La Daniella/2

La bibliothèque libre.
Librairie Nouvelle (1p. 10-22).



II

— Non, me dit-il, je ne saurais m’enivrer de ce qui enivre la jeunesse de mon temps ; et, si je ne découvre pas quelque chose qui me réveille et me passionne, je n’aurai pas de jeunesse. Ne me croyez pas lâche pour cela ; mettez-vous à ma place, et vous me jugerez avec indulgence. Vous appartenez à une génération éclose au souffle d’idées généreuses. Quand vous aviez l’âge que j’ai maintenant, vous viviez d’un souffle d’avenir social, d’un rêve de progrès immédiat et rapide qu’à la révolution de juillet, vous crûtes prêt à voir réaliser. Vos idées furent refoulées, persécutées, vos espérances déjouées par le fait ; mais elles ne furent point étouffées pour cela, et la lutte continua jusqu’en février 1848, moment de vertige où une explosion nouvelle vous fit retrouver la jeunesse et la foi. Tout ce qui s’est passé depuis n’a pu vous les faire perdre. Vous et vos amis, vous avez pris l’habitude de croire et d’attendre ; vous serez toujours jeunes, puisque vous l’êtes encore à cinquante ans. On peut dire que le pli en est pris, et que votre expérience du passé vous donne le droit de compter sur l’avenir. Mais nous, enfants de vingt ans, notre émotion a suivi la marche contraire. Notre esprit a ouvert ses ailes pour la première fois, au soleil de la République ; et tout aussitôt les ailes sont tombées, le soleil s’est voilé. J’avais treize ans, moi, quand on me dit : « Le passé n’existe plus, une nouvelle ère commence ; la liberté n’est pas un vain mot, les hommes sont mûrs pour ce beau rêve ; tu vas avoir l’existence noble et digne que tes pères n’avaient fait qu’entrevoir, tu es plus que l’égal, tu es le frère de tous tes semblables.»

— Est-ce ton oncle le curé qui te parlait de la sorte ?

— Non, certes. Mon oncle le curé, qui n’avait pas peur pour sa vie (c’est un homme brave et résolu), avait peur pour son petit avoir, pour son traitement, pour son champ, pour son mobilier, pour son cheval. Il avait horreur du changement, et, sans avoir ni ennemis ni persécuteurs, il rêvait avec effroi le retour de 93.

» Quant à moi, je lisais les journaux, les proclamations, et j’entendais parler. Je buvais l’espérance par tous mes sens, par tous mes pores, et j’eus deux ou trois mois d’enfance enthousiaste qui furent ma seule, ma véritable jeunesse.

» Puis vinrent les journées de juin, qui apportèrent l’épouvante et la colère jusqu’au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des bandits et des incendiaires dans tous les passants ; on leur courait sus, et mon pauvre oncle, si humain et si charitable, avait peur des mendiants et leur fermait sa porte. Je compris que la haine avait dévoré les semences de fraternité avant qu’elles eussent eu le temps de germer ; mon âme se resserra et mon cœur contristé n’eut plus d’illusions. Tout se résuma pour moi dans ce mot : Les hommes n’étaient pas mûrs ! Alors je tâchai de vivre avec cette pensée morne et lourde : La vérité sociale n’est pas révélée. Les sociétés en sont encore à vouloir inaugurer son règne par la force, et chaque nouvelle expérience démontre que la forme matérielle est un élément sans durée et qui passe d’un camp à l’autre comme une graine emportée par le vent. La vraie force, la foi, n’est pas née… elle ne naîtra peut-être pas de mon temps. Ma jeunesse ne verra que des jours mauvais, mon âge mûr, que des temps de positivisme. Pourquoi donc, hélas ! ai-je fait un beau rêve et salué une aurore qui ne devait pas avoir de lendemain ? Mieux eût valu vivre si loin de ces choses, que le bruit n’en fût pas venu jusqu’à moi ; mieux eût valu naître et mourir dans la pesante somnolence de ces gens de campagne qu’un changement quelconque trouble pendant un instant, et qui retombent avec joie dans les liens de l’habitude, sous le joug du passé.

« Telle fut la rêverie douloureuse de mes années d’adolescence, augmentée des douleurs particulières que je vous ai racontées.

» Aujourd’hui, j’arrive dans une société rapidement transformée par des événements imprévus, poussée en avant d’une part, rejetée en arrière de l’autre, aux prises avec des fascinations étranges, avec une pensée énigmatique à bien des égards, comme le sera toujours une pensée individuelle imposée aux masses. Je ne songe point ici à vous parler politique : les inductions qui s’appuient sur des éventualités de fait sont les plus vaines de toutes. Je me borne à chercher, dans l’avenir, une situation morale quelconque, à laquelle je puisse me rattacher, et, en regardant celle qui m’environne, je ne trouve pas ma place dans ces intérêts nouveaux qui captivent l’attention et la volonté des hommes de mon temps.

— Voyons, lui dis-je, j’ai très-bien compris tout ce qui t’a rendu triste comme te voilà. Cette tristesse, loin de me sembler coupable, me donne une meilleure opinion de toi ; mais il est temps d’en sortir, je ne dirai pas par un effort de ta volonté (il n’y a pas de volonté possible sans un but arrêté), mais par un plus grand examen de cette société actuelle que tu ne connais pas assez pour avoir le droit d’en désespérer.

— Je n’en désespère pas, répondit-il ; mais je la connais ou je la devine assez, je vous jure, pour être certain qu’il faut y vivre enivré ou désenchanté. Ce milieu paisible, raisonnable, patient, ces humbles et bonnes existences d’autrefois, que me retrace le souvenir de ma propre enfance dans la famille bourgeoise ; cette honnête et honorable médiocrité où l’on pouvait se tenir sans grands efforts et sans grands combats, n’existent plus. Les idées ont été trop loin pour que la vie de ménage ou de clocher soit supportable. Il y a dix ans, je me le rappelle bien, on avait encore un esprit d’association dans les sentiments, des volontés en commun, des désirs ou des regrets dont on pouvait s’entretenir à plusieurs. Rien de semblable depuis que chaque parti social ou politique s’est subdivisé en nuances infinies. Cette fièvre de discussion qui a débordé les premiers jours de la République, n’a pas eu le temps d’éclaircir des problèmes qui portaient la lumière dans leurs flancs, mais qui, faute d’aboutir, ont laissé des ténèbres derrière eus, pour la plupart des hommes de cette génération. Quelques esprits d’élite travaillent toujours à élucider les grandes questions de la vie morale et intellectuelle ; mais les masses n’éprouvent que le dégoût et la lassitude de tout travail de réflexion. On n’ose plus parler de rien de ce qui est au delà de l’horizon des intérêts matériels, et cela, non pas tant à cause des polices ombrageuses que par crainte de la discussion amère ou oiseuse, de l’ennui ou de la mésintelligence que soulèvent maintenant ces problèmes. La mort se fait presque au sein même des familles les mieux unies ; on évite d’approfondir les questions sérieuses, par crainte de se blesser les uns les autres. On n’existe donc plus qu’à la surface, et, pour quiconque sent le besoin de l’expansion et de la confiance, quelque chose de lourd comme le plomb et de froid comme la glace est répandu dans l’atmosphère, à quelque étage de la société que l’on se place pour respirer.

— Cela est certain ; mais l’humanité ne meurt pas, et, quand sa vie semble s’éteindre d’un côté, elle se réveille de l’autre. Cette société, engourdie quant à la discussion de ses intérêts moraux, est en grand travail sur d’autres points. Elle cherche, dans la science appliquée à l’industrie, le royaume de la terre, et elle est train de le conquérir.

— Voilà ce dont je me plains précisément ! Elle ne se soucie plus du royaume du ciel, c’est-à-dire de la vie de sentiment. Elle a des entrailles de fer et de cuivre comme une machine. La grande parole, l’homme ne vit pas seulement de pain, est vide de sens pour elle et pour la jeune génération, qu’elle élève dans le matérialisme des intérêts et l’athéisme du cœur. Pour moi qui suis né contemplatif, je me sens isolé, perdu, dépouillé au sein de ce travail, où je n’ai rien à recueillir ; car je n’ai pas tous ces besoins de bien-être que tant de millions de bras s’acharnent à satisfaire. Je n’ai ni plus faim ni plus soif qu’il ne convient à un homme ordinaire, et je ne vois pas la nécessité d’augmenter ma fortune pour jouir d’un luxe dont je ne saurais absolument que faire. Je demanderais tout simplement un peu d’aise morale et de jouissance intellectuelle, un peu d’amour et d’honneur ; et ce sont là des choses dont le genre humain n’a plus l’air de se soucier. Croyez-vous donc que tous ces grands frais de savoir, d’invention et d’activité par lesquels le présent montre sa richesse et manifeste sa puissance, le rendront plus heureux et plus fort ? Moi, j’en doute. Je ne vois pas la vraie civilisation dans le progrès des machines et dans la découverte des procédés. Le jour où j’apprendrais que toute chaumière est devenue un palais, je plaindrais la race humaine si ce palais n’abritait que des cœurs de pierre.

— Tu as raison, et tu as tort. Si tu prends le palais rempli de vices et de lâchetés pour le but du travail humain, je suis de ton avis ; mais, si tu vois le bien-être général comme un chemin nécessaire pour arriver à la santé intellectuelle et à l’éclosion des grandes vérités morales, tu ne maudiras plus cette fièvre de progrès matériel qui tend à délivrer l’homme des antiques servitudes de l’ignorance et de la misère. Pour être sage, tu devrais conclure ceci : que les idées ne peuvent pas plus se passer des faits que les faits des idées. L’idéal serait sans doute de faire marcher simultanément les moyens et le but ; mais nous n’en sommes pas là, et tu te plains d’être né cent ans trop tôt. J’avoue que j’ai eu souvent envie de m’en plaindre aussi pour mon compte ; mais ce sont là des désespoirs trop sublimes dont nous n’avons pas le droit d’entretenir nos semblables, sous peine d’être fort ridicules.

— J’en conviens, dit Jean Valreg après avoir un peu rêvé. Je suis un plus grand ambitieux que ces vulgaires ambitieux que j’accuse. Mais il faut conclure. Je ne me sens pas né industriel, je n’entends rien aux affaires. Les sciences exactes ne m’attirent pas. Je n’ai pas été à même de faire des études classiques. Je suis un rêveur ; donc, je suis un artiste ou un poëte. C’est de ma vocation que je veux vous parler ; car, vous le voyez, je suis fixé.

« J’ignore si j’ai des dispositions pour un art quelconque ; il y en a un pour lequel j’ai de l’amour. C’est la peinture. Je vous raconterai plus tard comment ce goût m’est venu, si cela vous intéresse. Mais cela ne prouvera rien ; je n’ai peut-être pas la moindre aptitude, et, dans tous les cas, je suis d’une ignorance primitive, absolue. Je vais essayer d’apprendre ce qui peut être enseigné. J’irai dans l’atelier de quelque maître. Je me ferai d’abord esclave du métier, et quand j’en tiendrai un peu les procédés, je lâcherai la bride à mes instincts. Alors, vous me jugerez, et, si j’ai quelque talent, je ferai des efforts pour en avoir davantage. Sinon, j’accepterai ma nullité avec une résignation complète, et peut-être avec une certaine joie.

— Aie ! m’écriai-je, voici le fond de paresse ou d’apathie qui reparaît.

— Vous croyez ?

— Oui ! pourquoi se réjouir d’être nul ?

— Parce qu’il me semble que le talent impose des devoirs immenses, et que j’aurais plutôt le goût des humbles devoirs. C’est si peu la paresse qui me conseille, que, si je trouvais à m’employer honorablement au service d’une grande intelligence, je me sentirais fort heureux d’avoir à jouir de sa gloire sans en porter le fardeau. Avoir tout juste assez d’âme pour savourer la grandeur des autres, pour la sentir vivre au dedans de soi, sans être forcé par la nature à la manifester avec éclat, c’est un état délicieux que j’ambitionne ; c’est mon rêve de douce médiocrité que je caresse : la médiocrité de condition, avec l’élévation du cœur et de la pensée, l’expansion dans l’intimité, la foi à quelque chose d’immortel et à quelqu’un de vivant. Suis-je donc si coupable à vos yeux, de vouloir apprendre pour comprendre, et de ne rien désirer de plus ?

— À la bonne heure ! Essaie ! Je ne crois pas que cette modestie t’empêche d’acquérir du talent, si tu dois en avoir. Il faudra pourtant songer à apprendre assez pour faire au moins de cette peinture un petit métier ; car, avec tes 1,000 francs de rente…

— Douze cents francs ! Mon revenu, capitalisé depuis dix ans par mon oncle, a porté mon revenu à ce chiffre respectable de cent francs par mois. Mais je me suis bien aperçu, depuis que je vis à Paris, que, par le temps qui court, il est impossible de mener avec cela la vie de loisir et de liberté. Il faudrait le double et beaucoup d’ordre. La question est d’acquérir l’un et de me procurer l’autre, non pas pour mener cette vie de fils de famille que je ne convoite pas, mais pour payer le matériel de mon apprentissage, qui est dispendieux, je le sais.

— Que feras-tu donc, je ne dis pas pour avoir une rigoureuse économie, cela dépend de toi, mais pour gagner cent francs par mois, en sus de ta rente, sans renoncer à la peinture, qui, pendant trois ou quatre ans au moins, ne te rapportera rien et te coûtera beaucoup ?

— Je ne sais pas, je chercherai ! Si j’ai besoin de votre conseil et de votre recommandation, je viendrai vous les demander.

Deux mois après, Jean Valreg était violon dans l’orchestre d’un petit théâtre lyrique. Il était bon musicien et jouait assez bien pour faire convenablement sa partie. Il ne s’était jamais vanté de ce talent, que nous ne lui supposions pas.

— J’ai pris ce parti sans consulter personne, me dit-il ; on eût essayé de m’en détourner ; et vous-même…

— Je t’eusse dit ce qui doit être vrai : c’est qu’avec les répétitions du matin et les représentations du soir, il ne te reste guère de temps pour étudier la peinture. Mais peut-être as-tu renoncé à la peinture ? peut-être préfères-tu maintenant la musique ?

— Non, dit-il, je préfère toujours la peinture.

— Mais où diable avais-tu appris la musique ?

— Cela s’apprend tout seul, avec de la patience ! J’en ai beaucoup !

— Pourquoi ne pas te perfectionner dans cet art-là, puisque tu as un si bon commencement ?

— La musique met trop l’individu en vue du public. Perdu dans mon orchestre, je n’attirerai jamais l’attention de personne ; mais, le jour où je serais un virtuose distingué, il faudrait me produire et me montrer ; cela me gênerait. Il me faut un état qui me laisse libre de ma personne. Si je fais de la mauvaise peinture, on ne me sifflera pas pour cela. Si j’en fais d’excellente, on ne m’applaudira pas quand je passerai dans la rue ; tandis que le virtuose est toujours sur un pilori ou sur un piédestal. C’est une situation hors nature, et qu’il faut avoir acceptée de la destinée comme une fatalité, ou de la Providence comme un devoir, pour n’y pas devenir fou.

— Enfin, tu as du temps de reste pour l’atelier ?

— Peu, mais j’en ai. Mon apprentissage durera plus longtemps que si j’avais toutes mes heures disponibles ; mais il est possible maintenant ; tandis que, sans cette ressource de mon violon, il ne l’était pas du tout. J’aurais pu, il est vrai, disposer de mon capital, sauf à n’avoir pas un morceau de pain et pas de talent dans trois ou quatre ans d’ici ; mais, si je parlais à mon oncle de lui retirer la gestion de cette belle fortune, il me donnerait sa malédiction et me croirait perdu. J’aurai donc de l’ordre bon gré mal gré ; c’est-à-dire que je me contenterai de manger mon superbe revenu. Donc, tout est bien ainsi. L’état que je fais ne m’ennuie pas trop. Je râcle mon violon tous les soirs comme une machine bien graissée, tout en pensant à autre chose. Je suis l’amant d’une petite comparse assez jolie, bête comme une oie et tant à fait dépourvue de cœur. C’est si facile d’avoir affaire à des femmes de cette espèce, que je ne m’inquiète pas d’être trahi ou abandonné par celle-là. J’en retrouverais, le lendemain une autre, qui ne vaudrait ni plus ni moins. Ma vie est occupée, et, si elle est un peu assujettie, je m’en console en me disant que je travaille pour conquérir ma liberté. C’est quelquefois un peu pénible, et il n’est pas bien certain que je n’eusse pas pris le chemin le plus sûr et le plus court en m’établissant dans mon village, et en épousant quelque belle dindonnière qui m’eût doucement abruti, en me faisant porter des habits rapiécés et des marmots à joues pendantes. Mais j’ai voulu vivre par l’esprit et je n’ai pas le droit de me plaindre.

Je fis un voyage, et, au bout de deux ans, je retrouvai Jean Valreg à Paris dans une situation analogue. Il s’était lassé de l’orchestre ; mais il avait trouvé des écritures à faire chez lui, le soir, et des leçons de musique à donner dans une pension, deux fois par semaine, il gagnait donc toujours une centaine de francs par mois, et continuait à étudier la peinture. Il était toujours mis avec une propreté scrupuleuse et un certain goût. Il avait toujours ces excellentes manières et cet air de parfaite distinction qu’il avait pris on ne sait où, dans sa propre nature apparemment ; mais il était plus pâle qu’autrefois et paraissait plus mélancolique.

— Voyons, lui dis-je, tu m’as écrit plusieurs lettres pour me demander de mes nouvelles, et je t’en remercie, mais sans jamais me parler de toi, et je m’en plains. Tu me dis aujourd’hui que tu as réussi à te maintenir dans ton travail, dans tes idées et dans ta conduite. Mais tu as quelque chose comme vingt-trois ans, et, avec cette persévérance dont tu viens de faire preuve, tu dois avoir acquis quelque talent. Il faut que j’aille chez toi voir ta peinture.

— Non, non ! s’écria-t-il, pas encore ! Je n’ai aucun talent, aucune individualité ; j’ai voulu procéder logiquement et me munir, avant tout, d’un certain savoir. Je tiens maintenant le nécessaire, et je vais essayer de me trouver, de me découvrir moi-même. Mais, pour cela, il faut une toute autre vie que celle que je mène, et qui est horrible, je ne vous le cacherai plus ; si horrible pour moi, si antipathique à ma nature, si contraire à ma santé, que, sachant votre amitié pour moi, je n’ai pas voulu vous écrire l’état de souffrance où, depuis deux ans, mon cœur et mon âme sont plongés. Je pars, je vais passer un mois chez mon oncle et ensuite un ou deux ans en Italie.

— Ah ! ah ! tu as donc le préjugé de l’Italie, toi ? Tu crois que l’on y devient artiste plus qu’ailleurs ?

— Non, je n’ai pas ce préjugé-là. On ne devient artiste nulle part quand on ne doit pas l’être ; mais on m’a tant parlé du ciel de Rome, que je veux m’y réchauffer de l’humidité de Paris, où je tourne au champignon. Et puis, Rome, c’est le monde ancien qu’il faut connaître ; c’est la voie de l’humanité dans le passé ; c’est comme un vieux livre qu’il faut avoir lu pour comprendre l’histoire de l’art ; et vous savez que je suis logique. Il est possible qu’après cela je retourne dans mon village épouser la dindonnière, accessible à tout propriétaire de ma mince étoffe. Je dois donc me maintenir dans ce milieu : faire tout mon possible pour devenir un homme distingué, et en même temps, tout mon possible pour accepter sans fiel et sans abattement le plus humble rôle dans la vie. Rester dans cet équilibre ne me coûte pas trop, car je suis tiraillé alternativement par deux tendances très-opposées : soif d’idéal et soif de repos. Je vais voir laquelle l’emportera, et, quoi qu’il arrive, je vous en ferai part.

— Attends un peu, lui dis-je comme il prenait son chapeau pour s’en aller. Si tu échouais dans la peinture, ne tenterais-tu pas quelque autre carrière ? La musique…

— Oh ! non. Jamais la musique ! Pour l’aimer, il faudra que je l’oublie longtemps ; mais, plutôt que d’en vivre, j’aimerais mieux mourir : je vous ai dit pourquoi.

— Il faut pourtant que tu sois artiste, puisque tu as la haine des choses positives, et que tu n’as pas fait d’études classiques. Il m’est venu une idée en lisant tes lettres, c’est que tu pourrais bien avoir quelque talent de rédaction.

— Être homme de lettres ! moi ? Non ! je n’ai fait qu’entrevoir et deviner le monde et la vie sociale. Rédiger n’est pas écrire, il faut penser, et je suis un homme de rêverie ou un homme d’action ; je ne suis pas un homme de réflexion. Je conclus trop vite, et, d’ailleurs, je ne sais conclure que par rapport à moi-même. La littérature doit être l’enseignement direct ou indirect d’un idéal. Songez donc que je n’ai pas trouvé le mien !

— N’importe ! veux-tu me faire une promesse sérieuse ?

— Vous avez le droit d’exiger tout ce qui dépend de ma volonté !

— Eh bien, tu feras pour moi, pour moi seul, si tu veux, car je te promets le secret, si tu l’exiges, une relation détaillée de ton voyage, de tes impressions, quelles qu’elles soient, et même de tes aventures, s’il t’arrive des aventures. Et cela pendant un an, sans lacune de plus de huit jours.

— Je vois pourquoi vous me demandez cela. Vous voulez me forcer à m’examiner dans le détail de la vie et à me rendre compte de ma propre existence.

— Précisément. Je trouve que, sous l’empire de certaines résolutions prises à des intervalles assez éloignés et rigidement observées, tu oublies de vivre, et tu restes dans une attente perpétuelle qui te prive des petits bonheurs de la jeunesse. En te rendant mieux compte de tes vrais besoins et de tes légitimes aspirations, ta arriveras insensiblement à des formules plus sages.

— Vous me trouvez donc fou ?

— C’est l’être toujours que de ne l’être jamais un peu.

— Je ferai ce que vous m’ordonnerez. Cela me sera peut-être bon ; mais, si, à force de caresser mes propres pensées, j’allais devenir plus fou que vous ne souhaitez ?

— Je t’indique à la fois l’excitant et le calmant : la réflexion !

Je lui offris de faciliter son voyage par cette assistance de père à enfant qu’il pouvait accepter de moi. Il refusa, m’embrassa et partit.

Huit jours après, je reçus de lui une assez longue lettre, qui était comme la préface de son journal, et que je transcrirai presque littéralement, ainsi que la suite de ce travail sur lui même, auquel je l’avais décidé à se livrer.