La Dame de la Mer/Acte II

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Prozor.
Perrin (p. 55-94).
◄  Acte I
Acte III  ►

ACTE II

(Au belvédère, derrière la ville. Colline couverte de gazon. Autour de la plate-forme et jusqu’au premier plan, de grandes pierres sont disposées pour servir de sièges. On domine de très haut le fiord, qui s’étend à l’arrière-plan, semé d’îlots et baignant un promontoire en pointe. On n’aperçoit pas la mer ouverte. Soir d’été à demi transparent. Lueur rouge et or répandue dans l’air et illuminant les sommets au loin. Des collines, à droite, arrive faiblement un chant à quatre voix.)

(Jeunes gens et jeunes filles de la ville, par couples, en causant, viennent de droite et disparaissent à gauche. Au bout d’un moment, Ballested, chargé de châles et de sacs de voyage, amène une société de touristes étrangers, avec leurs dames.)

Ballested (indiquant de sa canne) : Sehen sie, meine herren — shaften, — là-bas, liegt eine andere colline. Dass wollen wir besteigen, également, und so herunter.

(Il continue en anglais et conduit les touristes à gauche.)

(Hilde arrive vivement de derrière un détour du chemin, à droite. Elle s’arrête et tourne la tête. Un instant après, Bolette apparaît, venant du même côté.)

Bolette

Voyons, Hilde, pourquoi fuyons-nous ainsi Lyngstrand ?

Hilde

Je déteste à grimper si doucement. Regarde-le donc. On dirait qu’il rampe.

Bolette

Tu sais bien qu’il est malade.

Hilde

Tu crois que c’est dangereux ?

Bolette

Oh oui !

Hilde

Il a consulté père cette après-midi. Je voudrais savoir ce que père en pense.

Bolette

Père m’a dit qu’il avait des endurcissements aux poumons. Il n’en a pas pour longtemps à vivre, paraît-il.

Hilde

Père a dit cela ? Tu sais, — je l’ai toujours pensé.

Bolette

Au nom de Dieu ! tâche au moins qu’il ne s’aperçoive de rien.

Hilde

Si tu crois…! (À demi voix.) Regarde donc : voici tout de même Hans au haut de la pente… Hans… Ça se voit, dis, qu’il s’appelle Hans ?

Bolette, bas.

Fais donc attention. Je te le conseille.

(Lyngstrand arrive de droite, un parasol à la main.)
Lyngstrand

Excusez-moi, Mesdemoiselles, de ne pouvoir marcher aussi vite que vous.

Hilde

Tiens, vous vous êtes fendu d’un parasol ?

Lyngstrand

Non, c’est le parasol de votre mère. Elle me l’a donné pour me servir de canne.

Bolette

Ils sont encore en bas ? Père et les autres ?

Lyngstrand

Oui. Votre père est entré un instant au café. Les autres se sont assis pour écouter la musique. Ils vous rejoindront quand ce sera fini, m’a dit votre mère.

Hilde, qui l’a regardé tout le temps.

Vous êtes bien fatigué ?

Lyngstrand

Oui, je crois sentir un peu de fatigue. J’ai presque envie de m’asseoir un moment.

(Il s’assied sur une pierre, au premier plan à droite.)
Hilde, se tenant devant lui.

Vous savez qu’on va danser, tantôt, devant le pavillon de musique ?

Lyngstrand

Oui, il en était question.

Hilde

Vous trouvez cela amusant, la danse ?

Bolette, tout en cueillant de petites fleurs dans le gazon.

Voyons, Hilde : laisse donc monsieur Lyngstrand respirer un peu.

Lyngstrand, à Hilde.

Oui, Mademoiselle : j’aimerais bien danser… si je pouvais.

Hilde

Vous n’avez pas pris de leçons ?

Lyngstrand

Il y a cela et autre chose… ma poitrine.

Hilde

Ce mal, dont vous parlez.

Lyngstrand

Oui, mon mal.

Hilde

Il vous ennuie beaucoup, votre mal !

Lyngstrand

Je ne dis pas cela. (Souriant.) C’est grâce à lui, je crois, qu’on est si gentil envers moi.

Hilde

Et puis, ce n’est pas dangereux.

Lyngstrand

Non, ce n’est pas dangereux du tout. Votre père me l’a encore déclaré tout à l’heure.

Hilde

Et cela passera dès que vous serez dans le Midi.

Lyngstrand

Sans aucun doute, cela passera.

Bolette, lui tendant des fleurs.

Tenez, monsieur Lyngstrand, c’est pour orner votre boutonnière.

Lyngstrand

Oh, merci, Mademoiselle ! Vous êtes vraiment trop bonne.

Hilde, regardant en bas.

Les voici qui montent.

Bolette

Pourvu qu’ils ne se trompent pas de sentier. Bon, les voici qui vont de travers.

Lyngstrand, se levant.

Je cours jusqu’au tournant et je leur indique leur chemin.

Hilde

Il vous faudra crier bien fort.

Bolette

Vous allez encore vous fatiguer.

Lyngstrand

Oh ! la descente n’est rien.

Il disparaît à droite
Hilde

La descente, oui… (Le suivant des yeux.) Bon, le voici qui bondit ! Il ne pense pas qu’il va falloir remonter.

Bolette

Pauvre homme…

Hilde

Si Lyngstrand te demandait ta main, la lui accorderais-tu ?

Bolette

Es-tu folle ?

Hilde

S’il n’était pas malade, veux-je dire, s’il n’était pas condamné ? Voudrais-tu de lui pour mari, dis ?

Bolette

Non, je te le cède.

Hilde

Ah bien, merci ! Il n’a pas le sou. Il n’a même pas de quoi se nourrir lui-même.

Bolette

Eh bien ! alors, pourquoi êtes-vous toujours ensemble ?

Hilde

Oh ! c’est à cause de son mal.

Bolette

Tu n’as vraiment pas l’air de le prendre tellement en pitié.

Hilde

Ce n’est pas de la pitié. Mais cela me tente.

Bolette

Qu’est-ce qui te tente ?

Hilde

De le regarder, en lui faisant dire que ce n’est pas dangereux, qu’il va partir pour l’étranger, qu’il va se faire artiste. Tout cela, il y croit fermement, il s’en fait une fête. Et il n’en sera rien. Jamais. Il ne vivra pas jusque-là. C’est si émotionnant quand on y pense !

Bolette

Émotionnant ?

Hilde

Oui, je trouve cela émotionnant. Je me permets de trouver cela émotionnant.

Bolette

Fi, Hilde, tu es vraiment une méchante gamine !

Hilde

Et je tiens à l’être. Pour te narguer ! (Regardant en bas.) Enfin ! Arnholm ne doit pas aimer ça, les ascensions. (Se retournant.) C’est juste : sais-tu ce que j’ai remarqué pendant qu’il était à table ?

Bolette

Quoi ?

Hilde

Pense donc : il commence à se faire chauve — là — au sommet du crâne.

Bolette

Ah ! tu es bête. Ce n’est pas vrai.

Hilde

Je te dis que si. Et puis il a la patte d’oie aux deux yeux. Quand on pense, Bolette, que tu étais si amoureuse de lui quand il te donnait des leçons !

Bolette, souriant.

Oui, comprends-tu cela ? Je me souviens d’avoir pleuré à chaudes larmes un jour, parce qu’il trouvait mon nom de « Bolette » vilain.

Hilde

Oui, pense donc ! (Regardant de nouveau en bas.) Regarde donc : la Dame de la Mer. Elle vient avec lui. Et pas avec père. Cela ne m’étonnerait pas si ces deux-là en tenaient l’un pour l’autre.

Bolette

Tu devrais avoir honte. Comment oses-tu parler ainsi d’elle ? Cela commençait à marcher si bien entre nous…

Hilde

Ah, ouiche ! Compte là dessus, ma fille ! Non, bien sûr, cela ne marchera jamais entre elle et nous. Sa place n’est pas du tout sous notre toit. Qu’est-ce qui a pris à père de l’y introduire ? Cela ne m’étonnerait pas si, un beau jour, elle devenait folle.

Bolette

Folle ! D’où te vient cette idée ?

Hilde

Oh ! il n’y aurait là rien de surprenant. Sa mère est bien devenue folle. Elle est morte folle. Je le sais.

Bolette

Dieu sait où tu vas fourrer le nez, toi. Mais ne t’avise pas de parler de cela. N’est-ce pas, dis ? Pour l’amour de père. Tu entends, Hilde ?

(Wangel, Ellida, Arnholm et Lyngstrand arrivent de droite.)
Ellida, avec un geste vers le fond.

Elle s’étend là !

Arnholm

Oui, c’est de ce côté.

Ellida

La mer est là.

Bolette, à Arnholm.

C’est un bel endroit, n’est-ce pas ?

Arnholm

Superbe. Une vue admirable.

Wangel

C’est vrai. Vous n’êtes jamais venu ici.

Arnholm

Jamais. De mon temps, cette butte était, je crois, inaccessible. Aucun sentier n’y conduisait.

Wangel

Non. Tout cela a été arrangé ces dernières années.

Bolette

De la Butte du Pilote, — tenez, — là-bas, — la vue est encore plus belle.

Wangel

Veux-tu que nous y allions. Ellida ?

Ellida, s’asseyant sur une pierre, à droite.

Pas moi, merci. Mais, allez-y vous autres. Je vous attendrai ici.

Wangel

Je reste avec toi. Les fillettes accompagneront Arnholm.

Bolette

Voulez-vous venir avec nous, monsieur Arnholm ?

Arnholm

Très volontiers. Y a-t-il un chemin qui conduit à cette butte ?

Bolette

Oui. Un beau chemin, bien large.

Hilde

Assez large pour que deux personnes puissent y marcher bras-dessus bras-dessous.

Arnholm, plaisantant.
Vraiment, ma petite demoiselle Hilde ? Est-ce possible ? (À Bolette.) Voulez-vous voir si elle dit vrai ?
Bolette, réprimant un sourire.

Mais oui. Nous verrons.

(Ils s’en vont bras-dessus, bras-dessous.)
Hilde, à Lyngstrand.

Nous aussi ?

Lyngstrand

Bras-dessus, bras-dessous ?

Hilde

Pourquoi pas ? Je ne demande pas mieux, moi.

Lyngstrand, lui offrant le bras, avec un sourire de contentement.

Que c’est drôle, cela.

Hilde

Quoi ?

Lyngstrand

Nous avons l’air de deux couples de fiancés.

Hilde

Vous n’avez, pour sûr, jamais offert le bras à une dame, monsieur Lyngstrand.

(Ils disparaissent à gauche tous les quatre.)
Wangel

Ma chère Ellida, puisque nous avons un instant à nous…

Ellida

Oui, viens t’asseoir près de moi.

Wangel, s’asseyant

On est libre et tranquille ici. Nous pourrons causer.

Ellida

De quoi ?

Wangel

De toi. Et de nos relations. Je vois bien que cela ne peut continuer ainsi.

Ellida

Et par quoi les remplacerons-nous, ces relations ?

Wangel

Par une pleine confiance l’un dans l’autre, ma chérie. La vie en commun, comme dans le temps.

Ellida

Oh ! si c’était possible ! Mais cela ne se peut pas, hélas !

Wangel

Je crois te comprendre. J’en juge par quelques paroles qui t’échappent de temps en temps.

Ellida, avec violence.

Non, tu ne me comprends pas ! Ne dis pas cela !

Wangel

Si. Tu as une âme droite, Ellida, tu as le cœur fidèle.

Ellida

C’est vrai.

Wangel

Il ne peut y avoir pour toi de sécurité et de bonheur sans des relations bien franches, libres de toute réticence.

Ellida, le regardant, attentive.

Eh bien ?

Wangel

Tu n’es pas faite pour succéder à une autre femme.

Ellida

À propos de quoi me dis-tu cela ?

Wangel

J’en ai souvent eu l’intuition. Aujourd’hui, j’en ai la certitude. Cette fête commémorative imaginée par les enfants… Tu as cru que j’étais leur complice. Eh bien ! oui –, un homme n’est pas maître de ses souvenirs. Je ne suis pas maître des miens, en tout cas.

Ellida

Je le sais. Oh oui ! je le sais.

Wangel

Et pourtant tu fais erreur. Pour toi, la mère des enfants vit encore. Elle est parmi nous, invisible et toujours présente. Tu crois que mon cœur se partage entre elle et toi. C’est cette pensée qui te révolte. Tu vois dans nos relations quelque chose d’immoral. Et voilà pourquoi tu ne peux plus être à moi, tu ne veux plus que nous soyons mari et femme.

Ellida, se levant.

Tu as vu cela, Wangel ? Tu l’as bien vu ?

Wandel

Oui, aujourd’hui j’ai vu les choses à fond.

Ellida

À fond ? Vraiment ? Eh bien ! tu te trompes.

Wangel, se levant.

Je sais fort bien que ce n’est pas tout, chère Ellida.

Ellida, anxieuse.

Tu sais que ce n’est pas tout ?

Wangel

Oui. Ce qu’il y a encore c’est que tu ne peux supporter ce milieu. Ces montagnes t’étouffent, t’écrasent. Tu manques de lumière ici. L’horizon est trop étroit, l’atmosphère pas assez libre, pas assez vivifiante.

Ellida

Tu ne te trompes pas. Nuit et jour, été, hiver, je la subis, cette vertigineuse nostalgie de la mer.

Wangel

Je ne le sais que trop, chère Ellida. (Posant la main sur la tête d’Ellida.) Aussi faut-il que la pauvre enfant malade retourne à son élément.

Ellida

Comment l’entends-tu ?

Wangel

À la lettre. Nous partons.

Ellida

Nous partons !

Wangel

Oui. Nous irons nous établir quelque part aux bords de la mer, de la vraie mer, pour que tu te retrouves chez toi.

Ellida

Oh, je t’en prie ! chasse cette idée. Cela ne se peut pas, cela ne se fera pas. Tu ne peux vivre heureux hors d’ici.

Wangel

Advienne que pourra. Crois-tu donc que je puisse vivre heureux ici sans toi ?

Ellida

Mais je suis ici. Et j’y reste. Je suis avec toi.

Wangel

Est-ce bien vrai, Ellida ?

Ellida

Ah ! ne parle plus de cela. Tu tiens à cet endroit par toutes les fibres de ton être, par toutes les attaches de l’existence.

Wangel

Encore une fois, advienne que pourra. Nous partons. Nous nous transportons là-bas. C’est décidé, chère Ellida. Rien ne changera ma résolution.

Ellida

Et que crois-tu, mon Dieu, que nous y aurons gagné ?

Wangel

Tu y auras regagné la santé et la paix de ton âme.

Ellida

C’est encore une question. Mais toi ? Pense un peu à toi. Qu’y auras-tu gagné ?

Wangel

Toi ! C’est toi, ma chérie, toi que j’aurai regagnée.

Ellida

Non, Wangel, c’est impossible ! Impossible, comprends-tu ! C’est là ce qu’il y a de plus affreux, de plus désespérant.

Wangel

Nous verrons bien. Avec de telles idées, tu ne peux rester ici. Il n’y a de salut que dans la fuite. Il faut partir le plus tôt possible. C’est décidé, entends-tu !

Ellida

Non ! Tiens, je préfère te dire les choses telles qu’elles sont. Tu sauras tout.

Wangel

C’est cela ! Parle !

Ellida

Il ne faut pas que tu sois malheureux à cause de moi. D’autant plus que cela n’aiderait à rien.

Wangel

Tu m’as promis de tout me dire.

Ellida

Je ferai de mon mieux. Je te dirai tout ce que je sais moi-même. Viens, assieds-toi plus près de moi.

(Ils se rapprochent.)
Wangel

Eh bien, Ellida ?

Ellida

Le jour où tu m’as demandé si je voulais être à toi, tu m’as parlé franchement et loyalement de ton premier mariage. Cela avait été une union heureuse.

Wangel

C’est vrai.

Ellida

Je n’en doute pas, mon ami. Et si je t’en parle, c’est seulement pour te rappeler que, moi aussi, j’ai été franche. Je t’ai dit que j’avais aimé une fois dans ma vie et que j’avais été, en quelque sorte, — fiancée.

Wangel

En quelque sorte ?

Ellida

Oui. On peut appeler cela des fiançailles. Oh ! ce fut court. Il partit. Ensuite, j’ai rompu. Je t’ai dit tout cela.

Wangel

Mais, chère Ellida, que vient faire ici cet épisode qui, au fond, ne me regardait pas et dont je ne t’ai jamais touché un mot depuis lors ? J’ignore même de qui il s’agissait.

Ellida

Non tu ne me l’as pas demandé. Tu as toujours été si délicat envers moi.

Wangel, souriant.

Oh ! dans le cas dont il s’agit, je n’avais pas grand mérite à cela, le nom n’était pas bien difficile à deviner.

Ellida

Le nom !

Wangel

Il n’y avait pas grand choix, à Skioldviken. Ou, pour mieux dire, le choix se bornait à un homme.

Ellida

Tu penses à Arnholm.

Wangel

Quoi ? Ce n’était pas de lui ?

Ellida

Non.

Wangel

Alors je m’y perds !

Ellida

Te souviens-tu d’une fin d’automne, où un grand voilier américain vint réparer une avarie à Skioldviken ?

Wangel

Je m’en souviens très bien. C’est le voilier dont on a trouvé un matin le capitaine assassiné dans sa cabine. J’ai moi-même été appelé pour l’autopsie.

Ellida

Oui, je m’en souviens.

Wangel

Le meurtre a été commis par le second du navire.

Ellida, vivement.

Cela n’a pas été établi ! Il n’y a pas eu de preuves !

Wangel

N’importe ! Le doute n’est pas permis. Pourquoi se serait-il noyé à la suite du crime ?

Ellida

Il ne s’est pas noyé. Il a pris un bateau faisant voile vers le Nord.

Wangel, surpris

Comment sais-tu cela ?

Ellida, avec un effort.

C’est que,– vois-tu, Wangel– ce second,– est l’homme à qui j’ai été fiancée.

Wangel, se levant d’un bond.

Que dis-tu ? Serait-ce possible ?

Ellida

C’est vrai. J’ai été fiancée à cet homme.

Wangel

Mais, au nom de Dieu, Ellida ! Qu’est-ce qui a pu te pousser à ce coup de tête ? Un homme de cette espèce !… Un inconnu ! Comment s’appelait-il donc ?

Ellida

Il portait à cette époque le nom de Friman. Plus tard, ses lettres étaient signées : « Alfred Johnson. »

Wangel

D’où venait-il ?

Ellida

Du Finmarck, m’a-t-il dit. Mais il était originaire de Finlande. Tout enfant, il était venu de là avec son père.

Wangel

Ah, c’était un Finnois, un kvenn ?

Ellida

Oui, c’est ainsi qu’on les appelle

Wangel

Que sais-tu encore sur son compte ?

Ellida

Rien, si ce n’est qu’il s’était engagé de bonne heure et qu’il avait navigué au loin.

Wangel

C’est tout ?

Ellida

Oui. Nous ne parlions jamais de cela.

Wangel

De quoi parliez-vous donc ?

Ellida

Le plus souvent nous parlions de la mer.

Wangel

Ah !… De la mer ?

Ellida

Du calme et de la tempête. Des nuits sombres sur la mer. Et puis aussi des flots qui miroitent au soleil. Mais surtout nous parlions des baleines et des phoques, et des morses qui se chauffent aux rayons de midi sur les côtes du Nord. Nous parlions encore des aigles et des mouettes et de ces autres oiseaux que tu connais. Et pendant qu’il parlait, c’est étrange, dis ? — je croyais découvrir entre cet homme et ces êtres, bêtes, oiseaux de mer, une bizarre parenté.

Wangel

Et toi-même ?

Ellida

Moi aussi je me sentais en parenté avec eux tous.

Wangel

Oui, oui… Et c’est ainsi que tu t’es fiancée à lui ?

Ellida

Oui. Je lui ai obéi.

Wangel

Obéi ? Tu n’avais donc pas de volonté ?

Ellida

Non, pas tant qu’il était là. Oh ! ensuite, je ne comprenais plus rien à ce qui s’était passé en moi.

Wangel

Vous êtes-vous souvent rencontrés ?

Ellida

Pas très souvent. Il est venu un jour au phare. C’est alors que j’ai fait sa connaissance. Ensuite nous nous sommes rencontrés de rare en rare. Jusqu’au meurtre du capitaine. Jusqu’au jour de son départ…

Wangel

Continue, je t’en prie. Je t’écoute !

Ellida

C’était au point du jour. Je reçus un billet de lui. Il me demandait de venir à la pointe de Bratthammer, — tu sais, — entre Skioldviken et le phare.

Wangel

Oui, oui, — je sais.

Ellida

Je devais y aller en toute hâte. Il avait à me parler.

Wangel

Et tu y es allée.

Ellida

Oui. Je ne pouvais faire autrement. Alors il me raconta qu’il avait poignardé le capitaine, la nuit même !

Wangel

Il te l’a avoué !

Ellida

Oui, mais il n’avait fait que justice, me dit-il.

Wandel

Justice ? Et pourquoi ce meurtre ?

Ellida

Il ne voulut pas me le dire. Par égard pour moi, à ce qu’il m’a assuré.

Wangel

Et tu le crus sur parole ?

Ellida

Oui, je n’ai pas eu l’ombre d’un doute. Quoi qu’il en fût, il n’avait plus qu’à partir. Alors, au moment des adieux… Non tu ne devineras jamais ce qu’il imagina.

wangel

Voyons ! Dis-le.

Ellida

Il tira de sa poche un anneau à clefs, puis il ôta une bague de son doigt. Il me demanda également une petite bague que je portais au mien. Il passa l’anneau au travers des deux bagues et me déclara que nous allions ensemble nous unir à la mer.

Wangel

Vous unir ?

Ellida

Oui. En disant cela, il lança dans la mer, aussi loin qu’il put, l’anneau avec les bagues.

wangel

Et toi, Ellida ? Tu te prêtas à cela ?

Ellida
Y penses-tu ? Je n’eus pas un instant l’idée de m’y opposer ! Il partit enfin, Dieu merci.
Wangel

Et ensuite ?

Ellida

Ensuite, tu penses bien que je ne tardai pas à me ressaisir. Tout ce qu’il y avait là d’absurde et de fou m’apparut bien clairement.

Wangel

Mais tu parlais tout à l’heure de lettres. Tu as donc eu de ses nouvelles depuis lors ?

Ellida

Oui, j’ai eu de ses nouvelles. D’abord, j’ai reçu quelques lignes d’Arkhangel. Il me disait seulement qu’il allait partir pour l’Amérique. Et il me donnait son adresse.

Wangel

Tu lui as répondu ?

Ellida

Immédiatement. Je lui écrivis, bien entendu, que tout était fini entre nous. Et qu’il ne devait plus penser à moi, pas plus que je ne penserais à lui.

Wangel

Il t’a encore écrit après cela ?

Ellida

Il m’a encore écrit.

Wangel

Et qu’a-t-il dit de la réponse ?

Ellida

Pas un mot. Ce fut comme si je ne lui avais jamais signifié de rupture. Il me disait tranquillement et posément d’attendre un message m’informant de l’époque où il pourrait me recevoir. Dès que j’aurais reçu ce message, je devais le rejoindre.

Wangel

Enfin, il ne voulait pas lâcher sa proie ?

Ellida

Je lui écrivis de nouveau, en répétant presque mot pour mot ce que je lui avais déjà dit. Peut-être y mis-je encore plus de fermeté.

Wangel

Il finit par y renoncer ?

Ellida

Nullement. Je reçus une nouvelle lettre, tout aussi calme que la dernière. Toujours pas un mot de la rupture. Je vis alors qu’il était inutile de continuer et je cessai de lui écrire.

Wangel

Il en fit autant ?

Ellida

Non. Je reçus encore trois lettres depuis lors, l’une de Californie, une autre de Chine, la troisième d’Australie. Dans cette dernière, il me disait qu’il allait travailler dans des mines d’or. Puis rien : je n’ai plus eu de ses nouvelles.

Wangel

Cet homme a exercé un grand empire sur toi, Ellida.

Ellida

Oh ! oui. Il me fait encore peur !

Wangel

Il ne faut plus y penser jamais ! Promets-le-moi, ma chère, ma bien-aimée Ellida ! Nous allons désormais changer de régime. Il te faut un air plus vif que celui des fiords, il te faut l’air salin, l’air régénérateur de la mer. Qu’en dis-tu ?

Ellida

Oh ! ne me parle pas de cela ! Je t’en prie ! À quoi bon ? Cela n’aiderait à rien. Je le sens : jamais je ne serai débarrassée de cette obsession. Elle me poursuivra partout où j’irai.

Wangel

Débarrassée de quoi ? Que veux-tu dire, ma chérie ?

Ellida

De cette épouvante, — de cet inexplicable pouvoir auquel mon âme reste encore soumise.

Wangel

Mais tu en es débarrassée depuis longtemps. Du jour où tu as rompu avec lui, ce fut fini, bien fini.

Ellida, se levant d’un bond.

Non, ce n’est pas fini !

Wangel

Pas fini ?

Ellida

Non, Wangel, ce n’est pas fini ! Et je crains que ce ne soit jamais fini. Jamais, aussi longtemps que je vivrai.

Wangel, d’une voix étouffée

Est-ce à dire que rien n’a pu déraciner de ton cœur le souvenir de cet étranger ?

Ellida

Il s’était évanoui. Mais tout à coup ce fut comme s’il était revenu.

Wangel

Quand cela s’est-il passé ?

Ellida

Il y a trois ans environ. Peut-être un peu plus.– À l’époque où j’allais devenir mère.

Wangel

C’était donc cela. Je commence à comprendre bien des choses.

Ellida

Tu te trompes, cher ! — Ce qui s’est passé en moi à ce moment, – ah ! je crois que personne ne le comprendra jamais.

Wangel, la regardant douloureusement.

Quand je pense que depuis trois ans que nous sommes ici tu nourris en secret de l’amour pour un autre – un autre a été tout ce temps l’objet de ton amour, pas moi !

Ellida

Oh ! tu te trompes, tu te trompes. Je n’aime que toi, toi et personne d’autre.

Wangel, baissant la voix.

Comment se fait-il alors que depuis ce temps, tu n’aies plus voulu… reprendre notre vie conjugale ?

Ellida

C’est par peur, oui, par peur de cet étranger.

Wangel

Par peur ?

Ellida

Par peur, oui. Ah ! comment t’expliquer cette affreuse terreur ? La mer seule a de telles épouvantes. Écoute, Wangel, il faut que je te dise…

(Les jeunes gens et les jeunes filles de la ville reviennent de gauche, se dirigeant vers la droite. Ils saluent en passant. Avec eux arrivent Arnholm, Bolette, Hilde et Lyngstrand.)
Bolette, en traversant la scène.

Comment ! vous êtes encore ici ?

Ellida

Oui, il fait si frais sur cette hauteur.

Arnholm

Quant à nous, nous allons danser.

Wangel

Bien, bien, très bien, très bien. Nous vous rejoindrons bientôt.

Hilde

Au revoir.

Ellida

Monsieur Lyngstrand, — voulez-vous rester un instant avec nous ?

(Lyngstrand s’arrête. Arnholm, Bolette et Hilde disparaissent à droite.)
Ellida, à Lyngslrand.

Vous aller danser, vous aussi ?

Lyngstrand

Non, Madame, je n’ose pas.

Ellida

Vous avez raison. C’est plus prudent. Avec ce mal de poitrine… Vous n’en êtes pas encore quitte ?

Lyngstrand

Non, pas tout à fait.

Ellida, avec un peu d’hésitation

Combien y a-t-il de temps que vous avez fait ce voyage ?

Lyngstrand

Celui où j’ai gagné mon mal ?

Ellida

Oui, le voyage dont vous me parliez ce matin.

Lyngstrand

Il y a quelque chose comme… Attendez un peu. Oui, il y a bien trois ans.

Ellida

Trois ans, dites-vous ?

Lyngstrand

Un peu plus, peut-être. Nous quittâmes l’Amérique en février. Nous fîmes naufrage en mars, à l’équinoxe.

Ellida, regardant Wangel.

Ainsi, c’était bien à la même époque.

Wangel

Mais, ma chère Ellida…

Ellida

Il ne faut pas que je vous retienne, monsieur Lyngstrand. Allez, mais ne dansez pas.

Lyngstrand

Non, je me contenterai de regarder danser les autres.

(Il disparaît à droite.)
Wangel

Pourquoi donc, ma chère Ellida, lui as-tu parlé de ce voyage ?

Ellida

Johnston était à bord. J’en suis sûre.

Wangel

Qu’est-ce qui te le fait croire ?

Ellida, sans répondre.

C’est à bord de ce bateau qu’il a appris mon mariage avec un autre. Et c’est à ce moment que j’ai éprouvé pour la première fois…

Wangel

Cette terreur mystérieuse ?

Ellida

Oui. Quand elle me saisit — ou plutôt un instant après, — je le vois vivant devant moi. Il ne me regarde jamais. Il est là. C’est tout.

Wangel

Comment le vois-tu ?

Ellida

Tel qu’il était la dernière fois que je l’ai vu.

Wangel

Il y a dix ans.

Ellida

Oui. À la pointe de Bratthammer. Ce que je vois le plus distinctement, c’est son épingle de cravate, ornée d’une grosse perle à reflet bleuâtre. On dirait un œil de poisson. Et cet œil a l’air de me regarder.

Wangel

Dieu du Ciel, Ellida !… Tu es plus malade que je ne le pensais. Plus malade que tu ne le crois toi-même.

Ellida

Oui, oui, sauve-moi, si tu peux ! Car je sens l’étreinte se serrer chaque jour davantage.

Wangel

Et tu es demeurée trois ans dans cet état. Tu as souffert ce tourment secret, sans te confier à moi.

Ellida

Mais je ne le pouvais pas ! Je ne l’ai pu que tout à l’heure, — quand il l’a fallu à tout prix… : il s’agissait de toi. Si je t’avais confié cela, — j’aurais dû te confier également — ce qui ne peut se dire.

Wangel

Ce qui ne peut se dire ?

Ellida

Non, non, non ! ne m’interroge pas ! Je n’ajouterai plus qu’un mot. Dis, Wangel, comment expliques-tu ce mystère, le mystère des yeux de l’enfant ?

Wangel

Ma chère, ma bien-aimée Ellida, je t’assure que c’est pure imagination de la part. Les yeux de l’enfant n’avaient rien de particulier. Il avait les yeux comme tous les autres enfants.

Ellida

Non, ce n’est pas vrai ! Dire que tu n’as jamais vu les yeux de l’enfant changer d’après la couleur du fiord ! Limpides et lumineux quand le fiord reluisait au soleil. Sombres et troubles pendant l’orage. Oh ! Je l’ai bien vu, moi, ce que tu ne pouvais voir.

Wangel, cédant.

Hem, admettons. En eût-il été ainsi, qu’est-ce que cela signifierait ?

Ellida, plus bas, se rapprochant de lui.

J’ai vu d’autres yeux semblables à ceux-là.

Wangel

Où ? Quand ?

Ellida

À la pointe de Bratthammer. Il y a dix ans.

Wangel, reculant d’un pas.

Qu’est-ce à dire ?

Ellida, bas, d’une voix tremblante.

L’enfant avait les yeux de cet homme.

Wangel, laissant échapper un cri.

Ellida !

Ellida, levant les mains au-dessus de sa tête et les tordant avec désespoir.

Maintenant tu comprends pourquoi je ne veux plus, je n’ose plus être ta femme ! Jamais !

(Elle se détourne brusquement et descend rapidement la côte, à droite.)
Wangel, se précipite derrière elle en criant.

Ellida, Ellida ! Ma pauvre, malheureuse Ellidal !