La Daniella/13

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XIII


Frascati, villa Piccolomini, 1er avril.

Les nuées violettes du couchant n’avaient pas menti : il a fait, cette nuit, une tempête comme je n’en ai jamais entendu. Malgré l’épaisseur des murs et la petitesse des fenêtres, circonstances qui me semblaient devoir assourdir le vacarme extérieur, j’ai cru que la villa Piccolomini s’envolerait à travers ces espaces sans bornes que mon œil contemplait hier au soir. J’ai dormi malgré tout ; mais j’ai rêvé dix fois que j’étais en pleine mer sur un navire qui volait en éclats. Il pleut fin et serré, ce matin. Le colossal paysage que je vous décrivais n’existe plus. Plus de mont Janvier, plus de Socrate, plus de Saint-Pierre, plus de Tibre, plus de mer. C’est gris comme une matinée de Paris. Je ne distingue que les maisons de Frascati sous mes pieds ; car la villa Piccolomini, placée à une extrémité de la ville, occupe le premier plan d’un système de terrasses naturelles verdoyantes qu’il me tarde d’explorer.

La Mariuccia vient de m’apporter une tasse de lait passable ; et, en attendant que je puisse sortir, je vais vous raconter les circonstances que j’ai omises dans mon bulletin d’hier.

Il s’agit d’une course à Tivoli que je vous ai sommairement indiquée et dont les faits me paraissent si étranges aujourd’hui, que j’ai besoin de me bien tâter pour m’assurer que je n’ai pas rêvé cela pendant ma fièvre.

J’aime bien à être seul, ou tout au moins avec des artistes, pour aller à la découverte des belles choses ; mais la famille B*** avait décrété, le 26 du mois dernier, qu’elle irait à Tivoli et que je serais de la partie. On n’invita pas Brumières, quoiqu’il eût pu y avoir place pour lui dans la calèche. J’offrais de me mettre sur le siège avec le cocher ; mais ma proposition fut comme éludée, et, croyant m’apercevoir d’une certaine opposition, surtout de la part de lady B***, je n’osai pas insister, et je m’abstins de prévenir Brumières de la possibilité de son admission.

La route m’ennuya beaucoup jusqu’à la solfatare, où l’intérêt géologique commence. Il faisait tour à tour trop chaud, et trop froid ; lady Harriet et sa nièce ne cessaient de vouloir forcer lord B***, et moi, par contre-coup, à nous extasier sur la poésie, sur la beauté de la plaine, et, par toutes les raisons que je vous en ai données, je trouvais cette interminable solitude sans caractère, insupportable à traverser. Nous allions pourtant aussi vite que possible, lord B*** ayant fait l’acquisition de quatre magnifiques chevaux du pays. C’est une race précieuse. Ils ne sont pas très-grands, mais assez doublés sans être lourds ; ils trottent vite ; ils ont de l’ardeur et de la solidité. Leur robe est d’un beau noir, leur poil très-fin et brillant. La tête est un peu commune, le pied un peu vache, mais les formes sont belles quant au reste. Ils ont le caractère hargneux, et il ne se passe pas d’heure où l’on ne voie, à Rome ou autour de Rome, des querelles sérieuses entre hommes et bêtes. Cavaliers et cochers sont intrépides, mais généralement équitent ou conduisent avec plus de hardiesse, de violence et d’obstination que de véritable adresse et de raisonnement. Pourtant, les accidents sont rares, les chevaux ne manquent jamais par les jambes et descendent à fond de train, sur les dalles, les pentes les plus rapides des collines de la métropole.

Je remarquai, avec lord B***, qui essayait cet attelage avec attention pour la première fois, que le type de ces animaux était exactement celui du cheval de bronze doré de Marc-Aurèle dans la cour du Capitole. Il m’a dit, et je l’ai oublié, de quelle partie des États de l’Église ils proviennent. Ce n’est pas de l´agro romano, je présume, car tous les élèves que l’on voit courir dans le steppe sont rachitiques et d’une race vulgaire, ainsi que les juments qui les produisent. Les bœufs y sont également petits et laids, bien qu’ils appartiennent à cette belle espèce d’un blanc de lait, aux cornes démesurées, que l’on voit employée aux transports sur les routes, et aux travaux des champs dans la région des montagnes. Cette espèce est fort étrange. Elle est encore très-petite relativement à nos espèces de France ; mais la finesse de ses formes et de son poil, la beauté de ses jambes et de sa face devraient en faire, pour les artistes, le type de la race bovine. On emploie pourtant le buffle de préférence dans les tableaux de l’école romaine, sans doute à cause de son étrangeté : mais le buffle est un hideux animal.

Cette race de bœufs blancs est, m’a-t-on dit, originaire de la Vénétie ; mais le développement vraiment fantastique des cornes me parait une dégénérescence due au sol romain, et une preuve de faiblesse plutôt que de vigueur. On laboure ici avec tout ce qui tombe sons la main dans la prairie : bœufs, vaches, ânes ou chevaux ; mais on laboure très-mal, sans s’occuper de l’écoulement des eaux, sans assainir ni unir le terrain. La terre est légère et le climat favorable ; mais la grande question pour les laboureurs est de se dépêcher, et de séjourner le moins possible sur ces terrains pestilentiels. Tous sont étrangers au terroir. Journaliers nomades, ils couchent, pendant la quinzaine des travaux, dans ces ruines ou ces paillis qui servent de point de repère dans l’étendue ; puis ils disparaissent en toute hâte et vont chercher de l’ouvrage dans des lieux plus salubres, jusqu’à ce qu’ils reviennent faire la moisson de ces semences abandonnées aux influences naturelles, et totalement privées de soins jusqu’à leur maturité.

Les animaux, abandonnés avec presque autant d’incurie que les végétaux, se ressentent aussi du mauvais air. Dès que l’on s’élève au-dessus de ces régions funestes, les races grandissent et embellissent comme les plantes.

Les plus jolis animaux que l’on voie ici sont les chèvres. Un vaste troupeau de race cachemirienne était littéralement couché et endormi comme un seul être sur le bord du chemin, et, au milieu de ce troupeau, dormait aussi un enfant vêtu de la peau d’une de ses chèvres et couché, pêle-mêle avec les petits chevreaux. Au bruit de la voiture tout s’éveilla en sursaut, tout bondit à la fois sous le coup d’une terreur indicible. Ce fut comme un nuage de soie blanche qui s’envolait en rasant le sol, les cabris se livrant à des cabrioles échevelées, les mères faisant flotter leurs franges éclatantes à la brise, le petit berger, propre et blanc aussi, parce qu’il n’avait d’autre vêtement que sa toison neuve, courant éperdu, tombant et se relevant pour fuir avec ses bêtes effarouchées.

On arrêta la calèche pour jouir de cette scène. Je descendis et parvins à rassurer le petit sauvage, qui consentit à me laisser prendre un de ses chevreaux pour le montrer de près à miss Medora.

C’est ici, mon ami, que commence l’étrange aventure. La belle Medora prit le petit animât sur ses genoux, le caressa, lui fit manger du pain, le dorlota jusqu’à ce que lord B***, impatienté, lui eût rappelé que le temps s’écoulait et que nous n’avions pas trop de la journée pour voir Tivoli à la hâte et revenir à Rome. Puis, lorsqu’elle me rendit le chevreau, après avoir attaché sur moi un regard tout à fait inexplicable, elle se rejeta dans le fond de la voiture et couvrit son visage de son mouchoir.

Ce mouvement me fit croire que le cabri sentait mauvais et que miss Medora, s’en apercevant tout à coup, respirait son mouchoir parfumé.

Je me hâtai de porter le chevreau au chevrier, qui ne manqua pas de me tendre la main avant que j’eusse eu le temps de porter la mienne à ma poche pour y prendre, à son intention, quelques baroques. Mais, quand je remontai en voiture, je vis Medora sanglotant, sa tante s’efforçant de la calmer, et milord sifflant entre ses dents un lila burello quelconque, de l’air d’un homme embarrassé d’une scène ridicule. Cette situation incompréhensible me mit fort mal à l’aise. Je me hasardai à demander si miss Medora était malade. Aussitôt le mouchoir cessa de cacher son visage, et, à travers de grosses larmes qui coulaient encore, elle me regarda d’un air étrange, en me répondant, d’un ton enjoué, qu’elle ne s’était jamais sentie si bien.

— Oui, oui, se hâta de dire lady B***. Ce n’est rien ; qu’un peu de mal aux nerfs.

Et lord B*** ajouta :

— Certainement, certainement, des nerfs, et rien de plus.

— Cela m’est égal, pensai-je.

Et, au bout de peu d’instants, je trouvai un prétexte pour monter sur le siège à côté du cocher, liberté à laquelle j’aspirais depuis longtemps, et plus vivement encore depuis cette scène mystérieuse où mon rôle était nécessairement celui d’un indifférent incommode ou d’un indiscret mal appris.

Un peu plus loin, on s’arrêta pour voir les petits lacs dei tartari[1] et la curieuse cristallisation sulfureuse qui les environne. Figurez-vous plusieurs millions de petits cônes volcaniques s’élevant de quelques pieds an-dessus du sol, ayant chacun sa cheminée principale et ses bouches adjacentes, plusieurs millions d’Etnas en miniature. Au premier abord, cela ressemble à une végétation étrange, pétrifiée sur pied. Et puis cela vous apparaît comme un liquide en fusion qui se serait candi tout à coup au milieu d’une ébullition violente. Autour de ce champ de cratères, et sur les bords de ces flaques d’eau sédimenteuses que l’on nomme des lacs, s’étendent des haies d’autres cristallisations incompréhensibles, que l’on dit être des plantes pétrifiées ; mais je n’en suis pas sûr, et je crois voir là, comme dans les cônes voisins, les caprices du bouillonnement refroidi d’un volcan de boue et de soufre.

Je parcourais tout cela avec beaucoup de curiosité, me hâtant de casser quelques échantillons, lorsque je vis recommencer les larmes de Medora. Sa tante la gronda un peu et se dépêcha de la ramener à la voiture. Lord B*** me dit :

— Venez ! nous reviendrons ici tous les deux, si cet endroit vous intéresse. En ce moment, vous voyez que ma chère nièce a un accès de folie.

— Vraiment ! m’écriai-je consterné, cette belle personne est sujette… ?

— Non, non, reprit en riant lord B***, elle n’est pas aliénée ; elle n’est que folle à la manière de ma femme, qui prend cela au sérieux, et vous savez bien la cause de toutes ces bizarreries.

— Moi ? Je ne sais rien, je vous le jure !

— Vous n’en savez rien ? dit lord B*** en m’arrêtant et en me regardant fixement ; vous en donneriez votre parole d’honneur ?

— Je vous la donne ! répondis-je avec la plus parfaite simplicité.

— Tiens ! c’est singulier, reprit-il. Eh bien, nous reparlerons de cela plus tard, s’il y a lieu.

Et, sans me donner le temps de l’interroger, il me ramena à la voiture, et me força de lui céder ma place sur le siège, voulant, disait-il, conduire lui-même, pour essayer la bouche de ses chevaux.

Mon malaise recommença, comme vous pouvez croire. Les deux Anglaises furent d’abord muettes. Lady B*** paraissait aussi embarrassée que moi. Sa nièce pleurait toujours. Forcé par les assertions de lady Harriet à regarder ces larmes comme une crise de nerfs, je ne savais quelles idées suggérer pour y remédier. J’ouvrais et refermais les glaces, ne trouvant rien de mieux que de donner de l’air ou de préserver de la poussière. Enfin, nous commençâmes à gravir au pas une montagne couverte d’oliviers millénaires, et je conseillai de marcher un peu.

On accepta avec empressement ; mais, au bout de quelques pas, lady Harriet, essoufflée et replète, remonta en voiture. Lord B*** resta sur le siège, le cocher mit pied à terre, et miss Medora, qui s’était traînée d’un air dolent, prit sa course comme si elle eût été piquée de la tarentule, et s’élança, légère, forte et gracieuse, sur le chemin rapide et sinueux.

Une belle femme ! dit naïvement le cocher, avec cet abandon propre aux Italiens de toutes les classes, en se tournant vers moi d’un air tout fraternel ; j’en fais mon compliment, à Votre Excellence.

— Vous vous trompez, mon ami, lui, dis-je. Cette belle femme est une demoiselle, et je n’ai aucun lien avec elle.

— Je sais bien ! reprit-il tranquillement, en m’ôtant sans façon mon cigare de la bouche pour allumer le sien. Je suis au service de ces Anglais pour la saison ; mais on sait bien, dans la maison et dans Rome, que vous épousez la belle Anglaise.

Eh bien, mon cher, vous direz, s’il vous plaît, dans la maison et dans Rome, que ce que vous croyez là est un mensonge et une stupidité.

Je doublai le pas, peu curieux de constater l’effet des bavardages insensés de la Daniella on du Tartaglia son compère, et, fort ennuyé du rôle absurde que ces valets voulaient m’attribuer, je fis un effort pour n’y plus songer en marchant.

Cette préoccupation venait mal à propos m’arracher au charme qui s’emparait de moi dans cette région vraiment admirable. La montagne était jonchée d’herbe d’un vert éclatant, et les antiques oliviers adoucissaient leurs formes fantastiques et la torsion insensée de leurs tiges, sous des robes de mousses veloutées d’une adorable fraîcheur. L’olivier est un vilain arbre tant qu’il n’est pas arrivé à cet aspect de décrépitude colossale qu’il conserve pendant plusieurs siècles sans cesser d’être productif. En Provence, il est grêle et n’offre qu’une boule de feuillage blanchâtre qui rampe sur les champs comme des flocons de brume. Ici, il atteint des proportions énormes et donne un ombrage clair qui tamise le soleil en pluie d’or sur son branchage échevelé. Son tronc crevassé finit par éclater en huit ou dix segments monstrueux, auteur desquels les rejets plus jeunes s’enroulent comme des boas pris de fureur.

Cette forêt de Tivoli fait penser à la forêt enchantée du Tasse. On ne sait pas bien si ces arbres ne sont pas des monstres qui vont se mouvoir et rugir ou parler. Mais, pas plus que dans le génie tout italien du poëte, il n’y a, dans cette nature, de terreurs réelles. La verdure est trop belle, et les profondeurs bleuâtres que l’on aperçoit à travers ces entrelacements infinis sont d’un ton trop doux pour que l’imagination s’y assombrisse. Comme dans les aventures de la Jérusalem, on sent toujours la main des fées prête à changer les dragons de feu en guirlandes de fleurs, et les buissons d’épines en nymphes décevantes.

J’en étais là de ma rêverie, lorsque la belle Medora, qui avait pris les devants, et que j’avais oubliée, m’apparut tout à coup à un détour de la montée, sortant d’un de ces fantastiques oliviers creux où elle s’était amusée à se cacher. Je tressaillis de surprise, et elle s’élança vers moi, aussi gaie, aussi rieuse que si elle n’eût jamais eu de vapeurs. Elle était vraiment plus belle que je ne lui avais encore accordé de l’être. Un trop grand soin, que je ne peux m’empêcher d’attribuer à un trop grand amour de sa personne, me la gâte presque toujours. Elle est toujours trop habillée, trop bien coiffée, et d’un ton trop reposé, trop inaltérable. C’est une beauté de nacre et d’ivoire, qui change sans cesse de robes, de bijoux et de rubans sans que sa physionomie change jamais, et c’est de bonne foi, je vous assure, que j’ai dit souvent à Brumières que cette invariable perfection m’était insupportable.

En ce moment, elle était toute différente de sa manière d’être habituelle. Les larmes avaient un peu creusé ses beaux yeux, et ses joues, animées par la course, étaient d’un ton moins pur et plus chaud que de coutume. Il y avait enfin de la vie et comme de la moiteur sur sa peau et dans son regard. Elle avait perdu son peigne en courant. J’ignore si elle avait mis sa fausse tresse dans sa poche ; mais elle avait encore une assez belle chevelure pour se passer d’artifice et pour encadrer magnifiquement sa tête. Ce n’était plus cet inflexible diadème lissé comme du marbre noir sur un front de marbre blanc. C’était une auréole de vrais cheveux, souples et fins, voltigeant sur une chair rosé frémissante.

Probablement elle vit dans mon regard que je lui faisais amende honorable, car elle vint à moi amicalement, et passa son bras sous le mien avec une familiarité bien différente de ses dédains accoutumés, en me demandant à quoi je pensais et pourquoi j’avais eu l’air si surpris en la voyant sortir de son arbre.

Je lui racontai comme quoi la forêt du Tasse s’était présentée à mon imagination, et comment son apparition, à elle, avait coïncidé avec le souvenir de ces enchantements bénévoles.

— C’est-à-dire que vous m’avez comparée tout bonnement à une sorcière ! Il ne faut pas que je m’en plaigne, puisque décidément il faut avoir cet air-là pour vous plaire.

— Où prenez-vous cette singulière assertion sur mon compte ?

— Dans votre enthousiasme pour la vivandière de l’Agua argentina. La seule créature de mon sexe qui vous ait ému depuis votre arrivée à Rome, a été qualifiée par voue de sibylle.

— Alors, vous pensez que je cherche à établir une comparaison, sur le terrain de la magie, entre vous et une pauvre septuagénaire ?

— Que dites-vous là ? s’écria-t-elle en raidissant ses doigts effilés sur mon bras ; c’était une femme de soixante et dix ans ?

— Tout au moins ! Ne l’ai-je pas dit, en faisant la description de ses charmes ?

— Vous ne l’avez pas dit… Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ?

Cette brusque interrogation, faite d’un ton de reproche, me laissa stupéfait au point de ne savoir quoi répondre. Elle m’en épargna le soin en ajoutant :

— Et la Daniella ? Que dites-vous de la Daniella ? N’a-t-elle pas aussi un petit air de sorcière ?

— Je ne m’en suis jamais avisé, répondis-je ; et, en tout cas, je n’y tiendrais pas essentiellement pour la trouver jolie.

— Ah ! vous convenez que celle-ci vous plaît ? Je le disais bien, il faut être laide pour vous plaire !

— Selon vous, la Daniella est donc laide ?

— Affreuse ! répondit-elle avec une candeur de souveraine jalouse du moindre objet supportable sur les terres de son royaume.

— Allons, vous êtes trop despote, lui dis-je en riant. Vous voulez qu’à moins de trouver une beauté supérieure à la vôtre, on ne daigne pas seulement ouvrir les yeux. Alors, il faut se les crever pour jamais, et renoncer à la peinture.

— Est-ce un compliment ? demanda-t-elle avec une animation extraordinaire. Un compliment équivaut à une raillerie, par conséquent à une injure.

— Vous avez raison ; aussi n’est-ce pas un compliment, mais une vérité banale que j’aurais dû ne pas formuler, car vous devez être lasse de l’entendre.

— Vous ne m’avez pas gâtée sous ce rapport, vous ! Dites donc toute votre pensée ! Vous savez que je ne suis pas laide ; mais vous n’aimez pas ma figure.

— Je crois que je l’aimerais autant que je l’admire, si elle était toujours naïvement belle comme elle l’est dans ce moment-ci.

Pressé de questions à cet égard, je fus entraîné à lui dire que, selon moi, elle était ordinairement trop arrangée, trop encadrée, trop rehaussée, et qu’au lieu de ressembler à elle-même, c’est-à-dire à une femme superbe et ravissante, elle se condamnait à un travail perpétuel pour ressembler à n’importe quelle femme pimpante, à n’importe quel type de fashion aristocratique, à n’importe quelle poupée servant de montre à un étalage de chiffons et de bijoux.

— Je crois que vous avez raison, répondit-elle après un moment de silence attentif. Et, arrachant tout à coup sa broche et ses bracelets de Froment Meurice, véritables objets d’art que précisément je n’étais nullement disposé à critiquer, elle les lança à travers le bois avec une gaieté de Sardanapale.

— Voilà un étonnant coup de tête ! lui dis-je en quittant son bras sans galanterie pour aller ramasser ces précieux objets. Vous permettrez qu’en qualité d’artiste, je vous reproche ce mépris pour de si beaux ouvrages.

Je retrouvai les bijoux, non sans peine, et, quand je les lui rapportai :

— Gardez-les, me dit-elle avec colère : je n’en veux plus.

— Et pour qui diable les garderais-je ?

— Pour qui vous voudrez ; pour la Daniella ! quand elle sera ornée et parée, elle commencera à vous déplaire autant que moi.

— Je les lui remettrai ce soir, pour qu’elle les replace dans votre écrin, répondis-je en mettant les bijoux dans ma poche.

— Ah ! vous êtes cruel ! Vous n’avez pas une réponse qui ne soit de glace !

Et, me quittant brusquement, elle reprit sa course en avant de la voiture, me laissant là assez stupidement ébahi de sa véhémence.

Que se passait-il donc dans cette étrange cervelle de jeune fille ? Voilà le problème que je ne pouvais, que je ne peux pas encore résoudre. Quand la voiture la rejoignit elle était calme et enjouée. Ses émotions s’apaisent vite. Elles viennent et s’en vont comme des mouches qui volent.

  1. C’est-à-dire des tartres, et non pas des Tartares, comme traduisent quelques voyageurs