La Dame de chez Maxim/Acte III
ACTE III
Même décor qu’au premier acte. Les meubles sont aux mêmes places où on les a laissés à la fin du premier acte. (Le pouf, inutile pour l’acte, peut être supprimé.)
Scène première
Comment, monsieur n’est pas là ?
Non, madame, monsieur est sorti ! je l’ai vu tout à l’heure, avec son chapeau sur la tête.
Comme c’est agréable ! il aurait bien pu se dispenser, à une heure où il devait bien se douter que j’allais arriver… (On sonne.) Tenez, c’est peut-être lui ! Allez ouvrir.
Oui, madame !
Non, vraiment, je ne comprends rien à la conduite de mon mari !… (S’asseyant sur le canapé). Il en use vis-à-vis de moi avec une désinvolture !… Hier, il me voit chez son oncle ; il assiste à la scène qui s’est passée !… et au lieu de partir avec moi, justement indigné, il me plante là et il prend le train avec le général ! C’est d’un manque d’égards ! (Se levant en voyant Étienne qui rentre de droite.) C’est monsieur ?
Non, madame, c’est un jeune homme qui…
À moins que ce ne soit absolument urgent, je n’y suis pour personne.
Bien, madame !
Ah ! non, merci ! j’ai bien la tête à recevoir des visites !
Scène II
Mais je répète à monsieur que madame arrive à l’instant de voyage ; et, après une nuit de chemin de fer, monsieur comprendra qu’à moins qu’il ne s’agisse d’une affaire très urgente !…
Oh ! oui !… très urgente !… Dites seulement à madame que c’est le duc de Valmonté et vous verrez !
Le duc de… ?
… Valmonté.
Ffuie !
Vous dites ?
Rien, monsieur ! rien !
Allez ! Madame doit m’attendre
Ah ! pour ça non, monsieur.
Non ?
Madame m’a dit qu’elle n’y était pour personne.
Eh ! ben !… vous voyez bien qu’elle m’attend !
Ah ?
Tenez !
Oh ! merci, monsieur ! (À part.) Oh ! ces grands seigneurs ! comme ils savent donner de la valeur à leurs moindres gestes ! (Haut, en avançant la chaise qui est près du canapé.) Je dirai que c’est urgent !
C’est ça ! (Arpentant un instant la scène, puis s’arrêtant en posant la main sur son cœur, comme pour en comprimer les battements.) Je suis très ému ! (Posant son bouquet et son chapeau sur la table et tirant de la poche à mouchoir de son veston une petite glace de poche, se mirant avec complaisance.) Pas mal ! En physique ! (Se regardant de plus près.) Aïe ! j’ai un bouton sur le nez ! c’est embêtant, moi qui n’en ai jamais ! Il faut que précisément aujourd’hui…! C’est l’émotion ! (Il remet le miroir dans sa poche, puis, reprenant son chapeau et son bouquet.) Je suis très ému !
Mais, enfin, voyons, je vous avais dit que je n’y étais pour personne !
Scène III
Ah ! (Pivotant sur les talons et avec désappointement en voyant paraître Gabrielle.) Zut ! c’est son amie !
Il paraît que c’est très urgent, madame ! très urgent !
Ah !
Madame !
Le duc de Valmonté ?
Lui-même, madame !
Ah ! parfaitement, oui, oui !… (Elle s’assied sur le canapé tandis que le duc, faisant contre fortune bon cœur, s’assied sur la chaise, — un temps d’embarras réciproque.) C’est bien vous, monsieur, qui étiez à la soirée du général Petypon du Grêlé quand je suis arrivée ?
En effet, madame ! c’est là que j’ai eu l’honneur de vous voir ! (Ils échangent une petite inclination de la tête, puis silence gêné de part et d’autre. Le duc regarde à droite et à gauche derrière lui, visiblement préoccupé de tout autre chose que de la présence de madame Petypon. Celle-ci ne comprenant rien à l’attitude du duc, promène un œil étonné du duc au public et du public au duc. Brusquement, ce dernier, à Gabrielle.) Et… et madame Petypon va bien ?
Pas mal, merci ! Un peu fatiguée par le voyage, et en plein dans l’aria des malles.
Oh ! comme c’est ennuyeux !
Qu’est-ce qu’il regarde comme ça ?
Mais, enfin, elle n’est pas souffrante ?
Qui ?
Madame Petypon ?
Ah ? (À part.) Quelle drôle de façon de parler à la troisième personne, comme un valet de chambre. (Haut.) Non ! merci bien !
Ah ! tant mieux ! tant mieux !
Mais, pardon, monsieur… je suis un peu pressée, et si vous voulez bien ?…
Mais allez donc, madame… allez donc ! ne vous occupez pas de moi ! je serais désolé !
Hein ?… Mais non, du tout ! Ce n’est pas ce que je veux dire ! Seulement, je n’ai que quelques instants à vous accorder, et alors, vous comprenez !…
C’est bien aimable à vous ! (S’asseyant.) Je n’en abuserai pas !
Vous m’excusez, n’est-ce pas ?
Mais comment donc ! (Moment de gêne de part et d’autre. Quand leurs regards se rencontrent, ils échangent une petite salutation accompagnée d’un sourire forcé. Après un temps, et pour dire quelque chose.) Bien charmante soirée, n’est-ce pas, chez le général.
Charmante, en effet !
Quel beau pays que la Touraine !
Ah ! oui !… mais…
Le verger de la France !
Ah ?
Si elle croit que ça m’amuse de bavarder comme ça avec elle. (Brusquement, à Gabrielle, en tendant machinalement son bouquet vers elle.) Voulez-vous me permettre, madame…
Oh ! merci !
Non !
Ah ?
…de vous poser une question ?
Mais… certainement.
Est-ce qu’il faut longtemps pour défaire des malles ?
Hein ! Mais je ne sais pas ! ça dépend ! quand on n’est pas dérangé… (Brusquement, en se levant.) Mais, pardon, monsieur ! Je ne suppose pas que vous soyez venu pour me parler de la Touraine et du temps qu’il faut pour défaire des malles.
Oh ! non, madame !
Le valet de chambre m’a dit que c’était pour une chose très urgente !…
Oh ! oui, madame ! très urgente !
Eh bien ! parlez, monsieur ! de quoi s’agit-il ?
De quoi ?… euh !… (Brusquement, pivotant sur les talons.) J’peux pas vous le dire !
Comment ?
Non, madame, non ! ne m’interrogez pas ! parlons de ce que vous voudrez ; mais quant à vous dire l’objet qui m’amène, n’y comptez pas !
Hein ? (À part.) Eh bien ! en voilà un original ! (Haut.) Mais, pardon, monsieur… alors, pourquoi êtes-vous ici ?
Ça, madame… (Pirouettant sur lui-même, et sur un ton malicieux.) c’est mon affaire !
Ah ?
Mais le temps passe ! Je vois que madame Petypon est occupée ; je ne veux pas la déranger le moins du monde ! je reviendrai.
Ah ?
Au revoir, madame ! je reviendrai !… je reviendrai ! (À part, sur le pas de la porte.) Plus souvent que je lui raconterai pour qu’elle aille faire des potins ! Ah ! ben !
Mais, qu’est-ce que c’est que ce toqué-là ?… (Remontant vers la porte de droite laissée ouverte par le duc.) Il vient me déranger pour me dire que la Touraine est le verger de la France ! Il en a un toupet !
Scène IV
Qui est-ce qui a sonné tout à l’heure ?
Lucien !
Toi !… Ah ! çà, depuis quand es-tu arrivée ?
Mais depuis dix minutes ! Étienne m’avait dit que tu étais sorti.
Moi, pas du tout !… C’est-à-dire que j’étais sorti pour remettre une lettre à un commissionnaire… Mais il y a vingt-cinq minutes que je suis rentré. (Brusquement, la prenant par le poignet et la faisant descendre à l’avant-scène.) Ah ! te voilà !… eh bien, tu en as fait de belles !
Moi ! Où ça ? Quand ça ? Comment ça, de belles ?
Mais, là-bas, chez mon oncle !
Ah ! non, celle-là est raide ! C’est bien à toi à me faire des reproches !
Mais, évidemment ! Te permettre de lever la main sur mon oncle !
Tu aurais peut-être voulu que j’acceptasse de sang-froid ses insultes !
Mais il n’a jamais eu l’intention de t’insulter !
Ah ! très bien ! Si tu trouves que ce qu’il m’a dit était une gracieuseté !
Enfin, quoi ?… Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Rien, rien. C’est entendu !… (Brusquement, venant s’appuyer sur le dossier du canapé comme sur la rampe d’un balcon.) Et à Mongicourt, hein ? ce pauvre Mongicourt qui ne lui avait rien fait… — Oh ! il en a ragé pendant tout le voyage ! — c’est peut-être aussi par gracieuseté qu’il lui a appliqué la main sur la figure ?
« Une gracieuseté » ! Évidemment non, ce n’est pas une gracieuseté ; mais, enfin, quand on a reçu une gifle, on éprouve le besoin de la rendre. C’est humain, ça.
Eh ! ben !… Tu étais là, il n’avait qu’à te la rendre.
À moi ?
Dame ! c’était plus logique que de la donner à Mongicourt !… Tu es mon mari ; ça te revenait !
C’est ça, comment donc !… j’aurais même dû offrir ma joue ?
Ah ! la la ! J’aurais mieux fait de ne pas y mettre les pieds, dans son sale château !… (Gagnant la gauche.) Tout ça pour arriver à me faire traiter de drôlesse.
Pourquoi as-tu pris ça pour toi ?… Il parlait peut-être d’une autre personne ! Il y a plus d’une femme à la foire qui s’appelle… Martin !
Mais qui ?
Ah ! qui ? qui ? est-ce que je sais, moi ?
J’y suis !
Tu y es ?
Il parlait de ta tante !
De ma ?… (Saisissant la balle au bond.)) Oui ! oui ! Voilà ! (À part, les yeux au ciel.) Pardonne-moi, pauvre tante, si tu m’entends là-haut !
Oh ! je suis désolée ! Qui aurait cru ça ? Une femme si charmante !… (Un temps.) C’est vrai que je l’avais trouvée tout de même un peu drôle !
Comment, « tu l’avais trouvée » ? tu ne l’as jamais vue !
Moi ? si !
Quand ?
Hier !
Hein ?
Le Général nous a présentées !
Il vous a… ! (À part, ahuri, tout en gagnant l’extrême droite.) Ah ! çà, voyons, voyons ! Je n’y suis plus, moi ! (Récapitulant.) — Elle a vu ma tante, qui n’est plus depuis huit ans ! (Un temps.) et c’est mon oncle qui la lui a présentée ??? (Haut à Gabrielle, en allant vers elle.) Voyons, tu es bien sûre que mon oncle ?…
Scène V
Voici un bouquet et une lettre pour madame !
Pour moi ?
C’est ta fête ?
Pas que je sache !
C’est le jeune homme de tout à l’heure qui m’a dit de remettre ces fleurs en mains propres à madame, avec ce mot qu’il vient d’écrire.
À moi ! mais qu’est-ce qu’il me veut encore ?
Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?
Je ne sais pas ; un jeune toqué !
M. le duc de Valmonté.
Nom d’un chien !
Oh !
C’est bien, allez !
Je vais le mettre dans l’eau !
Attends, donne ! Je vais te lire…
Pourquoi ça ? Je lirai bien moi-même !
Mon Dieu ! Quelle nouvelle tuile ?…
Ah !
Quoi ?
Mais il est fou ! regarde-moi ce qu’il m’écrit, cet imbécile !
Quoi donc ?
Ah ! madame ! Depuis que votre voix enchanteresse m’a dit des paroles d’amour, mon cœur est plein de vous.
Hein ?
Des paroles d’amour, moi ! Ce toupet ! (Lisant.) Hélas ! pourquoi faut-il que ma sotte timidité ait paralysé ma langue ? Vous étiez bien encourageante, cependant !
Qu’est-ce que tu dis ?
Mais, c’est de la folie ! mais, jamais !…
Je vous écris ceci pour brûler mes vaisseaux ; et quand je reviendrai tout à l’heure, vous verrez que mon éloquence sera à la hauteur de votre amour. Je vous embrasse à pleine bouche !… (Sur un ton scandalisé.) Oh !
L’impertinent !
Oh ! Gabrielle !… à ton âge !
Quoi ?
Tu as détourné le jeune duc de Valmonté ! toi !
Moi ! mais tu es fou ! À peine si je lui ai dit deux mots chez ton oncle ! et quels mots : (Se tournant à demi vers la gauche pour parler à un être imaginaire qui serait censé au no 1.) « Le Général n’est pas là ?… Non ? Je vais en profiter pour voir si on monte mes malles ! » (Se tournant vers Petypon.) Je ne vois pas dans ces paroles ?…
Les paroles ne signifient rien ! C’est l’intonation qui fait tout !… (Changeant de ton.) Tu lui as peut-être dit ça d’un air provocant ! (la voix doucereuse, l’œil en coulisse, imitant censément sa femme.) « Je vais voir… (Œillade raccrocheuse.) si on monte mes malles… » (Nouvelle œillade à blanc, puis, voix ordinaire.) On peut tout dire avec la voix !… Et c’est souvent quand on ne dit rien que l’on dit le plus de choses !
Mais je t’assure que rien dans ma voix !…
Allons donc ! comme il n’y a pas de fumée sans feu… il n’y a pas de feu sans allumage !
Je te jure, Lucien, que je n’ai rien allumé !
Eh ! bien ! c’est bien !… (Mettant la lettre dans la poche intérieure de sa redingote.) Je veux bien admettre que c’est inconsciemment ! Mais, en tous cas, je te défends, tu m’entends ? je te défends de revoir le duc ! Quand il reviendra, j’exige que tu fasses dire que tu ne reçois pas !
Oh ! ça, sur ta tête !
C’est bien ! Ma tête n’a rien à faire là-dedans ! (À part et bien scandé, tout en descendant vers la droite.) En voilà un de réglé !
Scène VI
Monsieur Mongicourt !
Ah ! voilà l’autre, maintenant !
Petypon ! Ah ! Je ne suis pas fâché de te voir, toi !
Eh ! bien, oui ! bon, bien, quoi ? Tout à l’heure ! (Tout miel, à Gabrielle, tout en la prenant amicalement par les épaules.) Veux-tu me laisser avec Mongicourt, ma chère amie ?
Oui, mon ami !… (À Mongicourt, qui arpente nerveusement la pièce.) À tout à l’heure, monsieur Mongicourt !
À tout à l’heure, madame !
Eh ! bien, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Comment, « qu’est-ce qu’il y a » ! tu en as de bonnes, toi ! (Déposant son chapeau sur la chaise qui est derrière le canapé.) Ah ! ça, as-tu oublié ce qui s’est passé entre le général et moi ?
Ah !… oh !
Quoi, « ah ! oh ! » Comment ! ton oncle, à propos de rien, sans provocation de ma part, m’administre une paire de gifles !…
Pardon ! tu as mal compté ! une seule !
Oh ! une ! deux !…
Oui ! C’est pas le nombre qui fait.
Et tu t’imagines que ça va en rester là ?
Alors, quoi ?… un duel ?
Eh !… Un duel.
Oh ! c’est embêtant !… Ah ! c’est embêtant !
À qui le dis-tu ?
Écoute, mon cher, je regrette vivement que l’affaire ait eu lieu avec le général, parce tu comprends, étant donné le lien de famille, je ne peux vraiment pas te servir de témoin.
Comment, « de témoin » ?
Eh ! ben ; oui ! (sur un ton facétieux.) Tu ne comptes pas te battre sans témoins !
Me battre ? mais où as-tu pris que je voulais me battre ?
Dame ! qui dit : « duel » !… Tu voudrais un duel sans te battre ?
Mais c’est à toi à te battre ! c’est pas à moi !
Hein ! Tu veux que je me batte avec le général ? Moi ?
Évidemment !
Parce qu’il t’a giflé ?
Il m’a giflé… à cause de ta femme !
Oui ! mais parce qu’il croyait que tu étais son mari.
Eh ! bien, justement ! J’en ai assez de ce rôle ! et je vais aller trouver ton oncle pour lui dire toute la vérité.
Ah ! non, mon ami ! non ! je t’en prie, hein ? Ne complique pas !
Qu’est-ce que tu dis ?
C’est vrai ça ! Je me donne un mal énorme pour sortir de ce pétrin ! Dieu merci, jusqu’ici, il n’y a pas eu d’éclat !…
Ah ! Tu trouves qu’il n’y a pas eu d’éclat ?
Enfin, il n’y a pas eu d’éclat… qui me touche !… Toi, tu es en dehors !… Ma femme ne se doute de rien ; le général est toujours confit dans son erreur ; actuellement j’ai pris mes dispositions pour que rien ne vienne modifier la situation : j’ai écrit ce matin au général que je pardonnais à ma femme et que pour sceller la réconciliation je partais ce soir avec elle en Italie.
Toi !
Dans une heure je recevrai de Rome une dépêche du docteur Troudinelli ainsi conçue : « Êtes prié venir en consultation auprès du Saint-Père qui réclame vos lumières… Troudinelli ! »
Comment le sais-tu ?
C’est moi qui l’ai rédigée.
Hein ?
Même d’abord j’avais mis « Vittorio Emanuelo ». Mais j’ai réfléchi qu’aujourd’hui les rois, avec leur manie de déplacements !… tandis que le Pape !… je suis bien sûr au moins qu’il ne bougera pas du Vatican !
Tu es machiavélique !
Et c’est ce plan si bien combiné que tu voudrais démolir, en allant manger le morceau auprès de mon oncle !
Mais enfin, tu ne peux pourtant pas me demander, pour t’être agréable, de mettre ma gifle dans ma poche avec mon mouchoir par-dessus !
Mais est-ce que je te demande ça ?
Non, vraiment, quand je pense que j’ai fait (Accompagnant chaque chiffre d’un coup de poing sur le siège du canapé.) deux cent cinquante kilomètres pour encaisser une gifle !
Oui, ça… c’est un peu loin !
Un peu !
Ah ! mais, aussi, tu es étonnant à la fin !
Hein ?
La France est assez grande, cependant ! Il faut que tu ailles juste là-bas, dans un petit pays perdu ! à La Membrole ! qui est-ce qui connaît La Membrole ? au moment où il y a une gifle dans l’air ! Tu l’as cueillie… Il y a des gens qui ont la figure malheureuse ! Tu n’avais qu’à ne pas venir !
Ah ! ben ! non, tu sais !…
En tout cas, ce n’est pas une raison pour trahir un ami ! (Avec mépris.) Tout ça pour éviter de recevoir quoi ? Un petit coup d’épée.
Pourquoi ce serait-il moi qui le recevrais ?
Quoi ? c’est ce qui te fait reculer ! Car si tu étais sûr de le donner, ça te serait bien égal d’aller sur le terrain !
Moi !
Évidemment, parce qu’alors ce ne serait plus un duel ; cela reviendrait à une opération chirurgicale : tu serais à ton affaire !… Et c’est à ça que tu t’arrêtes ?
Oh !
Tu regardes à quoi ? (Avec un superbe dédain.) à ta peau !… Ah ! fi !… (impérieusement.) Non !… non ! tu ne parleras pas… Tu fais profession d’être mon ami, dis-tu ?… eh bien ! j’invoque le secret professionnel : tu ne parleras pas !
Oui, eh bien ! c’est ce que nous verrons !
Chut ! tais-toi !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Mon neveu est chez lui ? Oui ?
Nom d’un chien, mon oncle ! (Entraînant Mongicourt.) Viens ! Viens ! voilà le général !
Eh bien ! il arrive bien ! je vais lui dire…
Non, pas toi !… Je lui dirai, moi !… viens !… viens !
Bon ! mais, alors, tu te charges d’arranger tout ?
Oui, oui ! J’arrangerai tout ! viens ! viens !
Scène VII
C’est bon ! Eh bien ! maintenant, allez prévenir le docteur que le général le demande.
Le Général… et madame !
Non !… non ! ne parlez pas de madame ! Dites le général tout simplement.
Quel drôle de parapluie !
Et maintenant, nous allons tout arranger !
Oui, oh ! ben !… Si vous croyez qu’il tient tant que ça à me voir !
Mais si ! Mais si ! Mais, au fait, il vaut peut-être mieux que je lui parle avant !… Tenez ! entrez donc par là dans le petit salon. Je vous appellerai au moment voulu.
C’est ça, mon oncle ! vous m’appellerez !
Ah ! bien, il va en avoir une surprise ! (On frappe à la porte de gauche, deuxième plan.) Entrez !
La conférence est terminée ?
Sapristi ! la folle !
Le Général !
Mais qu’est-ce qu’elle fiche toujours chez mon neveu, celle-là ?
Ah ! général ! que je suis heureuse !…
Ah ! je vous en prie, madame ! Après ce qui s’est passé entre nous !…
Quoi, général, vous y pensez encore ?
Comment, si j’y pense !… Ma parole, vous ne me paraissez pas avoir la moindre conscience de la gravité de vos actes.
Oh ! si, mon oncle !
Ah ! et puis, ne m’appelez pas « mon oncle » ! (Un temps.) Appelez-moi « général ».
Quoi ? vous ne voulez pas que je sois votre nièce ?
Non !… (Prononcer « nan ».) Avant l’incident, j’ai bien voulu me prêter !… mais maintenant !…
Vous êtes donc intraitable ! Ah ! si vous saviez combien je regrette ce qui s’est passé.
Il est bien temps, madame !
Mais, vous savez, j’étais déjà très énervée par l’apparition de tous ces revenants !
Ah ! non, hein ! Je vous en prie ! (Se levant.) Ne faisons pas intervenir des blagues dans les choses sérieuses !
Des blagues ! mais, général, je vous jure !…
Tenez, voulez-vous que je vous donne un bon conseil ? Eh ! bien, quand il vous arrivera d’en voir encore, des apparitions, prenez donc une bonne trique ; et flanquez-lui une roulée à votre apparition ; vous verrez ce qu’il en restera !
Oh ! général, pouvez-vous blasphémer !
Parfaitement ! (Tout en venant à elle.) Ça vous édifiera sur la valeur de vos croyances, et évitera pour l’avenir de vous faire commettre des actes… que vous déplorez ensuite.
Oh ! oui, général, de tout mon cœur ! et je vous en demande bien sincèrement pardon.
Allons ! soit, madame ! (Lui donnant une petite tape amicale, sur la joue.) devant l’expression de vos regrets…
Ah ! général !…
Mais ceci, bien entendu, à la condition que votre mari confirme vos excuses en y ajoutant les siennes !
Oh ! si ce n’est que ça, il vous les fera.
Vous comprenez, moi… j’ai giflé votre mari !
Hein ! aussi ? Il ne me l’avait pas dit.
Tiens parbleu ! il ne s’en est pas vanté ! (Remontant fond droit.) Moi, au fond, je ne lui en veux pas.
Scène VIII
Ah ! mon oncle ! (À part.) Fichtre, ma femme !
Eh ! Arrive donc, toi ! tu me fais attendre.
Ah ! Lucien ! Nous nous sommes expliqués avec le général. Il est bon ! Il m’a pardonné.
Oui ?
Ah ! oui, mais à condition que votre mari me fera des excuses.
Mais comment donc ! Mais c’est entendu.
Oui ! Enfin ça… c’est son affaire !
Chère amie, j’ai à causer avec mon oncle, alors, si tu veux bien !…
Oui, oui ! comment donc ! (Fausse sortie. Se retournant vers Petypon, et à voix basse.) Dis-donc ! Tu ne m’avais pas dit que le général t’avait giflé.
Hein ! Moi ? Quand ça donc ?
C’est lui qui vient de me le dire…
Ah ! oui !… Oh ! j’étais tout petit !
Mais non, hier !
Ah ! hier, oui ! oui ! oh ! mais si gentiment.
Ah ?
D’un oncle, tu sais, c’est une taloche.
Oui ! Oui !
Allez ! va ! va !
Dis-donc ! C’est pas possible ! T’en pinces pour elle !
Hein ! Moi ? Pourquoi ?
Dame, chaque fois qu’on vient ici on la trouve !… Sais-tu que, si elle était un peu moins… blette, ça donnerait à jaser !
Oh ! mon oncle.
Comment s’appelle-t-elle déjà ? Tu me l’as présentée, mais je ne peux jamais me rappeler un nom !
Hein ?… Madame, euh !… (S’arrêtant court, puis bien froidement.) Madame Mongicourt.
Ah ! C’est ça !… Oui, oui ! « Mongicourt » ! (Répétant.) « Mongicourt » ! Je penserai à « gilet ».
À « gilet » ?
Oui !… « Mon-gilet-est-trop-court »… « Mon-gilet-est-court »… « Mon-gilet-court »… « Mongicourt ! » (Un temps.) J’arrive au nom comme ça.
Ah ! oui !… (Un temps.) Maintenant, est-ce que vous ne croyez pas que vous auriez plus vite fait de vous rappeler « Mongicourt » tout bonnement ?
Oh ! la ! la ! Oh ! non !… Non !… c’est trop compliqué !
Ah ?
Mais, je ne suis pas venu ici pour parler de ça ! Lucien ! je viens te prêcher la conciliation.
Comment ça ?
Il ne s’est rien passé entre ta femme et Corignon !
Oui, oh !…
J’en ai eu la certitude… Donc, je viens te dire : « Oublie et pardonne ! »
Ah ! mon oncle ! (Lui prenant la main.) c’est tellement mon avis, que je vous ai écrit ce matin pour vous annoncer que je pardonnais à ma femme ; et que, pour sceller la réconciliation, je l’emmenais dès ce soir en Italie !
Oui ? Ah ! que je suis heureux ! (Brusquement le faisant virevolter par les épaules.) Attends-moi ! Attends-moi !
Hein ? Quoi ? Qu’est-ce ?
Attends-moi !
Eh bien ! où va-t-il ? Qu’est-ce qui lui prend ?… Ah ! la ! la ! Quel bolide que cet homme ! Heureusement que je suis pas fragile !
Scène IX
Venez, mon enfant ! Venez !
Hein ?
Et jetez-vous dans les bras de votre mari ! il vous pardonne.
Lucien !…
Ah ! non ! non ! ça ne vas pas recommencer ! Emmenez-la ! je ne veux plus la voir ! emmenez-la !
Hein ? Mais comment ?…
Non, non ! je l’ai assez vue, celle-là ! (Envoyant des ruades dans le vide, dans la direction de la Môme.) Emmenez-la, je vous dis ! emmenez-la !
Mais, voyons ! Mais tu perds la tête !
Ah ! et puis, zut, tu sais !… Moi, ce que j’en fais c’est pour le général ! mais je m’en fiche, après tout ! qu’il reste donc avec sa vieille peau !
Hein !
Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Bonsoir !
Non, non, mon enfant ! Au nom du ciel ! pas de coup de tête ! vous le regretteriez.
C’est vrai, ça ! Je me mets en quatre pour lui être agréable !… pour lui éviter des embêtements !
Hein ? Oui, chut !
Il n’y a pas de « hein ? oui ! chut »!…
Mon enfant ! mon enfant !
Estime-toi bien heureux que je sois bonne fille, parce que sans ça !…
Oui, oui ! vous avez raison ! Tenez ! Allez m’attendre dans le petit salon.
Oui, oh ! ben, je l’ai assez vu, le petit salon.
Si ! Si ! mon enfant, je vous en prie ! Je vous appellerai.
Ah ! ben, c’est bien pour vous, allez !… Ah ! la la !… (Sur le pas de la porte, avant de sortir.) A-t-on jamais vu ! Ce vadrouilleur à la manque !
Scène X
Ah ! çà, mais tu es fou ? Qu’est-ce qu’il te prend ?… Comment ! tu me dis que tu lui pardonnes ; que tu l’emmènes en Italie ; et quand je la jette dans tes bras, voilà comment tu l’accueilles ?
Je vous demande pardon, mon oncle ! mais sur le moment, n’est-ce pas ?… Après ce qui s’est passé !… un mouvement de révolte !…
Mais puisque je te dis qu’il ne s’est rien passé !
Oui, vous avez raison, mon oncle, appelez-la donc et que tout soit fini !
À la bonne heure ! Voilà qui est bien parlé.
Oui !
Mais, dame, voyons ! (Il fait mine de remonter vers la porte du fond. Petypon, qui n’a pas lâché sa main, le tire à lui. Le Général, ramené contre Petypon.) Qu’est-ce qu’il y a ? (Petypon, sans lâcher la main du général, tend sa main gauche, par-dessus son poignet droit. Le Général, regardant la nouvelle main qu’il lui tend.) Ah ! (Il lâche la main droite de Petypon, et de sa main gauche lui serre la main gauche.) Mais oui, oui ! (Il fait de nouveau volte-face pour s’en aller, mais Petypon, qui ne l’a pas lâché, le ramène à lui comme précédemment et lui tend sa main droite par-dessus sa main gauche. Le Général regarde cette troisième main, étonné, puis.) Y en a plus ?
Non !
C’t heureux !
Je la ficherai à la porte dès qu’il sera parti, voilà tout !
Ah ! si je n’étais pas là pour tout arranger !
Monsieur, il y a deux messieurs qui sont déjà venus avant-hier.
Quels deux messieurs ?
Messieurs Marollier et Varlin. Ils disent qu’ils viennent de la part de M. Corignon.
Ah !
Quoi ?
Je sais !
Ah !
C’est pour ton duel !
Comment, mon duel !
Oui !… Tu te bats avec Corignon !… Je lui ai dit que tu attendais ses témoins.
Hein ! Mais pas du tout ! Mais en voilà une idée !
Priez ces messieurs d’attendre au salon !… (Au moment où Étienne fait demi-tour pour sortir, — brusquement.) Non ! (Demi-tour d’Étienne en sens inverse.) Madame y est !… Dans la salle à manger !…
Oh ! lala ! lala !
Ah !… (Étienne revient.) et puis, dites à madame Petypon !… (Répétant, pour bien préciser.) à madame Petypon… que le général la prie de venir dans le cabinet de monsieur.
Hein ! Mais non ! mais non !
Mais si, mais si ! quoi ? Allez !
Oui, mon général !
Ah ! ça va bien ! Ah ! ça va bien !…
Et maintenant, dis que je ne suis pas un homme de précaution.
Quoi ? (Manquant de s’embrocher.) Oh !
Eh ! là !… attention, que diable !… il est inutile de te blesser d’avance ! (Plaisamment.) c’est l’ouvrage de ton adversaire !
C’est délicieux ! (Changeant de ton.) Ah ! çà mon oncle, ça n’est pas sérieux !
Comment ça, pas sérieux ? Ce garnement mérite une leçon ! (Même jeu.) Moi, comme général, je ne peux pas la lui donner ! (Même jeu.) mais toi, comme mari offensé !…
Mais, qu’est-ce qu’ils ont donc tous à vouloir que je me batte ?
Scène XI
Eh ! Petypon ?
Nom d’un chien, l’autre ! (Se précipitant vers Mongicourt, et bas.) Oui, oui ! ça va bien ! je suis en train ! Va, je t’appellerai !
Enfin, dépêche-toi !
Mais va donc ! puisque je te dis que je suis en train !
Qu’est-ce que c’est ?
Rien !… un malade !… un malade qui s’impatiente !… Oh ! il peut attendre !… c’est une maladie chronique !
Dans le cabinet de monsieur ? Le Général ? Bon !
Oh ! on vient de ce côté !… Ça doit être ta femme. Tu ne vas pas recommencer comme tout à l’heure ?
Nom d’une pipe ! Gabrielle ! v’là ce que je craignais !
Allons, bon ! encore la folle.
Vous m’avez fait demander, général ?
Mais non, madame ! Mais non !
Non, non ! c’est une erreur !… Va dans ta chambre ! va dans ta chambre.
Il se tutoient !
Mais non !… Étienne m’a dit que le général me priait de venir dans ton cabinet.
Non ? Ah ! quel idiot ! (Se laissant tomber sur le fauteuil extatique en se tordant de rire.) Il m’envoie madame Mon… Mongiletcourt…
Oh !
Qu’est-ce qu’il dit ?
… quand je l’ai chargé de faire venir madame Pet…
Ouf !
Ah ! mon Dieu !… le général ! vois donc !…
Quoi ?
Ah !
Eh ben ! quoi ? que je voie quoi ? (N’obtenant pas de réponse, il se retourne et apercevant sa femme en état d’extase.) Gabrielle ! qu’est-ce que tu fais ?
Scène XII
Monsieur Chamerot ! (Il attend trois ou quatre secondes qu’on lui dise : « Faites-entrer ! », il regarde, étonné, du côté du groupe ; ne comprenant rien à ce qu’il voit, il avance plus près. Avec stupeur.) Ah !… mais qu’est-ce qu’ils ont ? (S’avançant jusqu’au dessus du fauteuil, entre madame Petypon et le général.) Monsieur !… Madame !… Ah !
Eh ! ben, quoi donc, ma petite Môme ! on fait attendre comme chez le dentiste ? (Descendant au milieu de la scène.) Oh ! sapristi, du monde !… Mon Dieu ! le général, (La main au képi, parlant au général.) Mon général, excusez-moi !… J’allais chez mon oncle qui demeure au-dessus… je me serai évidemment trompé d’étage, et… Comment ?… Oh ! pardon, je croyais que mon général me parlait… (Devant le silence général, regardant de plus près.) Ah ! çà, qu’est-ce qu’ils ont ? Ils sont changés en statues ! (S’affolant.) Ah ! mon Dieu, mais ils sont pétrifiés ! (Courant jusqu’à la baie du fond, dont il écarte les rideaux, en passant, sans les ouvrir.) Au secours ! À l’aide ! (Sans s’arrêter, il est allé jusqu’à la porte de gauche qu’il entr’ouvre pour crier.) Au secours ! une catastrophe ! au secours !
Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Je ne sais pas, monsieur ! Là ! là ! regardez-les !
Sapristi ils ont oublié de mettre les gants ! (Se tordant.) Le musée Grévin à domicile !… C’est à se tordre ! et je n’ai pas d’appareil pour faire un instantané ! (Tout en se tordant, il a traversé la scène, pour remonter jusqu’au dessus du fauteuil. Frappant sur le bouton de droite.) Allez ! debout, les dormeurs !
À la Monaco, l’on danse,
L’on y danse,
À la Monaco, l’on danse tout en rond !
Boléro de la Cruche cassée.
Trala lalala, lalala, lala, la, etc.
Chamerot (3), avec des gestes d’amour, son képi dans la main.
Vous êtes si jolie, Le Général (6), devant la table.
As-tu vu la casquette, la casquette, Gabrielle (4), amoureusement, à Étienne.
Oh ! parle encore, Étienne (5), enlaçant la taille de Gabrielle et chantant sur un air à lui.
Aglaé, ne sois pas farouche, |
Presque en même temps, le réveil s’opère chez chacun des sujets.
Petypon, à part.
Qu’est-ce qu’il y a eu donc ? Gabrielle, à part, dans les bras d’Étienne.
Où suis-je ? Chamerot, à part.
Eh ! ben, mais, quoi donc ? Le Général, à part, descendant à droite.
Ah ! çà, j’bats la breloque ? |
Ah !
… Ta bouche à baiser.
Étienne ! ah ! pouah !
N… de D… ! la patronne !
Le Général ne m’a pas vu ! filons !
Oh ! brutal !
Eh ! ben, mon vieux !…
Sapristi, Mongicourt !
Et maintenant, puisque voici le général ! (Au général.) Général !
Non ! non ! Pas maintenant !
Monsieur Mon… Mongilet trop court !…
Comment est-ce qu’il m’appelle ?
Nous n’avons rien à nous dire, monsieur !… que par l’entremise de nos témoins !
Mais, permettez !…
Si ! si ! il a raison !
Toi ! attends-moi !… je vais chercher ta femme !
Aha !… Oui, oui ! je sais !… allez !
Je reviens.
Qu’est-ce qu’il a dit qu’il va chercher ?
Rien, rien ! sa pipe, il va chercher sa pipe.
Mais non, il a dit « ta femme ».
Parfaitement ! « Taphame », c’est comme ça que ça s’appelle en Algérie ! Ça veut dire pipe en arabe.
Ah ?
On dit je fume ma « Taphame ». (Cherchant à les entraîner dans la chambre de gauche.) Tenez ! allons par là ! Voulez-vous ? Allons par là !
Ah ! ça, mais tu ne lui as donc pas parlé ?
Mais si ! mais si ! Seulement, ça ne se fait pas si vite !…
Mais oui, mon enfant, mais oui ! Je vous en réponds !
Le voilà qui revient ! (Saisissant Mongicourt et Gabrielle chacun par un poignet et les ramenant tous deux l’un contre l’autre pour les pousser en paquet vers la pièce de gauche.) Venez par là, venez par là !
ENSEMBLE. |
Gabrielle.
Mais, pourquoi, pourquoi ? Mongicourt.
Mais non, mais non ! Bousculés et roulant l’un contre l’autre dans la poussée de Petypon.
|
Allez ! Allez !
Ah ! Lucien, mon garçon !…
Oui, oui, tout à l’heure ! (Envoyant une dernière poussée.) Mais, allez donc !
Scène XIII
Eh ! bien, quoi ? il s’en va au moment où nous arrivons ! (Se retournant pour faire entrer la Môme qui attend dans le vestibule.) Venez, mon enfant, venez, je vais vous ramener votre mari aussi empressé et amoureux que par le passé.
Ah ! ben ! c’est bien pour vous, général, ce que j’en fais !
Allons, mon enfant, pas de nerfs surtout ! pas de nerfs.
Ah ! vous êtes bon, vous, général ! (Lui frisant sa moustache de la main droite.) Vous me comprenez.
Mais oui, je suis bon !… (Se campant bien face au public, les jambes écartées, les genoux pliés, et les mains sur les genoux.) Allons, ma nièce, embrassez votre oncle.
Ah ! oui, mon oncle !… Avec joie !
Oh ! nom d’un chien !… (Plus fort.) Oh ! nom d’un chien ! (Se dégageant et gagnant la droite.) Ah ! nom d’un chien de nom d’un chien, de nom d’un chien !
Ah ! ce baiser m’a fait du bien !
Ah ! si elle n’était pas ma nièce ! Cré nom de nom !
Ah ! C’est un homme comme vous qu’il m’aurait fallu, général ! un homme… (Lui introduisant furtivement l’index dans l’oreille, ce qui le fait sursauter.) qui me comprît !… Ah ! je vous assure qu’avec vous !…
Eh ! Quoi ?… Alors, mon neveu !… Il ne vous comprendrait pas ?
Oh ! pour ce que je lui suis !…
Est-il possible ! Il vous délaisse !… Oh !… (Brusquement, comme une trouvaille.) Et pour une autre peut-être !
Oh ! ne parlons pas de ça !
Ah ! nom de nom ! Je comprends maintenant le pourquoi de votre coup de tête !
Je n’en calculais pas la portée.
Ah ! pauvre innocente !… que de ménages ainsi disloqués par l’incurie des maris !
Ah ! mon oncle !
Entre chair et cuir. — Ah ! nom de nom !… (Un peu plus fort.) Ah ! nom de nom ! (Se dégageant et gagnant la droite en ramenant nerveusement un côté de sa redingote sur l’autre.) Ah ! nom de nom, de nom, de nom ! (Avec transport.) Ah !… pourquoi faut-il qu’elle soit ma nièce ! (Revenant à elle et l’enlaçant fiévreusement de son bras gauche.) Et c’est cette petite femme-là que son mari, par son indifférence, jetterait dans les bras d’un autre ?… Non, non ! (Il l’embrasse sur la tempe droite.) Je ne veux pas d’un autre !… (Nouveau baiser.) Un autre ne l’aura pas !… (Nouveau baiser.) Tenez, mon enfant, (La conduisant au fauteuil extatique.) asseyez-vous là ! (Tandis que la Môme s’assied, gagnant la gauche.) Je vais lui parler, moi, à votre mari !… et nous verrons !… (Revenant à la Môme.) Ah ! mais, si je m’en mêle, mille millions de tonnerres !… (Il donne un grand coup de poing sur le bouton gauche du fauteuil ; courant, — choc. La Môme est endormie. Le Général, sans se rendre compte de l’effet de son geste, a gagné à grandes enjambées la porte de gauche ; arrivé sur le seuil, il se retourne et avec un geste de la main.) Bougez pas !
Scène XIV
Le duc de Valmonté !
J’espère que cette fois je serai plus heureux !… Je ne la comprends pas ! C’est elle qui m’a demandé de venir… je lui fais dire que je suis là, et elle m’envoie la vieille ! Ah ! non, ça !… (Apercevant la Môme endormie.) Eh ! mais la voilà ! (Se levant.) Ah ! madame, vous étiez là ! moi qui désespérais de vous voir !… Ah ! je suis bien heureux ! j’ai bien pensé à vous depuis hier, aussi je n’ai eu de cesse !… J’ai dit à maman que je venais chez vous… elle m’a chargé de vous exprimer tous ses bons souvenirs !… Alors, n’est-ce pas ?… Mais qu’est-ce que vous regardez comme ça ?… (À part.) Qu’est-ce qu’elle regarde ? (Haut.) Madame ! (À part.) Elle me fait une blague. (Haut.) Madame, je vous préviens que, si vous me faites une blague, je vais me venger !… Mais… en vous embrassant, madame… Oh ! vous pouvez sourire !… Vous ne me connaissez pas, quand une fois je m’y mets !… Une fois ? Deux fois ? Vous ne voulez pas me répondre ? Non ? Eh bien ! tiens !
Scène XV
Viens, mon ami ! (Paraissant et entrant à reculons en train qu’il est de parler à Petypon qui le suit.) Viens la voir, l’image de l’Innocence ! Regarde-la l’image de l’Innocence ! (Se retournant et apercevant le groupe endormi.) Ah !
Allons, bon ! qui est-ce qui a fait marcher le fauteuil !
Mais, qu’est-ce que c’est ?
C’est rien ! Tenez !
Le Duc.
Une femme du monde ! Je suis l’amant d’une femme du monde ! Oh ! maman ! maman ! La Môme.
Ouh ! le petit Ziriguy à sa Momôme ! Ouh ! ma choute ! Oh ! mon lapin vert. Ils s’embrassent.
|
Qu’est-ce qu’ils racontent ?
Où suis-je ?
Eh ! bien, quoi ?
Le Général !
Hein ! d’où sort-il, celui-là ?
Mais qu’est-ce que j’ai eu donc ?
C’est rien ! rien !… C’est le fauteuil extatique : quand la bobine est en mouvement et qu’on s’assied, on s’endort.
Non ?… Tout le monde ?
Tout le monde.
Ouida ! ah ! ben, moi… ça ne m’endormirait pas !…
En vérité !
Mais c’est pas tout ça ! Mes enfants, nous voilà en présence, pas d’explications et embrassez-vous !
Ah ! ma foi, puisqu’il n’y a pas moyen autrement !… (Haut.) Dans mes bras, ma femme !
Allez-y, sa femme !
Lucien !
Scène XVI
Ah !
Sapristi, ma femme !
Ça y est ! v’la la loufetingue !
Oh !… Comment, c’est toi ! C’est toi qui est là !
Hein !
Mais oui, c’est… c’est moi !
Ah ! que je suis contente de te voir !
Ma femme tutoie la Môme !
Ah ! ma tante !
Qu’est-ce qu’elle dit ?
Ma chère tante !
Ça y est !… v’là la crise…
Ah ! ce que je suis contente !… (Passant 2 et à Petypon.) Ma tante ! C’est ma tante ! (À la Môme.) Oh ! mais, je ne t’ai pas dit… Je ne t’ai pas dit ce qui s’est passé à la Membrole !
Non !…
Non ! non ! C’est pas la peine ! nos savons ! nous savons !
Mais ma tante ne sait pas…
Oui, eh ! bien, c’est pas le moment ! pas ici ! pas ici !
Ah ! comme tu voudras ! (À la Môme.) Eh ! bien, alors, viens dans ma chambre ; je te raconterai.
Mais non ! mais non !
Mais si, quoi ?… Je te laisse avec le général et j’emmène ma tante !… (Avec élan.) Viens, ma tante !… ma chère tante !
Mais, voyons…
Oh ! ce qu’elle m’embête, ma nièce !
Mon Dieu ! Il me semble que je navigue dans un rébus !
Ah ! c’est pas pour dire, mais elle est vraiment marteau avec sa manie de parenté !…
Oui !… Oui ! elle est un peu…
Mais laissons cette échappée de cabanon…
Oh !
… et parlons de toi. Tu ne saurais croire combien je suis content de t’avoir ramené ta femme.
Ma f… Ah ! et moi donc !
Quand on pense que tu délaisses une petite femme comme ça ! Mais elle est adorable, idiot ! (Il lui envoie une bourrade au défaut de l’épaule.) Elle est exquise, brute ! (Nouvelle bourrade.) Mais tu veux donc qu’un autre te la souffle, daim !
Eh ! mais dites donc !… vous me paraissez bien emballé, mon oncle !
Moi ?… Ah ! je ne le cache pas ! Si elle n’était pas ta femme !… si elle n’était pas ma nièce !… Ah ! ah-ah-ha-ha !… (Ne sachant comment traduire mieux sa pensée.) Et allez donc, c’est pas mon père !
Qu’est-ce que vous feriez donc ?
Ah !… je ne sais pas ! Je crois, nom d’une brique ! que je serais capable de t’avantager sur mon testament !
Non ?… Votre parole ?
Ma Parole !
Mon Dieu, et moi qui me donnais tout ce mal !… (Allant au général et bien lentement pour ménager son effet.) Eh bien ! mon oncle, soyez heureux !… Elle n’est pas ma femme !
En vérité !
Non !
Elle est bonne !
Comment ?
Elle est bonne ! Elle est bonne ! Elle est bonne !
Mais, mon oncle !…
Ah ! assez, hein ? tu ne vas pas encore recommencer ! Si tu dois me la faire comme ça tous les deux jours… Ah ! non, non, ça ne prend plus !
Je vous assure, mon oncle…
Oui, eh ! ben, assez ! J’aime pas les blagues.
Monsieur !…
Ah ! ça n’est pas ta femme ! Eh bien ! nous allons bien voir ! (Se campant, le poids du corps sur les genoux écartés et pliés, les deux mains étendues pour parer à toute communication d’un personnage avec l’autre, — à Étienne.) Eh ! vous !… je ne sais pas comment vous vous appelez… (Bien posément, comme pour l’énoncé d’un problème.) De qui madame Petypon est-elle la femme ? (Vivement, à Petypon.) Chut !
Mais… de monsieur Petypon.
Là ! je savais bien !
Mais… il est bête !
Ah ! non, non ! il est étonnant ! Il n’y a que quand on lui ment qu’il vous croit, cet homme-là !
Monsieur ! Ce sont les deux messieurs de tout à l’heure qui demandent si on ne les a pas oubliés ?
Ah ! c’est juste ! Faites-les entrer.
Ah ! bon, les autres maintenant !
Scène XVII
puis ÉTIENNE, MAROLLIER, VARLIN, puis GABRIELLE.
Ah ! pour ta gouverne ! afin de ne pas mêler ta femme à tout ça…
Bien, bien !
Quoi, « bien, bien » ?… Tu ne sais pas ce que je vais dire… Il est convenu avec Corignon que le véritable motif de la rencontre resterait ignoré.
Bon, bon !
Même de ses témoins…
Entendu ! Entendu !
Donc ils ne savent rien.
Bon, bon !
Le prétexte : n’importe quoi.
Oui, oui.
Vous vous battez… parce que tu aurais dit… ou qu’il aurait dit…
Entendu ! entendu.
Enfin à propos de potins… sans préciser davantage.
Oui ! oui ! Tout ce qu’on voudra. (À part, en gagnant l’extrême gauche.) Ça m’est égal, je ne me battrai pas.
Ah ! Diable, mais !…
Qu’est-ce qu’il y a encore !
Tu n’as pas de second témoin !
Ah !… non !
Je ne peux pas faire les deux témoins à moi tout seul.
Ah ! évidemment vous ne… (Brusquement.) Eh bien ! v’là tout ! On se battra une autre fois !
Hein ! Mais pas du tout ! Mais tu en as de bonnes !
Sapristi ! Encore là !
Le duc !… Mais le voilà, ton second témoin ! (Il remonte, écarte le rideau de droite et l’on aperçoit, à la tête du lit, le duc assis, la jambe gauche repliée sous la cuisse droite, et son bouquet toujours à la main. Au duc.) Venez, duc ! venez !
Hein ! Général, c’est que…
Mais venez, je vous dis ! N’ayez pas peur, quoi ? On ne vous mangera pas ! C’est vous qui êtes le second témoin.
Moi ?
Vous.
C’est que…
Ne vous inquiétez pas. Vous n’avez qu’à me laisser parler et à opiner ; par conséquent…
J’opinerai, mon général ! j’opinerai ! (À part, en allant s’asseoir sur le canapé.) C’est pourtant pas pour ça que je suis venu !
Messieurs Marollier et Varlin.
Veuillez entrer, messieurs !
Mes témoins !
Mon général, c’est avec orgueil que j’ai appris que j’avais à défendre les intérêts de mon client avec un témoin de votre importance. Aussi vous pouvez être sûr que je ferai tout…
Oh ! je vous en prie, lieutenant !… (Un temps.) Veuillez considérer, pour la conduite de cette affaire, qu’il n’y a plus ici un général et un lieutenant !… mais des mandataires, ayant mission égale et partant, des droits égaux. Par conséquent !…
Oui !… C’est très joli, mon général, mais comme une fois l’affaire réglée vous redeviendrez le général ; et moi le lieutenant !…
Soit ! Mais, en attendant, nous sommes témoins ; restons témoins !
M. Varlin, le second témoin.
Le duc de…
Oh !
Mais levez-vous donc !
Ah ?… pardon !
Le duc de Valmonté, le second témoin.
Messieurs !
Posez donc votre bouquet !
Comment ?
On ne règle pas une affaire d’honneur avec un bouquet.
Oui !
Monsieur croit peut-être être témoin à un mariage.
Ah ! non, hein ! pas de mots ! taisez-vous ! ne recommencez pas !
Si vous voulez prendre des sièges, messieurs !
Parfaitement, mon général !
Tenez, vous avez un fauteuil qui vous tend les bras.
Merci !… merci bien !
Vous êtes au courant, messieurs, du… (Apercevant le duc, toujours debout près de lui, et lui cinglant comme précédemment le gras du bras gauche.) Asseyez-vous donc ! (À part, tandis que le duc, furieux et bougonnant intérieurement, s’assied en se frottant le bras avec humeur.) Quel cosaque ! (Haut aux témoins.) Vous êtes, au courant, n’est-ce pas ? messieurs, du motif de la rencontre ? À la vérité, il n’est pas bien grave ; mais, pour des gens comme nous, la gravité des causes importe peu. (Les autres témoins s’inclinent pour acquiescer.) Votre client a dû vous le dire : il s’agit de potins.
En effet, c’est bien ce que le lieutenant nous a dit : M. Petypon ici présent aurait affirmé que ce n’était pas le premier épicier de Paris.
Qui ?
Potin.
Moi !
Pot… ? (Comprenant subitement.) Ah ! oui !… oui, parfaitement ?… (Changement brusquement de ton.) Eh ! ben mais… si mon client maintenant n’a plus le droit de donner son avis en matière d’épicerie !… Je réclame donc pour lui la qualité d’offensé.
Je suis absolument de votre avis, mon général ! absolument ! mais…
Mais, quoi ?
Mais il me semble que c’est tout le contraire.
Comment, « Vous êtes de mon avis et c’est tout le contraire » ?
Il me semble que cet avantage doit revenir à mon client.
Et pourquoi ça, à votre client ?
Dame, absolument, puisque c’est la phrase prononcée par votre client, mon général, qui a offensé le mien.
Eh ! bien, tans pis pour lui ! Il n’avait qu’à ne pas s’offenser d’une phrase qui ne s’adressait pas à lui ; tandis que c’est lui en se mettant en colère après mon client…
Ah ! permettez mon général…
Permettez vous-même !
Cependant !…
Il n’y a pas de cependant.
Mais…
Ah ! et puis en voilà assez ! (Marollier, instinctivement, s’est levé et prend immédiatement la position du « garde à vous ». Varlin se lève également.) Je n’admets pas qu’un simple lieutenant se permette de contredire son général.
Vous avez raison, mon général ! vous avez raison !
Je vous ficherai aux arrêts, moi !
D’ailleurs, écoutez, c’est bien simple : si on veut, je la retire, moi, la phrase ; par conséquent, ça arrange tout.
Ah ! toi, on ne te demande rien ! Mêle-toi de ce qui te regarde.
Mon général a raison ! Mêlez-vous de ce qui vous regarde !
Mêlez-vous de ce qui vous regarde, puisqu’on vous le dit !
C’est trop fort ! il s’agit de mon existence ; et ça regarde tout le monde excepté moi !
Qu’est-ce qu’elle peut faire madame Petypon qu’on ne la voit pas !
Levez-vous donc !
Ah ! m…e !
Messieurs !… (Une fois assis lui-même :) Je réclame donc pour… (Apercevant le duc toujours debout, et le regardant avec un hochement de tête.) C’est effrayant ! (Lui envoyant une tape plus forte que les autres.) Mais asseyez-vous donc, sacré nom !
Oh ! mon bouquet !
Je réclame donc pour mon client la qualité d’offensé.
Mais comment donc, mon général ! si ça peut vous être agréable !…
J’y tiens d’autant plus que cette qualité nous donne le choix des armes ; et nous permet d’écarter l’épée, qui, j’y réfléchis bien, mettrait mon client dans un état d’infériorité absolue ! Le lieutenant Corignon l’embrocherait comme un poulet.
Frrrou !
C’est évident !
N’est-ce pas votre avis, duc ?
Je ne pourrai jamais lui offrir ça !
Duc !
Eh ?
Quoi, « eh ? » Je vous demande si c’est votre avis ?
Hein ? Oh ! pffut !
Merci ! (À Varlin.) Et vous, monsieur ?
Oh ! moi vous savez je m’en f…
Oui !
Ah ! nous sommes bien secondés ! (À Marollier.) N’importe ! je vois que nous sommes d’accord ; nous choisirons donc le pistolet.
C’est ça, le pistolet !
Mais… il peut me toucher !
Eh ! naturellement, il peut ; mais toi aussi ! Tu n’imagines pas que nous allons te préparer un duel où tu ne risques rien ? (Au duc.) Vous pouvez vous lever, vous savez, duc ! c’est fini !
Ah ?
Au pistolet !
Oui, oui, au pistolet !
Oui ? Eh bien ! non !
Quoi ?
C’est trop fort à la fin ! Vous disposez de moi, là ! vous y allez !… vous y allez !… (Brusquement.) Je ne me battrai pas !
Hein !
C’est vrai, ça ! « l’épée ; le pistolet ! » Vous en parlez à votre aise !… (Revenant sur eux.) On veut que je me batte ? Eh bien ! soit ! j’ai le choix des armes ? je prends le bistouri !
Mais tu es fou !
Il se moque de nous !
Que signifie ce tapage ?
Après tout, c’est moi qui me bats, n’est-ce pas ? Eh bien ! je choisis mon arme !
Qu’entends-je ? Tu as un duel ! Lucien, je ne veux pas ! je ne veux pas que tu te battes !
Ah ! toi, laisse-moi !
Allons, bon, rev’là l’autre
Lucien, je t’en supplie ! je ne veux pas ! Songe à moi ! à moi qui t’aime !
Ah ! mon Dieu !…
Mais non, madame, rassurez-vous ! il n’y a pas de duel !
Mais oui !
On causait amicalement.
C’est bien ça !
Si, si, j’ai entendu ! Lucien ! mon Lucien !
Je comprends tout, maintenant, ses tutoiements, sa présence continuelle ici !… (Au duc (1).) Et c’est pour des femmes comme ça que les maris délaissent le foyer conjugal ! (Appliquant brusquement sa main droite dans le dos du duc, et sa main gauche dans celui de Varlin, et projetant le premier contre l’estomac du second, de façon à les coller l’un contre l’autre.) C’est bien, messieurs !
Oh ! mon bouquet !
Allez ! nous reprendrons cet entretien ailleurs !
Oui, mon général !
Allez ! Allez !
Scène XVIII
Ah ! je comprends tout, maintenant ! Madame est ta maîtresse !
Hein ?
Qu’est-ce que vous dites ?…
Mais, mon oncle !…
Laisse-moi tranquille !
Moi, moi, sa maîtresse !
Hein ? Oui ! non ! ne te mêle pas ! ne te mêle pas !
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Venez, pauvre enfant, et apprenez à connaître ce que vaut celle que vous appelez votre amie !… Elle vous trompe avec votre mari !
Aïe !
Moi ! moi ! Mais je suis sa femme !
Vous !
Je vous expliquerai !
Laisse-moi tranquille ! (Désignant la Môme.) Ta femme, la voici !
Elle ? mais c’est votre femme !
Hein ! oui, chut !…
Fichtre ! ça se gâte !
Ma femme, elle ! (Courbé par le rire et se laissant tomber dans le fauteuil extatique.) Ah ! ah ! laissez-moi rire !
Le fauteuil !
Il se précipite derrière le fauteuil pour presser le bouton, mais au moment où il fait fonctionner la bobine, le général se relève.
Ah ! Ah ! Ah !
Raté !
Ah ! ça, général ! expliquez-vous !
Non, non ! pas d’explications !
Ah !… Vous, général ! Il faut que je vous parle !
Mongicourt à présent !… Ah ! tout est perdu !
Il se laisse tomber dans le fauteuil sans réfléchir que la bobine est en mouvement. Immédiatement, il reçoit le choc ; un hoquet : « Youpp ! » et le voilà figé dans son attitude dernière, les yeux ouverts, le sourire aux lèvres.
Non, monsieur, non ! pas d’explications !
Mais, permettez !…
Inutile, monsieur ! après ce qu’a fait votre femme !…
Où ça, ma femme ? Qui ça, ma femme ?
Mais… Madame !
Moi !
Mais ça n’est pas ma femme !
Je suis la femme du docteur Petypon !
V’là le grabuge, caltons !
Oui ? eh ! bien, ça ne prend pas ! vous pensez bien que je la connais ! Je la connais la femme de mon neveu ! puisqu’il l’a amenée à La Membrole avec lui.
Hein ! il l’a amenée, lui !
Mais parfaitement ! De même que je sais bien que vous êtes la femme de M. Chose, là, Machincourt.
Quoi ?
Mais c’est le genre, ici, de toujours prétendre que vos femmes ne sont pas vos femmes !… à ce point que vous en arrivez à vouloir me faire croire que la femme de mon neveu est ma femme ! vous comprenez que cela dépasse les bornes !
Mais qu’est-ce qu’il dit ?
Allons, assez de blagues comme ça !… Non, me persuader qu’elle est ma femme, elle !… Eh bien ! où est-elle donc ? (Appelant en remontant.) Ma nièce !… ma nièce !
ENSEMBLE. |
Gabrielle, emboîtant le pas au général.
Mais enfin, général !… Mongicourt, à la suite de Gabrielle.
Général, voyons !… |
Allez, rompez ! (Il sort de droite en appelant.) Ma nièce ! ma nièce !
Ah ! non, par exemple, celle-là…
Ah ! c’est trop fort ! (À Petypon endormi.) Ah ! gredin, tu avais une maîtresse et tu la faisais passer pour ta femme !… Ah ! tu !… (À Mongicourt.) Non, mais regardez-le !… et il ose sourire !… Ah ! bien, attends un peu !…
Prenez garde ! Vous n’avez pas de gants !
Vous avez raison. Où sont-ils les gants ?
Mais non ! Mais non, voyons !
Si ! Si ! Où sont-ils les gants ? Ah ! les voilà ! (Elle prend le gant de la main droite et l’enfile tout en redescendant à gauche du fauteuil.) Ah ! tu m’as trompée ! Ah ! tu as abusé de ma confiance ! Eh ! bien, tiens ! (Ayant pris un peu de champ, elle soufflette son mari du revers de la main droite. La figure de Petypon reste souriante et immobile.) Ah ! tu as une maîtresse ! Eh bien ! tiens ! (Nouveau soufflet du revers de la main droite.) Ah ! tu fais la fête ! Eh bien ! tiens ! tiens ! tiens !
Assez ! assez ! grâce pour lui !
Il pleut des baisers,
Piou ! Piou !
Quoi ?
Ah ! je vais t’en donner, moi, des caresses ! Tiens !
Oh !
Tu l’as sentie, celle-là !
Gabrielle !…
Arrière, monsieur ! Le Général m’a tout dit !… Désormais, tout est fini entre nous ! Je reprends ma vie de jeune fille !
Gabrielle, voyons !
Il n’y a pas de « Gabrielle, voyons » ! Je vous dicte mes volontés ; vous n’avez qu’à vous soumettre !
C’est bien !
Je quitte cette maison !
Bon !
Nous divorçons !
Bon !
Je reprends ma fortune !
Bon ! (Relevant la tête.) Oh ! tout, alors ?
Tout ! (Remontant pour lui faire la place et lui indiquant la porte.) Et maintenant, sortez ! que je ne vous voie plus !
Bon ! (L’échine pliée, d’un pas lourd, il gagne théâtralement la porte de droite. Arrivé sur le seuil, il se retourne et mélodramatiquement.) Je retourne chez ma nourrice !
Ce pauvre Petypon ! vous avez été dure pour lui !
Jamais trop ! Si vous croyez m’apitoyer sur son sort !… (Marchant sur Mongicourt qui recule à mesure.) Ah ! il veut faire le gandin à son âge ! Ah ! je ne lui suffis pas ! Eh bien ! qu’il aille se faire consoler ailleurs !
Scène XIX
puis LE DUC, puis PETYPON, puis LE GÉNÉRAL.
Le duc de Valmonté !
Lui ! Ah ! bien, il arrive bien !
J’espère que cette fois… (Se trouvant nez à nez avec Gabrielle et pivotant aussitôt sur lui-même pour filer.) Nom d’un chien ! encore elle !
Venez, duc, venez ! Ah ! vous pouvez vous vanter d’arriver au moment psychologique !
Hein !
Vous m’avez écrit que vous m’aimiez ?
Moi !
Ne vous en défendez pas ! Je ne serai pas cruelle !
Qu’est-ce qu’elle dit ?
Ah ! le malheureux !
Et d’abord,… (Saisissant de la main gauche la main du duc qui tient le bouquet, et, de la main droite, farfouillant dans les fleurs.) cette fleur de votre bouquet à mon corsage…
Non ! non !
…comme emblème d’amour !
Elle la met à son corsage.
Oh ! mais, madame, vous m’abîmez mon bouquet.
Et maintenant, (Plongeant sur elle-même dans cette position pour se donner un élan.) emmenez-moi, duc ! (Se laissant tomber sur la poitrine du duc dont elle, écrase ainsi le bouquet.) je suis à vous !
Hein ! Ah ! mais non ! ah ! mais non !…
Venez, duc ! venez ! C’est une femme qui a soif de vengeance qui vous le demande !
Laissez-moi ! Au secours ! Maman ! Maman !
Hein ! quoi ? Il se sauve !
On dirait !
Les voilà, les hommes, tenez ! Diseurs de belles paroles et quand on les prend au mot !…
Gabrielle !… Gabrielle !…
Qui m’appelle ?
C’est moi ! ton bon ange !
Hein ?
Ah ! mon Dieu ! l’ange Gabriel ! Je reconnais sa voix !
Petypon !
Chut !
Eh ! bien, il en a un toupet !
Gabrielle ! Gabrielle !
Je t’écoute, ô mon bon ange !
Gabrielle, tu es en train de faire fausse route ! tu as le meilleur des maris !… Tu… (Apercevant le général qui surgit de droite.) Nom d’un chien ! mon oncle !
Il dissimule vivement son visage derrière son coude gauche relevé.
Mille tonnerres, on s’est moqué de moi !… (Apercevant l’apparition sur le lit.) Ah !
Ça y est ! pigé !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Le Général ! Ah ! il arrive bien ! (À l’apparition, mais sans se retourner vers elle.) Pardonne-moi ce que je vais faire, ô ange Gabriel ! mais c’est pour convaincre un hérétique !
Qu’est-ce qu’elle fait ?…
Regardez, général ! et soyez converti !
Oh ! là ! là ! oh ! là ! là !
Gabrielle ! une épée ! eh ! là ! eh ! là !
Ah !
Gabrielle ! pas de bêtises !
Ah ! c’est toi, misérable ! toi qui te moques de moi !
Gabrielle !… Gabrielle !…
Attends un peu ! attends un peu !
Au secours ! Au secours !
Attends un peu ! Ah ! gueux ! Ah ! scélérat !
Scène XX
Ah ! ah ! ah ! ce pauvre Petypon !
Ah ! ah ! ah ! je crois qu’elle doit être édifiée sur ses apparitions !
Ah ! ah ! je n’ai pourtant pas envie de rire !
Ah ! monsieur mon neveu, vous voulez mystifier le monde !… Mais tout finit toujours par se découvrir ; vous venez d’en avoir la preuve !… (Descendant et à Mongicourt.) Et à ce propos, monsieur, je vous fais toutes mes excuses !
À moi, général ?
Je sais tout !… Cette chère petite enfant m’a tout dit ; (Émoustillé.) elle est délicieuse ! Figurez-vous qu’elle ne connaît pas l’Afrique ! (Brusquement, de nouveau sévère.) Vous n’êtes pas le mari de madame Mongicourt ?
Mais non, général, puisqu’elle est la femme de Petypon !
Bien oui, je le sais bien ! mais, hier, n’est-ce pas ? j’ignorais ! alors, je vous ai envoyé une…
Oui !
Qu’est-ce que vous voulez ? Je sais bien qu’une gifle est une gifle !… Mais l’insulte n’est pas dans le fait, mais dans l’intention !… Ici, elle ne s’adressait à vous, que du moment que vous étiez le mari de la femme qui m’avait…
Oui !
Vous ne l’êtes pas… Cette gifle n’est donc pas un affront ! Ce n’est qu’une commission.
Comment ça ?
Le vrai destinataire est mon neveu Petypon ; (Avec un petit geste d’offrande.) vous n’avez qu’à lui faire parvenir.
Mais… c’est vrai !
Scène XXI
Lui !
Mon Dieu ! pardonnez-moi ce dernier mensonge, il le fallait, pour convaincre ma femme !… (À Gabrielle, encore hors de vue.) Viens, Gabrielle !
Ah ! te voilà, toi ! Je sais tout ! Tu m’as menti.
Hein ?
Qu’est-ce qu’il y a encore ?
La chère enfant que tu m’as présentée pour ta femme n’a jamais été ta femme ! Ta femme, c’est madame !
Évidemment !
Mais c’est ce que je me tue à vous répéter.
Ah ! tu t’est moqué de moi ! C’est très bien ! Je t’ai donné ma parole que je ne te déshériterais pas, je la tiendrai !
Oui ?
Mais c’est fini entre nous ! Je ne te reverrai de ma vie !
Je n’en demande pas davantage (Haut.) Oh ! mon oncle !
Non ! Non !
Général, pardonnez-lui ! Sachez que c’est par abnégation qu’il a fait passer cette femme pour la sienne. Il savait qu’elle était la maîtresse de M. Corignon et c’est pour éviter un scandale et empêcher la rupture du mariage qu’il a fait ce pieux mensonge
Je ne sais qu’une chose : il s’est moqué de moi, ça suffit.
Ah !
Eh bien ! y es-tu ?
Voilà, bébé, je te suis !
Ah !
Quant à moi, je me suis expliqué avec le général ; tu sais, pour l’affaire.
Ah !
Oui, il a trouvé un arrangement qui concilie tout : c’est de considérer la gifle, non comme un affront, mais comme une commission.
Excellente idée !
Vraiment ?… Alors… tu souscris ?
Mais, comment donc, tu penses !
Oui ?… Ah ! bien, alors… (Il s’éloigne pour prendre du champ et lui envoie un formidable soufflet.) V’lan !
Oh !
Touché !
Non d’un chien !
Lucien !
C’est de la part du général !
Je suis à tes ordres.
À moi ?
Non ! je parle à madame.
Et allez donc ! (Donnant une petite tape amicale sur la joue du général.) c’est pas mon père !
- ↑ Éviter comme le font quelquefois, par irréflexion, des interprètes du rôle de Gabrielle de dire : « Hein ! lui aussi ? » au lieu de « Hein ! aussi ? » qui est écrit. C’est en effet cette absence du mot LUI qui permet la confusion. Pour le général, il ne peut s’agir que de la gifle qu’il a donnée à Mongicourt et de celle qu’il a reçue de Gabrielle, tandis que Gabrielle entend la gifle que le général a donné à Mongicourt et une autre qu’il aurait donnée à Petypon.