La Damnation de Saint Guynefort/07

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L’Avenir illustré : supplément hebdomadaire de L’Avenir de la Dordogne (Éditions du 25 décembre 1902 (no 159), 1er janvier 1903 (no 160), 8 janvier 1903 (no 161) et 15 janvier 1903 (no 162)p. 34-38).


VII


Là-haut, les choses n’allaient pas tout-à-fait aussi bien. Le bon Guynefort revêtu, ne sais comment, de sa forme mortelle, gravissait péniblement un chemin montueux, pierreux, malaisé, bordé de ronces et d’épines, qu’un poteau indicateur appelait, Voie étroite. Les pierres roulaient sous ses pieds, les ronces lui égraffignaient les mains, il suait, soufflait, tirait la langue, et de temps en temps s’arrêtait pour reprendre haleine.

« Il me semble, — se disait-il alors, — que je suis dans le chemin du Charreyrou, qui monte du gué Gonthier au bourg d’Hautefort. Si j’avais seulement mon bâton que Nicolette fit brûler l’autre jour, pour le remplacer par un autre fraîchement coupé dans la haïe fleurie de notre « baradis », encore patience ! »

Et après avoir soufflé, Guynefort continuait à gravir la montagne escarpée. Sur le coup de midi il arriva au sommet d’icelle et vit une esplanade bordée par un grand bâtiment semblable à un cloître, où il entra comme un âne dans un moulin.

Il était dans une sorte de vestibule, dans une salle des « pas perdus » vaste et déserte, avec des piliers de mauvais style soutenant une voûte surbaissée. En face de lui était un guichet où il alla frapper après avoir fait cette réflexion à part lui :

« On n’est pas gêné, céans ! »

Le guichet s’ouvrit incontinent et un mignon chérubin aux joues roses, aux cheveux blonds bouclés, muni aux omoplates d’une belle paire d’ailes blanches, lui demanda poliment :

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je voudrais entrer en paradis.

— On n’y entre pas comme ça……, attendez un peu. Saint Pierre est allé au rapport, il va revenir dans un instant.

En attendant le pipelet céleste, Guynefort examina le greffe du séjour des bienheureux. C’était une grande pièce éclairée par en haut, dont les murs étaient cachés par d’innombrables registres rangés sur des rayons. Devant des bureaux de bois noirci, étaient assis de petits anges qui paraissaient très appliqués à leurs écritures. Au fond, s’ouvrait une porte monumentale donnant sur l’habitacle des élus. Les flons-flons d’une musique de théâtre forain se faisaient entendre de l’autre côté de la porte.

— Vous avez concert aujourd’hui ? — demanda Guynefort au chérubin qui se tenait près du guichet.

— Heu ! concert si l’on veut. David et Cécile ont raccolé quelque croque-notes pour monter un orchestre, et ils les font répéter.

En ce moment la porte s’ouvrit, et dans des flots de lumière, Guynefort aperçut d’immenses rangées de personnages, coiffés d’une auréole, vêtus d’habits resplendissants et assis sur des fauteuils dorés, qui bâillaient à se décrocher la mâchoire.

— Que d’évêques ! — s’écria-t-il.

— Des évêques ? — fit le petit chérubin avec un sourire ; — nous n’en avons pas tant que vous diriez bien !

Cependant, saint Pierre, car c’était lui qui avait ouvert la porte, la referma et vint droit au guichet :

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’un air rébarbatif.

— Pierre Guynefort, quoique indigne, curé de La Noaillette au pays de Périgord.

— Et vous voulez entrer… comme tous les autres, sans doute ?

— Oui, si c’était possible.

— Qu’avez-vous fait pour ça ?

— Saint patron, je vous ai fait dédier l’église de La Noaillette, et j’ai mis votre culte en grand honneur dans tout le pays, au moyen d’une maille de la chaîne dont vous fûtes chargé par l’ordre du méchant roi Hérode……

— Tu es un farceur, mon bon, — interrompit saint Pierre en fronçant ses sourcils touffus ; — le roi ne me fit oncques mettre en une geôle.

— Pourtant, c’est dit dans les Actes des apôtres……

— Luc rêvait lorsqu’il écrivit ça ! Petit Kiriel, — ajouta le portier des cieux en s’adressant à un des angelots, — descends-moi le grand-livre du Périgord où se trouve cette fameuse paroisse de La Noaillette.

Le petit scribe battit des ailes et s’éleva jusqu’au plus haut rayon où il prit un gros registre celui du Périgord noir, La Noaillette est dans le Périgord blanc…… et en terre rouge…

Le chérubin remonta et descendit un autre registre que saint Pierre se mit à feuilleter.

— Ton répertoire n’est pas à jour, petit ! Je serai obligé de te priver de sortie !

— Mais, saint Pierre, vous cherchez à la lettre N ! Voyez à la lettre L ; l’article fait partie du nom.

— Hé ! hé ! tu pourrais avoir raison… Voyons un peu : La Bachellerie, La Boissière-d’Ans, Ladouze… La Noaillette… Nous y voici.

Et saint Pierre se mit à lire attentivement. Bientôt il donna des signes d’impatience, puis s’adressant brusquement à Guynefort :

— Qu’est-ce que tu me chantais tout à l’heure avec ton indignité ? Tu es canonisé là-bas ! Et éclatant ironiquement de rire :

Saint Guynefort
Pour la vie et la mort !

— Ce sont mes paroissiens qui ont imaginé ça, — dit tout doucement le défunt curé ; — je ne suis qu’un pauvre pécheur, je ne le sais que trop, hélas !

— Comment ! — s’écria le porte-clefs céleste en agitant son trousseau : — pauvre pécheur ! un homme qui de son vivant a fait des miracles !

— Si petits ! — insinua Guynefort.

— Ressusciter une mouche, n’est pas peu de chose !… Et puis changer l’eau en vin ! C’est un miracle que Notre-Seigneur lui-même n’a pas dédaigné de faire aux noces de Cana…… Enfin, faire refleurir ton bâton comme celui du compagnon Joseph !… tout cela n’est pas de la petite cervoise……

— Je le faisais en vue de la plus grande gloire de Dieu, — dit Guynefort un peu plus haut.

— Je te crois ! et à ton avantage.

— Chacun cherche le sien, — dit le défunt curé à qui la moutarde montait au nez ; — vous avez bien assez intrigué pour avoir le principat dans le collège des apôtres !

— Tu crois ça, mauvais imposteur !

— Oui ! et toi qui te mêles d’éplucher les autres, penses-tu qu’on ne sache pas toute ta conduite et tes palinodies ? Souviens-toi comment Paul te riva ton clou à Antioche !

— Ah ! tu es un partisan de Saül le bon-ami de Thècle ! — s’écria Pierre furieux.

— Parfaitement, Céphas ! c’était un autre homme que toi !

Ici le porte-clefs du ciel ricana ironiquement, et Guynefort reprit :

— En somme ma coulpe est petite. J’ai fait boire à de braves gens qui n’en avaient oncques tâté de pareil, une pinte de mon bon vin vieux de Saint-Pantaly…

— Et tourné méchamment en dérision le miracle de Notre-Seigneur !

— Ça vaut toujours mieux que de le renier trois fois, comme tu as fait, Barjone !

— Va-t-en au diable !

Et saint Pierre refermant brusquement le guichet, faillit guillotiner Guynefort. Heureusement il se retira vivement, et son nez qui dépassait un peu l’alignement fut seul légèrement éraflé.

Aller au diable, c’est fort bien ; mais encore faut-il savoir où il loge.

— Mauvais pêcheur d’eau douce ! — grommelait Guynefort en redescendant ; — et pense-t-il donc que le purgatoire soit fait pour les chiens !