle du capitaine ; il l’appliquait à la lettre, mais ce n’est pas précisément aux sources de la sagesse que s’alimentait sa lenteur. On s’en plaignit même au directeur des Chantiers, brusque lui, mais point âpre, et qui, rendons-lui cette justice, se hâta d’intervenir près de l’éternel instructeur.

On sait qu’en sus de leur solde les officiers chargés d’instruire étaient payés dix francs par jour. Ce détail doit-il expliquer en partie la marche fort peu accélérée de leur procédure ? Je le crois.

Quoiqu’il en soit, le directeur vit son collègue et lui parla. Il paraît que l’entretien ne fut guère diplomatique ; mais il eut ce résultat de faire activer un peu l’examen de nos dossiers.

  1. Loi contre l’Internationale.
  2. Le résultat de l’entretien fut qu’à mon dossier la note un peu fantaisiste qui suit s’ajouta comme par hasard : « Elle prêchait les doctrines communalistes, si agréables à ceux qui ne possèdent rien. »