Aller au contenu

La Dame de Monsoreau/60

La bibliothèque libre.
Le Siècle (p. 157-159).


CHAPITRE LX.

CE QUE VENAIT ANNONCER M. LE COMTE DE MONSOREAU.


M. de Monsoreau marchait de surprise en surprise : le mur de Méridor rencontré comme par enchantement, ce cheval caressant le cheval qui l’avait amené, comme s’il eût été de sa plus intime connaissance, il y avait certes là de quoi faire réfléchir les moins soupçonneux.

En s’approchant, et l’on devine si M. de Monsoreau s’approcha vivement, en s’approchant, il remarqua la dégradation du mur à cet endroit ; c’était une véritable échelle, qui menaçait de devenir une brèche ; les pieds semblaient s’être creusé des échelons dans la pierre, et les ronces, arrachées fraîchement, pendaient à leurs branches meurtries.

Le comte embrassa tout l’ensemble d’un coup d’œil, puis de l’ensemble il passa aux détails.

Le cheval méritait le premier rang, il l’obtint.

L’indiscret animal portait une selle garnie d’une housse brodée d’argent. Dans un des coins était un double F, entrelaçant un double A.

C’était, à n’en pas douter, un cheval des écuries du prince, puisque le chiffre faisait : François d’Anjou.

Les soupçons du comte, à cette vue, devinrent de véritables alarmes. Le duc était donc venu de ce côté ; il y venait donc souvent, puisque, outre le cheval attaché, il y en avait un second qui savait le chemin.

Monsoreau conclut, puisque le hasard l’avait mis sur cette piste, qu’il fallait suivre cette piste jusqu’au bout.

C’était d’abord dans ses habitudes de grand-veneur et de mari jaloux.

Mais, tant qu’il resterait de ce côté du mur, il était évident qu’il ne verrait rien.

En conséquence, il attacha son cheval près du cheval voisin, et commença bravement l’escalade.

C’était chose facile, un pied appelait l’autre ; la main avait ses places toutes faites pour se poser, la courbe du bras était dessinée sur les pierres à la surface de la crête du mur, et l’on avait soigneusement élagué avec un couteau de chasse un chêne dont à cet endroit les rameaux embarrassaient la vue et empêchaient le geste.

Tant d’efforts furent couronnés d’un entier succès. M. de Monsoreau ne fut pas plutôt établi à son observatoire, qu’il aperçut au pied d’un arbre une mantille bleue et un manteau de velours noir. La mantille appartenait sans conteste à une femme, et le manteau noir à un homme ; d’ailleurs, il n’y avait point à chercher bien loin, l’homme et la femme se promenaient à cinquante pas de là, les bras enlacés, tournant le dos au mur, et cachés d’ailleurs par le feuillage du buisson.

Malheureusement pour M. de Monsoreau, qui n’avait pas habitué le mur à ses violences, un moellon se détacha du chaperon et tomba brisant les branches jusque sur l’herbe : là il retentit avec un écho mugissant.

À ce bruit, il paraît que les personnages dont le buisson cachait les traits à M. de Monsoreau se retournèrent et l’aperçurent, car un cri de femme aigu et significatif se fit entendre, puis un frôlement dans le feuillage avertit le comte qu’ils se sauvaient comme deux chevreuils effrayés.

Au cri de la femme, Monsoreau avait senti la sueur de l’angoisse lui monter au front. Il avait reconnu la voix de Diane.

Incapable dès lors de résister au mouvement de fureur qui l’emportait, il s’élança du haut du mur, et, son épée à la main, se mit à fendre buissons et rameaux pour suivre les fugitifs.

Mais tout avait disparu, rien ne troublait plus le silence du parc ; pas une ombre au fond des allées, pas une trace dans les chemins, pas un bruit dans les massifs, si ce n’est le chant des rossignols et des fauvettes qui, habitués à voir les deux amants, n’avaient pu être effrayés par eux.

Que faire en présence de la solitude ? que résoudre ? où courir ? Le parc était grand ; on pouvait, en poursuivant ceux qu’on cherchait, rencontrer ceux que l’on ne cherchait pas.

M. de Monsoreau songea que la découverte qu’il avait faite suffisait pour le moment ; d’ailleurs, il se sentait lui-même sous l’empire d’un sentiment trop violent pour agir avec la prudence qu’il convenait de déployer vis-à-vis d’un rival aussi redoutable que l’était François ; car il ne doutait pas que ce rival ne fût le prince. Puis si, par hasard, ce n’était pas lui, il avait près du duc d’Anjou une mission pressée à accomplir ; d’ailleurs, il verrait bien, en se retrouvant près du prince, ce qu’il devait penser de sa culpabilité ou de son innocence.

Puis, une idée sublime lui vint. C’était de franchir le mur à l’endroit même où il l’avait déjà escaladé, et d’enlever avec le sien le cheval de l’intrus surpris par lui dans le parc.

Ce projet vengeur lui donna des forces ; il reprit sa course et arriva au pied du mur, haletant et couvert de sueur.

Alors, s’aidant de chaque branche, il parvint au faîte et retomba de l’autre côté ; mais, de l’autre côté, plus de cheval, ou, pour mieux dire, plus de chevaux. L’idée qu’il avait eue était si bonne, qu’avant de lui venir, à lui, elle était venue à son ennemi, et que son ennemi en avait profité.

M. de Monsoreau, accablé, laissa échapper un rugissement de rage, montrant le poing à ce démon malicieux, qui, bien certainement, riait de lui dans l’ombre déjà épaisse du bois ; mais, comme chez lui la volonté n’était pas facilement vaincue, il réagit contre les fatalités successives qui semblaient prendre à tâche de l’accabler : en s’orientant à l’instant même, malgré la nuit qui descendait rapidement, il réunit toutes ses forces et regagna Angers par un chemin de traverse qu’il connaissait depuis son enfance.

Deux heures et demie après, il arrivait à la porte de la ville, mourant de soif, de chaleur et de fatigue : mais l’exaltation de la pensée avait donné des forces au corps, et c’était toujours le même homme volontaire et violent à la fois.

D’ailleurs, une idée le soutenait : il interrogerait la sentinelle, ou plutôt les sentinelles ; il irait de porte en porte ; il saurait par quelle porte un homme était entré avec deux chevaux ; il viderait sa bourse, il ferait des promesses d’or, et il connaîtrait le signalement de cet homme. Alors, quel qu’il fût, prochainement ou plus tard, cet homme lui payerait sa dette.

Il interrogea la sentinelle ; mais la sentinelle venait d’être placée et ne savait rien. Il entra au corps de garde et s’informa : le milicien qui descendait de garde avait vu, il y avait deux heures à peu près, rentrer un cheval sans maître, qui avait repris tout seul le chemin du palais.

Il avait alors pensé qu’il était arrivé quelque accident au cavalier, et que le cheval intelligent avait regagné seul le logis.

Monsoreau se frappa le front : il était décidé qu’il ne saurait rien.

Alors il s’achemina à son tour vers le château ducal.

Là, grande vie, grand bruit, grande joie ; les fenêtres resplendissaient comme des soleils, et les cuisines reluisaient comme des fours embrasés, envoyant par leurs soupiraux des parfums de venaison et de girofle capables de faire oublier à l’estomac qu’il est voisin du cœur.

Mais les grilles étaient fermées, et là une difficulté se présenta : il fallait se les faire ouvrir.

Monsoreau appela le concierge et se nomma, mais le concierge ne voulut point le reconnaître.

— Vous étiez droit, et vous êtes voûté, lui dit-il.

— C’est la fatigue.

— Vous étiez pâle, et vous êtes rouge.

— C’est la chaleur.

— Vous étiez à cheval, et vous rentrez sans cheval.

— C’est que mon cheval a eu peur, a fait un écart, m’a désarçonné et est rentré sans cavalier. N’avez-vous pas vu mon cheval ?

— Ah ! si fait, dit le concierge.

— En tout cas, allez prévenir le majordome.

Le concierge, enchanté de cette ouverture qui le déchargeait de toute responsabilité, envoya prévenir M. Remy.

M. Remy arriva, et reconnut parfaitement Monsoreau.

— Et d’où venez-vous, mon Dieu ! dans un pareil état ? lui demanda-t-il.

Monsoreau répéta la même fable qu’il avait déjà faite au concierge.

— En effet, dit le majordome, nous avons été fort inquiets, quand nous avons vu arriver le cheval sans cavalier ; monseigneur surtout, que j’avais eu l’honneur de prévenir de votre arrivée.

— Ah ! monseigneur a paru inquiet ? fit Monsoreau.

— Fort inquiet.

— Et qu’a-t-il dit ?

— Qu’on vous introduisît près de lui aussitôt votre arrivée.

— Bien ! le temps de passer à l’écurie seulement, voir s’il n’est rien arrivé au cheval de Son Altesse.

Et Monsoreau passa à l’écurie, et reconnut, à la place où il l’avait pris, l’intelligent animal, qui mangeait en cheval qui sent le besoin de réparer ses forces.

Puis, sans même prendre le soin de changer de costume, Monsoreau pensait que l’importance de la nouvelle qu’il apportait devait l’emporter sur l’étiquette ; sans même changer, disons-nous, le grand-veneur se dirigea vers la salle à manger.

Tous les gentilshommes du prince, et Son Altesse elle-même, réunis autour d’une table magnifiquement servie et splendidement éclairée, attaquaient les pâtés de faisans, les grillades fraîches de sanglier et les entremets épicés, qu’ils arrosaient de ce vin noir de Cahors si généreux et si velouté, ou de ce perfide, suave et pétillant vin d’Anjou, dont les fumées s’extravasent dans la tête avant que les topazes qu’il distille dans le verre soient tout à fait épuisées.

— La cour est au grand complet, disait Antraguet, rose comme une jeune fille et déjà ivre comme un vieux reître ; au complet comme la cave de Votre Altesse.

— Non pas, non pas, dit Ribérac, il nous manque un grand-veneur. Il est, en vérité, honteux que nous mangions le dîner de Son Altesse, et que nous ne le prenions pas nous-mêmes.

— Moi, je vote pour un grand-veneur quelconque, dit Livarot ; peu importe lequel, fût-ce M. de Monsoreau.

Le duc sourit, il savait seul l’arrivée du comte.

Livarot achevait à peine sa phrase et le prince son sourire, que la porte s’ouvrit et que M. de Monsoreau entra.

Le duc fit, en l’apercevant, une exclamation d’autant plus bruyante, qu’elle retentit au milieu du silence général.

— Eh bien ! le voici, dit-il, vous voyez que nous sommes favorisés du ciel, messieurs, puisque le ciel nous envoie à l’instant ce que nous désirons.

Monsoreau, décontenancé de cet aplomb du prince, qui, dans les cas pareils, n’était pas habituel à Son Altesse, salua d’un air assez embarrassé et détourna la tête, ébloui comme un hibou tout à coup transporté de l’obscurité au grand soleil.

— Asseyez-vous là et soupez, dit le duc en montrant à M. de Monsoreau une place en face de lui.

— Monseigneur, répondit Monsoreau, j’ai bien soif, j’ai bien faim, je suis bien las ; mais je ne boirai, je ne mangerai, je ne m’assoirai qu’après m’être acquitté près de Votre Altesse d’un message de la plus haute importance.

— Vous venez de Paris, n’est-ce pas ?

— En toute hâte, monseigneur.

— Eh bien ! j’écoute, dit le duc.

Monsoreau s’approcha de François, et, le sourire sur les lèvres, la haine dans le cœur, il lui dit tout bas :

— Monseigneur, madame la reine-mère s’avance à grandes journées ; elle vient voir Votre Altesse.

Le duc, sur qui chacun avait les yeux fixés, laissa percer une joie soudaine.

— C’est bien, dit-il, merci. Monsieur de Monsoreau, aujourd’hui comme toujours, je vous trouve fidèle serviteur ; continuons de souper, messieurs.

Et il rapprocha de la table son fauteuil qu’il avait éloigné un instant pour écouter M. de Monsoreau.

Le festin recommença ; le grand-veneur, placé entre Livarot et Ribérac, n’eut pas plutôt goûté les douceurs d’un bon siège et ne se fut pas plutôt trouvé en face d’un repas copieux, qu’il perdit tout à coup l’appétit.

L’esprit reprenait le dessus sur la matière.

L’esprit, entraîné dans de tristes pensées, retournait au parc de Méridor, et faisant de nouveau le voyage que le corps brisé venait d’accomplir, repassait, comme un pèlerin attentif, par ce chemin fleuri qui l’avait conduit à la muraille.

Il revoyait le cheval hennissant, il revoyait le mur dégradé, il revoyait les deux ombres amoureuses et fuyantes ; il entendait le cri de Diane, ce cri qui avait retenti au plus profond de son cœur.

Alors, indifférent au bruit, à la lumière, au repas même, oubliant à côté de qui et en face de qui il se trouvait, il s’ensevelissait dans sa propre pensée, laissant son front se couvrir peu à peu de nuages et chassant de sa poitrine un sourd gémissement qui attirait l’attention des convives étonnés.

— Vous tombez de lassitude, monsieur le grand-veneur, dit le prince ; en vérité, vous feriez bien d’aller vous coucher.

— Ma foi, oui, dit Livarot, le conseil est bon, et, si vous ne le suivez pas, vous courez grand risque de vous endormir dans votre assiette.

— Pardon, monseigneur, dit Monsoreau en relevant la tête ; en effet, je suis écrasé de fatigue.

— Enivrez-vous, comte, dit Antraguet, rien ne délasse comme cela.

— Et puis, murmura Monsoreau, en s’enivrant on oublie.

— Bah ! dit Livarot, il n’y a pas moyen ; voyez, messieurs, son verre est encore plein.

— À votre santé, comte, dit Ribérac en levant son verre.

Monsoreau fut forcé de faire raison au gentilhomme et vida le sien d’un seul trait.

— Il boit cependant très bien ; voyez, monseigneur, dit Antraguet.

— Oui, répondit le prince qui essayait de lire dans le cœur du comte, oui, à merveille.

— Il faudra cependant que vous nous fassiez faire une belle chasse, comte, dit Ribérac ; vous connaissez le pays.

— Vous y avez des équipages, des bois, dit Livarot.

— Et même une femme, ajouta Antraguet.

— Oui, répéta machinalement le comte, oui, des équipages, des bois et madame de Monsoreau, oui, messieurs, oui.

— Faites-nous chasser un sanglier, comte, dit le prince.

— Je tâcherai, monseigneur.

— Eh ! pardieu, dit un des gentilshommes angevins, vous tâcherez, voilà une belle réponse ! le bois en foisonne, de sangliers. Si je chassais au vieux taillis, je voudrais, au bout de cinq minutes, en avoir fait lever dix.

Monsoreau pâlit malgré lui ; le vieux taillis était justement cette partie du bois où Roland venait de le conduire.

— Ah ! oui, oui, demain, demain ! s’écrièrent en chœur les gentilshommes.

— Voulez-vous demain, Monsoreau ? demanda le duc.

— Je suis toujours aux ordres de Votre Altesse, répondit Monsoreau ; mais cependant, comme monseigneur daignait le remarquer il n’y a qu’un instant, je suis bien fatigué pour conduire une chasse demain. Puis, j’ai besoin de visiter les environs et de savoir où en sont nos bois.

— Et puis, enfin, laissez-lui voir sa femme, que diable ! dit le duc avec une bonhomie qui convainquit le pauvre mari que le duc était son rival.

— Accordé ! accordé ! crièrent les jeunes gens avec gaieté. Nous donnons vingt-quatre heures à M. de Monsoreau pour faire, dans ses bois, tout ce qu’il a à y faire.

— Oui, messieurs, donnez-les-moi, dit le comte, et je vous promets de les bien employer.

— Maintenant, notre grand-veneur, dit le duc, je vous permets d’aller trouver votre lit. Que l’on conduise M. de Monsoreau à son appartement !

M. de Monsoreau salua et sortit, soulagé d’un grand fardeau, la contrainte.

Les gens affligés aiment la solitude plus encore que les amants heureux.