La Dame de la Mer/Acte I
LA DAME DE LA MER
ACTE PREMIER
(À gauche, la maison du docteur Wangel avec une vérandah couverte. Elle est située dans un jardin. Au bas de la vérandah, un grand mât à pavillon. À droite, dans le jardin, un berceau de verdure, meublé d’une table et de quelques chaises. Au fond, une haie vive, avec une petite porte d’entrée. Derrière la haie, une avenue longe la côte. Entre les arbres, on aperçoit le fiord et, par delà, au loin, une chaîne de hautes montagnes, avec quelques pics. Chaude et lumineuse matinée d’été.)
(Ballested, entre deux âges, vêtu d’un veston et coiffé d’un chapeau d’artiste à large bord, se tient au bas du mât et arrange les cordages. Le pavillon est à côté de lui, par terre. Un peu plus loin, un chevalet portant une toile tendue. À côté, sur un pliant, des pinceaux, une boîte à couleurs et une palette.)
(Bolette Wangel, sortant de la maison, paraît sur la vérandah. Elle apporte un grand vase de fleurs et le pose sur la table.)
Eh bien, Ballested ? Vous arriverez à le hisser ?
Certainement, Mademoiselle, sans difficulté. Est-il indiscret de vous demander si vous attendez du monde ?
Oui, le professeur Arnholm. Il est arrivé cette nuit et viendra nous voir tout à l’heure.
Arnholm ? Attendez un peu. N’est-ce pas le nom de votre ancien précepteur ?
Eh oui ! C’est bien de lui qu’il s’agit.
Tiens, tiens. Il est donc revenu dans ces parages ?
C’est en son honneur que nous pavoisons.
Naturellement.
Bonjour.
Oh…! Bonjour. (Il hisse le pavillon.) Allons, voici qui est fait. (Il fixe la corde et s’approche du chevalet.) Bonjour. J’ai bien l’honneur… Je ne crois pas avoir l’avantage…
Vous êtes peintre ?
Naturellement. Et autre chose encore.
Je m’en aperçois. Puis-je entrer un moment ?
Pour voir de près ?
Avec votre permission.
Oh ! il n’y a pas encore grand’chose à voir. Mais veuillez approcher. Entrez donc, s’il vous plaît.
Je vous remercie.
Vous voyez : c’est le fiord qu’on aperçoit entre les îles.
Oui, je vois bien.
Mais il manque une figure au tableau. Pas moyen de dénicher un modèle dans cette contrée.
Vous voulez mettre une figure dans le paysage ?
Oui, au premier plan, sur la falaise, on verra une sirène à demi morte.
À demi morte ? Pourquoi cela ?
Elle s’est égarée et ne peut plus retrouver le chemin de la mer. Alors elle défaille, elle agonise dans la lagune. Vous comprenez ?
Parfaitement…
C’est la maîtresse de céans qui m’a donné cette idée.
Et comment appellerez-vous ce tableau ?
Je compte l’appeler : « la Mort de la sirène. »
C’est bien trouvé. Il y a quelque chose à tirer du sujet.
Vous êtes peut-être du métier ?
Vous voulez dire peintre ?
Oui.
Non, mais je voudrais faire de la sculpture. Je m’appelle Hans Lyngstrand.
Ah ! Vous voulez être sculpteur ! Eh oui ! encore un art chic, la sculpture. — Je crois vous avoir rencontré dans la rue, une couple de fois. Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?
Une quinzaine de jours. Mais je tâcherai d’y passer l’été.
Pour prendre des bains, je suppose ?
Oui, pour prendre un peu de forces.
Seriez-vous faible de santé ?
Un peu. Oh ! ce n’est pas bien dangereux. J’ai parfois de la difficulté à respirer : c’est tout.
Oui, oui ! Des bagatelles ! N’importe : vous feriez bien de vous adresser à un bon médecin.
J’avais justement l’intention de consulter le docteur Wangel… un jour ou l’autre.
Vous feriez bien… (Regardant à gauche.) Voici encore un bateau plein de passagers. C’est étonnant ce qu’il vient ici de touristes depuis quelques années.
Oui, cela paraît très animé.
Et des baigneurs ! C’en est plein. Je crains souvent que cette affluence d’étrangers ne gâte le cachet de notre bonne vieille ville.
Vous êtes du pays.
Non, mais je me suis acclimaté ici. Je tiens au pays par les liens du temps et de l’habitude.
Il y a donc longtemps que vous l’habitez ?
Eh ! quelque seize à dix-sept ans. Je suis arrivé avec la troupe Skiève, pour faire du théâtre. Mais nous avons essuyé des revers. L’entreprise a sombré et la troupe s’est dispersée aux quatre vents.
Quant à vous, vous êtes resté ici.
Oui, et je m’en suis bien trouvé. À vrai dire, je travaillais surtout aux décors.
Dis donc, Hilde, tu ne retrouves pas le tabouret que nous avons brodé pour père ?
Bonjour, mademoiselle Wangel.
Comment ! c’est vous, monsieur Lyngstrand ? Bonjour. Excusez-moi un instant, – il faut que je…
Vous connaissez la famille Wangel ?
Très peu. Je rencontre ces demoiselles de temps en temps. Et j’ai échangé quelques mots avec madame, à la musique, la dernière fois qu’on en a fait au Belvédère. Elle m’a engagé à venir les voir.
Eh bien ! si vous m’en croyez, vous cultiverez ces relations.
J’ai songé, en effet, à leur faire ma visite — une visite en règle. — si je trouvais quelque prétexte pour cela.
Ah bast ! Un prétexte… (Regardant à gauche.) Sapristi ! (Il rassemble la boîte à peinture et le reste.) Le bateau est amarré. Il me faut courir à l’hôtel. On pourrait avoir besoin de moi. Il faut que je vous dise que je fais également la barbe et la coiffure.
Vous semblez avoir beaucoup de cordes à votre arc.
Il faut faire tous les métiers, dans une petite ville comme celle-ci. Si jamais vous aviez besoin de pommade ou d’autres objets de toilette, demandez l’adresse de M. Ballested, maître de danse.
Maître de danse ?…
Président de la Fanfare, si vous aimez mieux. Ce soir, concert au Belvédère. Adieu, adieu !
Bolette me dit que vous vous êtes aventuré jusqu’ici.
Oui, j’ai pris la liberté d’entrer.
Avez-vous fait votre promenade du matin ?
Oh ! Elle n’a pas été longue, aujourd’hui.
Avez-vous pris votre bain de mer, au moins ?
Oui, je suis entré dans l’eau un instant. En revenant, j’ai rencontré votre mère. Elle se dirigeait vers sa cabine de bains.
Qui avez-vous rencontré, dites-vous ?
Votre mère.
Oh ! Vous savez…
Avez-vous aperçu le bateau de notre père ?
Oui, je crois avoir vu un bateau à voiles se diriger vers le port.
Cela doit être lui. Il est allé aux îles visiter un malade.
Que c’est beau, toutes ces fleurs !
N’est-ce pas ?
Délicieux. Il y a donc fête chez vous, aujourd’hui ?
Mais oui, il y a fête.
Je m’en doutais. Sans doute, le jour de naissance de votre père.
Hem, hem !
Non, celui de notre mère.
Ah ! celui de madame votre mère ?
Voyons, Hilde !
Laisse-moi tranquille ! (À Lyngstrand.) Vous allez rentrer déjeuner, n’est-ce pas ?
Oui, je devrais bien prendre quelque chose.
On est bien, à ce qu’il paraît, dans votre hôtel ?
Je ne demeure plus à l’hôtel. C’était trop cher.
Où demeurez-vous donc ?
Je demeure maintenant là haut, chez Mme Jensen.
Quelle Mme Jensen ?
La sage-femme.
Excusez-moi, monsieur Lyngstrand,– mais j’ai vraiment autre chose à faire que de…
Oh ! Je n’aurais pas dû dire cela.
Quoi ?
Ce que je viens de dire.
Je ne vous comprends pas.
Non, non, c’est bien. Au revoir donc, Mesdemoiselles, il est temps que je m’en aille.
Au revoir, monsieur Lyngstrand. Vous nous excuserez pour aujourd’hui. Mais un autre jour, — si vous en avez le temps, — et si le cœur vous en dit, — venez donc voir père, — venez nous voir.
Merci, Mademoiselle. Avec grand plaisir.
Adieu, Môsieur ! Mes compliments à la mère Jensen.
Hilde ! Méchante gamine ! Es-tu folle ? Il peut t’entendre !
Zut ! Que veux-tu que cela me fasse ?
Voici père.
Bonjour, les petites, me voici de retour.
Quelle joie que tu sois rentré !
Tu es libre pour toute la journée, père ?
Oh non ! Il faudra tantôt que j’aille au bureau pour un moment. — Dites donc, — savez-vous si Arnholm est arrivé ?
Oui, il est arrivé cette nuit. On est venu de l’hôtel nous en prévenir.
Ainsi vous ne l’avez pas encore vu ?
Non, mais il viendra ici d’un instant à l’autre.
J’en suis sûr.
Regarde un peu, père.
Je vois bien, mes enfants. — Cela a un air de fête ici.
N’est-ce pas ? Nous avons bien fait les choses ?
Assurément… Et… nous sommes seuls…
Oui, elle est au…
Mère est au bain.
Écoutez, mes petites, comptez-vous pavoiser ainsi toute la journée ?
Voyons, tu n’en doutes pas, père ?
Tu comprends que tout cela c’est en l’honneur du professeur Arnholm. Quand un ami comme lui vient te voir après une longue absence…
Le précepteur de Bolette, père…
Ah ! Vous êtes deux petites polissonnes… Eh mon Dieu ! qu’y a-t-il de plus naturel, après tout, que ce souvenir donné à celle qui n’est plus. Pourtant… Tiens, Hilde (il lui tend son sac de voyage), porte cela au bureau… Non, mes enfants, — je n’aime pas cela… Cette façon d’agir, vous comprenez… Cette répétition annuelle… Allons ! que voulez-vous ! Il paraît que c’est inévitable.
Regardez donc ce monsieur qui vient par là. C’est pour sûr le professeur.
Allons donc ! (Riant.) Ce bonhomme ? Ce serait Arnholm ?
Attendez un peu, mes enfants. Mais oui, je ne me trompe pas ! C’est bien lui !
C’est, ma foi, vrai, je le reconnais maintenant !
Soyez le bienvenu, mon cher professeur ! Le bienvenu dans la vieille demeure que vous connaissez si bien !
Merci, docteur Wangel, merci. Je vous remercie de tout mon cœur.
Et voici les enfants ! (Il leur tend les mains et les regarde.) J’aurais eu de la peine à les reconnaître, l’une et l’autre.
Je pense bien.
Si, peut-être bien Bolette… Je crois que j’aurais reconnu Bolette.
Difficilement. Eh ! il y a huit à neuf ans que vous ne l’avez vue. Bien des choses ont changé ici depuis lors.
Il me semble que non, si ce n’est que les arbres ont un peu grandi, et que vous avez construit ce pavillon.
Je ne parle pas de l’aspect des choses.
C’est vrai : vous voici père aujourd’hui de deux grandes jeunes filles, de deux demoiselles à marier.
Oh ! il n’y en a qu’une qui soit vraiment à marier.
Allons donc, père !
Et maintenant, allons nous asseoir sur la vérandah. Il y fait plus frais qu’ici. Passez devant, s’il vous plaît.
Merci, cher docteur.
C’est cela. Mettez-vous bien à l’aise et reposez-vous. Vous me paraissez un peu fatigué.
Oh ! ce n’est rien. Il me suffira d’être au milieu de vous pour…
Faut-il apporter du soda et du sirop au salon ? Il fera trop chaud ici dans un instant.
Oui, fillettes. Allez vous occuper de cela. Apportez-nous du soda et du sirop. Et peut-être un peu de cognac.
Du cognac ?
Une goutte, pour le cas où quelqu’un voudrait en prendre.
C’est bien. Toi, Hilde, porte le sac au bureau.
Superbe, en vérité… Ah oui ! c’est une superbe fillette… deux superbes fillettes que vous avez là.
N’est-ce pas ?
Oui, cette Bolette est étonnante. Hilde aussi… Mais parlons de vous, cher docteur… Vous êtes donc établi ici pour le reste de vos jours ?
Eh oui ! probablement. N’est-ce pas ici le berceau de mon enfance ? J’y ai vécu heureux avec celle qui nous a quittés si tôt. Celle que vous avez connue, Arnholm.
Oui, oui.
Et maintenant je vis heureux avec celle qui lui a succédé. Ah ! à tout prendre je ne puis pas me plaindre du sort.
Cependant vous n’avez pas d’enfants de votre second mariage ?
Il nous est né un garçon il y a deux ans et demi environ. Mais nous l’avons perdu très tôt. Il n’a vécu que quatre à cinq mois.
Votre femme est sortie ?
Elle ne tardera pas à rentrer. Elle prend son bain de mer. Elle le prend tous les jours dans cette saison, quelque temps qu’il fasse.
Serait-elle souffrante ?
Pas précisément. Cependant, elle est singulièrement nerveuse depuis deux ans. Je ne sais au juste ce qui se passe en elle. Mais on dirait qu’il n’y a pas pour elle d’autre joie, d’autre bonheur que de se plonger ainsi dans la mer.
C’est bien cela, je m’en souviens.
C’est vrai, vous avez connu Ellida du temps où vous étiez précepteur à Skioldviken.
Oui, elle venait souvent au presbytère, mais je la voyais surtout chez son père, quand j’allais au phare.
Savez-vous que cette période de sa vie a laissé en elle des traces profondes ? On ne la comprend pas ici. On l’appelle « la Dame de la mer ».
Vraiment ?
Oui. Aussi ai-je eu l’idée… Si vous lui parliez au passé, Arnholm ?… Cela lui ferait du bien.
Vous croyez ?
Oui, j’ai mes raisons pour cela.
C’est toi, Wangel ?
Oui, ma chérie.
Voici justement la Dame de la mer !
Dieu soit loué, tu es de retour. Quand es-tu rentré ?
À l’instant. (Montrant Arnholm.) Tu ne dis pas bonjour à un vieil ami ?
Vous voici ! Soyez le bienvenu ! Pardon, si je n’étais pas là pour vous recevoir.
Allons donc ! Pas de façons avec moi, je vous en prie !
L’eau était-elle bien fraîche ce matin ?
Fraîche ! Ah Dieu, non ! Elle n’est jamais fraîche ici. Elle est tiède, veule, flasque, pouah ! L’eau des fiords est une eau malade.
Malade ?
Oui, malade. Et l’on dirait qu’elle rend malade.
Eh bien ! Voilà une belle réclame pour l’établissement.
Je crois plutôt qu’il y a une affinité entre vous, la mer, et tout ce qui tient à la mer.
Peut-être. C’est un peu ce que je sens. Mais vous ne remarquez pas tout ce que les fillettes ont préparé en votre honneur ?
Hem… (Regardant sa montre.) Il est bientôt temps que j’aille…
Est-ce vraiment en mon honneur ?
Naturellement. Nous ne pavoisons pas ainsi tous les jours. — Ouf, — qu’il fait étouffant sous ce toit ? (Descendant au jardin.) Venez ici ! On y sent, du moins, un peu d’air.
Je crois même qu’il y en a beaucoup, et de très frais.
Oui, pour vous qui êtes habitué à l’air accablant de la capitale. On le dit irrespirable en été.
Hem, ma chère Ellida, il faut que je te laisse seule un instant avec notre ami.
Tu as à faire ?
Oui, je vais passer au bureau. Et puis, il me faut faire un bout de toilette. Mais je ne tarderai pas à revenir.
Ne vous pressez pas, mon cher docteur. Votre femme et moi, nous saurons tuer le temps.
J’y compte bien… Ainsi, au revoir.
On est bien ici, ne trouvez-vous pas ?
Je suis bien ici.
Ce pavillon est mon pavillon, c’est moi qui l’ai fait construire. Ou plutôt c’est Wangel qui l’a fait construire pour moi.
Et c’est ici que vous vous tenez d’habitude ?
Oui, c’est ici que je viens m’établir…
Avec les fillettes ?
Non, les fillettes préfèrent la vérandah.
Et Wangel ?
Oh ! Wangel va et vient. Il est tantôt avec moi, tantôt avec les enfants.
Est-ce vous qui avez ainsi réglé votre existence ?
Il me semble que tout le monde s’en trouve bien. Nous pouvons toujours nous parler à distance, quand nous croyons avoir quelque chose à nous dire.
La dernière fois que nos chemins se sont croisés… Je parle de Skioldviken… — Hem, — il y a longtemps de cela.
Dix ans, ni plus ni moins.
À peu près. Ah ! Quand j’y pense… Là-bas, dans le phare ! Quand je pense à la Petite païenne, comme vous appelait le vieux pasteur, parce que votre père vous avait, disait-il, baptisée d’un nom de bateau et pas d’un nom chrétien.
Eh bien ?
Eh bien ! Il ne m’aurait jamais passé par la tête, à cette époque, que je vous retrouverais ici, mariée au docteur Wangel.
Non, puisque Wangel n’était pas encore… Puisque la mère des fillettes, leur vraie mère, vivait encore, en ce temps-là.
Oui, oui. Mais même sans cela, Wangel eût-il été libre, je n’aurais jamais cru la chose possible.
Ni moi non plus, en ce temps-là.
Wangel est la droiture, l’honneur même, — il est si foncièrement bon, si bienveillant envers tout le monde.
Oui ! N’est-ce pas ?
Mais il y a un abîme entre vous et lui.
Vous avez raison : un abîme.
Mais alors, comment cela s’est-il fait ? Comment ?
Ne me questionnez pas là-dessus, mon cher Arnholm. Je ne saurais vous répondre. Même si je vous donnais des explications, vous ne seriez pas en état de les comprendre.
Hem… (Plus bas). N’avez-vous jamais rien confié à votre mari au sujet de… cette démarche… que j’ai eu la folie de tenter un jour.
Y pensez-vous ! Jamais il n’a rien su de ce à quoi vous faites allusion.
Tant mieux. Cela me gênait un peu de penser que…
Vous pouvez être tranquille. Tout ce que je lui ai dit, c’est que je vous aimais beaucoup, ce qui est vrai…, que vous aviez été là-bas mon meilleur ami.
Merci. Mais dites-moi donc…, pourquoi ne m’avez-vous jamais écrit depuis mon départ ?
Je craignais de vous faire souffrir. Une lettre de celle qui n’avait pas pu répondre à vos vœux n’eût-elle pas rouvert la blessure ?
Hem… Mon Dieu, peut-être avez-vous eu raison.
Mais vous-même, pourquoi ne m’avez-vous jamais écrit ?
Moi ? Faire le premier pas ? Pour faire croire peut-être à quelque arrière-pensée ? Nettement éconduit, comme je l’avais été ?
Oui, oui, je vous comprends, moi aussi… N’avez-vous jamais songé à personne d’autre, depuis lors ?
Jamais. Je suis resté fidèle à mes souvenirs.
Allons donc ! Laissez là les tristes souvenirs. Et songez plutôt à devenir un heureux époux. Croyez m’en.
Pour suivre votre conseil, je devrais me dépêcher un peu, madame Wangel. Pensez donc : j’ai bientôt trente-sept ans, ni plus, ni moins.
En effet, il faudrait vous hâter. (Un court silence, puis elle ajoute d’une voix grave et contenue.) Et maintenant, mon cher Arnholm, écoutez-moi bien : je vais vous confier une chose que je n’eusse jamais avouée à cette époque, y fût-il allé de ma vie.
Que voulez-vous dire ?
Cette vaine démarche dont vous parliez tout à l’heure,– je ne pouvais pas l’accueillir autrement que je ne l’ai fait.
Je le sais. Vous n’aviez à m’offrir que votre amitié. Je le sais très bien.
Mais ce que vous ignorez, c’est que mes pensées, mon cœur ne m’appartenaient plus à cette époque.
À cette époque !
Oui.
Mais c’est impossible. Vous confondez les dates. Vous n’aviez pas encore fait la connaissance de Wangel.
Il ne s’agit pas de Wangel.
Il ne s’agit pas de Wangel ? Voyons… Il n’y avait à ce moment-là à Skioldviken personne qui… Je ne me souviens pas d’un seul homme digne d’attirer votre attention.
Non, non, je sais bien. C’était si fou, tout cela.
Expliquez-vous, je vous en prie !
Non, il vous suffit de savoir que je n’étais pas libre à cette époque. Vous le savez maintenant.
Et si vous aviez été libre ?
Que voulez-vous dire ?
Votre réponse eût-elle été différente ?
Est-ce que je sais ? Vous voyez comment j’ai répondu à Wangel quand il s’est présenté.
Alors, à quoi bon cette confidence ?
J’ai besoin de quelqu’un à qui me confier. Non, non, ne bougez pas.
Ainsi, votre mari ne sait rien ?
Dès le premier instant, je lui ai avoué que j’avais un jour disposé de mon cœur. Il n’a pas demandé à en savoir davantage. Et nous n’en avons plus jamais reparlé. Aussi bien, était-ce de la folie, vous dis-je. Une ombre qui a traversé ma vie et disparu… à peu près.
À peu près ? Pas entièrement !
Si, si ! Ah ! mon cher Arnholm, n’essayez pas de comprendre. Cela échappe à la raison. Si je vous disais tout, vous croiriez simplement que j’étais malade, que j’étais folle à ce moment.
Chère madame Ellida, — il faut tout me dire.
Eh bien, oui ! J’essaierai. Jamais le simple bon sens ne vous fera comprendre que… (Elle s’interrompt.) Ah ! Voici une visite. J’achèverai plus tard.
(Lyngstrand arrive par l’avenue, venant de gauche, et entre au jardin. Il porte une fleur à la boutonnière et tient à la main un beau bouquet enveloppé dans du papier et orné de rubans de soie. Il s’arrête avec quelque hésitation, devant la vérandah.)
Vous cherchez les fillettes, monsieur Lyngstrand ?
Oh ! Vous êtes là, Madame. (Il salue et se rapproche.) Non, ce ne sont pas ces demoiselles que je cherche, c’est vous-même, madame Wangel. Vous avez bien voulu m’autoriser à me présenter chez vous.
Assurément. Vous y serez toujours le bienvenu.
Merci. Et comme c’est aujourd’hui jour de fête dans votre famille…
Ah ! vous le saviez ?
Mais oui. Alors j’ai pris la liberté de vous apporter ceci…
Mais, cher monsieur Lyngstrand, c’est plutôt au professeur Arnholm que vous devriez offrir ces jolies fleurs, puisque la fête est en son honneur.
Pardon, — mais je n’ai pas l’honneur de connaître monsieur… Je voulais… Il s’agit du jour de naissance…
Du jour de naissance ? Vous vous trompez, monsieur Lyngstrand. Nous ne fêtons aujourd’hui aucun anniversaire.
Excusez-moi : j’ignorais que ce fût un secret…
Vous dites ?…
Oui, j’ai appris que c’est aujourd’hui votre… votre jour de naissance, Madame.
Mon jour de naissance ?
Mais non, n’est-ce pas ?
D’où vous vient cette idée ?
C’est mademoiselle Hilde qui vous a trahie. Je suis venu ici il y a un moment. En voyant ces fleurs et ce pavillon hissé, j’ai questionné ces demoiselles et…
Oui. Eh bien ?
Et Mlle Hilde m’a répondu que c’était aujourd’hui le jour de naissance de sa mère.
De sa mère… ! Ah ! très bien.
C’est donc cela !…
Allons, madame Wangel, puisque ce jeune homme est dans le secret…
Oui, puisque vous êtes dans le secret…
Vous me permettez donc de vous souhaiter une bonne fête ?
Je vous remercie, monsieur Lyngstrand.
Oui, monsieur le professeur, c’était un secret.
Un secret pour les profanes.
Vous dites bien. Pour les profanes.
Vous pouvez être bien sûre que je n’en parlerai à personne.
Oh ! ce n’est pas ce que je voulais dire. — Mais parlons de vous. Comment allez-vous ? Vous semblez avoir repris.
Il me semble que je vais bien. Et si je puis aller au Midi, l’année prochaine…
Les fillettes m’ont dit que c’était décidé.
Oui, j’ai un protecteur à Bergen, qui m’en fournira les moyens. Il me l’a promis.
Qu’est-ce qui vous a valu cette protection ?
Un heureux hasard. Celui qui me l’accorde est un armateur. J’ai servi à bord d’un de ses bateaux…
Vous aviez donc du goût pour la vie de mer.
Nullement. Mais, après la mort de ma mère, mon père ne voulut plus me garder chez lui, à ne rien faire. Alors il m’embarqua comme matelot sur un navire. En rentrant, le navire fit naufrage dans le canal Britannique. Ce fut une vraie chance pour moi.
Comment cela ?
Mais oui, c’est de là que vient mon mal. Ce mal de poitrine dont je souffre. Je suis resté trop longtemps dans l’eau glacée avant d’être repêché. C’est ainsi que j’ai échappé au métier de marin. Ce fut un bonheur pour moi.
Vraiment ? Vous trouvez ?
Oui. Ce mal n’est pas bien dangereux. Et il me permet de me vouer à la sculpture, ce qui était mon plus ardent désir. Pensez donc : modeler l’argile délicate, la caresser, la rendre docile à ma volonté.
Et que comptez-vous modeler ? Des tritons ? Des sirènes ? Ou les vikings des vieilles légendes ?
Non, rien de tout cela. Dès que je serai en état de le faire, je m’en vais tenter une grande œuvre. Je songe à un groupe.
Fort bien. Et que représentera-t-il, ce groupe ?
Oh ! une chose vécue.
À la bonne heure. Tenez-vous-en là.
Pourriez-vous nous le décrire ?
Voici : je vois devant moi une jeune femme, une femme de marin. Elle dort d’un sommeil agité. Elle a un rêve. Je réussirai, j’espère, à faire comprendre qu’elle rêve.
Je n’aperçois encore qu’une seule figure.
Attendez : il y en aura une autre. Une sorte de d’apparition. Son mari, qu’elle a trompé en son absence et qui a péri en mer.
Vous dites ?
Il s’est noyé ?
Oui, dans un naufrage. Mais voici qu’il revient la nuit auprès d’elle. Le voici debout devant son lit. Il la regarde. Ses vêtements ruissellent comme ceux d’un homme qu’on a retiré de l’eau.
C’est étrange. (Fermant les yeux.) Je vois si bien tout cela.
Mais dites donc, — mon cher Monsieur, — vous parliez d’une chose vécue.
Mais oui, — dans un certain sens elle l’a été.
Allons donc ! Un mort qui revient…
Mon Dieu, je ne veux pas dire, bien entendu, que j’aie vu tout cela en réalité. Et pourtant…
Contez-moi tout ce que vous savez. Je vous écoute.
C’est là, en effet, une histoire pour vous. Cela sent la mer !
Continuez, monsieur Lyngstrand.
Je continue. Notre brick allait quitter le port de Halifax, quand le maître d’équipage tomba malade. Nous dûmes l’abandonner à l’hôpital et engager un autre maître d’équipage à sa place. C’était un Américain. Cet homme…
L’Américain ?
Oui. Cet homme emprunta un jour au capitaine un paquet de vieux journaux, qu’il se mit à lire assidûment. Il voulait, disait-il, apprendre le norvégien.
Eh bien ?
Un soir de gros temps, tout l’équipage était sur le pont, excepté le maître d’équipage et moi. Il s’était luxé une jambe et moi j’étais souffrant et devais garder la couchette. Nous étions tous deux dans le poste d’équipage, lui toujours plongé dans sa lecture.
Oui, oui.
Tout à coup, je l’entends pousser une espèce de rugissement. Je le regarde : il était blanc comme un linge. Puis il se mit à presser, à tasser le journal entre ses deux mains, après quoi il le déchira en morceaux, il le réduisit en poussière, tout cela doucement, doucement.
En silence ? Sans dire un mot ?
Tout d’abord. Mais bientôt il murmura comme s’il se fût parlé à lui-même : « Mariée, à un autre, en mon absence. »
Il a dit cela ?
Oui. Et pensez-donc : ce fut dit en bon norvégien. Il avait de la facilité pour les langues, cet homme-là.
Et après ? Il n’a rien ajouté ?
Si. Des paroles singulières, que je n’oublierai de ma vie. Toujours du même ton contenu, étrange, il dit : N’importe. Elle m’appartient, elle sera à moi. Elle me suivra, vivant ou mort, dussé-je, si je me noie, sortir de la mer pour aller la prendre et l’emmener.
Ouf, — on étouffe ici aujourd’hui.
Et il y avait, dans sa façon de dire cela, une telle force de volonté que je ne doutai pas, à ce moment, qu’il fût homme à accomplir sa menace.
Savez-vous ce qu’il est devenu ensuite ?
Oh ! Madame, je suis sûr qu’il n’est plus de ce monde.
Qu’est-ce qui vous le fait croire ?
Nous fîmes naufrage bientôt après. Je sautai dans la grande chaloupe avec le capitaine et cinq hommes de l’équipage. Le second descendit dans la yole avec l’Américain et un autre.
Et on n’en a plus entendu parler.
Jamais. Mon protecteur me l’a encore écrit dernièrement. C’est justement ce qui me donne une telle envie de tirer de cet épisode une œuvre d’art. Je la vois si bien, la femme infidèle. Et le vengeur aussi, sorti de la mer pour la retrouver. Je les vois si bien l’un et l’autre.
Moi aussi. (Elle se lève.) Venez, rentrons. Ou plutôt allons trouver Wangel ! Il fait étouffant ici.
Moi, je vais prendre congé de vous. Je n’étais venu que pour un instant, vous souhaiter la bonne fête.
Puisque vous voulez nous quitter… (Elle lui tend la main.) Au revoir et merci pour les fleurs.
Chère madame Wangel, je vous vois toute troublée.
Je ne le nie pas. Quoique…
Après tout, vous pouviez vous y attendre.
M’y attendre !
Je crois bien.
M’attendre à cette réapparition.
Quoi ! Vous songez encore au conte à dormir debout de cette espèce de toqué ?
Mon cher Arnholm, il n’est peut-être pas si toqué que vous croyez.
Ainsi ce sont ces billevesées qui vous ont émue de la sorte ? Et moi qui croyais…
Que croyiez-vous ?
Je croyais tout naturellement que vous vouliez me donner le change, que la vraie cause de votre émoi c’étaient ces fêtes de famille qu’on célèbre ici en secret… votre mari et ses enfants vivent une vie de souvenirs dont vous êtes exclue.
Oh ! quant à cela, je laisse aller les choses. Je n’ai aucun droit à réclamer mon mari pour moi toute seule.
Il me semble, au contraire, que vous en avez d’excellents.
Eh bien, non ! je n’en ai pas, moi qui vis, de mon côté, une vie dont les autres sont exclus.
Vous ! (Plus bas.) Est-ce à dire que… ? Que vous n’aimez pas votre mari ?
Si, si, j’ai fini par l’aimer de tout mon cœur ! Ah ! c’est là ce qu’il y a d’inimaginable, — d’incroyable, — de terrible !
Allons, madame Wangel, il faut me confier vos soucis ! Voulez-vous ?
Cela m’est impossible, mon ami. Du moins en ce moment. Plus tard peut-être.
Voici père. Il a terminé son travail. Voulez-vous que nous allions nous asseoir tous ensemble dans le pavillon ?
Oui, allons-y.
Me voici. J’ai fini, je suis libre ! On va nous servir des rafraîchissements.
Un instant.
Oh ! les belles fleurs ! Qui te les a données ?
Je les tiens de M. Lyngstrand, ma chère Hilde.
De Lyngstrand ?
Lyngstrand est donc revenu ?
Oui. Il a apporté ces fleurs. À cause du jour de naissance. Tu comprends ?
Oh !…
L’animal !
Hem… Vois-tu… Je vais te dire, ma chère, ma bonne Ellida.
Venez, fillettes ! Nous allons mettre mes fleurs dans l’eau avec les autres.
Oh ! elle est bien gentille, au fond.
Des grimaces ! Tout cela, c’est pour entortiller ; père.
Merci, Ellida, merci !
Eh quoi ? Ne puis-je pas, moi aussi, contribuer à cette fête, à la fête de mère ?
Hem.