La Daniella/1

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Librairie Nouvelle (1p. 1-10).



INTRODUCTION.

I


Ce que nous allons transcrire sera, pour le lecteur, un roman et un voyage, soit un voyage pendant un roman, soit un roman durant un voyage. Pour nous, c’est une histoire réelle, car c’est le récit, écrit par lui-même, d’une demi-année de la vie d’un de nos amis : année pleine d’émotions, qui mit en relief et en activité toutes les facultés de son âme et toute l’individualité de son caractère.

Jusque-là, Jean Valreg (c’est le pseudonyme qu’il a choisi lui-même) n’était connu ni de lui ni des autres. Il avait eu l’existence la plus sage et la plus calme qu’il soit possible d’avoir, au temps où nous vivons. Des circonstances inattendues et romanesques développèrent tout à coup en lui une passion et une volonté dont ses amis ne le croyaient pas susceptible. C’est par cet imprévu de ses idées et de sa conduite que son récit, sous forme de journal, offre quelque intérêt. Ses impressions de voyage ne présentent rien de bien nouveau ; elles n’ont que le mérite d’une sincérité absolue et d’une certaine indépendance d’esprit. Mais nous devons nous abstenir de toute réflexion préliminaire sur son travail : ce serait le déflorer. Nous nous bornerons à quelques détails sur l’auteur lui-même, tel que nous le connaissions avant qu’il se révélât, par son propre récit, d’une manière complète.

J.V. (soit Jean Valreg, puisqu’il a pris ce nom qui conserve les initiales du sien) est le fils d’un de nos plus anciens amis, mort, il y a une douzaine d’années, au fond de notre province. Valreg père était avocat. C’était un honnête homme et un homme aimable. Son instruction était sérieuse et sa conscience délicate ; mais, comme beaucoup de nos concitoyens du Berry, il manquait d’activité. Il laissa, pour toute fortune, à ses deux enfants, vingt mille francs à partager.

En province, c’est de quoi vivre sans rien faire. Partout, c’est de quoi acquérir l’éducation nécessaire à une profession libérale, ou fonder un petit commerce. Les amis de M. Valreg n’avaient donc pas à se préoccuper du sort de ses enfants, qui, d’ailleurs, ne restaient pas sans protection. Leur mère était morte jeune ; mais ils avaient des oncles et des tantes, honnêtes gens aussi, et pleins de sollicitude pour eux.

Pour ma part, je les avais entièrement perdus de vue depuis longtemps, lorsqu’un matin on m’annonça monsieur Jean Valreg.

Je vis entrer un garçon d’une vingtaine d’années, dont la taille et la figure n’avaient, au premier abord, rien de remarquable. Il était timide, mais plutôt réservé que gauche, et, voulant le mettre à l’aise, j’y parvins très-vite en m’abstenant de l’examiner et en me bornant à le questionner.

— Je me souviens de vous avoir vu souvent quand vous étiez un enfant, lui dis-je ; est-ce que vous vous souvenez de moi ?

— C’est parce que je m’en souviens très-bien, répondit-il, que je me permets de venir vous voir.

— Vous me faites plaisir : j’aimais beaucoup et j’estimais infiniment votre père.

Ton père ! reprit-il avec un abandon qui me gagna le cœur tout de suite. Autrefois, vous me disiez tu, et je suis encore un enfant.

— Soit ! ton pauvre père t’a quitté bien jeune ! Par qui as-tu été élevé depuis ?

— Je n’ai pas été élevé du tout. Deux tantes se disputèrent ma sœur…

— Qui est mariée, sans doute ?

— Hélas, non ! Elle est morte. Je suis seul au monde depuis l’âge de douze ans ; car c’est être seul que d’être élevé par un prêtre.

— Par un prêtre ? Ah ! oui, je me souviens, ton père avait un frère curé de campagne ; je l’ai vu deux ou trois fois : il m’a paru être un excellent homme. Ne t’a-t-il pas élevé avec tendresse ?

— Physiquement, oui ; moralement, le mieux qu’il a pu, prêchant d’exemple ; mais, intellectuellement, d’aucune façon. Absorbé par ses devoirs personnels, ayant, sur toutes choses, et même sur la religion et la charité, des tendances toutes positives, comme on pouvait les attendre d’un homme qui avait quitté la charrue pour le séminaire ; il m’a recommandé le travail sans me diriger vers aucun travail, et j’ai passé dix ans près de lui sans recevoir d’autre instruction que celle des livres qu’il m’a plu de lire.

— Avais-tu de bons livres, au moins ?

— Oui. Mon père lui ayant confié par testament sa bibliothèque pour m’être transmise à ma majorité, j’ai pu lire quelques bons ouvrages, et, bien que tous ne fussent pas orthodoxes, jamais ce bon curé ne s’est avisé de se placer entre moi et ce qu’il considérait comme ma propriété.

— Comment se fait-il qu’il ne t’ait pas mis au collége ?

— Élevé par mon père, qui avait résolu de m’instruire lui-même et qui m’avait donné les seules notions d’études classiques que j’ai reçues, j’éprouvais pour le collège une antipathie que mon bon oncle ne voulut pas même essayer de vaincre. Il disait, je m’en souviens, en me prenant chez lui, que ce serait autant d’épargné sur mon petit avoir, et que je serais bien aise, c’était son mot, de retrouver mon revenu capitalisé à ma majorité. « D’ailleurs, ajoutait-il, puisque l’idée de mon frère était de l’élever à la maison, je dois me conformer à son désir, et je sais bien assez de latin pour lui enseigner ce qu’il en faut savoir.» Mon brave oncle avait cette intention ; mais le temps lui manqua toujours, et, quand il rentrait, fatigué de ses courses, j’avoue que je ne le tourmentais pas pour me donner des leçons. Il s’assoupissait après souper dans son fauteuil, pendant que je lisais, à l’autre bout de la cheminée, Platon, Leibnitz ou Rousseau ; quelquefois Walter Scott ou Shakspeare, ou encore Byron ou Goethe, sans qu’il me demandât quel livre j’avais entre les mains. Me voyant tranquille, recueilli, et studieux à ma manière, heureux et sans mauvaises passions, il s’est imaginé que cette absence de vices et de travers était son ouvrage, et que n’être ni méchant, ni importun, ni nuisible, suffisait pour être agréable à Dieu et aux hommes.

— De telle sorte que tu penses n’avoir aucune grande qualité, aucune grande faculté développée, faute d’une direction éclairée ou d’une sollicitude assidue ?

— Cela est certain, répondit le jeune garçon avec une singulière tranquillité. Pourtant, je serais un misérable ingrat si je me plaignais de mon oncle. Il a fait pour moi tout ce qu’il s’est avisé de faire et ce qu’il a jugé le meilleur. Sa vieille servante a eu des soins si maternels pour ma santé, ma propreté, mon bien-être ; elle et lui ont si bien assuré le charme de mes loisirs, en prévenant tous mes besoins ; une telle habitude de silence, d’ordre et de douceur régnait autour de moi lorsque mon oncle s’absentait pour les soins de son ministère, qu’il n’aurait pas eu de motifs pour s’inquiéter de moi. Chaque jour, songeant au triple dépôt qui lui était confié, ma vie, mon âme et ma bourse, il me faisait trois questions : « Tu n’es pas malade ? Tu ne perds pas ton temps ? Tu n’as pas besoin de quelque argent ?» Et, comme je répondais invariablement non, à ces trois interrogations, il s’endormait tranquille.

— Ainsi, repris-je, tu ne te plains de personne ; mais tout à l’heure tu avais sur les lèvres, comme par réticence, une sorte de plainte contre toi-même.

— Je ne suis ni content ni mécontent de ce que je suis. N’ayant été poussé dans aucune direction, je ne peux pas valoir grand’chose, et, si je me suis permis de vous parler de moi, c’est qu’il faut bien que je m’excuse de la visite que j’ai osé vous faire.

— Ta visite m’est agréable, ton nom m’est cher, et tu m’intéresses par toi-même, bien que je ne pénètre pas encore beaucoup ton caractère et tes idées.

— C’est qu’il n’y a rien à pénétrer du tout, dit le jeune homme avec un sourire plutôt enjoué que mélancolique. Je suis un être tout à fait nul et insignifiant, je le sais ; car, depuis quelque temps, je commençais à me lasser de mon bonheur et à reconnaître que je n’y avais aucun droit ; voilà pourquoi, dès que l’heure de ma majorité a sonné, j’ai demandé à mon oncle la permission d’aller voir Paris, et, lui faisant part de mes projets, j’ai obtenu son assentiment.

— Et quels sont tes projets ? Peut-on t’aider à les réaliser ?

— Je l’ignore. Je ne sais si l’on peut être utile à ceux qui ne sont bons à rien ; et il est possible que je sois de ceux-là. Dans ce cas, vous pouvez me renvoyer planter mes choux, puisque, par malheur, je possède assez de choux pour en vivre.

— Pourquoi par malheur ?

— Parce que j’ai hérité de la part de ma pauvre petite sœur, et que me voilà, depuis quelques jours de majorité, à la tête de vingt mille francs.

En parlant ainsi avec simplicité et résignation, Valreg se détourna, et je crus voir qu’il cachait une grosse larme venue tout à coup au souvenir de sa jeune sœur.

— Tu l’aimais beaucoup ? lui dis-je.

— Plus que tout au monde, répondit-il. J’étais son protecteur ; je me figurais être son père, parce que j’avais quatre ans de plus qu’elle. Elle était jolie, intelligente, et elle m’adorait. Elle demeurait à trois lieues du presbytère de mon oncle, et, tous les dimanches, on me permettait d’aller la voir. Un jour, je trouvai un cercueil sur la porte de sa maison. Elle était morte sans que j’eusse appris qu’elle était malade. Dans nos campagnes sans chemins et sans mouvement, vous savez, trois lieues, c’est une distance. Cet événement eut beaucoup d’influence sur ma vie et sur mon caractère, déjà ébranlé par la mort de mon père. Je perdis toute gaieté. Je ne fus pas consolé ou fortifié par une tendresse délicate ou intelligente. Mon oncle me disait qu’il était ridicule de pleurer, parce que notre Juliette était au ciel et plus à envier qu’à plaindre. Je n’en doutais pas ; mais cela ne m’enseignait pas le moyen de vivre sans affection, sans intérêt et sans but. Bref, je restai longtemps taciturne et accablé, et, j’ai beau faire, je me sens toujours mélancolique et porté à l’indolence.

— Cette indolence est-elle le résultat de tes réflexions sur le néant de la vie, ou un état de langueur physique ? Je te trouve pâle, et tu parais plus âgé que tu ne l’es. Es-tu d’une bonne santé ?

— Je n’ai jamais été malade, et j’ai physiquement de l’activité. Je suis un marcheur infatigable ; j’aimerais peut-être les voyages ; mais mon malheur est de ne pas bien savoir ce que j’aime, car je ne me connais point, et je suis paresseux à m’interroger.

— Tu me parlais cependant de tes projets : donc, tu n’as pas quitté ta province et tu n’es pas venu à Paris sans avoir quelque désir ou quelque résolution d’utiliser ta vie ?

— Utiliser ma vie ! dit le jeune homme après un moment de silence ; oui, voilà bien le fond de ma pensée. J’ai besoin que vous me disiez qu’un homme n’a pas le droit de vivre pour lui seul. C’est pour que vous me disiez cela que je suis ici ; et, quand vous me l’aurez bien fait comprendre et sentir, je chercherai à quoi je suis propre, si toutefois je suis propre à quelque chose.

— Voilà ce qu’il ne faut jamais révoquer en doute. Si tu es bien pénétré de l’idée du devoir, tu dois te dire qu’il n’y a d’incapables que ceux qui veulent l’être.

Nous causâmes ensemble une demi-heure, et je trouvai en lui une grande docilité de cœur et d’esprit. Je le regardais avec attention, et je remarquais la délicate et pénétrante beauté de sa figure. Plutôt petit que grand, brun jusqu’à en être jaune, un peu trop inculte de chevelure, et déjà pourvu d’une moustache très-noire, il offrait, au premier aspect, quelque chose de sombre, de négligé ou de maladif ; mais un doux sourire illuminait parfois cette figure bilieuse, et des éclairs de vive sensibilité donnaient à ses yeux, un peu petits et enfoncés, un rayonnement extraordinaire. Ce n’étaient là ni le sourire, ni le regard d’une jeunesse avortée et infructueuse. Il y avait, dans la simplicité de son élocution, une netteté douce et comme une habitude de distinction qui ne sentaient pas trop le village. Enfin, bien qu’en effet il ne sût peut-être rien, il n’était étranger à rien, et me paraissait apte et prompt à tout comprendre.

— Vous avez raison, me dit-il en me quittant ; mieux vaudrait le suicide réel que le suicide de l’âme par nonchalance et par poltronnerie. Je manque d’un grand désir de vivre ; mais je ne suis pourtant pas dégoûté maladivement de la vie, et je sens que, ne voulant pas m’en débarrasser, je dois l’utiliser selon mes forces. Le scepticisme du siècle était venu me blesser jusqu’au fond de nos campagnes. Je m’étais dit que, entre l’ambition des vanités de la vie et le mépris de toute activité, il n’y avait peut-être plus de milieu pour les enfants de ce temps-ci. Vous me dites qu’il y en a encore. Eh bien, je chercherai, je réfléchirai, et, quand, avec cette espérance, je me serai de nouveau consulté, je reviendrai vous voir.

Il passa cependant six mois à Paris sans prendre aucun parti et sans vouloir me reparler de lui-même. Il venait souvent chez nous, il était de la famille ; il nous aimait et nous l’aimions ; car nous avions promptement découvert en lui des qualités essentielles, une grande droiture, de la discrétion et de la fierté, de la délicatesse dans tous les sentiments et dans toutes les idées, enfin quelque chose de calme, de sage et de pur, je ne dirai pas au-dessus de son âge, car cet âge devrait être, dans les conditions normales de la vie, une sereine éclosion de ce que nous avons de meilleur dans l’âme, mais au-dessus de ce que l’on pouvait attendre d’un enfant livré de si bonne heure à sa propre impulsion.

Ce qui me frappait particulièrement chez Jean Valreg, c’était une modestie sérieuse et réelle. Cette première jeunesse est presque toujours présomptueuse par instinct ou par réflexion. Elle a des ambitions égoïstes ou généreuses qui lui font illusion sur ses propres forces. Chez notre jeune ami, je remarquais une défiance de lui-même qui ne prenait pas sa source, comme je l’avais craint d’abord, dans une apathie de tempérament, mais bien dans une candeur de bon sens et de bon goût.

Je ne pourrais pourtant pas dire que ce charmant garçon répondît parfaitement au désir que j’avais de le bien diriger. Il restait mélancolique et indécis. Cette manière d’être donnait un grand attrait à son commerce. Sa personnalité ne se mettant jamais en travers de celle des autres, il se laissait doucement entraîner, en apparence, à leur gaieté ou à leur raison, mais je voyais bien qu’il gardait, par devers lui, une appréciation un peu triste et désillusionnée des hommes et des choses, et je le trouvais trop jeune pour s’abandonner au désenchantement avant que l’expérience lui eût donné le droit de le faire. Je le plaignais de n’être ni amoureux, ni enthousiaste, ni ambitieux. Il me semblait qu’il avait trop de jugement et pas assez d’émotion, et j’étais tenté de lui conseiller quelque folie, plutôt que de le voir rester ainsi en dehors de toutes choses, et comme qui dirait en dehors de lui-même.

Enfin, il se décida à me reparler de son avenir ; et, comme il était d’ordinaire très-peu expansif sur son propre compte, j’eus à refaire connaissance avec lui dans une seconde explication directe, bien que je l’eusse vu très-souvent depuis la première.

Dans ce court espace de quelques mois, il s’était fait en lui certains changements extérieurs qui semblaient révéler des modifications intérieures plus importantes. Il s’était promptement mis à l’unisson de la société parisienne par sa toilette plus soignée et ses manières plus aisées. Il s’était habillé et coiffé comme tout le monde ; et cela soit dit en passant, le rendait très joli garçon, sa figure ayant déjà par elle-même un charme remarquable. Il avait pris de l’usage et de l’aisance. Son air et son langage annonçaient une grande facilité à effacer les angles de son individualité au contact des choses extérieures. Je m’attendais donc à le trouver un peu rattaché à ces choses, et je fus étonné d’apprendre de lui qu’il s’en était, au contraire, détaché davantage.