La Damnation de Saint Guynefort/08

La bibliothèque libre.
L’Avenir illustré : supplément hebdomadaire de L’Avenir de la Dordogne (Éditions du 25 décembre 1902 (no 159), 1er janvier 1903 (no 160), 8 janvier 1903 (no 161) et 15 janvier 1903 (no 162)p. 39-45).


VIII


Au pied de la montagne du paradis, le bon curé se trouva dans une vaste plaine marécageuse, obscurcie d’un brouillard épais et froid. Longtemps il erra au hasard à travers les nauves et les « rosières » où parfois voltigeaient des « eychantis » ou feu-follets. Enfin il arriva par cas fortuit, à l’entrée d’un pourpris immense fermé par un lourd portail bardé de clous. Ayant appliqué son œil à la serrure, Guynefort aperçut une innumérable foule de gens qui allaient et venaient sans but et sans ordre, dans un désert glacé, sans un arbre, sans un brin d’herbe. Tous avaient sur leurs figures pâles, une telle expression de froid ennui, que le défunt curé se dit en lui-même :

« Ces gens-ci ont l’air de s’embêter comme des rats morts… Pourtant, voyons un peu : »

Et il cogna du poing deux bons coups : pan ! pan !

La porte s’ouvrit, et une sorte de portier ou de gardien-chef, laid, jaune et rechigné, demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Entrer un peu pour voir comme on est là-dedans.

— Avez-vous un billet d’écrou ?

— C’est donc une prison, ici ?

— Sans doute, puisque c’est le purgatoire… Il faut bien savoir si vous en avez pour vingt-quatre heures, ou pour cent mille millions de milliards, de milliasses, de trilliasses d’années… votre billet le dira.

— Je n’en ai pas.

— Alors vous n’avez que faire ici. Il vous faut monter plus haut… ou peut-être descendre plus bas.

À ce moment, Guynefort se sentit pénétré jusqu’à la fressure, par un froid glacial qui se dégageait de ce refrogné geôlier du purgatoire.

— Brrr… ! — fit-il, — on gèle ferme, céans !

— Peut-être irez-vous en lieu où il fera trop chaud ! — répliqua l’autre en fermant la porte.

Le ci-devant curé de La Noaillette s’en alla et se remit à parcourir la plaine en tous sens, cherchant un lieu où on le voulut recevoir.

Après des heures, arrivant à une cafourche où se croisaient plusieurs chemins, ne sachant lequel prendre, recru, harassé, il s’assit sur une pierre. Comme il était là, se demandant où il giterait, Guynefort aperçut deux inconnus de bonne mine qui le considéraient avec attention, et puis consultaient leurs tablettes.

Ayant échangé leurs impressions, ces deux quidams vinrent à lui et fort civilement le saluèrent :

— Vous paraissez étranger en ces lieux ? — dit l’un.

— Et en quête d’un gîte, — ajouta l’autre.

— Précisément.

— Si vous le voulez bien nous vous guiderons.

— Volontiers.

Et Guynefort suivit les deux inconnus.

Tout près de là commençait une belle avenue sablée de fin, bordée d’arbres exotiques, et en pente douce : on n’avait qu’à se laisser couler.

Tout en cheminant, les deux guides amenèrent discrètement le voyageur à décliner son nom :

— Pierre Guynefort, ci-devant curé de La Noaillette.

— Ah ! très bien, — dirent les deux compagnons en échangeant un coup d’œil.

À un certain endroit, au bout de l’allée, s’ouvrait une entrée souterraine. Les deux familiers s’effacèrent honnêtement, et de la voix et du geste, firent :

— Après vous…

Le chemin s’enfonçait sous terre, pas toujours bien uni. Il y avait des sortes d’escaliers naturels, des ressauts de rochers ; mais l’un des guides qui avait pris le devant, prévenait obligeamment Guynefort :

— Prenez garde ! ici il y a un mauvais pas !

« Voilà des gens bien polis, — se disait le défunt, — et fort différents de ce mal-appris de Pierre. »

Enfin, après avoir longtemps cheminé sous terre, l’homme de devant s’arrêta devant une porte de bronze et frappa trois coups à la manière des francs-maçons.

La porte s’ouvrit, coup sec, et Guynefort fut introduit incontinent sans aucune de ces formalités inquisitoriales qu’il avait rencontrées précédemment. En entrant, il fut d’abord suffoqué par une chaleur extrême, et ouvrit et referma plusieurs fois la bouche comme une carpe tirée sur le sable.

— Ne craignez rien, — dit l’un des conducteurs, — il fait un peu chaud ici, mais c’est comme aux étuves moresques, on s’y habitue promptement.

Ayant dit, les deux inconnus guidèrent le bon Guynefort à travers d’immenses souterrains peuplés d’individus occupés à des divertissements variés. Ils jouaient aux dés, au cheval fondu, aux marelles, à la truie, au colin-maillard, à croix-ou-pile, au chêne fourchu, à pair ou non, à la paume, et autres jeux moult récréatifs et exercitatifs. De bûchers comme ceux des inquisiteurs terriens, de chaudières, d’hastes, de rôtissoires, de grils, de poëles à frire les pécheurs, point.

De loin en loin, ils rencontraient des êtres fantastiques pourvus de minuscules cornes pour tenir leur chaperon, qui surveillaient les habitants de ces demeures souterraines, et de temps en temps, faisaient une petite exécution de justice, anodine ou plus sévère selon les cas.

Comme ils passaient devant un groupe occupé à gehenner un prêtre, Guynefort s’écria :

— Hé ! voici notre ami le prieur de Saint-Agnan !

Et s’arrêtant, curieusement il considéra trois ou quatre joyeux diables à cornes, qui, au moyen de lourdes génovines d’or en guise de palet, jouaient au bouchon avec son vieil ennemi. N’entendez point, je vous prie, que le prieur jouait avec eux, non, il servait de bouchon, et les diables tiraient sur ses tibias, ce qui lui faisait jeter les hauts cris.

— Il a trop aimé les pièces d’or, d’argent, voire de cuivre, et il est puni par le moyen d’icelles, — dit un des guides. — À quoi lui a servi d’être pécunieux sur terre ? d’avoir rempli son escarcelle de deniers agrippés à chacun et à tous, aux pauvres comme aux riches ?

— Laissons ce vilain, — dit l’autre guide, — il a été haineux, cupide et avare ; il n’a que ce qu’il mérite.

Et ils passèrent, pendant que le malheureux prieur demandait grâce aux joueurs qui se moquaient de lui.

Après avoir parcouru cet étage de cavernes, Guynefort et ses conducteurs descendirent des escaliers qui les conduisirent à un étage inférieur, d’où ils descendirent encore à un troisième souterrain, et successivement à d’autres. À mesure qu’ils descendaient, la chaleur devenait plus forte, mais la transition se faisant insensiblement, Guynefort n’en était point incommodé. Enfin tant marchèrent et descendirent le défunt curé et ses compagnons, qu’ils se trouvèrent en une belle et spacieuse salle, au fond de laquelle sur une estrade, un gros homme cornu comme feu Moïse, était assis en une simple chaire de bois qu’eut dédaignée un évêque. Ce personnage d’aspect jovial, était entouré de courtisans cornus aussi, mais plus petitement, comme de bon juste.

Au bas de l’estrade recouverte d’un tapis fait de peaux de papes, tannées selon les bonnes méthodes, tous les trois s’arrêtèrent, et l’un des estafiers dit :

— Sire, voici un curé que nous vous amenons.

— Encore un ! — s’écria Satanas, — je vais être obligé de faire agrandir l’enfer pour loger tous ces clercs ! Et pourquoi viens-tu ici ? continua-t-il en s’adressant à Guynefort.

— C’est qu’on ne m’a pas voulu ailleurs.

— Et tu viens au refugium peccatorum, curé…

— Voire ! Je ne suis point clerc.

— Alors que chante Garifel ?

— J’étais curé pour rire…… ayant hérité des papiers et lettres de prêtrise d’un mien camarade, mort du feu St-Antoine.

— Et tu en as fait les fonctions ?

— Oui, et je vous ai envoyé bien des gens !

— Comment ça ?

— Comme je n’étais pas prêtre, non plus que vous, ceux que je mariais vivaient en état de concubinage ; les enfants que je baptisais restaient entachés du péché d’Adam ; les mourants que j’absolvais n’étaient point absous… et tout ce monde venait droit ici !

Et lors, Guynefort raconta par le menu toute son histoire : la résurrection de la mouche, l’eau changée en vin, le bâton fleuri et quelques autres de ses bons tours, notamment sa manière de se donner la discipline.

Toute la cour infernale riait de bon cœur, surtout Lucifer qui s’esclaffait comme un bon diable et se tenait les côtes, tandis que son gros ventre sursautait.

— Viens ça ! — dit-il enfin à Guynefort, — tu es un gentil paillard ! Je veux faire quelque chose pour toi. Voyons, veux-tu être bouilli ou rôti ?

— Heu !

— Préfères-tu être grillé ?

— Comme Laurent ? merci. Je voudrais n’être cuisiné d’aucune de ces façons.

— Mon ami, les décrets de la Providence qui ont remplacé les antiques arrêts du Destin, sont inflexibles comme eux ; il faut donc que tu sois puni. Mais comme en définitive, diaboliquement parlant, ta coulpe est légère, que tu as été bon, charitable, hospitalier, et que je ne suis pas le terrible croquemitaine dont on épeure les petits enfants sur la chétive planète sublunaire appelée : Terre, tu recevras chaque jour trois coups de discipline…

— Comme ceux que je me donnais sur les sacs de blé ?

— Sur les fesses, mon ami, sur les fesses…… avec une queue de renard…

— Grand merci, monseigneur !

— Puis, comme j’aime les gens d’esprit, les humains qui ont de l’engin et du savoir faire, je t’attache à ma cour ; tu seras mon porte-curedent : viens recevoir les insignes de ta dignité.

Lors gravit les marches de l’estrade le curé Guynefort, et lorsqu’il fut agenouillé devant le roi des enfers, celui-ci lui passa au col une chaîne d’or à laquelle pendait un étui enrichi de pierreries, contenant le curedent royal :

— Tu te tiendras derrière moi pendant les repas, et lorsque j’aurai soupé d’une cuisse de nonnain, bien dodue, bien grassouillette et tendre, je te donne licence de sucer le curedent après que je m’en serai servi… Hein ?

Là-dessus, toute la cour diabolique éclata de rire, et la cérémonie achevée, les diables courtois emmenèrent Guynefort se rafraîchir à la buvette.

Et tandis que joyeux propos trottaient, que circulaient les flacons de vins de Falerne, de Chypre, de Ténédos ; les coupes d’hydromel, d’hypocras, et que trinquaient les courtisans infernaux à la santé du nouveau venu ; en bas, sur la Terre, dans l’église de La Noaillette, on chantait à tue tête :

Saint Guynefort
Pour la vie et la mort !


Avril 1901. Eugène LE ROY.