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La Dame de Monsoreau/59

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Le Siècle (p. 155-157).


CHAPITRE LIX.

ROLAND.


Grâce au renfort qui lui était arrivé, M. le duc d’Anjou put se livrer à des reconnaissances sans fin autour de la place.

Accompagné de ses amis, arrivés d’une façon si opportune, il marchait dans un équipage de guerre dont les bourgeois d’Angers se montraient on ne peut plus orgueilleux, bien que la comparaison de ces gentilshommes bien montés, bien équipés, avec les harnais déchirés et les armures rouillées de la milice urbaine, ne fût pas précisément à l’avantage de cette dernière.

On explora d’abord les remparts, puis les jardins attenants aux remparts, puis la campagne attenante aux jardins, puis enfin les châteaux épars dans cette campagne, et ce n’était point sans un sentiment d’arrogance très marquée que le duc narguait, en passant, soit près d’eux, soit au milieu d’eux, les bois qui lui avaient fait si grande peur, ou plutôt dont Bussy lui avait fait si grande peur.

Les gentilshommes angevins arrivaient avec de l’argent, ils trouvaient à la cour du duc d’Anjou une liberté qu’ils étaient loin de rencontrer à la cour de Henri III ; ils ne pouvaient donc manquer de faire joyeuse vie dans une ville toute disposée, comme doit l’être une capitale quelconque, à piller la bourse de ses hôtes.

Trois jours ne s’étaient point encore écoulés, qu’Antraguet, Ribérac et Livarot avaient lié des relations avec les nobles angevins les plus épris des modes et des façons parisiennes. Il va sans dire que ces dignes seigneurs étaient mariés et avaient de jeunes et jolies femmes.

Aussi n’était-ce pas pour son plaisir particulier, comme pourraient le croire ceux qui connaissent l’égoïsme du duc d’Anjou, qu’il faisait de si belles cavalcades dans la ville. Non. Ces promenades tournaient au plaisir des gentilshommes parisiens, qui étaient venus le rejoindre, des seigneurs angevins, et surtout des dames angevines.

Dieu d’abord devait s’en réjouir, puisque la cause de la Ligue était la cause de Dieu.

Puis le roi devait incontestablement en enrager.

Enfin les dames en étaient heureuses.

Ainsi, la grande Trinité de l’époque était représentée : Dieu, le roi et les dames.

La joie fut à son comble le jour où l’on vit arriver, en superbe ordonnance, vingt-deux chevaux de main, trente chevaux de trait, enfin, quarante mulets, qui, avec les litières, les chariots et les fourgons, formaient les équipages de M. le duc d’Anjou.

Tout cela venait, comme par enchantement, de Tours, pour la modique somme de cinquante mille écus, que M. le duc d’Anjou avait consacrée à cet usage.

Il faut dire que ces chevaux étaient sellés, mais que les selles étaient dues aux selliers ; il faut dire que les coffres avaient de magnifiques serrures, fermant à clef, mais que les coffres étaient vides ; il faut dire que ce dernier article était tout à la louange du prince, puisque le prince aurait pu les remplir par des exactions.

Mais ce n’était pas dans la nature du prince de prendre ; il aimait mieux soustraire.

Néanmoins l’entrée de ce cortège produisit un magnifique effet dans Angers.

Les chevaux entrèrent dans les écuries, les chariots furent rangés sous les remises. Les coffres furent portés par les familiers les plus intimes du prince. Il fallait des mains bien sûres pour qu’on osât leur confier les sommes qu’ils ne contenaient pas.

Enfin on ferma les portes du palais au nez d’une foule empressée qui fut convaincue, grâce à cette mesure de prévoyance, que le prince venait de faire entrer deux millions dans la ville, tandis qu’il ne s’agissait, au contraire, que de faire sortir de la ville une somme à peu près pareille, sur laquelle comptaient les coffres vides.

La réputation d’opulence de M. le duc d’Anjou fut solidement établie à partir de ce jour-là ; et toute la province demeura convaincue, d’après le spectacle qui avait passé sous ses yeux, qu’il était assez riche pour guerroyer contre l’Europe entière si besoin était.

Cette confiance devait aider les bourgeois à prendre en patience les nouvelles tailles que le duc, aidé des conseils de ses amis, était dans l’intention de lever sur les Angevins. D’ailleurs, les Angevins allaient presque au-devant des désirs du duc d’Anjou.

On ne regrette jamais l’argent que l’on prête ou que l’on donne aux riches.

Le roi de Navarre, avec sa renommée de misère, n’aurait pas obtenu le quart du succès qu’obtenait le duc d’Anjou avec sa renommée d’opulence.

Mais revenons au duc.

Le digne prince vivait en patriarche, regorgeant de tous les biens de la terre, et, chacun le sait, l’Anjou est une bonne terre.

Les routes étaient couvertes de cavaliers accourant vers Angers pour faire au prince leurs soumissions ou leurs offres de services.

De son côté, M. d’Anjou poussait des reconnaissances aboutissant toujours à la recherche de quelque trésor.

Bussy était arrivé à ce qu’aucune de ces reconnaissances n’eût été poussée jusqu’au château qu’habitait Diane.

C’est que Bussy se réservait ce trésor-là pour lui seul, pillant à sa manière ce petit coin de la province, qui, après s’être défendu de façon convenable, s’était enfin livré à discrétion.

Or, tandis que M. d’Anjou reconnaissait et que Bussy pillait, M. de Monsoreau, monté sur son cheval de chasse, arrivait aux portes d’Anjou.

Il pouvait être quatre heures du soir ; pour arriver à quatre heures, M. de Monsoreau avait fait dix-huit lieues dans la journée. Aussi, ses éperons étaient rouges ; et son cheval, blanc d’écume, était à moitié mort.

Le temps était passé de faire aux portes de la ville des difficultés à ceux qui arrivaient : on était si fier, si dédaigneux maintenant à Angers, qu’on eût laissé passer sans conteste un bataillon de Suisses, ces Suisses eussent-ils été commandés par le brave Crillon lui-même.

M. de Monsoreau, qui n’était pas Crillon, entra tout droit en disant :

— Au palais de monseigneur le duc d’Anjou.

Il n’écouta point la réponse des gardes, qui hurlaient une réponse derrière lui. Son cheval ne semblait tenir sur ses jambes que par un miracle d’équilibre dû à la vitesse même avec laquelle il marchait : il allait, le pauvre animal, sans avoir plus aucune conscience de sa vie, et il y avait à parier qu’il tomberait quand il s’arrêterait.

Il s’arrêta au palais ; mais M. de Monsoreau était excellent écuyer, le cheval était de race : le cheval et le cavalier restèrent debout.

— Monsieur le duc ! cria le grand-veneur.

— Monseigneur est allé faire une reconnaissance, répondit la sentinelle.

— Où cela ? demanda M. de Monsoreau.

— Par-là, dit le factionnaire en étendant la main vers un des quatre points cardinaux.

— Diable ! fit Monsoreau, ce que j’avais à dire au duc était cependant bien pressé ; comment faire ?

— Mettre t’abord fotre chifal à l’égurie, répliqua la sentinelle, qui était un reître d’Alsace ; gar si fous ne l’abbuyez pas contre un mur il dombera.

— Le conseil est bon, quoique donné en mauvais français, dit Monsoreau. Où sont les écuries, mon brave homme ?

— Là-pas !

En ce moment un homme s’approcha du gentilhomme et déclina ses qualités.

C’était le majordome.

M. de Monsoreau répondit à son tour par l’énumération de ses nom, prénoms et qualités.

Le majordome salua respectueusement ; le nom du grand-veneur était dès longtemps connu dans la province.

— Monsieur, dit-il, veuillez entrer et prendre quelque repos. Il y a dix minutes à peine que monseigneur est sorti ; Son Altesse ne rentrera pas avant huit heures du soir.

— Huit heures du soir ! reprit Monsoreau en rongeant sa moustache, ce serait perdre trop de temps. Je suis porteur d’une grande nouvelle qui ne peut être sue trop tôt par Son Altesse. N’avez-vous pas un cheval et un guide à me donner ?

— Un cheval ! il y en a dix, monsieur, dit le majordome. Quant à un guide, c’est différent, car monseigneur n’a pas dit où il allait, et vous en saurez, en interrogeant, autant que qui que ce soit, sous ce rapport ; d’ailleurs, je ne voudrais pas dégarnir le château. C’est une des grandes recommandations de Son Altesse.

— Ah ! ah ! fit le grand veneur, on n’est donc pas en sûreté ici ?

— Oh ! monsieur, on est toujours en sûreté au milieu d’hommes tels que MM. Bussy, Livarot, Ribérac, Antraguet, sans compter notre invincible prince, monseigneur le duc d’Anjou ; mais vous comprenez…

— Oui, je comprends que lorsqu’ils n’y sont pas, il y a moins de sûreté.

— C’est cela même, monsieur.

— Alors je prendrai un cheval frais dans l’écurie et je tâcherai de joindre Son Altesse en m’informant.

— Il y a tout à parier, monsieur, que de cette façon vous rejoindrez monseigneur.

— On n’est point parti au galop ?

— Au pas, monsieur, au pas.

— Très bien ! c’est chose conclue ; montrez-moi le cheval que je puis prendre.

— Entrez dans l’écurie, monsieur, et choisissez vous-même : tous sont à monseigneur.

— Très bien.

Monsoreau entra.

Dix ou douze chevaux, des plus beaux et des plus frais, prenaient un ample repas dans les crèches bourrées du grain et du fourrage le plus savoureux de l’Anjou.

— Voilà, dit le majordome, choisissez.

Monsoreau promena sur la rangée de quadrupèdes un regard de connaisseur.

— Je prends ce cheval bai-brun, dit-il, faites-le-moi seller.

— Roland.

— Il s’appelle Roland ?

— Oui, c’est le cheval de prédilection de Son Altesse. Il le monte tous les jours ; il lui a été donné par M. de Bussy, et vous ne le trouveriez certes pas à l’écurie si Son Altesse n’essayait pas de nouveaux chevaux qui lui sont arrivés de Tours.

— Allons, il paraît que je n’ai pas le coup d’œil mauvais.

Un palefrenier s’approcha.

— Sellez Roland, dit le majordome.

Quant au cheval du comte, il était entré de lui-même dans l’écurie et s’était étendu sur la litière, sans attendre même qu’on lui ôtât son harnais.

Roland fut sellé en quelques secondes. M. de Monsoreau se mit légèrement en selle, et s’informa une seconde fois de quel côté la cavalcade s’était dirigée.

— Elle est sortie par cette porte et elle a suivi cette rue, dit le majordome en indiquant au grand veneur le même point que lui avait déjà indiqué la sentinelle.

— Ma foi, dit Monsoreau en lâchant le bride, en voyant que de lui-même le cheval prenait ce chemin, on dirait, ma parole, que Roland suit la piste.

— Oh ! n’en soyez pas inquiet, dit le majordome, j’ai entendu dire à M. de Bussy et à son médecin, M. Remy, que c’était l’animal le plus intelligent qui existât ; dès qu’il sentira ses compagnons, il les rejoindra ; voyez les belles jambes, elles feraient envie à un cerf.

Monsoreau se pencha de côté.

— Magnifiques, dit-il.

En effet, le cheval partit sans attendre qu’on l’excitât, et sortit fort délibérément de la ville ; il fit même un détour avant d’arriver à la porte, pour abréger la route, qui se bifurquait circulairement à gauche, directement à droite.

Tout en donnant cette preuve d’intelligence, le cheval secouait la tête comme pour échapper au frein qu’il sentait peser sur ses lèvres ; il semblait dire au cavalier que toute influence dominatrice lui était inutile, et, à mesure qu’il approchait de la porte de la ville, il accélérait sa marche.

— En vérité, murmura Monsoreau, je vois qu’on ne m’en avait pas trop dit ; ainsi, puisque tu sais si bien ton chemin, va, Roland, va.

Et il abandonna les rênes sur le cou de Roland.

Le cheval, arrivé au boulevard extérieur, hésita un moment pour savoir s’il tournerait à droite ou à gauche,

Il tourna à gauche.

Un paysan passait en ce moment.

— Avez-vous vu une troupe de cavaliers, l’ami ? demanda Monsoreau.

— Oui, monsieur, répondit le rustique, je l’ai rencontrée là-bas, en avant.

C’était justement dans la direction qu’avait prise Roland que le paysan venait de rencontrer cette troupe.

— Va, Roland, va, dit le grand-veneur en lâchant les rênes à son cheval, qui prit un trot allongé avec lequel on devait naturellement faire trois ou quatre lieues à l’heure.

Le cheval suivit encore quelque temps le boulevard, puis il donna tout à coup à droite, prenant un sentier fleuri qui coupait à travers la campagne.

Monsoreau hésita un instant pour savoir s’il n’arrêterait pas Roland, mais Roland paraissait si sûr de son affaire qu’il le laissa aller.

À mesure que le cheval s’avançait, il s’animait. Il passa du trot au galop, et en moins d’un quart d’heure, la ville eut disparu aux regards du cavalier.

De son côté aussi, le cavalier, à mesure qu’il s’avançait, semblait reconnaître les localités.

— Eh ! mais, dit-il en entrant sous le bois, on dirait que nous allons vers Méridor ; est-ce que Son Altesse, par hasard, se serait dirigée du côté du château ?

Et le front du grand-veneur se rembrunit à cette idée, qui ne se présentait pas à son esprit pour la première fois.

— Oh ! oh ! murmura-t-il, moi qui venais d’abord voir le prince, remettant à demain de voir ma femme. Aurais-je donc le bonheur de les voir tous les deux en même temps ?

Un sourire terrible passa sur les lèvres du grand-veneur.

Le cheval allait toujours, continuant d’appuyer à droite avec une ténacité qui indiquait la marche la plus résolue et la plus sûre.

— Mais, sur mon âme, pensa Monsoreau, je ne dois plus maintenant être bien loin du parc de Méridor.

En ce moment, le cheval se mit à hennir.

Au même instant, un autre hennissement lui répondit du fond de la feuillée.

— Ah ! ah ! dit le grand veneur, voilà Roland qui a trouvé ses compagnons, à ce qu’il paraît.

Le cheval redoublait de vitesse, passant comme l’éclair sous les hautes futaies.

Soudain Monsoreau aperçut un mur et un cheval attaché près de ce mur. Le cheval hennit une seconde fois, et Monsoreau reconnut que c’était lui qui avait dû hennir la première.

— Il y a quelqu’un ici ! dit Monsoreau pâlissant.