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La Dame de la Mer/Acte I

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Prozor.
Perrin (p. 3-54).

LA DAME DE LA MER


ACTE PREMIER


(À gauche, la maison du docteur Wangel avec une vérandah couverte. Elle est située dans un jardin. Au bas de la vérandah, un grand mât à pavillon. À droite, dans le jardin, un berceau de verdure, meublé d’une table et de quelques chaises. Au fond, une haie vive, avec une petite porte d’entrée. Derrière la haie, une avenue longe la côte. Entre les arbres, on aperçoit le fiord et, par delà, au loin, une chaîne de hautes montagnes, avec quelques pics. Chaude et lumineuse matinée d’été.)

(Ballested, entre deux âges, vêtu d’un veston et coiffé d’un chapeau d’artiste à large bord, se tient au bas du mât et arrange les cordages. Le pavillon est à côté de lui, par terre. Un peu plus loin, un chevalet portant une toile tendue. À côté, sur un pliant, des pinceaux, une boîte à couleurs et une palette.)

(Bolette Wangel, sortant de la maison, paraît sur la vérandah. Elle apporte un grand vase de fleurs et le pose sur la table.)

Bolette

Eh bien, Ballested ? Vous arriverez à le hisser ?

Ballested

Certainement, Mademoiselle, sans difficulté. Est-il indiscret de vous demander si vous attendez du monde ?

Bolette

Oui, le professeur Arnholm. Il est arrivé cette nuit et viendra nous voir tout à l’heure.

Ballested

Arnholm ? Attendez un peu. N’est-ce pas le nom de votre ancien précepteur ?

Bolette

Eh oui ! C’est bien de lui qu’il s’agit.

Ballested

Tiens, tiens. Il est donc revenu dans ces parages ?

Bolette

C’est en son honneur que nous pavoisons.

Ballested

Naturellement.

(Bolette entre au salon. Un moment après, Lyngstrand arrive de droite, par l’avenue qui longe la côte. Apercevant le chevalet et la boîte à peinture, il s’arrête, intéressé. C’est un jeune homme frêle, pauvrement mais convenablement vêtu, l’air faible et maladif.)
Lyngstrand, de derrière la haie.

Bonjour.

Ballested, se retournant.

Oh…! Bonjour. (Il hisse le pavillon.) Allons, voici qui est fait. (Il fixe la corde et s’approche du chevalet.) Bonjour. J’ai bien l’honneur… Je ne crois pas avoir l’avantage…

Lyngstrand

Vous êtes peintre ?

Ballested

Naturellement. Et autre chose encore.

Lyngstrand

Je m’en aperçois. Puis-je entrer un moment ?

Ballested

Pour voir de près ?

Lyngstrand

Avec votre permission.

Ballested

Oh ! il n’y a pas encore grand’chose à voir. Mais veuillez approcher. Entrez donc, s’il vous plaît.

Lyngstrand

Je vous remercie.

(Il entre.)
Ballested, peignant.

Vous voyez : c’est le fiord qu’on aperçoit entre les îles.

Lyngstrand

Oui, je vois bien.

Ballested

Mais il manque une figure au tableau. Pas moyen de dénicher un modèle dans cette contrée.

Lyngstrand

Vous voulez mettre une figure dans le paysage ?

Ballested

Oui, au premier plan, sur la falaise, on verra une sirène à demi morte.

Lyngstrand

À demi morte ? Pourquoi cela ?

Ballested

Elle s’est égarée et ne peut plus retrouver le chemin de la mer. Alors elle défaille, elle agonise dans la lagune. Vous comprenez ?

Lyngstrand

Parfaitement…

Ballested

C’est la maîtresse de céans qui m’a donné cette idée.

Lyngstrand

Et comment appellerez-vous ce tableau ?

Ballested

Je compte l’appeler : « la Mort de la sirène. »

Lyngstrand

C’est bien trouvé. Il y a quelque chose à tirer du sujet.

Ballested, le regardant.

Vous êtes peut-être du métier ?

Lyngstrand

Vous voulez dire peintre ?

Ballested

Oui.

Lyngstrand

Non, mais je voudrais faire de la sculpture. Je m’appelle Hans Lyngstrand.

Ballested

Ah ! Vous voulez être sculpteur ! Eh oui ! encore un art chic, la sculpture. — Je crois vous avoir rencontré dans la rue, une couple de fois. Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?

Lyngstrand

Une quinzaine de jours. Mais je tâcherai d’y passer l’été.

Ballested

Pour prendre des bains, je suppose ?

Lyngstrand

Oui, pour prendre un peu de forces.

Ballested

Seriez-vous faible de santé ?

Lyngstrand

Un peu. Oh ! ce n’est pas bien dangereux. J’ai parfois de la difficulté à respirer : c’est tout.

Ballested

Oui, oui ! Des bagatelles ! N’importe : vous feriez bien de vous adresser à un bon médecin.

Lyngstrand

J’avais justement l’intention de consulter le docteur Wangel… un jour ou l’autre.

Ballested

Vous feriez bien… (Regardant à gauche.) Voici encore un bateau plein de passagers. C’est étonnant ce qu’il vient ici de touristes depuis quelques années.

Lyngstrand

Oui, cela paraît très animé.

Ballested

Et des baigneurs ! C’en est plein. Je crains souvent que cette affluence d’étrangers ne gâte le cachet de notre bonne vieille ville.

Lyngstrand

Vous êtes du pays.

Ballested

Non, mais je me suis acclimaté ici. Je tiens au pays par les liens du temps et de l’habitude.

Lyngstrand

Il y a donc longtemps que vous l’habitez ?

Ballested

Eh ! quelque seize à dix-sept ans. Je suis arrivé avec la troupe Skiève, pour faire du théâtre. Mais nous avons essuyé des revers. L’entreprise a sombré et la troupe s’est dispersée aux quatre vents.

Lyngstrand

Quant à vous, vous êtes resté ici.

Ballested

Oui, et je m’en suis bien trouvé. À vrai dire, je travaillais surtout aux décors.

(Bolette revient avec une chaise à bascule, qu’elle dispose sur la vérandah.)
Bolette, tournée vers la porte du salon.

Dis donc, Hilde, tu ne retrouves pas le tabouret que nous avons brodé pour père ?

Lyngstrand, s’approchant de la vérandah et saluant.

Bonjour, mademoiselle Wangel.

Bolette, à la balustrade.

Comment ! c’est vous, monsieur Lyngstrand ? Bonjour. Excusez-moi un instant, – il faut que je…

Ballested

Vous connaissez la famille Wangel ?

Lyngstrand

Très peu. Je rencontre ces demoiselles de temps en temps. Et j’ai échangé quelques mots avec madame, à la musique, la dernière fois qu’on en a fait au Belvédère. Elle m’a engagé à venir les voir.

Ballested

Eh bien ! si vous m’en croyez, vous cultiverez ces relations.

Lyngstrand

J’ai songé, en effet, à leur faire ma visite — une visite en règle. — si je trouvais quelque prétexte pour cela.

Ballested

Ah bast ! Un prétexte… (Regardant à gauche.) Sapristi ! (Il rassemble la boîte à peinture et le reste.) Le bateau est amarré. Il me faut courir à l’hôtel. On pourrait avoir besoin de moi. Il faut que je vous dise que je fais également la barbe et la coiffure.

Lyngstrand

Vous semblez avoir beaucoup de cordes à votre arc.

Ballested

Il faut faire tous les métiers, dans une petite ville comme celle-ci. Si jamais vous aviez besoin de pommade ou d’autres objets de toilette, demandez l’adresse de M. Ballested, maître de danse.

Lyngstrand

Maître de danse ?…

Ballested

Président de la Fanfare, si vous aimez mieux. Ce soir, concert au Belvédère. Adieu, adieu !

(Il sort, par la porte du jardin, emportant la boîte à peinture et le reste, et disparaît à gauche.)
(Hilde entre, tenant le tabouret. Bolette apporte de nouvelles fleurs. Lyngstrand, du jardin, salue Hilde.)
Hilde, à la balustrade, sans rendre le salut.

Bolette me dit que vous vous êtes aventuré jusqu’ici.

Lyngstrand

Oui, j’ai pris la liberté d’entrer.

Hilde

Avez-vous fait votre promenade du matin ?

Lyngstrand

Oh ! Elle n’a pas été longue, aujourd’hui.

Hilde

Avez-vous pris votre bain de mer, au moins ?

Lyngstrand

Oui, je suis entré dans l’eau un instant. En revenant, j’ai rencontré votre mère. Elle se dirigeait vers sa cabine de bains.

Hilde

Qui avez-vous rencontré, dites-vous ?

Lyngstrand

Votre mère.

Hilde

Oh ! Vous savez…

(Elle place le tabouret devant la chaise à bascule.)
Bolette, l’interrompant.

Avez-vous aperçu le bateau de notre père ?

Lyngstrand

Oui, je crois avoir vu un bateau à voiles se diriger vers le port.

Bolette

Cela doit être lui. Il est allé aux îles visiter un malade.

(Elle range divers objets sur la table.)
Lyngstrand, un pied sur la première marche de l’escalier de la vérandah.

Que c’est beau, toutes ces fleurs !

Bolette

N’est-ce pas ?

Lyngstrand

Délicieux. Il y a donc fête chez vous, aujourd’hui ?

Hilde

Mais oui, il y a fête.

Lyngstrand

Je m’en doutais. Sans doute, le jour de naissance de votre père.

Bolette

Hem, hem !

Hilde, sans se soucier du mouvement.

Non, celui de notre mère.

Lyngstrand

Ah ! celui de madame votre mère ?

Bolette, bas, irritée.

Voyons, Hilde !

Hilde, de même.

Laisse-moi tranquille ! (À Lyngstrand.) Vous allez rentrer déjeuner, n’est-ce pas ?

Lyngstrand, descendant l’escalier.

Oui, je devrais bien prendre quelque chose.

Hilde

On est bien, à ce qu’il paraît, dans votre hôtel ?

Lyngstrand

Je ne demeure plus à l’hôtel. C’était trop cher.

Hilde

Où demeurez-vous donc ?

Lyngstrand

Je demeure maintenant là haut, chez Mme Jensen.

Hilde

Quelle Mme Jensen ?

Lyngstrand

La sage-femme.

Hilde

Excusez-moi, monsieur Lyngstrand,– mais j’ai vraiment autre chose à faire que de…

Lyngstrand

Oh ! Je n’aurais pas dû dire cela.

Hilde

Quoi ?

Lyngstrand

Ce que je viens de dire.

Hilde, le toisant avec humeur.

Je ne vous comprends pas.

Lyngstrand

Non, non, c’est bien. Au revoir donc, Mesdemoiselles, il est temps que je m’en aille.

Bolette, s’approchant de l’escalier.

Au revoir, monsieur Lyngstrand. Vous nous excuserez pour aujourd’hui. Mais un autre jour, — si vous en avez le temps, — et si le cœur vous en dit, — venez donc voir père, — venez nous voir.

Lyngstrand

Merci, Mademoiselle. Avec grand plaisir.

(Il salue et sort par la porte du jardin. Arrivé à l’avenue, il se retourne et envoie encore un salut à la vérandah.)
Hilde, à demi voix.

Adieu, Môsieur ! Mes compliments à la mère Jensen.

Bolette, bas, lui secouant le bras.

Hilde ! Méchante gamine ! Es-tu folle ? Il peut t’entendre !

Hilde

Zut ! Que veux-tu que cela me fasse ?

Bolette, regardant à droite.

Voici père.

(Le docteur Wangel, en habit de voyage, un sac de voyage à la main, vient de droite.)
Wangel

Bonjour, les petites, me voici de retour.

(Il entre par la porte de la grille.)
Bolette, descend dans le jardin et va à sa rencontre.

Quelle joie que tu sois rentré !

Hilde, allant également à sa rencontre.

Tu es libre pour toute la journée, père ?

Wangel

Oh non ! Il faudra tantôt que j’aille au bureau pour un moment. — Dites donc, — savez-vous si Arnholm est arrivé ?

Bolette

Oui, il est arrivé cette nuit. On est venu de l’hôtel nous en prévenir.

Wangel

Ainsi vous ne l’avez pas encore vu ?

Bolette

Non, mais il viendra ici d’un instant à l’autre.

Wangel

J’en suis sûr.

Hilde, le tirant par la manche.

Regarde un peu, père.

Wangel

Je vois bien, mes enfants. — Cela a un air de fête ici.

Bolette

N’est-ce pas ? Nous avons bien fait les choses ?

Wangel

Assurément… Et… nous sommes seuls…

Hilde

Oui, elle est au…

Bolette, l’interrompant vivement.

Mère est au bain.

Wangel, regarde affectueusement Bolette et lui caresse la tête. Avec un peu d’hésitation.

Écoutez, mes petites, comptez-vous pavoiser ainsi toute la journée ?

Hilde

Voyons, tu n’en doutes pas, père ?

Bolette, clignant des yeux et lui faisant un signe de tête.

Tu comprends que tout cela c’est en l’honneur du professeur Arnholm. Quand un ami comme lui vient te voir après une longue absence…

Hilde, souriant et le secouant par la manche.

Le précepteur de Bolette, père…

Wangel, avec un demi-sourire.

Ah ! Vous êtes deux petites polissonnes… Eh mon Dieu ! qu’y a-t-il de plus naturel, après tout, que ce souvenir donné à celle qui n’est plus. Pourtant… Tiens, Hilde (il lui tend son sac de voyage), porte cela au bureau… Non, mes enfants, — je n’aime pas cela… Cette façon d’agir, vous comprenez… Cette répétition annuelle… Allons ! que voulez-vous ! Il paraît que c’est inévitable.

Hilde, sur le point de traverser le jardin pour aller déposer le sac de voyage, se retourne et fait un signe vers l’avenue.

Regardez donc ce monsieur qui vient par là. C’est pour sûr le professeur.

Bolette, regarde.

Allons donc ! (Riant.) Ce bonhomme ? Ce serait Arnholm ?

Wangel

Attendez un peu, mes enfants. Mais oui, je ne me trompe pas ! C’est bien lui !

Bolette, regardant, avec une stupeur contenue.

C’est, ma foi, vrai, je le reconnais maintenant !

(Le professeur Arnholm, en tenue du matin élégante, salue affectueusement et entre par la porte de la haie, venant de gauche. Lunettes montées en or. Grosse canne à la main. Air un peu surmené.)
Wangel, allant à sa rencontre.

Soyez le bienvenu, mon cher professeur ! Le bienvenu dans la vieille demeure que vous connaissez si bien !

Arnholm

Merci, docteur Wangel, merci. Je vous remercie de tout mon cœur.

(Ils se serrent les mains et traversent le jardin.)
Arnholm

Et voici les enfants ! (Il leur tend les mains et les regarde.) J’aurais eu de la peine à les reconnaître, l’une et l’autre.

Wangel

Je pense bien.

Arnholm

Si, peut-être bien Bolette… Je crois que j’aurais reconnu Bolette.

Wangel

Difficilement. Eh ! il y a huit à neuf ans que vous ne l’avez vue. Bien des choses ont changé ici depuis lors.

Arnholm, promenant son regard autour de lui.

Il me semble que non, si ce n’est que les arbres ont un peu grandi, et que vous avez construit ce pavillon.

Wangel

Je ne parle pas de l’aspect des choses.

Arnholm, souriant.

C’est vrai : vous voici père aujourd’hui de deux grandes jeunes filles, de deux demoiselles à marier.

Wangel

Oh ! il n’y en a qu’une qui soit vraiment à marier.

Hilde, à demi voix.

Allons donc, père !

Wangel

Et maintenant, allons nous asseoir sur la vérandah. Il y fait plus frais qu’ici. Passez devant, s’il vous plaît.

Arnholm

Merci, cher docteur.

(Ils montent. Wangel fait asseoir Arnholm dans le fauteuil à bascule.)
Wangel

C’est cela. Mettez-vous bien à l’aise et reposez-vous. Vous me paraissez un peu fatigué.

Arnholm

Oh ! ce n’est rien. Il me suffira d’être au milieu de vous pour…

Bolette, à Wangel.

Faut-il apporter du soda et du sirop au salon ? Il fera trop chaud ici dans un instant.

Wangel

Oui, fillettes. Allez vous occuper de cela. Apportez-nous du soda et du sirop. Et peut-être un peu de cognac.

Bolette

Du cognac ?

Wangel

Une goutte, pour le cas où quelqu’un voudrait en prendre.

Bolette

C’est bien. Toi, Hilde, porte le sac au bureau.

(Bolette entre au salon et referme la porte derrière elle. Hilde prend le sac de voyage et descend au jardin pour faire le tour de la maison.)
Arnholm, qui a suivi des yeux Bolette.

Superbe, en vérité… Ah oui ! c’est une superbe fillette… deux superbes fillettes que vous avez là.

Wangel, s’asseyant.

N’est-ce pas ?

Arnholm

Oui, cette Bolette est étonnante. Hilde aussi… Mais parlons de vous, cher docteur… Vous êtes donc établi ici pour le reste de vos jours ?

Wangel

Eh oui ! probablement. N’est-ce pas ici le berceau de mon enfance ? J’y ai vécu heureux avec celle qui nous a quittés si tôt. Celle que vous avez connue, Arnholm.

Arnholm

Oui, oui.

Wangel

Et maintenant je vis heureux avec celle qui lui a succédé. Ah ! à tout prendre je ne puis pas me plaindre du sort.

Arnholm

Cependant vous n’avez pas d’enfants de votre second mariage ?

Wangel

Il nous est né un garçon il y a deux ans et demi environ. Mais nous l’avons perdu très tôt. Il n’a vécu que quatre à cinq mois.

Arnholm

Votre femme est sortie ?

Wangel

Elle ne tardera pas à rentrer. Elle prend son bain de mer. Elle le prend tous les jours dans cette saison, quelque temps qu’il fasse.

Arnholm

Serait-elle souffrante ?

Wangel

Pas précisément. Cependant, elle est singulièrement nerveuse depuis deux ans. Je ne sais au juste ce qui se passe en elle. Mais on dirait qu’il n’y a pas pour elle d’autre joie, d’autre bonheur que de se plonger ainsi dans la mer.

Arnholm

C’est bien cela, je m’en souviens.

Wangel, avec un sourire à peine perceptible.

C’est vrai, vous avez connu Ellida du temps où vous étiez précepteur à Skioldviken.

Arnholm

Oui, elle venait souvent au presbytère, mais je la voyais surtout chez son père, quand j’allais au phare.

Wangel

Savez-vous que cette période de sa vie a laissé en elle des traces profondes ? On ne la comprend pas ici. On l’appelle « la Dame de la mer ».

Arnholm

Vraiment ?

Wangel

Oui. Aussi ai-je eu l’idée… Si vous lui parliez au passé, Arnholm ?… Cela lui ferait du bien.

Arnholm, avec un regard de doute.

Vous croyez ?

Wangel

Oui, j’ai mes raisons pour cela.

Voix d’Ellida, au jardin, à droite.

C’est toi, Wangel ?

Wangel, se levant.

Oui, ma chérie.

(Ellida Wangel, enveloppée dans un grand peignoir, les cheveux épars sur les épaules, apparaît entre les arbres près du pavillon. Arnholm se lève.)
Wangel, sourit et lui tend les mains.

Voici justement la Dame de la mer !

Ellida, monte vivement les marches de l’escalier et lui saisi les mains.

Dieu soit loué, tu es de retour. Quand es-tu rentré ?

Wangel

À l’instant. (Montrant Arnholm.) Tu ne dis pas bonjour à un vieil ami ?

Ellida, tendant la main à Arnholm.

Vous voici ! Soyez le bienvenu ! Pardon, si je n’étais pas là pour vous recevoir.

Arnholm

Allons donc ! Pas de façons avec moi, je vous en prie !

Wangel

L’eau était-elle bien fraîche ce matin ?

Ellida

Fraîche ! Ah Dieu, non ! Elle n’est jamais fraîche ici. Elle est tiède, veule, flasque, pouah ! L’eau des fiords est une eau malade.

Arnholm

Malade ?

Ellida

Oui, malade. Et l’on dirait qu’elle rend malade.

Wangel

Eh bien ! Voilà une belle réclame pour l’établissement.

Arnholm

Je crois plutôt qu’il y a une affinité entre vous, la mer, et tout ce qui tient à la mer.

Ellida

Peut-être. C’est un peu ce que je sens. Mais vous ne remarquez pas tout ce que les fillettes ont préparé en votre honneur ?

Wangel, embarrassé.

Hem… (Regardant sa montre.) Il est bientôt temps que j’aille…

Arnholm

Est-ce vraiment en mon honneur ?

Ellida

Naturellement. Nous ne pavoisons pas ainsi tous les jours. — Ouf, — qu’il fait étouffant sous ce toit ? (Descendant au jardin.) Venez ici ! On y sent, du moins, un peu d’air.

(Elle s’assied dans le pavillon.)
Arnholm, la rejoignant.

Je crois même qu’il y en a beaucoup, et de très frais.

Ellida

Oui, pour vous qui êtes habitué à l’air accablant de la capitale. On le dit irrespirable en été.

Wangel, qui est également descendu au jardin.

Hem, ma chère Ellida, il faut que je te laisse seule un instant avec notre ami.

Ellida

Tu as à faire ?

Wangel

Oui, je vais passer au bureau. Et puis, il me faut faire un bout de toilette. Mais je ne tarderai pas à revenir.

Arnholm, s’asseyant dans le pavillon.

Ne vous pressez pas, mon cher docteur. Votre femme et moi, nous saurons tuer le temps.

Wangel, avec un hochement de tête.

J’y compte bien… Ainsi, au revoir.

(Il traverse le jardin et disparaît à gauche.)
Ellida, après un silence.

On est bien ici, ne trouvez-vous pas ?

Arnholm

Je suis bien ici.

Ellida

Ce pavillon est mon pavillon, c’est moi qui l’ai fait construire. Ou plutôt c’est Wangel qui l’a fait construire pour moi.

Arnholm

Et c’est ici que vous vous tenez d’habitude ?

Ellida

Oui, c’est ici que je viens m’établir…

Arnholm

Avec les fillettes ?

Ellida

Non, les fillettes préfèrent la vérandah.

Arnholm

Et Wangel ?

Ellida

Oh ! Wangel va et vient. Il est tantôt avec moi, tantôt avec les enfants.

Arnholm

Est-ce vous qui avez ainsi réglé votre existence ?

Ellida

Il me semble que tout le monde s’en trouve bien. Nous pouvons toujours nous parler à distance, quand nous croyons avoir quelque chose à nous dire.

Arnholm, après un silence, paraît.

La dernière fois que nos chemins se sont croisés… Je parle de Skioldviken… — Hem, — il y a longtemps de cela.

Ellida

Dix ans, ni plus ni moins.

Arnholm

À peu près. Ah ! Quand j’y pense… Là-bas, dans le phare ! Quand je pense à la Petite païenne, comme vous appelait le vieux pasteur, parce que votre père vous avait, disait-il, baptisée d’un nom de bateau et pas d’un nom chrétien.

Ellida

Eh bien ?

Arnholm

Eh bien ! Il ne m’aurait jamais passé par la tête, à cette époque, que je vous retrouverais ici, mariée au docteur Wangel.

Ellida

Non, puisque Wangel n’était pas encore… Puisque la mère des fillettes, leur vraie mère, vivait encore, en ce temps-là.

Arnholm

Oui, oui. Mais même sans cela, Wangel eût-il été libre, je n’aurais jamais cru la chose possible.

Ellida

Ni moi non plus, en ce temps-là.

Arnholm

Wangel est la droiture, l’honneur même, — il est si foncièrement bon, si bienveillant envers tout le monde.

Ellida, avec feu.

Oui ! N’est-ce pas ?

Arnholm

Mais il y a un abîme entre vous et lui.

Ellida

Vous avez raison : un abîme.

Arnholm

Mais alors, comment cela s’est-il fait ? Comment ?

Ellida

Ne me questionnez pas là-dessus, mon cher Arnholm. Je ne saurais vous répondre. Même si je vous donnais des explications, vous ne seriez pas en état de les comprendre.

Arnholm

Hem… (Plus bas). N’avez-vous jamais rien confié à votre mari au sujet de… cette démarche… que j’ai eu la folie de tenter un jour.

Ellida

Y pensez-vous ! Jamais il n’a rien su de ce à quoi vous faites allusion.

Arnholm

Tant mieux. Cela me gênait un peu de penser que…

Ellida

Vous pouvez être tranquille. Tout ce que je lui ai dit, c’est que je vous aimais beaucoup, ce qui est vrai…, que vous aviez été là-bas mon meilleur ami.

Arnholm

Merci. Mais dites-moi donc…, pourquoi ne m’avez-vous jamais écrit depuis mon départ ?

Ellida

Je craignais de vous faire souffrir. Une lettre de celle qui n’avait pas pu répondre à vos vœux n’eût-elle pas rouvert la blessure ?

Arnholm

Hem… Mon Dieu, peut-être avez-vous eu raison.

Ellida

Mais vous-même, pourquoi ne m’avez-vous jamais écrit ?

Arnholm, la regarde et sourit avec une sorte de reproche.

Moi ? Faire le premier pas ? Pour faire croire peut-être à quelque arrière-pensée ? Nettement éconduit, comme je l’avais été ?

Ellida

Oui, oui, je vous comprends, moi aussi… N’avez-vous jamais songé à personne d’autre, depuis lors ?

Arnholm

Jamais. Je suis resté fidèle à mes souvenirs.

Ellida, d’un ton demi-plaisant.

Allons donc ! Laissez là les tristes souvenirs. Et songez plutôt à devenir un heureux époux. Croyez m’en.

Arnholm

Pour suivre votre conseil, je devrais me dépêcher un peu, madame Wangel. Pensez donc : j’ai bientôt trente-sept ans, ni plus, ni moins.

Ellida

En effet, il faudrait vous hâter. (Un court silence, puis elle ajoute d’une voix grave et contenue.) Et maintenant, mon cher Arnholm, écoutez-moi bien : je vais vous confier une chose que je n’eusse jamais avouée à cette époque, y fût-il allé de ma vie.

Arnholm

Que voulez-vous dire ?

Ellida

Cette vaine démarche dont vous parliez tout à l’heure,– je ne pouvais pas l’accueillir autrement que je ne l’ai fait.

Arnholm

Je le sais. Vous n’aviez à m’offrir que votre amitié. Je le sais très bien.

Ellida

Mais ce que vous ignorez, c’est que mes pensées, mon cœur ne m’appartenaient plus à cette époque.

Arnholm

À cette époque !

Ellida

Oui.

Arnholm

Mais c’est impossible. Vous confondez les dates. Vous n’aviez pas encore fait la connaissance de Wangel.

Ellida

Il ne s’agit pas de Wangel.

Arnholm

Il ne s’agit pas de Wangel ? Voyons… Il n’y avait à ce moment-là à Skioldviken personne qui… Je ne me souviens pas d’un seul homme digne d’attirer votre attention.

Ellida

Non, non, je sais bien. C’était si fou, tout cela.

Arnholm

Expliquez-vous, je vous en prie !

Ellida

Non, il vous suffit de savoir que je n’étais pas libre à cette époque. Vous le savez maintenant.

Arnholm

Et si vous aviez été libre ?

Ellida

Que voulez-vous dire ?

Arnholm

Votre réponse eût-elle été différente ?

Ellida

Est-ce que je sais ? Vous voyez comment j’ai répondu à Wangel quand il s’est présenté.

Arnholm

Alors, à quoi bon cette confidence ?

Ellida, se levant avec une sorte d’angoisse.

J’ai besoin de quelqu’un à qui me confier. Non, non, ne bougez pas.

Arnholm

Ainsi, votre mari ne sait rien ?

Ellida

Dès le premier instant, je lui ai avoué que j’avais un jour disposé de mon cœur. Il n’a pas demandé à en savoir davantage. Et nous n’en avons plus jamais reparlé. Aussi bien, était-ce de la folie, vous dis-je. Une ombre qui a traversé ma vie et disparu… à peu près.

Arnholm, se levant.

À peu près ? Pas entièrement !

Ellida

Si, si ! Ah ! mon cher Arnholm, n’essayez pas de comprendre. Cela échappe à la raison. Si je vous disais tout, vous croiriez simplement que j’étais malade, que j’étais folle à ce moment.

Arnholm

Chère madame Ellida, — il faut tout me dire.

Ellida

Eh bien, oui ! J’essaierai. Jamais le simple bon sens ne vous fera comprendre que… (Elle s’interrompt.) Ah ! Voici une visite. J’achèverai plus tard.

(Lyngstrand arrive par l’avenue, venant de gauche, et entre au jardin. Il porte une fleur à la boutonnière et tient à la main un beau bouquet enveloppé dans du papier et orné de rubans de soie. Il s’arrête avec quelque hésitation, devant la vérandah.)

Ellida, s’avançant vers l’entrée du pavillon.

Vous cherchez les fillettes, monsieur Lyngstrand ?

Lyngstrand, se retournant.

Oh ! Vous êtes là, Madame. (Il salue et se rapproche.) Non, ce ne sont pas ces demoiselles que je cherche, c’est vous-même, madame Wangel. Vous avez bien voulu m’autoriser à me présenter chez vous.

Ellida

Assurément. Vous y serez toujours le bienvenu.

Lyngstrand

Merci. Et comme c’est aujourd’hui jour de fête dans votre famille…

Ellida

Ah ! vous le saviez ?

Lyngstrand

Mais oui. Alors j’ai pris la liberté de vous apporter ceci…

(Il s’incline et lui présente le bouquet.)
Ellida, souriant.

Mais, cher monsieur Lyngstrand, c’est plutôt au professeur Arnholm que vous devriez offrir ces jolies fleurs, puisque la fête est en son honneur.

Lyngstrand, les regardant, étonné.

Pardon, — mais je n’ai pas l’honneur de connaître monsieur… Je voulais… Il s’agit du jour de naissance…

Ellida

Du jour de naissance ? Vous vous trompez, monsieur Lyngstrand. Nous ne fêtons aujourd’hui aucun anniversaire.

Lyngstrand, souriant doucement.

Excusez-moi : j’ignorais que ce fût un secret…

Ellida

Vous dites ?…

Lyngstrand

Oui, j’ai appris que c’est aujourd’hui votre… votre jour de naissance, Madame.

Ellida

Mon jour de naissance ?

Arnholm, la regardant.

Mais non, n’est-ce pas ?

Ellida, à Lyngstrand.

D’où vous vient cette idée ?

Lyngstrand

C’est mademoiselle Hilde qui vous a trahie. Je suis venu ici il y a un moment. En voyant ces fleurs et ce pavillon hissé, j’ai questionné ces demoiselles et…

Ellida

Oui. Eh bien ?

Lyngstrand

Et Mlle Hilde m’a répondu que c’était aujourd’hui le jour de naissance de sa mère.

Ellida

De sa mère… ! Ah ! très bien.

Arnholm

C’est donc cela !…

(Ellida et lui échangent un regard d’entente.)
Arnholm

Allons, madame Wangel, puisque ce jeune homme est dans le secret…

Ellida, à Lyngstrand.

Oui, puisque vous êtes dans le secret…

Lyngstrand, lui offrant de nouveau le bouquet.

Vous me permettez donc de vous souhaiter une bonne fête ?

Ellida, prenant les fleurs.

Je vous remercie, monsieur Lyngstrand.

(Tous trois s’assoient dans le pavillon.)
Ellida

Oui, monsieur le professeur, c’était un secret.

Arnholm

Un secret pour les profanes.

Ellida, déposant le bouquet.

Vous dites bien. Pour les profanes.

Lyngstrand

Vous pouvez être bien sûre que je n’en parlerai à personne.

Ellida

Oh ! ce n’est pas ce que je voulais dire. — Mais parlons de vous. Comment allez-vous ? Vous semblez avoir repris.

Lyngstrand

Il me semble que je vais bien. Et si je puis aller au Midi, l’année prochaine…

Ellida

Les fillettes m’ont dit que c’était décidé.

Lyngstrand

Oui, j’ai un protecteur à Bergen, qui m’en fournira les moyens. Il me l’a promis.

Ellida

Qu’est-ce qui vous a valu cette protection ?

Lyngstrand

Un heureux hasard. Celui qui me l’accorde est un armateur. J’ai servi à bord d’un de ses bateaux…

Ellida

Vous aviez donc du goût pour la vie de mer.

Lyngstrand

Nullement. Mais, après la mort de ma mère, mon père ne voulut plus me garder chez lui, à ne rien faire. Alors il m’embarqua comme matelot sur un navire. En rentrant, le navire fit naufrage dans le canal Britannique. Ce fut une vraie chance pour moi.

Arnholm

Comment cela ?

Lyngstrand

Mais oui, c’est de là que vient mon mal. Ce mal de poitrine dont je souffre. Je suis resté trop longtemps dans l’eau glacée avant d’être repêché. C’est ainsi que j’ai échappé au métier de marin. Ce fut un bonheur pour moi.

Arnholm

Vraiment ? Vous trouvez ?

Lyngstrand

Oui. Ce mal n’est pas bien dangereux. Et il me permet de me vouer à la sculpture, ce qui était mon plus ardent désir. Pensez donc : modeler l’argile délicate, la caresser, la rendre docile à ma volonté.

Ellida

Et que comptez-vous modeler ? Des tritons ? Des sirènes ? Ou les vikings des vieilles légendes ?

Lyngstrand

Non, rien de tout cela. Dès que je serai en état de le faire, je m’en vais tenter une grande œuvre. Je songe à un groupe.

Ellida

Fort bien. Et que représentera-t-il, ce groupe ?

Lyngstrand

Oh ! une chose vécue.

Arnholm

À la bonne heure. Tenez-vous-en là.

Ellida

Pourriez-vous nous le décrire ?

Lyngstrand

Voici : je vois devant moi une jeune femme, une femme de marin. Elle dort d’un sommeil agité. Elle a un rêve. Je réussirai, j’espère, à faire comprendre qu’elle rêve.

Arnholm

Je n’aperçois encore qu’une seule figure.

Lyngstrand

Attendez : il y en aura une autre. Une sorte de d’apparition. Son mari, qu’elle a trompé en son absence et qui a péri en mer.

Arnholm

Vous dites ?

Ellida

Il s’est noyé ?

Lyngstrand

Oui, dans un naufrage. Mais voici qu’il revient la nuit auprès d’elle. Le voici debout devant son lit. Il la regarde. Ses vêtements ruissellent comme ceux d’un homme qu’on a retiré de l’eau.

Ellida, se renversant dans son fauteuil.

C’est étrange. (Fermant les yeux.) Je vois si bien tout cela.

Arnholm

Mais dites donc, — mon cher Monsieur, — vous parliez d’une chose vécue.

Lyngstrand

Mais oui, — dans un certain sens elle l’a été.

Arnholm

Allons donc ! Un mort qui revient…

Lyngstrand

Mon Dieu, je ne veux pas dire, bien entendu, que j’aie vu tout cela en réalité. Et pourtant…

Ellida, vivement, l’oreille tendue.

Contez-moi tout ce que vous savez. Je vous écoute.

Arnholm, souriant.

C’est là, en effet, une histoire pour vous. Cela sent la mer !

Ellida

Continuez, monsieur Lyngstrand.

Lyngstrand

Je continue. Notre brick allait quitter le port de Halifax, quand le maître d’équipage tomba malade. Nous dûmes l’abandonner à l’hôpital et engager un autre maître d’équipage à sa place. C’était un Américain. Cet homme…

Ellida

L’Américain ?

Lyngstrand

Oui. Cet homme emprunta un jour au capitaine un paquet de vieux journaux, qu’il se mit à lire assidûment. Il voulait, disait-il, apprendre le norvégien.

Ellida

Eh bien ?

Lyngstrand

Un soir de gros temps, tout l’équipage était sur le pont, excepté le maître d’équipage et moi. Il s’était luxé une jambe et moi j’étais souffrant et devais garder la couchette. Nous étions tous deux dans le poste d’équipage, lui toujours plongé dans sa lecture.

Ellida

Oui, oui.

Lyngstrand

Tout à coup, je l’entends pousser une espèce de rugissement. Je le regarde : il était blanc comme un linge. Puis il se mit à presser, à tasser le journal entre ses deux mains, après quoi il le déchira en morceaux, il le réduisit en poussière, tout cela doucement, doucement.

Ellida

En silence ? Sans dire un mot ?

Lyngstrand

Tout d’abord. Mais bientôt il murmura comme s’il se fût parlé à lui-même : « Mariée, à un autre, en mon absence. »

Ellida, fermant les yeux, à demi voix.

Il a dit cela ?

Lyngstrand

Oui. Et pensez-donc : ce fut dit en bon norvégien. Il avait de la facilité pour les langues, cet homme-là.

Ellida

Et après ? Il n’a rien ajouté ?

Lyngstrand

Si. Des paroles singulières, que je n’oublierai de ma vie. Toujours du même ton contenu, étrange, il dit : N’importe. Elle m’appartient, elle sera à moi. Elle me suivra, vivant ou mort, dussé-je, si je me noie, sortir de la mer pour aller la prendre et l’emmener.

Ellida

Ouf, — on étouffe ici aujourd’hui.

Lyngstrand

Et il y avait, dans sa façon de dire cela, une telle force de volonté que je ne doutai pas, à ce moment, qu’il fût homme à accomplir sa menace.

Ellida

Savez-vous ce qu’il est devenu ensuite ?

Lyngstrand

Oh ! Madame, je suis sûr qu’il n’est plus de ce monde.

Ellida, vivement.

Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

Lyngstrand

Nous fîmes naufrage bientôt après. Je sautai dans la grande chaloupe avec le capitaine et cinq hommes de l’équipage. Le second descendit dans la yole avec l’Américain et un autre.

Ellida

Et on n’en a plus entendu parler.

Lyngstrand

Jamais. Mon protecteur me l’a encore écrit dernièrement. C’est justement ce qui me donne une telle envie de tirer de cet épisode une œuvre d’art. Je la vois si bien, la femme infidèle. Et le vengeur aussi, sorti de la mer pour la retrouver. Je les vois si bien l’un et l’autre.

Ellida

Moi aussi. (Elle se lève.) Venez, rentrons. Ou plutôt allons trouver Wangel ! Il fait étouffant ici.

(Elle sort du pavillon )
Lyngstrand, qui s’est également levé.

Moi, je vais prendre congé de vous. Je n’étais venu que pour un instant, vous souhaiter la bonne fête.

Ellida

Puisque vous voulez nous quitter… (Elle lui tend la main.) Au revoir et merci pour les fleurs.

Lyngstrand, salue, sort par la porte de la grille et disparaît à gauche.
Arnholm, se lève et s’approche d’Ellida.

Chère madame Wangel, je vous vois toute troublée.

Ellida

Je ne le nie pas. Quoique…

Arnholm

Après tout, vous pouviez vous y attendre.

Ellida, le regarde, étonnée.

M’y attendre !

Arnholm

Je crois bien.

Ellida

M’attendre à cette réapparition.

Arnholm

Quoi ! Vous songez encore au conte à dormir debout de cette espèce de toqué ?

Ellida

Mon cher Arnholm, il n’est peut-être pas si toqué que vous croyez.

Arnholm

Ainsi ce sont ces billevesées qui vous ont émue de la sorte ? Et moi qui croyais…

Ellida

Que croyiez-vous ?

Arnholm

Je croyais tout naturellement que vous vouliez me donner le change, que la vraie cause de votre émoi c’étaient ces fêtes de famille qu’on célèbre ici en secret… votre mari et ses enfants vivent une vie de souvenirs dont vous êtes exclue.

Ellida

Oh ! quant à cela, je laisse aller les choses. Je n’ai aucun droit à réclamer mon mari pour moi toute seule.

Arnholm

Il me semble, au contraire, que vous en avez d’excellents.

Ellida

Eh bien, non ! je n’en ai pas, moi qui vis, de mon côté, une vie dont les autres sont exclus.

Arnholm

Vous ! (Plus bas.) Est-ce à dire que… ? Que vous n’aimez pas votre mari ?

Ellida

Si, si, j’ai fini par l’aimer de tout mon cœur ! Ah ! c’est là ce qu’il y a d’inimaginable, — d’incroyable, — de terrible !

Arnholm

Allons, madame Wangel, il faut me confier vos soucis ! Voulez-vous ?

Ellida

Cela m’est impossible, mon ami. Du moins en ce moment. Plus tard peut-être.

(Bolette paraît sur la vérandah et descend au jardin.)
Bolette

Voici père. Il a terminé son travail. Voulez-vous que nous allions nous asseoir tous ensemble dans le pavillon ?

Ellida

Oui, allons-y.

(Wangel, qui a changé d’habits, sort de derrière la maison et s’approche, accompagné de Hilde.)
Wangel

Me voici. J’ai fini, je suis libre ! On va nous servir des rafraîchissements.

Ellida

Un instant.

(Elle entre dans le pavillon et va prendre le bouquet.)
Hilde

Oh ! les belles fleurs ! Qui te les a données ?

Ellida

Je les tiens de M. Lyngstrand, ma chère Hilde.

Hilde, saisie.

De Lyngstrand ?

Bolette, inquiète.

Lyngstrand est donc revenu ?

Ellida, avec un demi-sourire.

Oui. Il a apporté ces fleurs. À cause du jour de naissance. Tu comprends ?

Bolette, avec un coup d’œil à Hilde.

Oh !…

Hilde, à demi voix.

L’animal !

Wangel, avec un pénible embarras, à Ellida.

Hem… Vois-tu… Je vais te dire, ma chère, ma bonne Ellida.

Ellida, l’interrompant.

Venez, fillettes ! Nous allons mettre mes fleurs dans l’eau avec les autres.

(Elle monte sur la vérandah.)
Bolette, à Hilde.

Oh ! elle est bien gentille, au fond.

Hilde, à voix à peine contenue, avec colère.

Des grimaces ! Tout cela, c’est pour entortiller ; père.

Wangel, sur la vérandah, serrant la main d’Ellida.

Merci, Ellida, merci !

Ellida, rangeant des fleurs.

Eh quoi ? Ne puis-je pas, moi aussi, contribuer à cette fête, à la fête de mère ?

Arnholm

Hem.

(Il rejoint Wangel et Ellida, Bolette et Hilde restent au jardin.)