La Dame de la Mer/Acte III
ACTE III
(Un coin écarté du jardin des Wangel. L’endroit est humide, marécageux et ombragé de grands vieux arbres. À droite, un petit étang vaseux. Une barrière basse, sans grillage, sépare le jardin du sentier et du fiord, qu’on aperçoit à l’arrière-plan. Au fond, derrière le nord, une chaîne de montagnes, crénelées de quelques pics. Heure tardive de l’après-midi. Le soir commence à tomber.)
(Bolette coud, assise sur un banc de pierre, à droite. À côté d’elle, un livre et un panier à ouvrage, Hilde et Lyngstrand, des filets à la main, se tiennent au bord de l’étang.)
Chut ! J’en vois une grosse.
Où cela ?
Vous ne voyez donc rien — là ! Bon ! en voici encore une. (Regardant entre les arbres.) ! Malheur il va l’effrayer.
Qui cela, il ?
Ton professeur, ma petite mère !
Mon professeur ?
Pour sûr qu’il n’a jamais été le mien.
Il y a donc maintenant des poissons dans l’étang ?
Oui. Je vois de très vieilles perches.
Vraiment ? Elles vivent encore, les vieilles perches ?
Oui, elles ont la vie dure. Mais nous allons en attraper quelques-unes, à cette heure.
Vous devriez plutôt vous aventurer sur le fiord.
Non, l’étang, c’est plus mystérieux.
Plus émotionnant. — Vous en venez, du fiord ?
J’arrive justement de la maison de bains.
Vous n’avez donc pas nagé dehors ?
Oh ! je ne suis pas grand nageur.
Pouvez-vous nager sur le dos ?
Non.
Je fais la planche, moi. (À Lyngstrand.) Passons de l’autre côté.
Vous êtes seule, Bolette ?
Oui, comme d’habitude.
Votre mère n’est pas au jardin ?
Non, elle doit se promener dehors avec père.
Comment va-t-elle cette après-midi ?
Je ne sais pas. J’ai oublié de le lui demander.
Quels livres lisez-vous là ?
Oh ! vous voyez : de la botanique, de la géographie.
Vous aimez cette sorte de lectures ?
Oui, je lis cela quand j’ai le temps. Mais je dois, avant tout, prendre soin du ménage.
Votre mère — votre belle-mère — ne vous aide donc pas ?
Non, c’est mon département. Je m’en suis occupée durant les deux années que père a vécu seul. Et j’ai continué depuis…
Et pourtant vous avez gardé le goût de l’étude ?
Oui, je lis des livres utiles tant que je peux. Il faut bien se renseigner un peu sur le monde qu’on habite. Nous sommes ici tellement en dehors de tout.
Ne dites pas cela, chère Bolette.
Oh, si ! Il n’y a pas grande différence, je crois, entre notre vie et celle des perches de l’étang. Elles sont tout près du fiord, que fendent en tout sens les poissons sauvages, les grands poissons de mer. Mais, tous ces pauvres poissons domestiques n’en savent rien. Jamais ils ne prendront part à cette existence inconnue.
Ils auraient tort, je crois, de s’y aventurer.
Mon Dieu, elles n’en seraient peut-être pas beaucoup plus à plaindre.
D’ailleurs vous ne pouvez pas dire qu’on soit ici tellement en dehors de tout. Pas en été, du moins. C’est devenu, paraît-il, une espèce de carrefour des nations, — presque un centre universel par où l’on passe, il est vrai, sans s’y arrêter.
Oui, oui, moquez-vous de nous vous qui n’êtes ici vous-même qu’en passant.
Voyons ! Ai-je l’air de me moquer de vous ?
Oui, puisque vous répétez les propos qu’on tient en ville : centre universel, carrefour des nations : on n’entend que cela ici.
Eh bien, oui, je l’avoue, j’en ai été frappé.
Dans tout cela, il n’y a pas un mot de vrai. Que nous importe, à nous, qui sommes fixés ici pour toujours, que des gens de tous pays passent par ici pour aller voir le soleil de minuit ? Nous continuons, nous, à vivre dans la mare aux perches.
Dites-moi, chère Bolette, cette nostalgie — que trahissent vos paroles — n’aurait-elle pas quelque raison spéciale ? — Dites.
Peut-être.
— Voyons, — qu’est-ce que cela peut bien être ? Après quoi soupirez-vous ainsi ?
Avant tout, je voudrais sortir d’ici. M’en aller.
Avant tout, dites-vous ?
Et puis je voudrais apprendre plus que je ne sais. Me rendre un peu compte de tout.
Du temps où je vous donnais des leçons, votre père parlait de vous faire entrer à l’université.
Pauvre père, — il dit tant de choses. Mais le moment venu… — Il manque un peu de ressort, père.
Hélas, oui ! Il n’en a pas beaucoup. Mais avez-vous jamais abordé la question ? Lui avez-vous parlé sérieusement, avec insistance ?
— Non, c’est vrai. Jamais.
Eh bien ! il faut le faire, absolument. Avant qu’il soit trop tard. Pourquoi n’avez-vous pas fait cela, Bolette ?
Sans doute parce que, moi aussi, je manque de ressort. Je dois tenir cela de mon père.
Hem ! peut-être êtes-vous injuste envers vous-même.
Hélas, non ! Et puis père n’a guère le temps de s’occuper de mon avenir. Et il n’en a guère envie non plus. C’est là un souci dont il aimerait à se décharger. Il est si exclusivement épris d’Ellida.
De qui, dites-vous ?
Je veux dire que lui et ma belle-mère… (S’interrompant.) Enfin, mon père et ma mère ont leur existence à eux. Vous comprenez.
Il n’en est que plus urgent pour vous de vous affranchir.
Oui, mais ai-je bien le droit de le faire, le droit d’abandonner père ?
Mais, chère Bolette, il faudra bien que vous vous y décidiez un jour. Autant le faire dès maintenant.
Allons, je vois qu’il faut passer par là en effet. Il me faut penser un peu à moi-même, tâcher de me faire une position. Si père venait à me manquer un jour, je resterais sans appui aucun. Pauvre père ! — C’est égal, je tremble à l’idée de le quitter.
Vous tremblez ?
Oui, pour lui.
Eh ! mon Dieu, n’a-t-il pas votre belle-mère ? Elle est là pour…
Oui, oui. Mais elle ne sait pas s’y prendre avec lui dans certains cas, comme le savait mère. Il y a tant de choses que celle-ci ne voit pas ou, peut-être, ne veut pas voir, — ou dont elle ne se soucie pas. Je ne sais qu’en penser au juste.
Hem, — je crois comprendre à quoi vous faites allusion.
Pauvre père ! — Il a ses faiblesses. Vous l’aurez peut-être remarqué vous-même. Les affaires ne suffisent pas à remplir sa journée. — Et puis, il ne trouve pas chez sa femme le soutien dont il a besoin. C’est peut-être un peu sa propre faute.
Comment cela ?
Oh ! père aime tant à voir autour de lui des visages gais. Il faut, comme il dit, du soleil dans la maison. Alors je crains que parfois il ne lui donne des drogues qui finissent par lui faire du mal.
Vous croyez ?
On ne m’ôtera pas cela de la tête. Elle est si étrange, de temps en temps. (Vivement.) Non, ce n’est pas juste, après tout, que je reste dans cette maison ! Je ne suis, à vrai dire, d’aucun secours à père. Et il me semble que j’ai aussi quelques devoirs envers moi-même.
Écoutez, Bolette : il faut que nous parlions sérieusement de cela, vous et moi.
À quoi bon ? Après tout, je suis, sans doute, faite pour rester toute ma vie dans la mare aux perches.
Mais non ! il dépend de vous d’en sortir.
Vous croyez ?
J’en suis sûr. Vous êtes entièrement maîtresse de votre destinée.
Oh ! S’il pouvait en être ainsi ! Auriez-vous l’intention de parler à père ?
Cela aussi. Mais avant tout je tiens à vous parler à vous-même, ma chère Bolette. Bien franchement. À cœur ouvert. (Regardant à gauche.) Chut ! Ne faites semblant de rien. Nous reprendrons cette conversation plus tard.
Il fait bon ici. C’est délicieux !
Vous avez fait une promenade ?
Oui, une belle et longue promenade, avec Wangel. Maintenant, nous mettons à la voile.
Tu ne veux pas t’asseoir ?
Non, merci. Je ne veux pas m’asseoir.
Il y a de la place, tu sais.
Non, non, non. Je ne veux pas m’asseoir. Je ne veux pas.
La promenade vous a fait du bien. Vous paraissez toute animée.
Oh ! Je me sens si bien ! C’est un sentiment de bonheur, comme je n’en ai jamais éprouvé, d’immense sécurité ! (Regardant à gauche.) Quel est ce grand vapeur qui arrive ?
C’est sans doute le grand bateau anglais.
Il s’arrête à la pointe. Est-ce sa place ordinaire ?
Oui, il y fait halte une demi-heure, avant de remonter le fiord.
Il ressortira demain. Il reprendra le large. Il regagnera la pleine mer. La mer ouverte, celle qui s’étend jusqu’à l’autre continent. Ah ! Si on était à bord ! Si on pouvait ! Si on pouvait !
Vous n’avez jamais fait de traversée, madame Wangel ?
Jamais. De petits voyages dans les fiords. C’est tout.
Ma foi, oui ! Il faut bien nous contenter de la terre ferme.
Eh ! N’est-ce pas notre élément, après tout ?
Je ne le crois pas.
La terre ferme ?
Non. Je ne crois pas que ce soit notre élément. Je crois que, si l’homme avait pris, dès l’origine, l’habitude de vivre sur mer, — dans la mer, peut-être, — nous aurions atteint aujourd’hui une perfection dont nous n’avons aucune idée. Nous serions meilleurs et plus heureux.
Presque. J’en ai souvent parlé à Wangel.
Et qu’en dit-il, lui ?
Que je pourrais bien avoir raison.
Admettons. Mais ce qui est fait est fait. Nous nous sommes trompés de route et sommes devenus des animaux de terre au lieu de devenir des animaux marins. Il est trop tard pour rentrer dans le droit chemin.
Vous dites là une triste vérité. Et je crois que les hommes en ont l’obscur sentiment, que ce sentiment les travaille comme un mal rongeur. Croyez m’en, c’est là que la tristesse humaine a sa racine la plus profonde. Oui, oui, vous pouvez m’en croire.
Mais, chère madame Wangel, les hommes ne me font pas l’effet, en général, d’être à tel point rongés de tristesse. Il me semble, au contraire, que la plupart d’entre eux prennent la vie gaiement, et qu’il règne au fond de leurs âmes une grande joie, calme et inconsciente.
Non, c’est faux. Cette joie est celle qu’on éprouve durant les longs jours d’été et que trouble le pressentiment des ténèbres prochaines. Il plane sur les joies humaines, comme la nue errante plane sur le fiord qu’elle obscurcit de son ombre. Tout à l’heure, la nappe bleue miroitait au soleil. Et soudain…
Tu ne devrais pas t’abandonner à ces tristes pensées. Tu étais à l’instant, si gaie, si animée.
Oui, oui, je l’étais. Oh ! c’est si bête. (Regardant autour d’elle, inquiète.) Et Wangel qui ne vient pas ! Il me l’avait promis. Il ne viendra pas. Il aura oublié. Mon cher Arnholm, vous seriez bien gentil de me l’amener ?
Très volontiers.
Dites-lui de venir de suite. Je ne le vois plus.
Vous ne le voyez plus ?
Vous ne comprenez pas. Quand il n’est pas près de moi il m’arrive d’oublier sa figure et il me vient une affreuse sensation, celle de l’avoir perdu. Allez, allez, je vous en prie.
Je vous accompagne. Vous ne le trouveriez pas.
Mais si, je vous assure.
Non, non, je suis inquiète. J’ai peur qu’il ne soit allé faire visite au bateau.
Vous avez peur, dites-vous ?
Oui, il va voir s’il y a des connaissances à bord… Et alors il entre au restaurant. Vous comprenez ?
Très bien. Venez.
Bonsoir, Ellida !
Enfin, mon cher, te voici !
Oui, enfin.
Qui êtes-vous ? Vous cherchez quelqu’un ?
Tu le sais.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce à moi que vous parlez ? Qui cherchez vous ?
Toi, tu le vois bien.
Ah ! (Elle le regarde fixement, fait un pas en arrière, en frissonnant et pousse un cri à demi étouffé.) Oh ! ces yeux ! Ces yeux !
Allons, – tu commences à me reconnaître ? Moi, je t’ai reconnue tout de suite, Ellida.
Oh ! ces yeux ! Ne me regardez pas ainsi ! Je vais appeler !
Chut, chut. N’aie pas peur. Je ne te ferai pas de mal.
Ne me regardez pas ainsi, vous dis-je.
J’ai pris le bateau anglais.
Que me voulez-vous ?
Ne t’ai-je pas promis de venir aussitôt que je le pourrais ?
Partez ! Allez-vous-en ! Ne revenez jamais, jamais ! Je vous ai écrit que tout était rompu entre nous ! Tout ! Vous le savez !
Je serais venu plus tôt. Mais c’était impossible. Enfin, j’ai pu venir. Et me voici, Ellida.
Que me voulez-vous ? Que demandez-vous ? Pourquoi êtes-vous venu ?
Tu comprends que si je suis venu c’est pour t’emmener.
M’emmener ! Vous voulez m’emmener !
Sans doute.
Ne savez-vous donc pas que je suis mariée ?
Je le sais
Et malgré cela…! Vous venez,… vous venez m’emmener !
Oui.
Quelle horreur ! Quelle épouvante !
Est-ce que tu ne voudrais pas ?
Ne me regardez pas ainsi.
Je te demande si tu ne veux pas.
Non, non, non ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! Jamais, jamais ! Je ne veux pas, vous dis-je ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! (Plus bas.) Je n’ose pas.
C’est bien, Ellida, c’est bien. — Laisse-moi seulement te dire un mot avant de partir.
Ne me touchez pas ! Ne m’approchez pas ! Pas un pas de plus ! Ne me touchez pas, vous dis-je !
Il ne faut pas avoir si peur de moi, Ellida.
Ne me regardez pas ainsi.
N’aie pas peur. N’aie donc pas peur.
Eh bien ! je t’ai fait longtemps attendre.
Sauve-moi, Wangel ! — Sauve-moi, — si tu peux.
Qu’y a-t-il, Ellida ? Au nom de Dieu, qu’y a-t-il ?
Sauve-moi, Wangel ! Vois-tu cet homme ? Là !
Cet homme ? (S’approchant.) Puis-je savoir qui vous êtes ? Et pourquoi vous venez dans mon jardin ?
J’ai à lui parler, à elle.
Vraiment ? C’était donc vous ? (À Ellida.) On m’a dit, en effet, qu’un étranger avait demandé à te parler.
C’était moi.
Et que lui voulez-vous, à ma femme ? (Se tournant vers elle.) Tu le connais, Ellida ?
Si je le connais ? Oui, oui, oui !
Eh bien ?
C’est lui, Wangel ! C’est lui ! Celui que tu sais !
Quoi ! Que dis-tu là ! (Se tournant vers lui.) Vous êtes ce Johnston qui… ?
Va pour Johnston. Vous pouvez m’appeler ainsi, si bon vous semble. Quoique ce ne soit pas mon nom.
Ce n’est pas votre nom ?
À l’heure qu’il est, non.
Et que lui voulez-vous, à ma femme ? Car vous devez savoir que la fille du directeur du phare est mariée depuis longtemps. Et vous savez sans doute avec qui.
Il y a trois ans que je le sais.
Comment l’avez-vous appris ?
Je venais te rejoindre. Un vieux journal me tomba entre les mains. C’était un journal d’ici. Il y était question de ton « union ».
C’était donc cela.
Cela me fit un singulier effet. Quand nous joignîmes nos bagues, Ellida, — c’était aussi une union.
Oh !
Comment osez-vous… !
L’avais-tu oublié ?
Ne me regardez pas ainsi !
C’est à moi que vous devez vous adresser, pas à elle. En deux mots : maintenant que vous savez à quoi vous en tenir, — vous n’avez plus rien à faire ici. Pourquoi avez-vous voulu parler à ma femme ?
J’avais promis à Ellida de venir la trouver dès que je le pourrais.
Ellida ! Encore !
Et Ellida avait promis de m’attendre.
Je vous entends appeler ma femme par son prénom. Ces familiarités ne sont pas de mise chez nous
Je le sais. Mais comme c’est à moi qu’elle appartient avant tout…
À vous ? Vous persistez !
Oh ! Il ne me lâchera pas !
Elle vous appartient ? Vous dites qu’elle vous appartient ?
Vous a-t-elle parlé des deux bagues, la sienne et la mienne ?
Oui. Eh bien ? N’a-t-elle pas rompu avec vous ? Vous avez reçu ses lettres. Vous le savez donc aussi bien que moi.
Nous sommes convenus, Ellida et moi, qu’en unissant nos bagues nous nous unissions à jamais, par un pacte indissoluble.
Mais je ne veux pas, entendez-vous ! Je ne veux plus entendre parler de vous ! Jamais ! Ne me regardez pas ainsi ! Je ne veux pas, vous dis-je !
Il faut que vous soyez fou pour prétendre fonder un droit sur un simple jeu d’enfants.
C’est vrai. Je n’ai aucun droit dans le sens que vous attachez à ce mot.
Alors, que prétendez vous faire ? Vous ne vous figurez pas, j’imagine, que vous me l’enlèverez de force ! Contre son gré !
Non. À quoi bon ? Si Ellida veut me suivre, il faut qu’elle vienne librement.
Librement !
Et vous vous figurez que… !
Librement !
Vous n’êtes pas dans votre bon sens. Allez-vous-en ! Nous n’avons plus rien à nous dire.
Il est bientôt l’heure de remonter à bord.(S’avançant d’un pas.) Oui, oui, Ellida, j’ai fait mon devoir, moi. (Se rapprochant encore.) J’ai tenu la parole que je t’avais donnée.
Oh ! ne me touchez pas !
Je te laisse le temps de réfléchir jusqu’à demain soir.
Il n’y a pas à réfléchir, partez, et plus vite que cela !
Le bateau va remonter le fiord. Il reviendra demain soir. Je serai là, tu m’attendras au jardin. Tu comprends : il vaut mieux que nous soyons seuls pour terminer cette affaire.
Tu entends, Wangel !
Sois tranquille. Nous saurons empêcher cette visite.
Au revoir, Ellida, à demain soir.
Oh, non ! non ! ne revenez pas demain soir ! Ne revenez jamais !
Et si, jusque-là, tu te décidais à me suivre, à prendre la mer avec moi…
Oh ! ne me regardez pas ainsi !
Il faudrait être prête à partir.
Rentre à la maison, Ellida.
Je ne peux pas. Oh ! viens à mon secours, Wangel ! sauve-moi !
Car sache le bien : si tu ne pars pas avec moi demain, c’est fini pour toujours.
Pour toujours ? Fini, dites-vous ?
Irrévocablement, Ellida. Je ne reviendrai jamais dans ces parages. Tu ne me reverras jamais tu n’entendras jamais parler de moi. Je serai mort pour toi.
Oh !
Ainsi, réfléchis bien, avant de te résoudre. Adieu. (Il repasse la barrière, s’arrête et ajoute.) Je le répète, Ellida sois prête à partir demain soir, je viendrai te chercher.
Librement, a-t-il dit ! Pense donc ! Partir avec lui librement ! Il a dit cela.
Allons ! remets-toi. Il est parti, tu ne le reverras plus jamais.
Y penses-tu ! Il reviendra demain soir.
Qu’il revienne, s’il veut. Tout ce que je sais c’est qu’il ne te verra pas.
Non, Wangel, tu ne peux l’en empêcher.
Mais si, ma chérie, compte sur moi.
Et après son retour, demain soir ? – Et après son départ, ensuite… ?
Eh bien ?
Crois-tu qu’il ne revienne plus jamais, jamais ?
Non, chère Ellida, tu peux être tranquille. Que viendrait-il faire ici désormais ? Maintenant que tu lui as nettement signifié ton désir de ne plus entendre parler de lui ? Avec cela, tout est dit.
Ainsi, demain ou jamais.
Et si même il s’avisait de revenir…
Alors ?
Il est en notre pouvoir de le rendre inoffensif.
Comment cela ?
C’est en notre pouvoir, te dis-je ! S’il n’y a pas d’autre moyen pour t’en débarrasser, on lui fera expier la mort du capitaine !
Non, non, non ! Pas cela ! Nous ne savons rien sur la mort du capitaine. Absolument rien !
Nous ne savons rien ? Puisqu’il te l’a avoué lui-même !
Non, non ! Je ne veux pas ! Si tu parles, je nie tout. Il ne faut pas qu’on l’enferme ! Il appartient au large, à la grande mer. Il appartient à la mer.
Ah, Ellida, Ellida !
Ô mon cher Wangel, mon fidèle appui,– sauve-moi des mains de cet homme !
Viens avec moi ! Viens !
Madame, il se passe quelque chose d’étrange.
Quoi ?
Pensez donc ! Nous avons vu passer l’Américain.
L’Américain ?
Moi aussi, je l’ai vu.
Il se dirigeait vers la mer. Il doit s’être embarqué sur le grand bateau anglais.
D’où connaissez-vous cet homme ?
J’ai fait une traversée avec lui. J’étais sûr qu’il s’était noyé. Et le voici bien vivant.
Savez-vous quelque chose de précis sur son compte ?
Non. Mais il vient certainement tirer vengeance de l’infidèle.
Comment cela ?
Lyngstrand va s’en inspirer pour faire une œuvre d’art.
Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.
Je t’expliquerai cela.
Venez voir ! Voici le bateau anglais qui remonte le fiord.
C’est cette nuit qu’il viendra la trouver, j’en suis sûr.
Oui, oui, l’infidèle…
À minuit !
Oh ! ce sera bien émotionnant.
Ainsi… demain…
Et puis plus jamais.
Ellida ! Il y a au fond de tout cela quelque chose qui m’échappe.
Oui, il y a le vertige, l’attirance…
L’attirance ?
Cet homme est comme la mer.