La Dame de la Mer/Acte III

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Traduction par Maurice Prozor.
Perrin (p. 95-132).

ACTE III

(Un coin écarté du jardin des Wangel. L’endroit est humide, marécageux et ombragé de grands vieux arbres. À droite, un petit étang vaseux. Une barrière basse, sans grillage, sépare le jardin du sentier et du fiord, qu’on aperçoit à l’arrière-plan. Au fond, derrière le nord, une chaîne de montagnes, crénelées de quelques pics. Heure tardive de l’après-midi. Le soir commence à tomber.)

(Bolette coud, assise sur un banc de pierre, à droite. À côté d’elle, un livre et un panier à ouvrage, Hilde et Lyngstrand, des filets à la main, se tiennent au bord de l’étang.)

Hilde, faisant signe à Lyngstrand.

Chut ! J’en vois une grosse.

Lyngstrand, regardant.

Où cela ?

Hilde, indiquant.

Vous ne voyez donc rien — là ! Bon ! en voici encore une. (Regardant entre les arbres.) ! Malheur il va l’effrayer.

Bolette, levant les yeux.

Qui cela, il ?

Hilde

Ton professeur, ma petite mère !

Bolette

Mon professeur ?

Hilde

Pour sûr qu’il n’a jamais été le mien.

(Arnholm, venant de droite, apparait entre les arbres.)
Arnholm

Il y a donc maintenant des poissons dans l’étang ?

Hilde

Oui. Je vois de très vieilles perches.

Arnholm

Vraiment ? Elles vivent encore, les vieilles perches ?

Hilde

Oui, elles ont la vie dure. Mais nous allons en attraper quelques-unes, à cette heure.

Arnholm

Vous devriez plutôt vous aventurer sur le fiord.

Lyngstrand

Non, l’étang, c’est plus mystérieux.

Hilde

Plus émotionnant. — Vous en venez, du fiord ?

Arnholm

J’arrive justement de la maison de bains.

Hilde

Vous n’avez donc pas nagé dehors ?

Arnholm

Oh ! je ne suis pas grand nageur.

Hilde

Pouvez-vous nager sur le dos ?

Arnholm

Non.

Hilde

Je fais la planche, moi. (À Lyngstrand.) Passons de l’autre côté.

(Ils s’en vont à droite, longeant l’étang )
Arnholm, s’approchant de Bolette.

Vous êtes seule, Bolette ?

Bolette

Oui, comme d’habitude.

Arnholm

Votre mère n’est pas au jardin ?

Bolette

Non, elle doit se promener dehors avec père.

Arnholm

Comment va-t-elle cette après-midi ?

Bolette

Je ne sais pas. J’ai oublié de le lui demander.

Arnholm

Quels livres lisez-vous là ?

Bolette

Oh ! vous voyez : de la botanique, de la géographie.

Arnholm

Vous aimez cette sorte de lectures ?

Bolette

Oui, je lis cela quand j’ai le temps. Mais je dois, avant tout, prendre soin du ménage.

Arnholm

Votre mère — votre belle-mère — ne vous aide donc pas ?

Bolette

Non, c’est mon département. Je m’en suis occupée durant les deux années que père a vécu seul. Et j’ai continué depuis…

Arnholm

Et pourtant vous avez gardé le goût de l’étude ?

Bolette

Oui, je lis des livres utiles tant que je peux. Il faut bien se renseigner un peu sur le monde qu’on habite. Nous sommes ici tellement en dehors de tout.

Arnholm

Ne dites pas cela, chère Bolette.

Bolette

Oh, si ! Il n’y a pas grande différence, je crois, entre notre vie et celle des perches de l’étang. Elles sont tout près du fiord, que fendent en tout sens les poissons sauvages, les grands poissons de mer. Mais, tous ces pauvres poissons domestiques n’en savent rien. Jamais ils ne prendront part à cette existence inconnue.

Arnholm

Ils auraient tort, je crois, de s’y aventurer.

Bolette

Mon Dieu, elles n’en seraient peut-être pas beaucoup plus à plaindre.

Arnholm

D’ailleurs vous ne pouvez pas dire qu’on soit ici tellement en dehors de tout. Pas en été, du moins. C’est devenu, paraît-il, une espèce de carrefour des nations, — presque un centre universel par où l’on passe, il est vrai, sans s’y arrêter.

Bolette, souriant

Oui, oui, moquez-vous de nous vous qui n’êtes ici vous-même qu’en passant.

Arnholm

Voyons ! Ai-je l’air de me moquer de vous ?

Bolette

Oui, puisque vous répétez les propos qu’on tient en ville : centre universel, carrefour des nations : on n’entend que cela ici.

Arnholm

Eh bien, oui, je l’avoue, j’en ai été frappé.

Bolette

Dans tout cela, il n’y a pas un mot de vrai. Que nous importe, à nous, qui sommes fixés ici pour toujours, que des gens de tous pays passent par ici pour aller voir le soleil de minuit ? Nous continuons, nous, à vivre dans la mare aux perches.

Arnholm, s’asseyant près d’elle.

Dites-moi, chère Bolette, cette nostalgie — que trahissent vos paroles — n’aurait-elle pas quelque raison spéciale ? — Dites.

Bolette

Peut-être.

Arnholm

— Voyons, — qu’est-ce que cela peut bien être ? Après quoi soupirez-vous ainsi ?

Bolette

Avant tout, je voudrais sortir d’ici. M’en aller.

Arnholm

Avant tout, dites-vous ?

Bolette

Et puis je voudrais apprendre plus que je ne sais. Me rendre un peu compte de tout.

Arnholm

Du temps où je vous donnais des leçons, votre père parlait de vous faire entrer à l’université.

Bolette

Pauvre père, — il dit tant de choses. Mais le moment venu… — Il manque un peu de ressort, père.

Arnholm

Hélas, oui ! Il n’en a pas beaucoup. Mais avez-vous jamais abordé la question ? Lui avez-vous parlé sérieusement, avec insistance ?

Bolette

— Non, c’est vrai. Jamais.

Arnholm

Eh bien ! il faut le faire, absolument. Avant qu’il soit trop tard. Pourquoi n’avez-vous pas fait cela, Bolette ?

Bolette

Sans doute parce que, moi aussi, je manque de ressort. Je dois tenir cela de mon père.

Arnholm

Hem ! peut-être êtes-vous injuste envers vous-même.

Bolette

Hélas, non ! Et puis père n’a guère le temps de s’occuper de mon avenir. Et il n’en a guère envie non plus. C’est là un souci dont il aimerait à se décharger. Il est si exclusivement épris d’Ellida.

Arnholm

De qui, dites-vous ?

Bolette

Je veux dire que lui et ma belle-mère… (S’interrompant.) Enfin, mon père et ma mère ont leur existence à eux. Vous comprenez.

Arnholm

Il n’en est que plus urgent pour vous de vous affranchir.

Bolette

Oui, mais ai-je bien le droit de le faire, le droit d’abandonner père ?

Arnholm

Mais, chère Bolette, il faudra bien que vous vous y décidiez un jour. Autant le faire dès maintenant.

Bolette

Allons, je vois qu’il faut passer par là en effet. Il me faut penser un peu à moi-même, tâcher de me faire une position. Si père venait à me manquer un jour, je resterais sans appui aucun. Pauvre père ! — C’est égal, je tremble à l’idée de le quitter.

Arnholm

Vous tremblez ?

Bolette

Oui, pour lui.

Arnholm

Eh ! mon Dieu, n’a-t-il pas votre belle-mère ? Elle est là pour…

Bolette

Oui, oui. Mais elle ne sait pas s’y prendre avec lui dans certains cas, comme le savait mère. Il y a tant de choses que celle-ci ne voit pas ou, peut-être, ne veut pas voir, — ou dont elle ne se soucie pas. Je ne sais qu’en penser au juste.

Arnholm

Hem, — je crois comprendre à quoi vous faites allusion.

Bolette

Pauvre père ! — Il a ses faiblesses. Vous l’aurez peut-être remarqué vous-même. Les affaires ne suffisent pas à remplir sa journée. — Et puis, il ne trouve pas chez sa femme le soutien dont il a besoin. C’est peut-être un peu sa propre faute.

Arnholm

Comment cela ?

Bolette

Oh ! père aime tant à voir autour de lui des visages gais. Il faut, comme il dit, du soleil dans la maison. Alors je crains que parfois il ne lui donne des drogues qui finissent par lui faire du mal.

Arnholm

Vous croyez ?

Bolette

On ne m’ôtera pas cela de la tête. Elle est si étrange, de temps en temps. (Vivement.) Non, ce n’est pas juste, après tout, que je reste dans cette maison ! Je ne suis, à vrai dire, d’aucun secours à père. Et il me semble que j’ai aussi quelques devoirs envers moi-même.

Arnholm

Écoutez, Bolette : il faut que nous parlions sérieusement de cela, vous et moi.

Bolette

À quoi bon ? Après tout, je suis, sans doute, faite pour rester toute ma vie dans la mare aux perches.

Arnholm

Mais non ! il dépend de vous d’en sortir.

Bolette, vivement.

Vous croyez ?

Arnholm

J’en suis sûr. Vous êtes entièrement maîtresse de votre destinée.

Bolette

Oh ! S’il pouvait en être ainsi ! Auriez-vous l’intention de parler à père ?

Arnholm

Cela aussi. Mais avant tout je tiens à vous parler à vous-même, ma chère Bolette. Bien franchement. À cœur ouvert. (Regardant à gauche.) Chut ! Ne faites semblant de rien. Nous reprendrons cette conversation plus tard.

(Ellida vient de gauche. Elle est sans chapeau, enveloppée seulement dans un grand châle, qui lui couvre la tête et les épaules.)
Ellida, avec une vivacité inquiète.

Il fait bon ici. C’est délicieux !

Arnholm, se levant.

Vous avez fait une promenade ?

Ellida

Oui, une belle et longue promenade, avec Wangel. Maintenant, nous mettons à la voile.

Bolette

Tu ne veux pas t’asseoir ?

Ellida

Non, merci. Je ne veux pas m’asseoir.

Bolette, faisant place sur le banc.

Il y a de la place, tu sais.

Ellida, allant et venant.

Non, non, non. Je ne veux pas m’asseoir. Je ne veux pas.

Arnholm

La promenade vous a fait du bien. Vous paraissez toute animée.

Ellida

Oh ! Je me sens si bien ! C’est un sentiment de bonheur, comme je n’en ai jamais éprouvé, d’immense sécurité ! (Regardant à gauche.) Quel est ce grand vapeur qui arrive ?

Bolette, se levant et regardant.

C’est sans doute le grand bateau anglais.

Arnholm

Il s’arrête à la pointe. Est-ce sa place ordinaire ?

Bolette

Oui, il y fait halte une demi-heure, avant de remonter le fiord.

Ellida

Il ressortira demain. Il reprendra le large. Il regagnera la pleine mer. La mer ouverte, celle qui s’étend jusqu’à l’autre continent. Ah ! Si on était à bord ! Si on pouvait ! Si on pouvait !

Arnholm

Vous n’avez jamais fait de traversée, madame Wangel ?

Ellida

Jamais. De petits voyages dans les fiords. C’est tout.

Bolette

Ma foi, oui ! Il faut bien nous contenter de la terre ferme.

Arnholm

Eh ! N’est-ce pas notre élément, après tout ?

Ellida

Je ne le crois pas.

Arnholm

La terre ferme ?

Ellida

Non. Je ne crois pas que ce soit notre élément. Je crois que, si l’homme avait pris, dès l’origine, l’habitude de vivre sur mer, — dans la mer, peut-être, — nous aurions atteint aujourd’hui une perfection dont nous n’avons aucune idée. Nous serions meilleurs et plus heureux.

Arnholm
Vous en êtes sûre ?
Ellida

Presque. J’en ai souvent parlé à Wangel.

Arnholm

Et qu’en dit-il, lui ?

Ellida

Que je pourrais bien avoir raison.

Arnholm, plaisantant.

Admettons. Mais ce qui est fait est fait. Nous nous sommes trompés de route et sommes devenus des animaux de terre au lieu de devenir des animaux marins. Il est trop tard pour rentrer dans le droit chemin.

Ellida

Vous dites là une triste vérité. Et je crois que les hommes en ont l’obscur sentiment, que ce sentiment les travaille comme un mal rongeur. Croyez m’en, c’est là que la tristesse humaine a sa racine la plus profonde. Oui, oui, vous pouvez m’en croire.

Arnholm

Mais, chère madame Wangel, les hommes ne me font pas l’effet, en général, d’être à tel point rongés de tristesse. Il me semble, au contraire, que la plupart d’entre eux prennent la vie gaiement, et qu’il règne au fond de leurs âmes une grande joie, calme et inconsciente.

Ellida

Non, c’est faux. Cette joie est celle qu’on éprouve durant les longs jours d’été et que trouble le pressentiment des ténèbres prochaines. Il plane sur les joies humaines, comme la nue errante plane sur le fiord qu’elle obscurcit de son ombre. Tout à l’heure, la nappe bleue miroitait au soleil. Et soudain…

Bolette

Tu ne devrais pas t’abandonner à ces tristes pensées. Tu étais à l’instant, si gaie, si animée.

Ellida

Oui, oui, je l’étais. Oh ! c’est si bête. (Regardant autour d’elle, inquiète.) Et Wangel qui ne vient pas ! Il me l’avait promis. Il ne viendra pas. Il aura oublié. Mon cher Arnholm, vous seriez bien gentil de me l’amener ?

Arnholm

Très volontiers.

Ellida

Dites-lui de venir de suite. Je ne le vois plus.

Arnholm

Vous ne le voyez plus ?

Ellida

Vous ne comprenez pas. Quand il n’est pas près de moi il m’arrive d’oublier sa figure et il me vient une affreuse sensation, celle de l’avoir perdu. Allez, allez, je vous en prie.

(Elle va et vient, au bord de l’étang.)
Bolette, à Arnholm.

Je vous accompagne. Vous ne le trouveriez pas.

Arnholm

Mais si, je vous assure.

Bolette, à demi voix.

Non, non, je suis inquiète. J’ai peur qu’il ne soit allé faire visite au bateau.

Arnholm

Vous avez peur, dites-vous ?

Bolette

Oui, il va voir s’il y a des connaissances à bord… Et alors il entre au restaurant. Vous comprenez ?

Arnholm

Très bien. Venez.

(Ils disparaissent à gauche. Ellida se tient un instant immobile au bord de l’étang,
les regards fixés sur l’eau. De temps en temps, elle dit tout bas quelques mots sans suite.)
(Sur le sentier, derrière la barrière du jardin, on aperçoit un Étranger en habit de voyage. Chevelure et barbe drues et rousses. Bonnet écossais. Sac de voyage en bandoulière.)
L’étranger, longe lentement la barrière et plonge ses regards dans le jardin. En apercevant Ellida, il s’arrête, la regarde fixement et dit, d’une voix étouffée :

Bonsoir, Ellida !

Ellida, se retourne et s’écrie :

Enfin, mon cher, te voici !

L’étranger

Oui, enfin.

Ellida, le regardant étonnée, inquiète.

Qui êtes-vous ? Vous cherchez quelqu’un ?

L’étranger

Tu le sais.

Ellida, saisie.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce à moi que vous parlez ? Qui cherchez vous ?

L’étranger

Toi, tu le vois bien.

Ellida, altérée.

Ah ! (Elle le regarde fixement, fait un pas en arrière, en frissonnant et pousse un cri à demi étouffé.) Oh ! ces yeux ! Ces yeux !

L’étranger

Allons, – tu commences à me reconnaître ? Moi, je t’ai reconnue tout de suite, Ellida.

Ellida

Oh ! ces yeux ! Ne me regardez pas ainsi ! Je vais appeler !

L’étranger

Chut, chut. N’aie pas peur. Je ne te ferai pas de mal.

Ellida, se couvrant les yeux.

Ne me regardez pas ainsi, vous dis-je.

L’étranger, s’accoudant à la barrière.

J’ai pris le bateau anglais.

Ellida, le regardant attentivement à la dérobée.

Que me voulez-vous ?

L’étranger

Ne t’ai-je pas promis de venir aussitôt que je le pourrais ?

Ellida

Partez ! Allez-vous-en ! Ne revenez jamais, jamais ! Je vous ai écrit que tout était rompu entre nous ! Tout ! Vous le savez !

L’étranger, impassible, sans répondre.

Je serais venu plus tôt. Mais c’était impossible. Enfin, j’ai pu venir. Et me voici, Ellida.

Ellida

Que me voulez-vous ? Que demandez-vous ? Pourquoi êtes-vous venu ?

L’étranger

Tu comprends que si je suis venu c’est pour t’emmener.

Ellida, reculant avec effroi.

M’emmener ! Vous voulez m’emmener !

L’étranger

Sans doute.

Ellida

Ne savez-vous donc pas que je suis mariée ?

L’étranger

Je le sais

Ellida

Et malgré cela…! Vous venez,… vous venez m’emmener !

L’étranger

Oui.

Ellida, se prenant la tête entre les deux mains.

Quelle horreur ! Quelle épouvante !

L’étranger

Est-ce que tu ne voudrais pas ?

Ellida, effarée.

Ne me regardez pas ainsi.

L’étranger

Je te demande si tu ne veux pas.

Ellida

Non, non, non ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! Jamais, jamais ! Je ne veux pas, vous dis-je ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! (Plus bas.) Je n’ose pas.

L’étranger, franchit la barrière et entre au jardin.

C’est bien, Ellida, c’est bien. — Laisse-moi seulement te dire un mot avant de partir.

Ellida, veut fuir, mais ne peut pas. Elle semble paralysée par la peur et s’appuie à un tronc d’arbre près de l’étang.

Ne me touchez pas ! Ne m’approchez pas ! Pas un pas de plus ! Ne me touchez pas, vous dis-je !

L’étranger, avec ménagement, faisant quelques pas vers elle.

Il ne faut pas avoir si peur de moi, Ellida.

Ellida, se couvrant les yeux.

Ne me regardez pas ainsi.

L’étranger

N’aie pas peur. N’aie donc pas peur.

(Wangel arrive par le jardin.)
Wangel, à mi-chemin entre les arbres.

Eh bien ! je t’ai fait longtemps attendre.

Ellida, se précipite vers lui et se cramponne à son bras en s’écriant

Sauve-moi, Wangel ! — Sauve-moi, — si tu peux.

Wangel

Qu’y a-t-il, Ellida ? Au nom de Dieu, qu’y a-t-il ?

Ellida

Sauve-moi, Wangel ! Vois-tu cet homme ? Là !

Wangel, regardant.

Cet homme ? (S’approchant.) Puis-je savoir qui vous êtes ? Et pourquoi vous venez dans mon jardin ?

L’étranger, indiquant Ellida.

J’ai à lui parler, à elle.

Wangel

Vraiment ? C’était donc vous ? (À Ellida.) On m’a dit, en effet, qu’un étranger avait demandé à te parler.

L’étranger

C’était moi.

Wangel

Et que lui voulez-vous, à ma femme ? (Se tournant vers elle.) Tu le connais, Ellida ?

Ellida, bas, se tordant les mains.

Si je le connais ? Oui, oui, oui !

Wangel, brusquement.

Eh bien ?

Ellida

C’est lui, Wangel ! C’est lui ! Celui que tu sais !

Wangel

Quoi ! Que dis-tu là ! (Se tournant vers lui.) Vous êtes ce Johnston qui… ?

L’étranger

Va pour Johnston. Vous pouvez m’appeler ainsi, si bon vous semble. Quoique ce ne soit pas mon nom.

Wangel

Ce n’est pas votre nom ?

L’étranger

À l’heure qu’il est, non.

Wangel

Et que lui voulez-vous, à ma femme ? Car vous devez savoir que la fille du directeur du phare est mariée depuis longtemps. Et vous savez sans doute avec qui.

L’étranger

Il y a trois ans que je le sais.

Ellida, anxieusement.

Comment l’avez-vous appris ?

L’étranger

Je venais te rejoindre. Un vieux journal me tomba entre les mains. C’était un journal d’ici. Il y était question de ton « union ».

Ellida, le regard perdu devant elle.

C’était donc cela.

L’étranger

Cela me fit un singulier effet. Quand nous joignîmes nos bagues, Ellida, — c’était aussi une union.

Ellida, se cachant la figure dans les mains.

Oh !

Wangel

Comment osez-vous… !

L’étranger

L’avais-tu oublié ?

Ellida, sentant son regard fixé sur elle, s’écrie.

Ne me regardez pas ainsi !

Wangel, se plaçant devant lui.

C’est à moi que vous devez vous adresser, pas à elle. En deux mots : maintenant que vous savez à quoi vous en tenir, — vous n’avez plus rien à faire ici. Pourquoi avez-vous voulu parler à ma femme ?

L’étranger

J’avais promis à Ellida de venir la trouver dès que je le pourrais.

Ellida

Ellida ! Encore !

L’étranger

Et Ellida avait promis de m’attendre.

Wangel

Je vous entends appeler ma femme par son prénom. Ces familiarités ne sont pas de mise chez nous

L’étranger

Je le sais. Mais comme c’est à moi qu’elle appartient avant tout…

Wangel

À vous ? Vous persistez !

Ellida, se serrant contre Wangel.

Oh ! Il ne me lâchera pas !

Wangel

Elle vous appartient ? Vous dites qu’elle vous appartient ?

L’étranger

Vous a-t-elle parlé des deux bagues, la sienne et la mienne ?

Wangel

Oui. Eh bien ? N’a-t-elle pas rompu avec vous ? Vous avez reçu ses lettres. Vous le savez donc aussi bien que moi.

L’étranger

Nous sommes convenus, Ellida et moi, qu’en unissant nos bagues nous nous unissions à jamais, par un pacte indissoluble.

Ellida

Mais je ne veux pas, entendez-vous ! Je ne veux plus entendre parler de vous ! Jamais ! Ne me regardez pas ainsi ! Je ne veux pas, vous dis-je !

Wangel

Il faut que vous soyez fou pour prétendre fonder un droit sur un simple jeu d’enfants.

L’étranger

C’est vrai. Je n’ai aucun droit dans le sens que vous attachez à ce mot.

Wangel

Alors, que prétendez vous faire ? Vous ne vous figurez pas, j’imagine, que vous me l’enlèverez de force ! Contre son gré !

L’étranger

Non. À quoi bon ? Si Ellida veut me suivre, il faut qu’elle vienne librement.

Ellida, saisie, s’écrie.

Librement !

Wangel

Et vous vous figurez que… !

Ellida, le regard perdu.

Librement !

Wangel

Vous n’êtes pas dans votre bon sens. Allez-vous-en ! Nous n’avons plus rien à nous dire.

L’étranger, regardant sa montre.

Il est bientôt l’heure de remonter à bord.(S’avançant d’un pas.) Oui, oui, Ellida, j’ai fait mon devoir, moi. (Se rapprochant encore.) J’ai tenu la parole que je t’avais donnée.

Ellida, avec une supplication dans la voix, en reculant.

Oh ! ne me touchez pas !

L’étranger

Je te laisse le temps de réfléchir jusqu’à demain soir.

Wangel

Il n’y a pas à réfléchir, partez, et plus vite que cela !

L’étranger, continuant à parler à Ellida.

Le bateau va remonter le fiord. Il reviendra demain soir. Je serai là, tu m’attendras au jardin. Tu comprends : il vaut mieux que nous soyons seuls pour terminer cette affaire.

Ellida, bas, en tremblant.

Tu entends, Wangel !

Wangel

Sois tranquille. Nous saurons empêcher cette visite.

L’étranger

Au revoir, Ellida, à demain soir.

Ellida, suppliante.

Oh, non ! non ! ne revenez pas demain soir ! Ne revenez jamais !

L’étranger

Et si, jusque-là, tu te décidais à me suivre, à prendre la mer avec moi…

Ellida

Oh ! ne me regardez pas ainsi !

L’étranger

Il faudrait être prête à partir.

Wangel

Rentre à la maison, Ellida.

Ellida

Je ne peux pas. Oh ! viens à mon secours, Wangel ! sauve-moi !

L’étranger

Car sache le bien : si tu ne pars pas avec moi demain, c’est fini pour toujours.

Ellida, le regardant en tremblant.

Pour toujours ? Fini, dites-vous ?

L’étranger, hochant la tête.

Irrévocablement, Ellida. Je ne reviendrai jamais dans ces parages. Tu ne me reverras jamais tu n’entendras jamais parler de moi. Je serai mort pour toi.

Ellida, avec un soupir inquiet.

Oh !

L’étranger

Ainsi, réfléchis bien, avant de te résoudre. Adieu. (Il repasse la barrière, s’arrête et ajoute.) Je le répète, Ellida sois prête à partir demain soir, je viendrai te chercher.

(Il s’en va lentement, d’un pas calme, par le sentier, et disparaît à droite.)
Ellida, le suivant un instant du regard.

Librement, a-t-il dit ! Pense donc ! Partir avec lui librement ! Il a dit cela.

Wangel

Allons ! remets-toi. Il est parti, tu ne le reverras plus jamais.

Ellida

Y penses-tu ! Il reviendra demain soir.

Wangel

Qu’il revienne, s’il veut. Tout ce que je sais c’est qu’il ne te verra pas.

Ellida, secouant la tête.

Non, Wangel, tu ne peux l’en empêcher.

Wangel

Mais si, ma chérie, compte sur moi.

Ellida, réfléchissant.

Et après son retour, demain soir ? – Et après son départ, ensuite… ?

Wangel

Eh bien ?

Ellida

Crois-tu qu’il ne revienne plus jamais, jamais ?

Wangel

Non, chère Ellida, tu peux être tranquille. Que viendrait-il faire ici désormais ? Maintenant que tu lui as nettement signifié ton désir de ne plus entendre parler de lui ? Avec cela, tout est dit.

Ellida, le regard perdu devant elle.

Ainsi, demain ou jamais.

Wangel

Et si même il s’avisait de revenir…

Ellida, anxieuse.

Alors ?

Wangel

Il est en notre pouvoir de le rendre inoffensif.

Ellida

Comment cela ?

Wangel

C’est en notre pouvoir, te dis-je ! S’il n’y a pas d’autre moyen pour t’en débarrasser, on lui fera expier la mort du capitaine !

Ellida, violemment.

Non, non, non ! Pas cela ! Nous ne savons rien sur la mort du capitaine. Absolument rien !

Wangel

Nous ne savons rien ? Puisqu’il te l’a avoué lui-même !

Ellida

Non, non ! Je ne veux pas ! Si tu parles, je nie tout. Il ne faut pas qu’on l’enferme ! Il appartient au large, à la grande mer. Il appartient à la mer.

Wangel, la regarde et dit lentement.

Ah, Ellida, Ellida !

Ellida, se cramponnant violemment à lui.

Ô mon cher Wangel, mon fidèle appui,– sauve-moi des mains de cet homme !

Wangel, se dégageant doucement.

Viens avec moi ! Viens !

(Lyngstrand et Hilde, leurs filets à la main, viennent de droite, en longeant l’étang.)
Lyngstrand, s’approchant vivement d’Ellida.

Madame, il se passe quelque chose d’étrange.

Wangel

Quoi ?

Lyngstrand

Pensez donc ! Nous avons vu passer l’Américain.

Wangel

L’Américain ?

Hilde

Moi aussi, je l’ai vu.

Lyngstrand

Il se dirigeait vers la mer. Il doit s’être embarqué sur le grand bateau anglais.

Wangel

D’où connaissez-vous cet homme ?

Lyngstrand

J’ai fait une traversée avec lui. J’étais sûr qu’il s’était noyé. Et le voici bien vivant.

Wangel

Savez-vous quelque chose de précis sur son compte ?

Lyngstrand

Non. Mais il vient certainement tirer vengeance de l’infidèle.

Wangel

Comment cela ?

Hilde

Lyngstrand va s’en inspirer pour faire une œuvre d’art.

Wangel

Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.

Ellida

Je t’expliquerai cela.

(Arnholm et Bolette arrivent par le sentier, venant de droite.)
Bolette, par-dessus la barrière.

Venez voir ! Voici le bateau anglais qui remonte le fiord.

(On voit passer à quelque distance un grand bateau.)
Lyngstrand

C’est cette nuit qu’il viendra la trouver, j’en suis sûr.

Hilde, opinant de la tête.

Oui, oui, l’infidèle…

Lyngstrand

À minuit !

Hilde

Oh ! ce sera bien émotionnant.

Ellida, suivant des yeux le bateau.

Ainsi… demain…

Wangel

Et puis plus jamais.

Ellida, bas, d’une voix tremblante.
Oh ! Wangel, sauve-moi de moi-même !
Wangel, la regardant avec angoisse.

Ellida ! Il y a au fond de tout cela quelque chose qui m’échappe.

Ellida

Oui, il y a le vertige, l’attirance…

Wangel

L’attirance ?

Ellida

Cet homme est comme la mer.

(Elle traverse le jardin, se dirigeant vers la droite, lentement, l’air absorbé. Wangel marche à côté d’elle, en la scrutant du regard.)