La Daniella/14

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Librairie Nouvelle (1p. 142-150).
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XIV


Frascati, 1er avril.

Tivoli est une ville charmante au point de vue pittoresque ; mais la fièvre et la misère ou l’incurie règnent là comme à Rome. La population était cependant en grande activité pour rentrer les olives, dont la récolte, tardive dans cette région fraîche, vient de s’achever. Hommes, femmes et enfants offraient, comme à Rome, une exhibition de guenilles à nulle autre pareille ; à ce point que l’on ne sait plus si c’est la détresse ou le goût du haillon qui généralisent ainsi cette livrée repoussante. Aux jours de fête, les femmes de la campagne romaine sont pourtant d’un luxe exorbitant. Chaque localité a son costume tout chamarré d’or et de pourpre, les robes et les tabliers de damas de soie, les chaînes et les boucles d’oreilles d’un grand prix. Cela n’empêche pas qu’on ne soit hideusement sale dans la semaine et qu’on ne tende la main aux passants.

Vous avez le dessin du joli petit temple de la Sibylle, perché sur le sommet d’un abîme ; mais cela ne vous donne pas la moindre idée de cet abîme, où je vous ferai descendre tout à l’heure.

Lord B*** avait envoyé Tartaglia, la veille, en éclaireur, pour commander notre déjeuner. Nous trouvâmes la table dressée sur une terrasse escarpée, au pied du temple même, et en face de l’effrayant rocher dont le sommet fut le principal couronnement des grottes de Neptune. Le couronnement s’est écroulé il y a quelques années ; l’Anio a été détourné en partie pour passer sous des tunnels à quelque distance de là, et former la grande cascade. Mais ce qui est resté des eaux du fleuve pour alimenter le torrent du gouffre naturel, est encore splendide, et les monstrueux débris de la principale grotte, gisant au pied du roc, ont donné un autre genre de beauté à la scène que nous dominions. D’ailleurs, grâce aux pluies de ces derniers jours, le rocher de Neptune était arrosé d’une fine cataracte qui tombait en nappe d’argent sur sa brisure à pic.

Nous ne pouvions voir, sous l’abondante végétation qui remplit le gouffre, l’autre bras du torrent qui forme d’autres chutes plus importantes vers le fond de cet entonnoir. Nous en entendions le bruit formidable, ainsi que celui de la grande cataracte du tunnel, placée derrière d’autres masses de rochers. Toutes ces voix de l’abîme, mugissant sous des arbres dont nous respirions les cimes fleuries, avaient un charme extraordinaire.

Le déjeuner fut excellent, grâce à la prévoyance de lord B*** et aux soins de Tartaglia, qui s’entend à la cuisine comme à toutes choses. Lord B*** fut aussi enjoué que sa nature le comporte. Il déteste le séjour des villes, celui de Rome en particulier. Il aime les lieux sauvages, les grandes scènes de la nature. Un peu excité par une pointe de vin d’Asti, boisson agréable et capiteuse dont je sentis bientôt qu’il fallait se méfier, il parla des ouvrages de Dieu avec une sorte de poésie d’autant plus remarquable chez lui, qu’elle s’appuyait sur le large fond de bon sens qui fait la base de son caractère. Sa femme était, comme de coutume, disposée à dénigrer ce rare moment d’expansion. J’eus le bonheur de l’en empêcher en écoutant lord B*** avec intérêt, et en l’aidant à développer ses pensées lorsque sa timidité naturelle ou son découragement de lui-même tendaient à les laisser obscures et incomplètes. Il arriva ainsi à dire d’excellentes choses, très-senties et empreintes d’une certaine originalité. Medora, beaucoup plus intelligente que sa tante, en fut peu à peu frappée, et, regardant alternativement lui et moi avec quelque surprise, elle arriva à daigner causer avec ce pauvre oncle comme avec un être de quelque valeur. Cette espèce d’adhésion gagna insensiblement lady Harriet, qui cessa de sauter comme une carpe à chaque parole de son mari, et qui voulut bien, par deux ou trois fois, dire en l’écoutant : Juste, extrêmement juste !

Quand on nous eut servi le café, les femmes se levèrent pour mettre leur manteau, car le ciel s’était couvert et le froid se faisait sentir. Lord B*** les retint.

— Attendez encore un peu, leur dit-il. Prenez un verre de bordeaux et trinquez avec moi, à la française.

Cette proposition révolta sa femme ; mais Medora, qui a beaucoup d’ascendant sur elle, prit un verre, et, après y avoir mouillé ses lèvres, demanda quelle santé son oncle voulait porter.

— Buvons à l’amitié, répondit-il avec une émotion concentrée. Lady Harriet, faites-moi la grâce de boire à l’amitié.

— À quelle amitié ? dit-elle ; à celle que nous avons pour M. Jean Valreg, notre sauveur ? À l’amitié et à la reconnaissance ! Je ne demande pas mieux !

— Non, non, reprit lord B***, Valreg n’a pas besoin de témoignages particuliers, et ce que je vous propose a un sens général.

— Expliquez-vous, dit Medora. Je suis sûre que vous allez vous expliquer très-bien.

— Je bois, dit-il en élevant son verre, à cette pauvre bonne personne de déesse, veuve de messer Cupidon, laquelle demeure au fond du carquois épuisé de flèches, comme Pandore au fond de la boite des afflictions et des malices. C’est une indigente que les jeunes gens méprisent parce qu’elle est vieillotte et modeste ; mais nous, mylady…

Je vis qu’il allait gâter son exorde par quelque maladroite allusion à la beauté automnale de sa femme, et je profitai d’un de ces points d’orgue spasmodiques, moitié soupir, moitié bâillement, dont il parsème ses périodes, pour couvrir sa conclusion sous un robuste applaudissement. Puis j’ajoutai, avec une profondeur d’habileté dont je fus étonné moi-même :

— Bravo ! milord, ceci est tout à fait dans le goût de Shakspeare, que vous affectez de ne pas comprendre, et que vous pourriez commenter aussi bien que Malone ou… milady.

— Serait-il vrai ? dit lady Harriet surprise et flattée. En effet, je crois quelquefois que l’ignorance de milord est une affectation, et qu’il a plus de goût et de sensibilité qu’il n’en veut avouer.

C’était sans doute la première parole un peu aimable que lady Harriet disait à son mari depuis bien longtemps. Le pauvre homme fit un mouvement comme pour lui prendre la main ; mais, arrêté par une habitude de doute et de crainte, ce fut ma main qu’il prit dans la sienne, et c’est à moi que le remercîment fut adressé.

— Valreg, dit-il écoutez-moi et devinez-moi ! Voilà vingt ans que je n’ai fait un repas aussi agréable.

— C’est vrai, dit milady ; depuis ce déjeuner sur la mer de glace, à Chamounix, avec… avec qui donc ? Je ne me rappelle pas…

— Avec personne, répliqua lord B***. Nos guides s’étaient éloignés, et vous me fîtes la grâce de boire avec moi, comme aujourd’hui… à l’amitié !

Une vive rougeur avait monté au front de lady Harriet. Un instant, elle avait craint l’évocation de quelque tendre souvenir, imprudemment éveillé par elle. Il est aisé de voir qu’outre le plus léger froissement de sa pudeur britannique, rien ne lui est plus désagréable que les imperceptibles fatuités rétrospectives de son mari à son égard. Elle lui sut donc un gré infini de s’être arrêté à temps dans sa commémoration de tête-à-tête de Chamounix.

— N’est-il pas très-plaisant, me dit tout bas miss Medora, que le dernier jour de tendresse de mon cher oncle et de ma chère tante soit daté de ce lieu symbolique, la mer de glace ?

Comme elle s’était appuyée, en me parlant, sur la barre de fer qui entoure la plate-forme du temple de la Sibylle, et que le bruit des eaux du gouffre couvrait nos voix, je pus, à deux pas de la table où lord B*** était encore assis avec sa femme, m’expliquer rapidement sans en être entendu.

— Je ne trouve rien de plaisant, dis-je à la railleuse Medora, dans la situation maussade et douloureuse de ces deux personnages, si charmants et si parfaits individuellement, si différents d’eux-mêmes quand ils sont réunis. Il me semble que rien ne serait plus facile à qui joindrait un peu d’adresse à beaucoup de cœur, de rendre leur désaccord moins pénible.

— Et je vois que vous avez entrepris cette tâche méritoire ?

— Ce n’est pas à moi, qui suis auprès d’eux un passant étranger, qu’il appartiendrait de l’entreprendre avec chance de succès. Ce devoir est naturellement indiqué à la délicatesse d’un esprit de femme…

— Et à la générosité de ses instincts ? Je vous comprends, merci ! J’ai été légère dans ma conduite vis-à-vis de mes parents, je le reconnais ; mais, à partir de ce jour, vous verrez que je sais profiter d’une bonne leçon.

— Une leçon ?

— Oui, oui, c’en est une, et vous voyez que je la reçois avec reconnaissance.

Elle me tendit, ou plutôt me glissa sa belle main, le long de la barre de fer sur laquelle nos coudes étaient appuyés, et, sans songer à y mettre du mystère, je la portai à mes lèvres par un retour bien naturel de gratitude. Mais, comme si cet échange amical eût été une audace furtive de sa part et de la mienne, elle retira vivement sa main, et, se retournant vers sa tante, qui ne songeait, pas plus que son oncle, à nous observer, elle prétendit, comme pour motiver auprès d’eux sa rougeur et sa précipitation, que ce rocher à pic lui donnait le vertige.

Ce mouvement, qui gâtait la spontanéité de ses intentions et qui semblait vouloir incriminer la simplicité des miennes, me déplut un peu. Je m’éloignai sans rien dire, espérant m’échapper et pouvoir aller explorer le gouffre avant mes compagnons moins alertes. Mais ce puits de verdure est fermé par une solide barrière dont un gardien spécial a la clef. Il était là, attendant notre bon plaisir ; mais il refusa de me laisser passer tout seul.

— Non, monsieur, me dit-il, cet endroit est très-dangereux, et je suis responsable de la vie des personnes que je conduis. Trois Anglais ont, il y a quelques années, disparu dans le gouffre, pour avoir voulu le visiter sans moi, et, comme je dois attendre les dames qui sont avec vous, je ne peux pas vous conduire seul. — Oh ! oh ! ajouta-t-il en s’adressant à Tartaglia, qui passait auprès de nous, portant deux bouteilles qu’il venait de prendre dans la voiture de mes Anglais, est-ce que milord va encore boire ces deux-là ?

— Bah ! ce n’est rien, répondit Tartaglia ; du vin de France, du bordeaux ! Les Anglais boivent ça comme de l’eau.

Ça m’est égal, reprit le gardien : si milord est ubbriaco, je ne le laisserai pas descendre.

Je pensai devoir empêcher lord B*** de s’exposer à une discussion de ce genre. Je l’ai toujours vu très-sobre ; mais qui sait ce qu’un rayon de bonne intelligence avec sa femme pouvait apporter de changement à ses habitudes ? Je retournai donc à la table, où le bordeaux était déjà versé, bien que les femmes fussent levées et en train de s’équiper pour la promenade. Je remarquai que mon Anglais était redevenu froid et sérieux comme à son ordinaire. Déjà quelque parole aigre avait été échangée entre sa femme et lui, et déjà Medora avait oublié ses beaux projets de conciliation, car elle riait de la triste figure de son oncle.

— Allons ! disait-elle en attachant sa coiffe de mackintosh, vous avez fait assez de poésie pour un jour. Le soleil s’en va, le temps marche, et nous ne sommes pas venus ici pour porter des santés à tous les dieux de l’Olympe.

— Vous savez que l’endroit est dangereux, dit lady Harriet à son mari ; si la pluie vient, il le sera encore davantage. Venez donc ou restez seul tout à fait !

— Eh bien, je reste, répondit-il avec une sorte de désespoir comique, en remplissant son verre. Allez voir couler l’eau ; moi, je vas faire couler le vin !

C’était une révolte flagrante.

— Adieu donc ! dit lady Harriet avec indignation, en prenant le bras de sa nièce.

— Valreg ! buvez à ma santé, je le veux, s’écria milord en me retenant par le bras.

— Moi, je ne le veux pas, répondis-je. Ce bordeaux, par-dessus le café, serait pour moi une médecine ; et je ne comprendrais pas, d’ailleurs, que nous pussions laisser aller sans nous, dans un endroit dangereux, les femmes que nous accompagnons.

— Vous avez raison ! dit-il en faisant un effort pour repousser son verre. Tartaglia, viens ici. Bois ce vin ! bois tout ce qu’il y a dans la voiture, je te le commande ; et, si tu n’es pas ivre-mort quand je reviendrai, tu n’auras jamais plus un baïoque de ma main.

Cette singulière fantaisie chez un homme aussi sensé me parut suspecte. Je vis que Tartaglia suivait, comme moi, des yeux, la démarche alanguie de milord. Il y avait trop de laisser aller dans ses jambes pour qu’il n’y eût pas quelque chose à craindre du côté de la tête.

— Soyez tranquille, me dit l’intelligent et utile Tartaglia ; c’est moi que je vous réponds de lui ! Et, sans oublier de prendre possession du vin qu’il désigna comme sien en faisant à l’hôte de la Sibylle un signe rapide, il emboîta le pas derrière l’Anglais sans faire semblant de s’occuper de lui. L’hôte avait compris que Tartaglia aimait mieux lui vendre cet excellent bordeaux que de le boire, et, avec cette perspicacité supérieure dont les Italiens de cette classe sont doués à la vue d’une affaire, il donna à ses garçons des ordres en conséquence.

Rassuré sur le compte de mon pauvre ami, je le dépassai pour aller rejoindre les femmes, qui, sous la conduite du guide, descendaient déjà le sentier. Medora était, comme de coutume en avant, la tête en l’air, affectant le mépris du danger et déchirant sa robe à tous les buissons, sans daigner faire un mouvement pour s’en préserver. En toutes choses et en tous lieux, elle marche d’un air d’impératrice à qui l’univers appartient et doit céder ; et, s’il lui prenait envie de traverser l’épaisseur des murs, elle serait, je gage, étonnée que les murs ne s’ouvrissent pas d’eux-mêmes à son approche.

Ces allures de reine Mab ne me rassuraient pas plus que la démarche avinée de lord B*** ; mais je crus devoir offrir mon bras à la tante.

— Non, me dit-elle, j’irai prudemment, je connais le sentier, et le guide ne me quittera pas ; mais prenez garde à Medora, qui est fort téméraire.

Je doublai le pas et remarquai, avec un certain effroi, que j’avais pour mon compte un peu de vertige. C’était comme une folle envie de courir sus à Medora, de lui prendre le bras et de m’élancer en riant avec elle dans ces ravissantes profondeurs de verdure et de rochers. Comme le sentier était des plus faciles, et que rien ne justifiait les appréhensions du gardien, je vis bien que mon vertige était plus moral que physique, et qu’en m’occupant à empêcher les toasts trop répétés de lord B***, j’avais perdu la conscience de mon propre état. J’avais pourtant bien discrètement fêté le vin d’Asti et le bordeaux de la voiture, mais j’avais eu chaud et soif ; peut-être avais-je été étourdi par le soleil qui nous tombait d’aplomb sur la tête, par le rugissement et le mouvement de la cascade placée verticalement devant nos yeux, par les singularités de Medora, par les expansions de lord B***. Bref, quelle qu’en fût la cause, et quelle que fut la tranquillité de ma conscience, je sentis que j’étais gris, mais gris à faire de sang-froid les plus splendides extravagances !